Comment repenser le monde du travail ? L’exemple des établissements et services d’accompagnement par le travail

Dans le cadre de la semaine européenne pour l’emploi des personnes en situation de handicap, la philosophe Gabrielle Halpern1Docteure en philosophie, diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de co-diriger un tiers-lieu-incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle est également experte associée à la Fondation Jean-Jaurès et dirige la collection « Hybridations » aux Éditions de l’Aube. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybridation. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation (Paris, Le Pommier, 2020). a mené une réflexion sur la façon dont les établissements ou services d’aide par le travail (ESAT) pourraient être une source d’inspiration pour transformer le monde du travail de demain. Cette note de prospective, réalisée en partenariat avec Andicat et la Cité de l’économie et des métiers de demain de la Région Occitanie, s’est basée sur des entretiens menés auprès d’un échantillon exploratoire de participants, ainsi que sur ses travaux de recherche en philosophie sur l’hybridation2Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019..

Crise de sens et mal-être au travail, phénomène de « grande démission » ou de « quiet quitting », croissance fulgurante du nombre d’indépendants, remise en question des parcours linéaires, du management, des modèles organisationnels, des lieux et des temps… Le monde du travail connaît de nombreux bouleversements depuis plusieurs années, qui se sont accélérés à l’aune de la crise sanitaire. Et s’il fallait tout changer ? Et s’il fallait radicalement repenser l’organisation du travail, telle qu’elle existe aujourd’hui au sein des collectifs de travail, qu’il s’agisse de l’entreprise ou de l’administration ? Quelles nouvelles approches conviendrait-il de mettre en œuvre ? Et si ce que l’on appelle le milieu protégé, dans lequel travaillent des personnes en situation de handicap, constituait une source d’inspiration pour ce que l’on appelle le milieu ordinaire ? En effet, il semble que le milieu protégé implique une culture du travail – et donc des modes de travail, de management, de formation – différente du milieu ordinaire, et il s’agit ici de comprendre dans quelle mesure cette approche pourrait aider ce dernier à se réinventer.

Pour ce faire, cette étude s’appuie sur une série d’entretiens3Je remercie infiniment les directeurs, éducateurs, moniteurs d’atelier, psychologues, travailleurs et les autres parties prenantes au sein des ESAT qui ont eu la gentillesse de m’accorder du temps au cours des derniers mois et de me faire part de leur regard sur le monde du travail. Leurs propos, sous forme de verbatims, ont été anonymisés, afin de garantir leur sincérité. réalisés auprès d’un échantillon exploratoire de parties prenantes d’établissements et services d’aide par le travail (ESAT4Les ESAT sont des établissements médico-sociaux le plus souvent associatifs, qui proposent à des personnes adultes en situation de handicap un accompagnement médico-social dont le travail est un support ; près de 1400 ESAT accueillent environ 120 000 travailleurs en situation de handicap. Leur accès est réservé aux personnes qui sont considérées comme n’étant pas en mesure momentanément ou durablement de travailler dans une entreprise ordinaire ou dans une entreprise adaptée ou d’exercer une activité professionnelle indépendante, et dont la productivité est inférieure au tiers de celle d’une personne valide (IGAS/IGF, Les établissements et services d’aide par le travail, rapport, octobre 2019).), au sein duquel une diversité de regards a été recueillie : directeurs, moniteurs d’atelier, éducateurs, travailleurs, psychologues, etc., en veillant à varier les secteurs, les territoires et les situations. Elle les met en regard avec la philosophie de l’hybridation5Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019. afin de dessiner des perspectives pour le monde du travail de demain.

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Repenser le sens du travail

« Un ESAT – un établissement et service d’aide par le travail –, comme le dit bien son nom, est un accompagnement par le travail, ce qui signifie que le travail est un moyen, un outil de l’accompagnement, non une fin en soi. Ce qui est important, c’est la personne, ses compétences, ses souhaits, ses perspectives. À chaque fois, on essaie de raccrocher le travail à cet objectif d’accompagnement », explique un directeur d’établissement. Le travail ne serait-il donc pas une fin en soi, mais un moyen ?

Le travail comme moyen, et non comme fin ?

Cette question qui est évidente dans le milieu protégé pourrait peut-être être pertinente pour comprendre les bouleversements actuels dans le rapport au travail dans le milieu ordinaire. En effet, notre société est traversée par une évolution de la place accordée au travail dans la vie, qui s’est accélérée avec la crise sanitaire. Cette évolution n’est pas une remise en cause du travail en tant que tel, mais de la place et de la prépondérance qu’il prend, au détriment d’autres aspects importants de la vie : la famille, le repos, la santé, etc. Si auparavant, dans le milieu ordinaire, le travail était le centre de gravité autour duquel tout le reste s’articulait, force est de constater que cette gravité migre et que les travailleurs, quelle que soit leur situation (salarié du secteur privé, agent du secteur public, indépendant), aspirent à construire de nouveaux équilibres. Un travailleur ne peut plus continuer à être appréhendé isolément de sa vie, de sa famille, de son logement, de sa mobilité ou encore de sa santé. Un directeur d’ESAT rappelle qu’« il faut une prise en charge globale au lieu de découper la personne en dix ! » ; d’où la force de la mise en place d’une équipe pluridisciplinaire autour des personnes en situation de handicap.

Par ailleurs, selon une étude sur les tendances des ressources humaines dans le milieu ordinaire, « lorsque l’on se tourne vers demain (horizon un à trois ans), les dirigeants classent l’amélioration du bien-être en avant-dernière position de leurs priorités de transformation du travail. Alors que les salariés le placent dans leur top trois !6Étude réalisée par Deloitte, Les tendances RH 2021. ». Selon une autre étude7Étude Ifop pour le Medef, Les attentes vis-à-vis des entreprises et de l’État, décembre 2021., que ce soit pour les sondés en général ou pour les sondés de moins de trente-cinq ans, l’idée selon laquelle « les entreprises sont un lieu d’épanouissement personnel » vient en dernier ; l’idée que leur travail est reconnu à sa juste valeur par leur employeur ne concerne qu’une petite moitié des sondés. Cela renvoie aux travaux de la sociologue Dominique Méda sur le manque de reconnaissance et sur les conditions de travail, conduisant au fait que « le travail est devenu insoutenable8Dominique Méda, « Le travail est devenu insoutenable », entretien dans La Vie des idées, 16 juin 2023. ». Nous faisons face à une forme de paradoxe, qui pourrait être l’une des clefs du malaise actuel dans le milieu ordinaire : le travail semble être trop considéré comme une fin en soi, tout en n’étant pas assez valorisé…

Repenser le rapport au temps

Considérer le travail comme un moyen, et non comme une fin en soi, pourrait bien constituer une approche salutaire pour le milieu ordinaire et nourrir une autre hiérarchie des priorités et des valeurs. Ceci ne signifie nullement que le travail soit relégué au dernier plan, mais que sa valeur s’articule avec celle de la personne qui l’exerce.

En effet, s’il y a actuellement une forme de crise de sens du travail dans le milieu ordinaire, elle est peut-être l’occasion de s’interroger sur ce qui est réellement important dans le travail. Une ouvrière ayant un handicap mental explique qu’« en milieu ordinaire, on ne nous laisse pas le temps de faire notre travail, il y a une telle injonction de cadence, de rendement… On ne s’adapte pas au rythme de chacun. En milieu protégé, j’ai le temps de relever la tête régulièrement quand je travaille pour reposer mes yeux et en prendre soin, parce qu’au bout d’un moment, quand vous êtes à un poste de contrôle des pièces, vos yeux vous font mal. J’ai le temps d’aider ma collègue si elle en a besoin. Je ne compte pas le nombre de pièces contrôlées, ce que je veux, c’est que le travail soit bien fait, même si j’en fais moins que la veille ou plus que demain. Je n’ai jamais appris à bâcler mon travail, je n’aime pas bâcler mon travail. Et au moins après mon travail, il n’y a rien à reprendre ! Je suis très lente, mais au moins, quand j’ai terminé mon travail, on n’a pas besoin de contrôler derrière moi, on peut me faire confiance. Les entreprises du milieu ordinaire devraient accepter les personnes lentes au lieu de les dénigrer : parce que le plus important, c’est la qualité, et non la rapidité du travail, non ? Le problème de notre société, c’est que l’on n’accepte pas les personnes lentes, on les met de côté ».

Le travail aurait donc du sens – une signification – tant qu’il peut être bien fait, tant que les conditions sont réunies pour qu’il puisse être mené à bien. Le travail a de la valeur tant qu’il peut avoir de la valeur, c’est-à-dire être un travail de qualité. « Les travailleurs sont apaisés à la fin de la journée lorsqu’ils ont bien fait leur travail et que l’on a reconnu sa qualité », explique un moniteur d’atelier. À quoi cela sert-il de travailler si les conditions ne sont pas réunies pour faire un travail de qualité ?

La dimension temporelle apportée en exemple par cette ouvrière est très intéressante, car elle permet d’interroger le milieu ordinaire sur ses choix d’allocation des ressources temporelles. Le droit à la lenteur pourrait être considéré comme impossible dans une entreprise du milieu ordinaire où l’impératif économique exige de la productivité ; mais si l’on ne peut pas se permettre de perdre du temps dans la réalisation du travail, pourquoi accepte-t-on d’en perdre ailleurs en « réunionïte » et en procédures administratives souvent absurdes ? Le travail mal fait et bâclé pour impératif de productivité n’engendre-t-il pas une perte de temps, des surcoûts, des pertes financières, des dégâts dans la relation avec les clients, des arrêts maladie, des burn-out, du turn-over et des difficultés de recrutement ? Chaque entreprise, chaque association, chaque administration, chaque organisation ne devrait-elle pas s’interroger sur ses choix d’allocations des ressources temporelles ? In fine, cela pourrait donner lieu à une hypothèse qui mérite d’être creusée : c’est ce à quoi l’on choisit d’accorder du temps qui révèle ce à quoi on prête de l’importance, et donc de la valeur. « Le bien-être, ce n’est jamais une perte de temps », témoigne une éducatrice spécialisée.

Se réconcilier avec l’avenir

Ce rapport au temps dans le milieu protégé semble avoir une incidence sur la relation à l’avenir. Au sein de l’échantillon exploratoire, un projet personnalisé est établi avec chaque personne en situation de handicap pour fixer l’horizon à atteindre – en fonction de ses souhaits –, en mettant le présent au service de cet horizon et ce projet inscrit donc de fait cette personne dans l’avenir. Alors que dans le milieu ordinaire, un travailleur est d’abord jaugé à l’aune de son passé (curriculum vitae, diplômes, expériences professionnelles, etc.) et que son avenir est dessiné en fonction de ce passé et de son présent, l’approche semble inversée dans le milieu protégé. C’est l’avenir qui donne un sens au présent et au passé et qui sert de grille de lecture des activités du travailleur.

Ce rapport à l’avenir peut être particulièrement inspirant non seulement dans le milieu ordinaire, mais dans la vie en général de la Cité où le sens est presque systématiquement cherché dans le passé, comme si le rôle du passé consistait à être une grille de lecture et une justification du présent et du futur9Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.. « Ce n’est pas mon métier », « on a toujours fait comme ça », « ce n’est pas notre culture d’entreprise »… Les entreprises ont du mal, elles aussi, à échapper à ce rapport maladif au temps, que nous pourrions qualifier de « chronopathologie10Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019. », et cela se manifeste par la difficulté qu’elles ont à penser leur stratégie, leur raison d’être, une innovation, les clients, les partenaires et les concurrents ou encore les ressources humaines sans chercher à les légitimer par leur histoire passée. Mais en quoi le passé donne-t-il de la légitimité à quoi que ce soit ? À l’échelle individuelle, cela nous conduit à renoncer à tout libre arbitre, à vivre conformément à la manière dont nous avons toujours vécu, à décider conformément à la manière dont nous avons toujours décidé. La cohérence, devenue véritable valeur morale, nous fait ainsi tomber dans la rente, plutôt que d’oser aller vers le risque et ainsi toutes les décisions politiques, économiques, professionnelles ou personnelles sont-elles prises en toute homogénéité avec le passé. Nous sommes transis de peur devant la possibilité de nous contredire, d’être incohérents avec nous-mêmes et avec ce que nous fûmes.

Est-ce pour ne pas transgresser cette valeur morale qu’est devenue la cohérence que nous n’osons pas changer de métier, suivre une autre formation ? Et pour une entreprise, changer de secteur, de stratégie, de marque, de culture ? Seul l’avenir donnera un sens à ce que nous sommes, à ce que nous faisons ; à ce que nous fûmes et à ce que nous fîmes. C’est à l’avenir qu’il nous faudra apprendre à être fidèles !

Cette fidélité à l’avenir est peut-être tout le sens de ce que l’on appelle l’« autodétermination11« Ensemble des habiletés et des attitudes requises chez une personne lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus » (Michael L. Wehmeyer, « Self-Determination as an Educational Outcome: Why Is It Important to Children, Youth, and Adults with Disabilities? », dans Deanna J. Sands et Michael L. Wehmeyer, Self-Determination Across the Life Span. Independence and Choice for People with Disabilities, Baltimore, Paul H. Brookes, 1996). » en milieu protégé – c’est-à-dire la faculté d’exercer des choix librement –, dont la philosophie ne devrait pas seulement avoir du sens et de la valeur pour un travailleur en situation de handicap, mais pour tous les travailleurs. S’autodéterminer, par rapport à l’avenir, et non plus en fonction du passé, c’est retrouver tout son libre arbitre, et donc toute son humanité.

Redonner de la valeur au travail et à l’être humain

À la relecture des entretiens menés, le champ lexical le plus présent est celui relevant de l’apprentissage : apprendre, former, développer des compétences, être curieux, transmettre, etc. Au sein des ESAT de l’échantillon exploratoire, presque tout semble s’articuler autour du développement des compétences, quelles qu’elles soient. Il y a une omniprésence de la question de la formation au sein du milieu protégé qui peut interroger par rapport au milieu ordinaire, et l’ESAT apparaît comme une école dans laquelle la distinction entre formation initiale et formation professionnelle ou continue n’a pas vraiment lieu d’être. Ce qui pose une question pour le milieu ordinaire : et si l’on considérait les entreprises comme des écoles ? Et si les entreprises se considéraient comme des écoles ?

Métamorphose

Au sein de l’échantillon exploratoire, on constate une approche de la formation qui fait écho aux travaux de l’intellectuel Elias Canetti sur la métamorphose12Gabrielle Halpern, « Canetti, un maître à penser ? », Fondation Jean-Jaurès, avril 2023., dont il dit que « bien peu se rendent compte qu’ils lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont ». Contrairement à la métamorphose, l’identité cristallise, immobilise, enferme, assigne à résidence ; elle est à la fois le fruit de notre regard sur nous-mêmes et celui des autres sur nous-mêmes. Dans sa volonté de remettre la métamorphose au cœur de l’être humain, Canetti veut rappeler le pouvoir magique de cette disposition spontanée, qui permet de « se transformer en toutes choses ou de transformer toutes choses13Olivier Agard, « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », Revue Europe, n°1093, mai 2020, pp. 99-117. ».

Cette idée résonne étrangement dans notre monde actuel : le projet de société idéal serait-il celui qui permet, facilite les métamorphoses de chacun au lieu de les assigner à résidence d’une identité, d’un métier, d’une formation, d’un diplôme (ou d’une absence de diplôme), d’un milieu socio-économique, d’un territoire, d’un handicap ? La « grande démission », les difficultés de recrutement ne constituent-elles pas une révolte contre l’interdit de la métamorphose qui peut régner dans certaines entreprises ou certaines administrations, où le collaborateur est souvent assigné à résidence d’une identité professionnelle ? Le rôle des parents, des professeurs, des managers – et, par extension, celui du dirigeant de l’entreprise ou de l’institution publique –, la responsabilité d’un chef d’État ne sont-ils pas de rendre les métamorphoses possibles ?

Dans le milieu protégé, la métamorphose passe en particulier par la formation, le développement des compétences, l’expérimentation de différents métiers, postes, environnements de travail, les soutiens médico-sociaux et autres, qui font partie des conditions de l’autodétermination : construire le pouvoir de se métamorphoser, et choisir sa métamorphose en connaissance de cause. Il s’agit de créer les conditions de la responsabilité. « Notre responsabilité est de créer un horizon des possibles. On les informe, on leur explique ces possibles, leurs tenants et leurs aboutissants de façon neutre. Parfois, la graine que l’on a plantée va germer au bout de quelques mois, parfois davantage. On aide le travailleur, on lui montre les choses pour qu’il s’assure que tel choix est bien pour lui ou pas. On l’aide à prendre conscience qu’il peut faire des choix, des choix éclairés. Je prends souvent l’image de la caverne de Platon, parce qu’il s’agit bien de ça : sortir de la caverne et voir le soleil. Mon rôle, c’est de lui donner la conscience du possible », explique un directeur d’ESAT. Un autre complète : « Il s’agit d’un processus de projection : on projette sur des métiers, des parcours possibles ».

Tout cela participe de l’idée d’« autodétermination », qui est à la fois une responsabilité de l’un (le travailleur) et une responsabilité de l’autre (l’équipe encadrante) : il se crée une forme de responsabilisation réciproque entre les parties prenantes. Un moniteur d’atelier explique qu’il est plus simple d’impliquer le travailleur lorsqu’il a compris que la formation était utile pour lui, pour son parcours : « On pose des actes préparatoires pour que la formation soit une réussite ».

Cela requiert aussi de penser l’ESAT comme une école permanente. Un coordinateur de parcours explique : « On accueille des gens qui n’ont aucune compétence et on les forme ». Cette responsabilité assumée par le milieu protégé ne pourrait-elle pas inspirer le milieu ordinaire ? L’étude annuelle de la Fondation Jean-Jaurès sur « Les jeunes et l’entreprise » indique en effet que « pour un jeune sur deux (et même pour 56% des actuels étudiants), le manque d’expérience est le principal obstacle pour obtenir un premier emploi »… Une monitrice d’atelier qui a travaillé auparavant en milieu ordinaire se souvient : « En milieu ordinaire, la formation doit être ultra rapide, il faut être opérationnel immédiatement, seule la production compte… Ici, à l’ESAT, on a du temps, on a le temps de se former. Ce sont les personnes avant la production ». Un travailleur, qui a eu plusieurs expériences malheureuses en milieu ordinaire, renchérit : « En milieu ordinaire, on doit tout savoir, on est censé tout savoir, donc on a une mauvaise image de soi si l’on ne sait pas. On demande de l’aide, mais les collègues, le directeur, n’ont pas le temps de nous aider, à cause de la cadence. Mon ancien directeur n’a pas pris de temps pour moi ; pourtant, il aurait dû être tolérant, il est passé par là quand il a débuté, tout le monde est passé par là ! ».

De leur côté, cette responsabilité est assumée par les travailleurs qui sont nombreux à avoir une soif d’apprendre, à être curieux : « Beaucoup ont eu une grande frustration d’apprentissage, donc ils ont une immense envie d’apprendre, de progresser », explique une directrice d’ESAT. Une coordinatrice de parcours renchérit : « Ils sont nombreux à avoir envie d’apprendre : c’est une forme de revanche pour eux, ils veulent prouver qu’ils peuvent faire aussi bien que les autres ; ils veulent casser les préjugés ! ».

« Il se crée une culture de la formation qui enclenche et cultive une dynamique », explique une monitrice d’atelier. Les formations fonctionnent, parce qu’elles ont été préparées, accompagnées, expliquées. Une chef du service de formation explique : « On connaît bien les travailleurs, donc on fait en sorte que les formations soient porteuses. En milieu ordinaire, on envoie trop souvent en formation des gens sans préparation et dans ce cas, les formations sont inutiles ; pour certains, la formation est vue comme un dû, mais cela ne mène à rien, c’est une perte de temps ».

Cette approche de la formation permanente a des implications dans les relations entre les moniteurs et les travailleurs et entre les travailleurs eux-mêmes. « Le collectif de travail est souvent organisé en binôme ; cela permet d’assurer une transmission de l’un à l’autre, d’apprendre à chacun à s’adapter à l’autre, à son rythme, à sa manière de travailler. Cela permet aussi de cultiver un réflexe de l’entraide. Chacun est le professeur de l’autre ; chacun est l’élève de l’autre », explique un moniteur d’atelier. Cette conception de la relation à l’autre semble être un levier pour penser autrement le rapport entre l’individu et le collectif. Comment permettre à l’individu d’exister au sein du collectif sans le menacer par son égoïsme ? Comment permettre au collectif d’exister pour les individus tout en respectant leur individualité ? On ne construit aucun collectif si l’on ne permet pas d’abord à chaque individu de se construire et de s’émanciper. Beaucoup d’épopées collectives ont échoué, faute d’avoir su mettre chaque individu en leur cœur, faute d’avoir su développer en chacun sa liberté, et donc sa responsabilité.

Sommes-nous ce que nous faisons ?

L’écrivaine Yasmina Reza explique que ce qui lui prend le plus de temps, lorsqu’elle écrit un livre, est de trouver un métier à ses personnages. Cela peut lui prendre des semaines, parce que « c’est très définissant un métier, on y passe tellement de temps, cela nous détermine »… L’identité personnelle dépendrait-elle donc autant de l’identité professionnelle ? Cela rejoint l’idée du philosophe Jean-Paul Sartre selon laquelle ce sont nos actes qui nous font, que « seuls les actes décident de ce que l’on a voulu14Jean-Paul Sartre, Huis clos, Paris, Gallimard, 2000. », que le faire est révélateur de l’être et qu’en faisant, on se fait15Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976.. Le « je suis » ne dépendrait-il donc pas d’un « je pense », mais plutôt d’un « je fais » ? Dans le milieu protégé, ce lien entre le travail et l’identité semble très fort. « Il ne faut pas oublier que la définition de soi passe par le métier que l’on exerce, c’est une manière de se situer dans la société, de s’identifier par rapport à quelque chose », explique la directrice d’un ESAT. « Tout le monde se présente par son métier, cela crée un sentiment d’appartenance et un lien social », complète une éducatrice spécialisée. « Le sentiment d’utilité sociale, la fierté de travailler participe de la reconstruction d’une estime de soi et d’une sécurité identitaire primaire », confirme le rapport de l’IGAS/IGF16Rapport IGAS/IGF, Les établissements et services d’aide par le travail, octobre 2019..

Et c’est peut-être précisément parce que ce lien est très fort que beaucoup d’établissements au sein de l’échantillon exploratoire développent une polyvalence auprès des travailleurs qu’ils accompagnent : « On développe des compétences chez les personnes que l’on accompagne, en leur apprenant telle activité puis telle autre, qui leur permettent à chaque fois d’aller plus loin », explique une directrice d’ESAT. L’accueil des nouveaux arrivants dans le cadre d’un stage se traduit par la découverte de plusieurs ateliers avant le choix de l’un d’entre eux, puis il y aura la possibilité pour le travailleur d’apprendre différents métiers au sein de l’atelier, puis d’autres métiers au sein d’autres ateliers au cours des mois qui suivent, selon ses appétences.

Attention, il ne s’agit pas de passer superficiellement d’une activité à une autre, mais bien d’apprendre chacune au point de la maîtriser et de l’exercer en toute autonomie, avant de se tourner vers une autre. Une ouvrière en situation de handicap explique : « D’abord, je dois maîtriser ce que je viens d’apprendre avant d’apprendre quelque chose de nouveau. D’abord, j’apprends à être autonome, puis je peux aller vers un autre métier ». Cela participe de l’idée d’« autodétermination », c’est-à-dire ici le fait de pouvoir expérimenter le maximum de métiers, de se tester sur différents postes pour être en mesure de faire un choix en connaissance de cause. « J’appelle ça un droit de la découverte, un droit de l’expérimentation, un droit de l’apprentissage », explique un directeur d’ESAT. À l’heure où il est demandé de plus en plus tôt aux jeunes de choisir leurs études et de s’orienter dans une vie professionnelle, cette possibilité offerte à chacun en milieu protégé de découvrir, expérimenter et apprendre plusieurs métiers, avant d’être en mesure d’effectuer un choix en connaissance de cause, est particulièrement visionnaire et permettrait, dans le milieu ordinaire, d’éviter peut-être bien des décrochages scolaires et professionnels.

Cette diversification des activités permet enfin de révéler des forces, des talents, des facettes jusque-là enfouies d’un travailleur. « Chaque activité, chaque métier révèle à lui-même un travailleur. En apprenant à un travailleur un autre métier, en le faisant changer d’atelier, on lui permet de travailler sur un comportement qui naît ou qui est entretenu par telle ou telle activité ; le fait de le faire travailler avec d’autres encadrants est important aussi et permet de changer son comportement ; la modification des contraintes de travail par le changement de poste permet aussi à un travailleur de se contenir, de retrouver du calme, de poser des limites et on peut donc éviter une démission », explique le directeur d’un ESAT. Cette idée est très intéressante, parce qu’elle nous rappelle que la nature d’une activité peut susciter ou cultiver telle ou telle manière d’être. Selon la nature de ce que je fais toute la journée, je vais me comporter de telle ou telle façon. « Je me souviens d’une personne qui était très angoissée, et donc très agitée lorsqu’elle travaillait à l’atelier de cuisine ; sa venue au sein de l’atelier de confection l’a métamorphosée, elle est devenue très calme et concentrée », explique une monitrice d’atelier. Il n’y a pas que la nature du travail qui induit des manières d’être et de se comporter, mais également l’environnement de travail (travailler au grand air ou dans une salle fermée), les interactions avec des collègues, etc. Outre le fait que cela signifie que le handicap est relatif et qu’il faut trouver l’activité qui révélera les forces de chacun, cela veut dire aussi que les freins, les difficultés, les limites vécus dans un métier peuvent disparaître dans tel autre.

Cette formation à différents métiers, secteurs et activités a plusieurs conséquences : la polyvalence entraîne un vrai sens de la solidarité et de l’entraide d’un atelier à un autre quand il y a une suractivité requérant l’aide de travailleurs supplémentaires : « Nous, on est comme ça, on aide nos collègues », explique une ouvrière ayant un handicap mental. Par ailleurs, la polyvalence provoque une transversalité entre les ateliers, les métiers, les secteurs où l’ESAT est positionné, qui permet aussi une forme de transposition de compétences d’un atelier à un autre, d’un métier à un autre, d’un secteur à un autre, et donc une forme d’hybridation17Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022. des compétences. « Toutes les activités sont sur le même site, donc cela permet de créer des passerelles », explique un directeur adjoint d’ESAT. Cela remet en question la division du travail – un dogme qui structure le monde du travail depuis des siècles.

En effet, selon Adam Smith, la division du travail augmenterait la productivité – soit dit en passant, il n’avait rien inventé, car Platon, des siècles avant lui, disait que l’« on fait mieux une chose lorsque chacun ne fait qu’une seule chose » –, sauf que les travailleurs – et plus particulièrement les jeunes générations – comprennent que ce que l’on gagne en productivité, on le perd en sens et en temps avec une difficulté terrible à se coordonner et à partager des informations. Les ESAT rencontrés semblent donc inventer une forme d’hybridation du travail18Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin)., qui permet aux travailleurs de devenir des « centaures19Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. », c’est-à-dire d’avoir un pied dans plusieurs mondes. Cela devrait inspirer le milieu ordinaire, car la division du travail a montré ses limites et ses dangers, en provoquant un appauvrissement, un rétrécissement et une absurdité des métiers.

Non seulement l’hybridation des carrières, des compétences, des métiers, des parcours, des activités, des fiches de poste permettrait aux salariés d’être plus épanouis et de retrouver le sens de leur travail – et cela serait un facteur d’attractivité pour le recrutement –, mais en plus, cette hybridation ferait entrer de nouvelles compétences, de nouveaux profils, de nouvelles manières de travailler au sein des entreprises. Au lieu d’être enfermée dans son métier, dans son secteur, dans sa culture, l’entreprise pourrait enfin s’ouvrir aux autres secteurs, à d’autres horizons, à des méthodes et dispositifs issus d’autres univers professionnels que les siens et cette ouverture d’esprit lui permettrait d’être plus innovante, plus accueillante envers des alliés potentiels pour imaginer de nouveaux produits, services, méthodes et partenariats inédits. De quoi être plus forte lorsqu’une prochaine pandémie ou un prochain virus informatique arrivera…

S’épanouir au travail

La polyvalence participe de l’épanouissement au travail. « Tout est fait pour éviter l’ennui », explique un moniteur d’atelier, qui veille à ce que les travailleurs ne fassent jamais la même activité toute la journée ou toute la semaine. Cette diversification des activités permet aussi de prendre en compte leur pénibilité et de s’adapter à chacun, y compris dans son handicap, avec des activités en position debout le matin, par exemple, et des activités en position assise l’après-midi pour éviter la fatigue.

La découverte de différents postes, l’exercice d’une variété d’activités et de métiers créent « une joie à s’impliquer : les travailleurs d’ESAT dépassent leurs attentes, ils sont étonnés de ce qu’ils peuvent faire et heureux de dépasser mois après mois leurs limites », explique une directrice d’ESAT. Si nous sommes ce que nous faisons, alors l’apprentissage de nombreuses activités, la découverte de différents métiers, est une manière de développer son être et de l’augmenter. L’accent mis sur la reconnaissance du travail, de la valeur du travail des travailleurs en situation de handicap prend alors une tout autre signification : reconnaître ce que l’autre fait, reconnaître la valeur de ce qu’il fait, c’est reconnaître qu’il existe.

Il y a là de quoi inspirer le milieu ordinaire dans son approche managériale, eu égard au besoin d’épanouissement et de reconnaissance des travailleurs. L’étude annuelle de la Fondation Jean-Jaurès sur « Les jeunes et l’entreprise » publiée en 2022 révèle une accentuation de la tendance observée en 2021 de l’importance de la notion d’« épanouissement » dans les attentes des jeunes vis-à-vis de leur travail, vis-à-vis de leur manager et vis-à-vis de l’entreprise d’une façon générale : « en effet, si créer de l’emploi et embaucher des gens reste pour les jeunes le rôle principal d’une entreprise aujourd’hui (51% des jeunes pensent cela), cette mission est fortement concurrencée par la fonction d’ »épanouissement » que les jeunes confèrent à l’entreprise. Et c’est d’autant plus intéressant que ce rôle est en hausse depuis un an : quand 34% des jeunes considéraient l’année dernière que le rôle principal d’une entreprise était de donner les moyens à ses salariés de s’épanouir professionnellement, c’est le cas de 40% d’entre eux aujourd’hui (dont 45% des jeunes femmes et 50% des jeunes qui vivent déjà en couple). Et dans le même ordre d’idée, 31% des jeunes considèrent qu’un manager idéal est d’abord un manager qui crée un environnement de travail épanouissant : 40% des bac+3 et 37% des femmes pensent cela (…). L’épanouissement est étroitement lié à une autre notion, celle de la reconnaissance, le fait de voir “reconnaître” le travail effectué à sa juste valeur. D’ailleurs, pour 30% des jeunes, le manager idéal est d’abord celui qui reconnaît le travail accompli »…

Redonner de la force à la relation

Au sein de l’échantillon exploratoire, chaque travailleur bénéficie d’un accompagnement avec un projet personnalisé, de telle sorte que les activités qu’il mène s’articulent de manière sur-mesure avec sa singularité, ses besoins, ses contraintes (liées à son handicap), sa situation de vie.

Un monde du travail sur-mesure ?

« On s’adapte à la personne en fonction de ses problématiques et de son caractère », explique une monitrice d’atelier. Cette approche « sur-mesure » de chaque travailleur exige une grande capacité d’adaptation de la part de la structure, une créativité pour trouver des solutions et faire face à l’imprévu, ainsi qu’une écoute véritable de chacun : en effet, d’un jour à l’autre, d’une semaine à une autre, les besoins ou les contraintes liées au handicap comme la fatigue peuvent requérir un changement d’activité. Toutes les parties prenantes interrogées au sein de l’échantillon ont expliqué la manière dont elles s’adaptaient à chacun : « On fait travailler les travailleurs en binômes, qui changent très souvent et les moniteurs les recréent à chaque fois : selon l’état d’esprit, les emplois du temps, s’ils ne se sentent pas bien ou veulent être avec telle ou telle autre personne, etc. On s’adapte au cas par cas, selon le travailleur, sa situation psychique, sa fatigabilité pour créer une alchimie efficace », explique la directrice d’un ESAT.

Cette approche managériale sur-mesure se traduit encore timidement dans le milieu ordinaire, malgré les avancées législatives en termes de qualité de vie au travail – même si les nouvelles générations, la reconnaissance des aidants familiaux ou l’équilibre avec la vie privée contribuent à la développer, souvent à marche forcée. Elle est encore trop souvent considérée comme un tabou, au profit d’une approche standardisée des équipes où le collectif prend le pas sur l’individu. L’exemple des aidants20Gabrielle Halpern, « Aidants : de la question privée à la responsabilité collective. Un autre exemple d’hybridation », Fondation Jean-Jaurès, 2022. est intéressant à citer ici : certaines entreprises du milieu ordinaire ont mis en place une flexibilité dans les horaires de travail, un management personnalisé, des autorisations spéciales d’absence. Quelques études indiquent que ces mesures ont un impact positif pour l’entreprise elle-même, puisqu’elles réduiraient le taux d’absentéisme, accroîtraient la productivité et l’efficacité au travail, amélioreraient l’attractivité de l’entreprise ou encore réduiraient le taux de turn-over. De nombreux autres dispositifs restent à inventer, mais force est de constater que l’aide aux aidants n’est pas seulement utile aux aidants, mais fait également avancer l’entreprise en la poussant à se remettre en question, quitte même à interroger de vrais tabous, comme celui de laisser ses collaborateurs construire leur emploi du temps et choisir leurs horaires de travail… À l’heure où certaines entreprises et où certains secteurs ont du mal à recruter, la levée de ces tabous pourrait se révéler salutaire.

L’approche sur-mesure du travailleur pourrait donc contribuer à la réunion des conditions permettant à chacun de bien faire son travail et remettrait en question un autre dogme du monde du travail en milieu ordinaire, à savoir l’interchangeabilité. « En milieu ordinaire, on anonymise tout : une offre d’emploi, une fiche de poste reposent sur l’interchangeabilité : on cherche un chauffeur, on a besoin d’un mécanicien, on remplit un trou dans l’organigramme », explique une directrice d’ESAT. En développant une approche sur-mesure, on crée les conditions permettant de mettre au jour et de valoriser la singularité de chacun. Outre le fait que cela participe du sentiment d’existence, et donc de l’épanouissement personnel, cette approche stimule l’engagement de chacun et permet de construire le bon équilibre entre l’individu et le collectif.

Par ailleurs, l’approche sur-mesure du travail, qui semble évidente et naturelle en milieu protégé contrairement au milieu ordinaire, s’inscrit pourtant bien dans une transformation générale de la société vers une ère du sur-mesure. Si la société industrielle s’est structurée autour d’une approche standardisée pour s’appuyer sur la société de masse et sa grégarité consumériste – c’est la fameuse phrase d’Henry Ford : « le client peut choisir la couleur de sa voiture, pourvu que ce soit noir » – et si toute l’industrie est fondée sur la croyance en l’homogénéité21Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020., nous assistons à une remise en question de cette homogénéité au travers d’une demande de personnalisation qui apparaît dans presque tous les domaines (tourisme, éducation, culture, loisirs, etc.). La société industrielle se métamorphose en ce que nous pourrions appeler une « société différentielle22Gabrielle Halpern, op. cit., 2020. », impliquant la création de véritables relations. Le monde du travail n’y échappera pas et la croissance du nombre de travailleurs qui font le choix délibéré (et non subi) de se mettre à leur compte peut s’expliquer également par cette soif insatisfaite de prise en compte de la singularité de l’individu au sein du collectif de travail et ce besoin de l’individu d’être considéré en tant que tel.

L’entrée dans l’ère du sur-mesure signe la fin du standard dans la gestion des ressources humaines et, de ce point de vue, le milieu protégé semble être pionnier, et même visionnaire dans l’approche hyper-personnalisée qu’il a su inventer et développer. Cette capacité d’innovation sociale dont fait preuve le milieu protégé a été très bien décrite en particulier par Monique Combes-Joret23Monique Combes-Joret, « Inclusion des personnes en situation de handicap : quand le travail n’est pas le problème mais la solution. Les enseignements de 10 ESAT pionniers », @GRH, vol. 37, n°4, 2020, pp. 87-113. dans ses travaux de recherche24Monique Combes-Joret, Sophie Bollinger, « Le rôle majeur des Établissements et services d’aide par le travail (ESAT) dans les écosystèmes d’innovation sociale pour l’inclusion des personnes en situation de handicap. Le cas de l’ESAT L’Envol », dans Anne Carbonnel, Raphaël Didier et Delphine Wannenmacher (dir.), Innovations sociales. Leviers pour une transition sociale, économique et environnementale, Éditions et Presses universitaires de Reims, Reims, 2023, pp. 55-80., qui mettent en évidence la mise en place de modes de travail et de modèles organisationnels « capacitants », en écho avec les approches sur les capabilités du prix Nobel d’économie, Amartya Sen25Amartya Sen, Éthique et économie, Presses universitaires de France, Paris26,272001, ainsi que Amartya Sen, L’économie est une science morale, La Découverte, Paris28,292004..

Donner une nouvelle raison d’être au management

En plus de l’écoute, un mot revient très souvent dans les entretiens avec les parties prenantes interrogées : le regard. Être moniteur d’atelier – et, plus généralement, accompagner des personnes en situation de handicap au sein d’un ESAT – invite à développer un art du regard, à apprendre à prêter attention aux détails visuels qui donnent des informations sur l’état général du travailleur qu’il ne sait ou ne peut pas forcément exprimer. « Il faut avoir un réel intérêt pour l’autre pour développer un regard sur l’autre… C’est la définition du bon manager ! », explique une éducatrice spécialisée. Cela implique la création d’une véritable relation entre le moniteur d’atelier et le travailleur, qui pourrait inspirer le milieu ordinaire dans les rapports entretenus entre le manager et ses équipes.

Or, quelle est la juste relation à l’autre, celle qui ne me détruit pas, qui ne me dénature pas, qui ne me menace pas, qui ne me submerge pas, mais qui au contraire m’augmente, me grandit, me nourrit, m’altère – au sens positif du terme ? La philosophie de l’hybridation30Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019. pose précisément cette question et la figure du centaure permet d’y répondre. Dans le centaure, quelle est la relation entre la partie humaine et la partie chevaline ? Sont-elles dans une relation de fusion où l’on ne sait plus qui est qui ? Sont-elles dans une relation de juxtaposition où elles coexistent, mais chacune mène sa propre vie dans l’indifférence de l’autre, ou sont-elles dans une relation d’assimilation, c’est-à-dire qu’il y a une partie qui essaie de prendre le pas sur l’autre et de la faire disparaître ? Ces trois types de relation – la fusion, la juxtaposition ou l’assimilation – sont les trois pièges de la relation à l’autre, et cela est vrai dans le domaine amical, professionnel, amoureux ou géopolitique. Or, il existe une quatrième voie, l’hybridation – c’est-à-dire la « métamorphose réciproque31Gabrielle Halpern, op. cit., 2020. » : il faut que chacune des parties se transforme au contact de l’autre pour qu’il y ait rencontre, et donc création d’un tiers-monde, celui de la relation.

L’art du regard développé et déployé au sein des ESAT interrogés apparaît comme un levier pour faire advenir une métamorphose réciproque entre le moniteur et le travailleur, entre deux travailleurs qui travaillent ensemble et qui apprennent à se regarder, à considérer le rythme, les besoins, les spécificités, l’expertise et les fragilités de l’autre. Cet art du regard éclaire peut-être différemment la juste relation managériale à développer en milieu ordinaire.

Vers un nouveau contrat social ?

Cette étude avec cet échantillon exploratoire met en lumière le chemin que le milieu ordinaire doit encore parcourir pour créer les bonnes conditions de travail, non seulement des personnes en situation de handicap, mais aussi de tous les travailleurs. C’est finalement sa capacité d’hospitalité qui est remise en question. Il convient de s’interroger alors sur l’avenir de l’entreprise, de son modèle, qui, d’un côté, crée de l’exclusion à l’égard de ceux qui sont considérés comme les plus vulnérables et qui, de l’autre, se voit abandonnée par ceux qui sont considérés comme les plus forts…

En effet, on constate que de nombreux freelances, qui ont délibérément choisi de se mettre à leur compte32Attention, il est bien question ici des travailleurs ayant choisi de se mettre à leur compte, et non ceux qui subissent ce statut d’indépendant., sont très qualifiés et détiennent des compétences rares et particulièrement prisées par les entreprises. Alors qu’ils sont au pic de leur employabilité et que les entreprises se les disputent, ces travailleurs choisissent pourtant un statut d’indépendant… Une étude33Malt, Boston Consulting Group, Freelancing in Europe 2022. Zoom sur la France, l’Espagne et l’Allemagne. menée par Malt et le Boston Consulting Group indique les bénéfices majeurs cités par les personnes en freelance sont l’autonomie qui s’inscrit dans une volonté d’indépendance, la flexibilité d’organiser son emploi du temps et de choisir son lieu de travail, la liberté de choisir les clients et les missions qui les intéressent. Une autre étude34Ifop pour freelance.com, 3e édition du baromètre « Les cadres, leurs aspirations et les nouvelles formes de travail », janvier 2023. indique que 30% des cadres ont « songé à démissionner pour se lancer en freelance » ; ils associent au freelancing « la liberté d’organiser son temps » (cité en premier atout par 21% des répondants), de « choisir ses missions » (20%), l’absence de hiérarchie (13%), « la possibilité de travailler davantage sur des sujets qu’on apprécie » (11%). Ils sont 81% à estimer que « le freelancing est plutôt adapté aux attentes actuelles des actifs ».

Il apparaît en creux un élément essentiel dans le choix du statut d’indépendant : l’autodétermination, qui, faute d’être suffisamment prise en considération dans le milieu ordinaire, faute d’être pleinement développée et garantie, ne peut être possible qu’à l’extérieur de l’entreprise. La possibilité de l’autodétermination n’est donc pas seulement essentielle aux travailleurs dans le milieu protégé, mais également à tous les travailleurs, dans le milieu ordinaire, pour lutter contre la désindividualisation, la dépersonnalisation, la déresponsabilisation, où le travailleur n’est plus acteur de sa vie professionnelle, et donc de sa vie. L’expertise en matière d’autodétermination des parties prenantes rencontrées au sein de l’échantillon exploratoire pourrait être précieuse pour inspirer le milieu ordinaire… Et il y a urgence.

Est-ce la fin du modèle de l’entreprise (ou de l’administration), tel qu’on le connaît ? Il semble en tout cas à un tournant : soit il se remet profondément en question, soit il va mourir. La tendance au freelancing choisi est-elle le symptôme d’un doute à l’égard de la capacité de l’entreprise à réunir les bonnes conditions de travail ? Elle révèle de fait ses failles, liées aux relations de travail, à l’organisation, à la répartition et à la nature du travail, et, en l’état, le modèle de l’entreprise semble perdre de sa pertinence et suggère qu’il va falloir qu’elle se réinvente radicalement et qu’elle repense également toutes ses fonctions (directeur des ressources humaines, directeur juridique, directeur financier, manager, etc.).

L’étude35Malt, Boston Consulting Group, Freelancing in Europe 2022. Zoom sur la France, l’Espagne et l’Allemagne. de Malt montre par ailleurs que les freelances passent en moyenne une demi-journée par semaine à développer leurs compétences ou à les affûter : « Les freelances sont les maîtres incontestés de la formation : s’ils veulent continuer à être attractifs, la formation est la clef ». Cela s’inscrit dans la logique de l’attractivité, mais aussi dans celle de l’épanouissement ; ce qui fait écho à l’étude sur « Les jeunes et l’entreprise » : « comment peut se concrétiser pour les jeunes cette quête d’épanouissement au sein de l’entreprise (notion d’épanouissement qu’il faut entendre ici comme le fait d’acquérir la plénitude de ses facultés intellectuelles ou physiques) ? D’abord, en leur offrant la possibilité de toujours apprendre, quel que soit leur âge et quel que soit leur poste ou leur statut : 6 jeunes sur 10 souhaitent par exemple apprendre et suivre des formations tout au long de leur vie ».

Si l’on entend souvent parler d’une perte de sens dans le monde du travail, il se pourrait qu’elle s’articule avec une perte de confiance qui mine les possibilités d’épanouissement. Or, « l’épanouissement passerait par le fait d’accorder aux jeunes davantage d’autonomie et davantage de confiance (29% des jeunes considèrent par exemple qu’un management basé sur l’autonomie et la confiance est ce qui manque aujourd’hui le plus dans le management d’une entreprise). Ce sentiment d’une carence d’autonomie et de confiance se retrouve d’ailleurs dans les valeurs qui leur donneraient le plus envie de rejoindre une entreprise : le respect (57% des jeunes citent cette valeur en premier), d’abord, et la confiance (44% des jeunes estiment qu’il s’agit de la valeur qui leur donnerait le plus envie de rejoindre une entreprise) ».

À travers cette étude, nous avons pu observer la place accordée à l’autodétermination dans le milieu protégé, permettant à chacune des parties prenantes d’assumer sa responsabilité et de témoigner ainsi à l’autre sa confiance, de réunir les conditions de l’épanouissement et de s’inscrire dans l’avenir. Tous ces éléments participent de la constitution d’un contrat social qui donne du sens au travail, de la valeur à l’être humain et de la force à la relation entre l’individu et le collectif. C’est ce contrat social qui pourrait inspirer le milieu ordinaire et l’aider à se réinventer pour devenir un milieu… extraordinaire ?

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    Docteure en philosophie, diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de co-diriger un tiers-lieu-incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle est également experte associée à la Fondation Jean-Jaurès et dirige la collection « Hybridations » aux Éditions de l’Aube. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybridation. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation (Paris, Le Pommier, 2020).
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    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019.
  • 3
    Je remercie infiniment les directeurs, éducateurs, moniteurs d’atelier, psychologues, travailleurs et les autres parties prenantes au sein des ESAT qui ont eu la gentillesse de m’accorder du temps au cours des derniers mois et de me faire part de leur regard sur le monde du travail. Leurs propos, sous forme de verbatims, ont été anonymisés, afin de garantir leur sincérité.
  • 4
    Les ESAT sont des établissements médico-sociaux le plus souvent associatifs, qui proposent à des personnes adultes en situation de handicap un accompagnement médico-social dont le travail est un support ; près de 1400 ESAT accueillent environ 120 000 travailleurs en situation de handicap. Leur accès est réservé aux personnes qui sont considérées comme n’étant pas en mesure momentanément ou durablement de travailler dans une entreprise ordinaire ou dans une entreprise adaptée ou d’exercer une activité professionnelle indépendante, et dont la productivité est inférieure au tiers de celle d’une personne valide (IGAS/IGF, Les établissements et services d’aide par le travail, rapport, octobre 2019).
  • 5
    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019.
  • 6
    Étude réalisée par Deloitte, Les tendances RH 2021.
  • 7
    Étude Ifop pour le Medef, Les attentes vis-à-vis des entreprises et de l’État, décembre 2021.
  • 8
    Dominique Méda, « Le travail est devenu insoutenable », entretien dans La Vie des idées, 16 juin 2023.
  • 9
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 10
    Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019.
  • 11
    « Ensemble des habiletés et des attitudes requises chez une personne lui permettant d’agir directement sur sa vie en effectuant librement des choix non influencés par des agents externes indus » (Michael L. Wehmeyer, « Self-Determination as an Educational Outcome: Why Is It Important to Children, Youth, and Adults with Disabilities? », dans Deanna J. Sands et Michael L. Wehmeyer, Self-Determination Across the Life Span. Independence and Choice for People with Disabilities, Baltimore, Paul H. Brookes, 1996).
  • 12
    Gabrielle Halpern, « Canetti, un maître à penser ? », Fondation Jean-Jaurès, avril 2023.
  • 13
    Olivier Agard, « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », Revue Europe, n°1093, mai 2020, pp. 99-117.
  • 14
    Jean-Paul Sartre, Huis clos, Paris, Gallimard, 2000.
  • 15
    Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1976.
  • 16
  • 17
    Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.
  • 18
    Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
  • 19
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 20
    Gabrielle Halpern, « Aidants : de la question privée à la responsabilité collective. Un autre exemple d’hybridation », Fondation Jean-Jaurès, 2022.
  • 21
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 22
    Gabrielle Halpern, op. cit., 2020.
  • 23
    Monique Combes-Joret, « Inclusion des personnes en situation de handicap : quand le travail n’est pas le problème mais la solution. Les enseignements de 10 ESAT pionniers », @GRH, vol. 37, n°4, 2020, pp. 87-113.
  • 24
    Monique Combes-Joret, Sophie Bollinger, « Le rôle majeur des Établissements et services d’aide par le travail (ESAT) dans les écosystèmes d’innovation sociale pour l’inclusion des personnes en situation de handicap. Le cas de l’ESAT L’Envol », dans Anne Carbonnel, Raphaël Didier et Delphine Wannenmacher (dir.), Innovations sociales. Leviers pour une transition sociale, économique et environnementale, Éditions et Presses universitaires de Reims, Reims, 2023, pp. 55-80.
  • 25
    Amartya Sen, Éthique et économie, Presses universitaires de France,
  • 26
  • 27
    2001, ainsi que Amartya Sen, L’économie est une science morale, La Découverte,
  • 28
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    2004.
  • 30
    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, École normale supérieure, 2019.
  • 31
    Gabrielle Halpern, op. cit., 2020.
  • 32
    Attention, il est bien question ici des travailleurs ayant choisi de se mettre à leur compte, et non ceux qui subissent ce statut d’indépendant.
  • 33
  • 34
    Ifop pour freelance.com, 3e édition du baromètre « Les cadres, leurs aspirations et les nouvelles formes de travail », janvier 2023.
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