À l’occasion de la Journée nationale des aidants ce 6 octobre, la philosophe Gabrielle Halpern revient sur la dimension collective que revêt la question des aidants et en quoi la meilleure prise en compte de celle-ci conduit à une véritable hybridation entre la société et l’entreprise, c’est-à-dire à une « métamorphose réciproque ».
La présidente-directrice générale de la RATP a annoncé il y a quelques semaines qu’elle quittait ses fonctions, afin de s’occuper de ses parents et de devenir ce que l’on appelle une « aidante ». Ce fait mérite toute notre attention, car il pose beaucoup de questions.
De nombreux Français s’occupent de leurs proches dépendants, parallèlement à leur travail ; cela crée des situations extrêmement difficiles et de l’épuisement. Quel rôle l’État doit-il jouer dans ce fait de société ? Quel rôle l’entreprise peut-elle assumer face à cette question pour aider les salariés aidants ? Comment une question individuelle devient-elle une responsabilité collective ? Alors que de plus en plus d’entreprises revendiquent un « rôle sociétal », la question des aidants ne peut plus être ignorée et il est intéressant de constater les initiatives des entreprises en la matière. Certaines ont mis en place des guichets ou des plateformes d’information pour leurs salariés aidants, une flexibilité dans les horaires de travail, un management personnalisé, des autorisations spéciales d’absence, un fonds de solidarité, une possibilité de don de jours de congés entre salariés ou encore des facilités à aller dans des centres de vacances médicalisées pour aidants et aidés. Quelques études indiquent que ces mesures ont un impact positif pour l’entreprise elle-même, puisqu’elles réduiraient le taux d’absentéisme, accroîtraient la productivité et l’efficacité au travail, amélioreraient l’attractivité de l’entreprise ou encore réduiraient le taux de turnover. De nombreux autres dispositifs restent à inventer, mais force est de constater que l’aide aux aidants n’est pas seulement utile aux aidants, mais fait également avancer l’entreprise en la poussant à se remettre en question, quitte même à interroger de vrais tabous, comme celui de laisser ses collaborateurs construire leur emploi du temps et choisir leurs horaires de travail…. À l’heure où certaines entreprises et où certains secteurs ont du mal à recruter, la levée de ces tabous pourrait se révéler salutaire. Dans cette mesure, nous pouvons parler d’une véritable hybridation1Gabrielle Halpern,Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. entre la société et l’entreprise, c’est-à-dire d’une « métamorphose réciproque »2Ibid. dans laquelle la société conduit l’entreprise à se métamorphoser et, ce faisant, amène la société à se métamorphoser elle aussi.
Il est, soit dit en passant, intéressant de constater qu’en étudiant de près la littérature, la mythologie, les légendes ou même la Bible, il n’y a pas vraiment de figure positive de l’aidant. Le héros est toujours celui qui va chercher les exploits à l’extérieur ; il va sauver la veuve et l’orphelin, il va terrasser les dragons et les monstres, mais ce n’est jamais chez lui qu’il réalise ses exploits, comme si c’était toujours à l’extérieur de chez soi que l’on devenait un héros ! Or, l’aidant est le « héros domestique, le héros à la maison » ; il est peut-être temps de changer notre conception de l’héroïsme…
Notre monde est en train de changer, notre société est en train de changer. Alors que depuis des siècles, nous avions bâti nos vies sur les sacrifices, les renoncements, et donc sur l’amertume, les remords et les regrets – choisir entre les siens ou sa carrière, choisir entre avoir des enfants ou travailler, choisir entre un métier ou un autre, choisir entre un statut ou un autre, etc. –, nous entrons peut-être dans une ère de refus du sacrifice, qui nous conduit à développer un art difficile de la conciliation, de la réconciliation… Un art de l’hybridation ! En témoigne la démultiplication du préfixe « co » – coliving, coworking, codéveloppement, coconstruire –, qui symbolise cette recherche d’hybridation dans notre vie quotidienne. Cela pose d’une manière évidente de vraies questions de responsabilité individuelle aux citoyens et de responsabilité collective aux entreprises et aux politiques publiques locales et nationales – l’aménagement du territoire et le développement local devront être repensés au service des solidarités. Si l’hybridation se définit comme une « métamorphose réciproque », elle exigera également une « responsabilité réciproque ».
- 1Gabrielle Halpern,Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
- 2Ibid.