Pour une nouvelle philosophie de l’action territoriale : l’exemple des pôles métropolitains

Quel est l’avenir des pôles métropolitains et, plus généralement, celui de l’action publique locale ? Pour y répondre, Gabrielle Halpern1Docteure en philosophie, diplômée de l’École normale supérieure (ENS), Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de co-diriger un incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle dirige la collection « Hybridations » qu’elle a créée aux Éditions de l’Aube. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybridation et elle est notamment l’autrice de l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation (Le Pommier, 2020). s’est appuyée sur l’exemple du pôle métropolitain européen du Sillon lorrain2La gouvernance du Sillon lorrain est assurée par un syndicat mixte regroupe quatre communautés : Portes de France, Metz-Métropole, Grand Nancy et Agglomération Épinal. sous différents angles – comme celui de la gouvernance partagée, des politiques publiques ou encore des enjeux territoriaux – dans cette note réalisée en partenariat avec la collectivité étudiée. Objet territorial par nature hybride, le pôle métropolitain peut être une source d’inspiration pour repenser l’action publique territoriale.

Des écoles transforment leur cantine en restaurant accessible à tous et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur ; de nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ou d’un village ; des endroits insolites se multiplient, mêlant activités économiques, innovation sociale, recherche scientifique, services à la personne ou encore infrastructures culturelles ; des rapprochements interdisciplinaires et des collaborations intersectorielles s’observent entre les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises ou encore les administrations publiques… Il y a de plus en plus de signaux faibles d’hybridation autour de nous qui pourraient témoigner de ce qu’elle serait la grande tendance du monde qui vient. L’hybridation se définit comme « le fait de faire des mariages improbables, c’est-à-dire de mettre ensemble des générations, des activités, des usages, des matériaux, des arts, des sciences, des personnes, des secteurs, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, mais qui, par leur métamorphose réciproque, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, un tiers-modèle organisationnel, une tierce-économie ou encore un tiers-territoire3Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. ». Ces phénomènes d’hybridation semblent créer de nouvelles solidarités (hybridation sociale et hybridation générationnelle), rapprocher ce qui avait été artificiellement séparé (hybridations territoriale, économique, professionnelle, scientifique, artistique) et construire des ponts entre les mondes (entre l’artisanat et le numérique, par exemple, entre la santé et la culture, entre l’agriculture et l’éducation, etc.). Mais ces signaux sont encore très faibles et quotidiennement menacés par l’inertie, par la promotion des intérêts particuliers et des instincts identitaires et communautaires, par la résistance des modes de pensée catégoriels, par des logiques d’entre-soi et des luttes de pouvoir et de défense de pré-carré. Face à cela, les volontés individuelles ne suffiront pas et il conviendrait de les soutenir par une véritable volonté collective institutionnelle. N’est-ce pas après tout le rôle du politique de créer des ponts entre les mondes et d’œuvrer ainsi à leur hybridation ? Comment repenser la gouvernance publique pour qu’elle soit un levier de cette philosophie de l’hybridation ? Comment remettre en question les logiques territoriales traditionnelles pour les mettre au service de ces hybridations sociales, générationnelles, professionnelles, économiques, sectorielles, scientifiques ou encore culturelles ? Comment repenser l’action publique locale pour qu’elle puisse pleinement embrasser cette mission d’hybridation ? 

Pour répondre à ces questions, il peut être intéressant de les appréhender à l’échelle des pôles métropolitains4Je tiens à remercier tout particulièrement Vincent Gross, délégué général du Pôle métropolitain européen du Sillon lorrain, pour sa confiance et son temps, ainsi que pour nos moments d’échange qui m’ont beaucoup appris et fait réfléchir. Je remercie également toutes les parties prenantes qui m’ont accordé du temps et fait part de leur regard sur ces questions.. En effet, créé par la loi du 16 décembre 2010 pour renforcer des territoires urbains qui ne peuvent prétendre à devenir des métropoles, le pôle métropolitain est compétent « en vue d’actions d’intérêt métropolitain en matière de développement économique, de promotion de l’innovation, de la recherche, de l’enseignement supérieur et de la culture, d’aménagement de l’espace (…) et de développement des infrastructures et des services de transports »5Code général des collectivités territoriales, article L5731-1.. Face à des enjeux systémiques, les pôles métropolitains ont une carte à jouer, mais pour qu’ils puissent la jouer, encore faut-il peut-être leur donner les moyens de leurs ambitions. 

Dans le paysage des collectivités territoriales, le pôle métropolitain apparaît comme un objet territorial « hybride », regroupant des entités différentes, voire antagonistes, ayant des compétences hétéroclites et chevauchant plusieurs échelons. Par définition, il est dans une situation de l’entre-deux, de la pluri-appartenance et de l’emboîtement d’échelle, qui fait écho aux signaux faibles d’hybridation6Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. autour de nous. Or, cette nouvelle combinatoire n’est pas évidente, puisqu’elle remet radicalement en question les règles sur lesquelles notre logique s’est basée et qui a structuré jusqu’à présent l’action territoriale, sa méthode, sa gouvernance, ses projets et son positionnement. En effet, elle reposait jusqu’à présent sur trois principes de la logique aristotélicienne : le principe d’identité, autrement dit A est A ; le principe de non-contradiction, c’est-à-dire que A ne peut pas être non-A ; et enfin, le principe du tiers-exclu (soit A, soit B), autrement dit « de deux choses l’une ». L’action publique, et notamment l’action publique territoriale, a malheureusement fait siens ces principes qui sont de plus en plus inadéquats avec la réalité de plus en plus hybride : la réversibilité des espaces, des usages et des activités, par exemple, dans un contexte de rareté des ressources et des surfaces constructibles disponibles, remet radicalement en question le principe d’identité (une école est une école qui peut devenir autre chose le soir et le week-end, par exemple), les nouveaux équilibres de vies privée et professionnelle remettent en question le principe de non-contradiction, etc. Comment l’action publique territoriale peut-elle s’adapter à des situations d’entre-deux, de pluri-appartenances et d’emboîtements d’échelles de plus en plus nombreuses ? Comment peut-elle sortir de l’impuissance dans laquelle elle se trouve souvent ? Pour reprendre les mots de la philosophe Hannah Arendt, l’action ne serait-elle pas devenue elle aussi « une expérience de privilégiés7Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, Pocket, Agora, traduction de Georges Fradier, 1961 et 1963, p. 403. » ?

Pour redonner du sens, de la valeur et de la force à l’action publique locale, il lui faudrait peut-être s’inscrire dans une philosophie de l’hybridation, qui repose sur d’autres principes8Gabrielle Halpern, Penser l’hybridethèse de doctorat en philosophie, 2019..

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Du principe d’identité au principe d’altérité : de l’identité territoriale à la responsabilité territoriale

Au principe d’identité, il conviendrait de substituer un principe d’altérité : A peut être B. Le « faire territoire » repose presque systématiquement sur une dimension identitaire ; or, c’est précisément cet identitarisme territorial qui empêche toute action publique territoriale. Un territoire est voué à une métamorphose permanente et son état actuel (ou son état passé) n’est qu’une vérité provisoire. Enfermer un territoire dans une identité signifie l’enfermer de fait dans un immobilisme illusoire, enlevant toute pertinence et toute légitimité à l’action publique territoriale. D’ailleurs, aucun candidat à une élection locale (ou nationale) ne proposerait un programme de non-action. Les pôles métropolitains – qui, de fait, fédèrent des territoires hétéroclites – ne peuvent donc pas se reposer sur l’identité territoriale et n’ont pas intérêt à la développer, puisque cela viendrait remettre en question leur utilité même.

En revanche, ils peuvent s’appuyer sur une autre approche : la « responsabilité territoriale »9Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.. On peut la définir comme « le fait qu’aucun acteur au sein d’un territoire ne se sente ni ne se comporte comme un îlot isolé au milieu de l’océan et travaille à la constitution progressive et sempiternelle d’un ensemble de « mariages improbables » avec les autres acteurs du territoire, de telle sorte que chaque partie prenante de ce territoire se pense et se comporte comme un écosystème à même de cultiver un maillage territorial, social, générationnel, sectoriel, éducatif et professionnel. La responsabilité territoriale s’exprime par l’hybridation territoriale »10Gabrielle Halpern, Et si le monde était un opéra ?, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2023.. Cela implique également une véritable hybridation des services publics. Si l’Objectif de développement durable (ODD) 17, consacré aux partenariats, constitue la clé de voûte de l’Agenda 2030 des Nations unies, c’est en embrassant cette philosophie de l’hybridation que les acteurs d’un territoire donné y parviendront. Tout l’enjeu n’est donc plus pour l’action publique de reposer sur le territoire, mais sur les réseaux au sein de ce territoire qu’elle a la responsabilité de développer, de cultiver, de garantir et de métamorphoser. Cette idée de penser l’action publique territoriale comme une « agence matrimoniale » s’inscrit dans la conception du politique, de l’action politique développée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne : agir signifie créer de la relation… 

Cependant, le pôle métropolitain ne peut pas se réduire à une mutualisation ou à un partage de ressources pour proposer de nouveaux services que chaque entité ne pourrait pas réaliser toute seule. Tout d’abord, parce que cela enfermerait le pôle métropolitain dans une vision utilitariste, uniquement financière, sans que quiconque ne se projette dans le collectif qu’il représente. Ensuite, parce que cela transformerait les élus des entités constitutives du pôle en « élus-consommateurs », à la vision court-termiste et sans réel engagement dans l’action publique collective. Enfin, parce que les logiques de concurrence, de compétition entre les entités reprendraient vite le dessus, puisque le statut d’élu-consommateur peut être déresponsabilisant. 

Dans une philosophie de l’hybridation, les pôles métropolitains pourraient donc plutôt agir sur les réseaux de relations, dans une dynamique de métamorphose réciproque, afin d’éviter toute tentation de l’une des parties prenantes de s’enfermer dans une logique identitaire : réseaux d’acteurs publics et privés, d’institutions, de citoyens, qui transcendent les identités territoriales. C’est une véritable révolution mentale qu’il faut réaliser, car cela signifie concrètement que ce n’est plus le territoire (ou les territoires) qui joue le rôle de point de repère pour le pôle métropolitain, mais ce sont les réseaux qui deviennent structurants et à partir desquels peuvent être créés des sentiments d’appartenance. Cela a des implications immenses en termes de conception de l’action publique territoriale et cela demande une exigence accrue, car si la qualité des réseaux, leur égalité d’accès, leur dynamisme ne sont pas à la hauteur des enjeux, alors il y a un risque du retour des identités et des communautés, qui constituent les deux faces d’une même médaille…

Passer de l’identité territoriale à la responsabilité territoriale requiert un changement de méthode et de gouvernance, car c’est le logiciel territorial qui les avait structurées jusqu’à présent, alors qu’il faut désormais se mettre en quête d’une approche réticulaire, relationnelle. 

Du principe de non-contradiction au principe de contradiction : vers une nouvelle méthode, vers une nouvelle gouvernance

Au principe de non-contradiction, il convient de substituer un principe de contradiction, afin d’assumer la multiplicité et d’imaginer de nouvelles combinaisons possibles entre les parties prenantes : A peut être non-A. Cela ne signifie en aucun cas cultiver la contradiction pour le plaisir de la contradiction dans une démarche de débat stérile empêchant toute action publique. Développer un principe de contradiction signifie que l’on développe une pensée publique et une action publique qui ne sont pas unilatérales, ni dogmatiques, ni uniformisantes, mais qui, au contraire, laissent place à l’altérité, à la différenciation, à l’adaptation. À l’échelle publique territoriale, ce principe de contradiction signifie que l’on ne s’enferme pas dans une approche standardisante et centralisatrice, que l’on ne vise pas l’uniformisation territoriale, que l’on laisse place aux adaptations locales. Pour que le principe de contradiction soit mis en œuvre au sein des pôles métropolitains par exemple, quelles doivent être ou quelles pourraient être les relations entre les parties prenantes au sein de la gouvernance ? Si l’on reprend l’image du centaure, figure mythologique hybride par excellence, quel est le « bon » centaure11Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. ?

  • Est-ce le centaure dans lequel l’homme et le cheval sont complètement mêlés l’un dans l’autre au point que l’on ne les distingue plus ? À l’échelle territoriale, cela se traduirait par « la fusion », c’est-à-dire par le fait que plusieurs territoires se comparent dans le but d’effacer leurs différences et de se ressembler… C’est la gouvernance partagée qui mène à la disparition de la différence des entités.
  • Est-ce le centaure dont les deux parties coexistent sans jamais se rencontrer ? À l’échelle territoriale, cela se traduirait par « la juxtaposition » : plusieurs territoires coexistent, dans l’indifférence. C’est la rencontre qui n’a pas lieu et c’est donc la gouvernance partagée qui n’initie aucun changement.
  • Est-ce le centaure dont chacune des deux parties tente de s’imposer à l’autre au point de la faire disparaître ? À l’échelle territoriale, cela se traduirait par « l’assimilation », c’est-à-dire par le fait que plusieurs territoires entrent en concurrence avec l’ambition de faire disparaître les uns ou les autres. C’est la rencontre qui anéantit l’autre, une forme de gouvernance par assimilation. 

Ces trois modes de relation – fusion, juxtaposition et assimilation – constituent des pièges qui, concernant les pôles métropolitains, ne permettent pas de mettre en œuvre une véritable action publique territoriale. Il convient donc de mettre en place des garde-fous pour s’en prémunir et aller vers une « métamorphose réciproque », c’est-à-dire une hybridation. Par exemple, s’agissant des pôles métropolitains, le type de gouvernance partagée choisi doit permettre d’échapper à l’addition des intérêts territoriaux, partisans ou politiques particuliers et à la transformation de chaque membre en porte-parole de l’intérêt particulier qu’il représente. Pour que la gouvernance soit réellement partagée, chaque partie prenante doit avoir à l’esprit qu’il lui faut passer de son intérêt particulier à l’intérêt général, ou du moins à l’intérêt collectif. Cet état d’esprit, cette philosophie de la gouvernance partagée pourrait faire l’objet de la signature d’une charte en début de mandat des élus et leurs prises de parole, leur choix concernant le pôle métropolitain seraient régulièrement et objectivement évalués à l’aune du respect de cette charte, dont le collectif métropolitain serait le garant.

Ces garde-fous mis en place, une « gouvernance hybride »12Gabrielle Halpern, De la gouvernance partagée à la gouvernance hybride, Fondation Jean-Jaurès, 17 avril 2023. ou « tierce-gouvernance »13Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. s’incarnerait de la manière suivante : 

  • « un mariage improbable, c’est-à-dire le fait de réunir des partenaires, des parties prenantes, des entités qui a priori n’ont pas grand-chose à faire ensemble, voire qui peuvent sembler contradictoires, mais qui, réunies, permettent de créer une tierce-gouvernance ». Dans le cas d’un pôle métropolitain, on pourrait imaginer que l’implication d’autres parties prenantes, tierces, c’est-à-dire extérieures au pôle métropolitain, permette de créer un décalage fécond dans les antagonismes, en travaillant sur des sujets précis internes et externes au territoire, comme celui de la logistique, de l’entrepreneuriat ou de l’énergie, par exemple ;
  • « une métamorphose réciproque » entre les parties prenantes, c’est-à-dire qu’il faut que cette gouvernance leur permette de se transformer les unes les autres, afin de garantir leur recherche de l’intérêt collectif. Au sein des pôles métropolitains, cela pourrait se traduire par la rédaction collective d’un rapport semestriel des métamorphoses réciproques obligeant chaque partie prenante à les assumer et à les rechercher. Si un pôle métropolitain réunit des métropoles et des territoires associés, par exemple, il est important d’avoir à l’esprit cette idée de « métamorphose réciproque » entre eux pour que l’influence métropolitaine des territoires associés se double d’un enrichissement des métropoles par les territoires associés et leurs dynamiques contributives ;
  • « une responsabilité réciproque » entre les parties prenantes, c’est-à-dire qu’il faut que cette gouvernance permette aux parties prenantes de devenir responsables les unes des autres, afin de garantir la durabilité de l’intérêt général.

La tierce-gouvernance permet précisément de sortir d’une logique identitaire, de sortir même d’une logique territoriale pour s’inscrire dans une démarche réticulaire. Ce sont les écosystèmes – les « nouveaux points de repère » – qui constituent une forme de « tiers-territoire » et qui permettent de dépasser les intérêts particuliers, puisqu’ils sont, de fait, pluriels. 

Du principe du tiers-exclu au principe du tiers-inclus : vers un nouveau positionnement, vers un nouveau rôle

Enfin, au principe de tiers-exclu, il convient de substituer un principe de « tiers-inclus »14Le philosophe français d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988) est le premier à avoir utilisé l’expression de « tiers-inclus » ; cependant, nous ne l’utilisons ici absolument pas au sens où il l’entendait., qui constitue un principe de créativité : de deux choses, faisons-en trois, quatre, mille ! À quoi sert l’action publique territoriale ? À répondre aux besoins des citoyens ? À les anticiper ou à les transformer ? À construire leurs conditions de vie ? Cette question est d’autant plus difficile à résoudre que les citoyens constituent une catégorie complexe, s’entremêlant et se contredisant avec les notions de contribuable, habitant, usager, bénéficiaire, travailleur, riverain, électeur, consommateur. Cela veut dire que les nouvelles politiques publiques doivent être des politiques publiques hybridant ces différentes manières d’être citoyen, au lieu de jouer sur leur distinction, leurs contradictions et leurs conflits potentiels. Penser le pouvoir d’achat indépendamment du travail, la liberté indépendamment de la sécurité, l’écologie indépendamment de l’économie, le logement indépendamment de la mobilité risque de mutiler les enjeux et de créer des politiques publiques au mieux inefficaces, au pire aux effets particulièrement pervers, avec la création de nouvelles fractures. 

Chaque projet, chaque initiative, chaque service public devrait être évalué à l’aune de sa capacité d’hybridation avec d’autres projets, initiatives, services, politiques publics. Cela signifie que l’action publique a un rôle créatif : on attend d’elle qu’elle imagine le dépassement des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les citoyens, comme les territoires. La véritable question à se poser face à une politique publique ou face à un programme politique n’est donc pas tant de savoir à quel parti ou courant idéologique il appartient, mais plutôt quel degré d’hybridation entre les mondes (industrie, société, territoire, culture, agriculture, artisanat, numérique, etc.) il est parvenu à imaginer et s’engage à mettre en œuvre. Cela suppose de renouer avec l’idée d’imagination et de la considérer comme une véritable valeur politique. 

Si l’action publique se réduit à « être en réaction » face à des citoyens-consommateurs demandant une solution pour chaque intérêt particulier, elle perdra de sa légitimité, non pas au sens propre, mais au sens figuré, elle passera à côté de l’exercice de ses compétences et elle ne saura assumer la responsabilité qui est la sienne de l’intérêt général. In fine, il n’y aura plus d’action publique à proprement parler. C’est à l’aune de son degré d’imagination à concevoir de nouveaux projets de transport, de développement d’énergies, de services publics pluriels, d’événements fédérateurs que l’action publique devra être jugée. C’est ce positionnement d’« initiateur de commencements » qui permettra aux pôles métropolitains de dépasser les antagonismes identitaires, la juxtaposition des intérêts particuliers ou encore les inégalités territoriales et sociales. Par ailleurs, si le contenu du mandat de chaque élu est territorialisé, la capacité des pôles métropolitains à proposer des politiques publiques communes inédites donnera un sens à leur mandat au-delà de leur territoire d’élection. Si un pôle métropolitain n’est qu’une échelle de gouvernance de plus, alors il n’aura pas d’intérêt, mais s’il est une échelle de création de projets inédits, jugés improbables, son imagination touchera celle des citoyens et réveillera en eux leur capacité à rêver. C’est l’imagination en tant que valeur politique retrouvée qui formera la base d’un sentiment d’appartenance renouvelé de la part des citoyens. 

Si de nombreux territoires – et, à travers eux, leurs élus locaux – mettent en avant l’idée d’attractivité, il peut être intéressant d’introduire et de promouvoir une autre notion : celle de l’hospitalité15Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022., qui ne saurait se confondre avec la première. En effet, l’attractivité d’un territoire se construit par une juxtaposition de points d’attraction, qui sont peu souvent reliés entre eux, voire qui peuvent entrer dans une forme de concurrence au sein d’un territoire pluriel et qui peuvent également masquer ou mettre absurdement dans l’ombre d’autres entités structurantes du territoire. Avec l’idée de l’hospitalité s’ouvre un autre état d’esprit : celui d’un maillage de tous les acteurs du territoire et donc d’une égale possibilité et responsabilité de chacun à jouer un rôle en tant que « vitrine territoriale ». Avec l’idée de l’hospitalité s’ouvre un autre ensemble de rites16Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022. en vertu duquel ceux qui accueillent et ceux qui sont accueillis – qu’il s’agisse d’entreprises, d’étudiants, de touristes ou encore d’artistes – s’engagent dans une responsabilité réciproque.

Les pôles métropolitains doivent être pensés comme une invitation à appréhender autrement le principe territorial et à le réinventer radicalement. Un territoire n’est plus un espace délimité géographiquement ; il est un écosystème de relations à provoquer, à cultiver, à développer. Demain, on évaluera un territoire selon sa capacité d’hybridation entre les mondes ; demain, on évaluera l’action publique territoriale selon sa capacité à imaginer de nouvelles hybridations possibles entre les mondes, à les mettre en œuvre, à les développer, à les garantir et à les métamorphoser. Cela ouvre la voie à une nouvelle philosophie de l’intervention, de l’action publique locale.

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    Docteure en philosophie, diplômée de l’École normale supérieure (ENS), Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de co-diriger un incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle dirige la collection « Hybridations » qu’elle a créée aux Éditions de l’Aube. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybridation et elle est notamment l’autrice de l’essai Tous centaures ! Éloge de l’hybridation (Le Pommier, 2020).
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    La gouvernance du Sillon lorrain est assurée par un syndicat mixte regroupe quatre communautés : Portes de France, Metz-Métropole, Grand Nancy et Agglomération Épinal.
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    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
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    Je tiens à remercier tout particulièrement Vincent Gross, délégué général du Pôle métropolitain européen du Sillon lorrain, pour sa confiance et son temps, ainsi que pour nos moments d’échange qui m’ont beaucoup appris et fait réfléchir. Je remercie également toutes les parties prenantes qui m’ont accordé du temps et fait part de leur regard sur ces questions.
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    Code général des collectivités territoriales, article L5731-1.
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    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
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    Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, Pocket, Agora, traduction de Georges Fradier, 1961 et 1963, p. 403.
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    Gabrielle Halpern, Penser l’hybridethèse de doctorat en philosophie, 2019.
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    Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.
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    Gabrielle Halpern, Et si le monde était un opéra ?, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2023.
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    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
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    Gabrielle Halpern, De la gouvernance partagée à la gouvernance hybride, Fondation Jean-Jaurès, 17 avril 2023.
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    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
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    Le philosophe français d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988) est le premier à avoir utilisé l’expression de « tiers-inclus » ; cependant, nous ne l’utilisons ici absolument pas au sens où il l’entendait.
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    Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.
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    Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.

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