Partager la gouvernance pour de meilleures performances : l’hybridation en actes

Dans quelle mesure la gouvernance partagée génère-t-elle des performances spécifiques ? Et quel est son impact sur leur durabilité ? Pour y répondre, la philosophe Gabrielle Halpern tire les enseignements d’une démarche exploratoire menée par ESS France, en partenariat avec Aéma Groupe, auprès de différentes structures locales de l’économie sociale et solidaire.

En partenariat avec Aéma Groupe, ESS France a lancé une démarche de réflexion autour de la gouvernance partagée auprès de différentes structures de l’économie sociale et solidaire, afin d’observer les performances spécifiques que cette gouvernance permet de générer et son impact sur leur durabilité. Les structures participantes relèvent de différents modèles : un groupe mutualiste, une société coopérative d’intérêt collectif, une société coopérative agricole, une coopérative d’activités et d’emploi, une société commerciale, une association, une fédération, etc. Cette démarche a abouti à cette note de prospective, qui, basée sur les entretiens menés au sein de l’échantillon exploratoire des participants, ainsi que sur les travaux de recherche en philosophie sur l’hybridation1Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, soutenue à l’École normale supérieure en 2019. de Gabrielle Halpern, a d’abord et avant tout une vocation heuristique.

Une pluralité dans la gouvernance pour une pluralité de la performance ?

Les différents visages de la gouvernance partagée

Au sein de l’échantillon exploratoire, il est intéressant de constater que la gouvernance partagée s’exprime de diverses manières, selon les besoins, le contexte, le secteur, le territoire, le métier et la forme juridique de l’acteur concerné.

Au sein de la structure associative, la gouvernance va se partager entre les administrateurs bénévoles élus, l’équipe salariée et les habitants-usagers, au sein d’un comité d’animation. Si les premiers ont en responsabilité les orientations de l’association, le recrutement des salariés, le respect des valeurs et des engagements à l’égard des financeurs, ils peuvent aussi participer à l’action même de l’association en leur apportant leurs compétences. Les salariés s’occupent de la gestion opérationnelle quotidienne de l’association, tandis que les habitants-usagers qui se réunissent plusieurs fois par an sont chargés de faire remonter les demandes des habitants et de proposer des projets à court terme et des pistes d’amélioration du fonctionnement et des activités de l’association. L’un des enjeux ici est de créer les conditions d’une participation encore plus importante des habitants-usagers et de les faire entrer au sein du conseil d’administration.

Au sein du grand groupe mutualiste, la gouvernance partagée va se traduire par la mise en place d’un conseil d’administration – l’instance de contrôle –, composé de membres bénévoles élus sur candidature, dont des représentants des salariés nommés par une instance intersyndicale. Un comité exécutif existe au sein de ce conseil d’administration, formant ainsi une « gouvernance mixte ». Pour appuyer les décisions des instances dirigeantes, il y a plusieurs comités thématiques (risque, engagement, etc.). C’est au sein des assemblées générales que se prennent les décisions, sous la forme d’une démocratie représentative. L’idée ici est d’assurer un bon équilibre entre les intérêts des différentes parties prenantes (usagers, salariés, etc.).

Prenons, enfin, l’exemple de la coopérative d’activités et d’emplois, sous forme de société anonyme organisée en SCOP (société coopérative de production), qui partage le pouvoir entre son conseil d’administration, les salariés de l’équipe-structure et les entrepreneurs-salariés.

Selon les choix opérés par les entités, il apparaît au cours des entretiens avec les participants que cette gouvernance partagée va se traduire diversement :

  • par une distribution des rôles et des responsabilités permettant une plus grande autonomie des acteurs, en vue d’une meilleure réactivité, comme si la gouvernance partagée se définissait comme gouvernance distribuée et émancipatrice ;
  • par des processus de décision permettant au plus grand nombre de parties prenantes de s’exprimer, et en particulier les salariés, comme si la gouvernance partagée se définissait comme gouvernance horizontale ;
  • par des processus de décision permettant au maximum de parties prenantes d’être représentées, comme si la gouvernance partagée se définissait comme gouvernance représentative ;
  • par des processus de décision permettant au plus grand nombre de parties prenantes de s’impliquer, comme si la gouvernance partagée se définissait comme gouvernance participative.

Si la finalité est la même, la gouvernance partagée se vit de diverses manières, il n’y a pas de modèle unique, mais des traductions propres à chaque acteur.

La gouvernance partagée : du « simple bon sens » ?

Si la gouvernance se déploie dans un partage de rôles, de responsabilités et de modalités différent, nous retrouvons à chaque fois au sein de l’échantillon exploratoire une volonté d’impliquer le maximum d’intérêts particuliers, de parties prenantes et de « regards », pour s’assurer régulièrement de la pertinence de l’action de l’entité, quelle que soit sa forme.

Au sein de cet échantillon exploratoire, la gouvernance partagée apparaît presque comme relevant du simple « bon sens » : pour qu’une association soit véritablement utile aux habitants, pour qu’elle ne fasse pas fausse route sur les services à leur apporter, il est essentiel de les impliquer dans la gouvernance. De la même manière, comment une entreprise peut-elle exercer son métier de la manière la plus pertinente possible en se passant de l’expertise de ses salariés dans ses processus de décision ? Ou encore, comment une start-up peut-elle proposer un produit vraiment efficace s’il n’est pas le fruit de réflexions collectives menées par les salariés, la direction, des usagers, des représentants associatifs, des acteurs du secteur, des représentants institutionnels et des investisseurs ? Ou, enfin, comment une entreprise collective, telle qu’une coopérative d’activités et d’emplois, peut-elle survivre si elle ne crée pas un engagement très fort de la part de ses salariés et de ses entrepreneurs-salariés ?

La gouvernance partagée au service d’une performance pluridimensionnelle et durable ?

Dans cette idée de « bon sens », il y a une volonté de construire ce qu’il y aurait de plus juste, au sens de justice et de justesse, et de plus efficace, en termes de proposition de produit/service, de vie et d’évolution de la structure à la fois internes et externes. « Ce n’est jamais une perte de temps que de prendre l’avis de tout le monde » : si l’argument de la lenteur de la décision est souvent brandi par les pourfendeurs de la gouvernance partagée, il est intéressant de voir comment il est retourné par les participants de cet échantillon exploratoire qui assument le fait de prendre du temps en amont pour ne pas en perdre en aval, lorsque de mauvaises décisions auront été prises, par exemple, par défaut d’implication du plus grand nombre de parties prenantes. La collégialité de la gouvernance par la transcendance des intérêts particuliers en amont permettrait de se garantir contre des problèmes d’intérêts particuliers en aval. Ce temps gagné par la gouvernance partagée augmenterait donc l’efficacité de l’action collective. « Nous avons besoin de temps long ; bien sûr que notre modèle de gouvernance demande plus de temps, mais une fois que la décision est prise, elle est portée par tous ! », explique le président de l’une de ces entreprises.

Il apparaît donc ici, dans ce « bon sens », une autre conception de la notion de « performance ». En effet, jusqu’ici, le terme de « performance » était systématiquement associé à sa seule dimension financière – rappelons au passage que ce mot est issu de l’univers des courses et renvoyait aux actions accomplies par un cheval de course2Voir la définition du CNRTL. –, puis il a été employé pour désigner une réalisation, un accomplissement. Or il est justement intéressant de constater qu’auprès des participants interrogés, ce terme prend d’autres dimensions et se met à désigner des accomplissements d’autres ordres que celui du strictement financier.

À l’image de l’attention portée à la pluralité des parties prenantes au sein de la gouvernance, il semble apparaître au sein de cet échantillon exploratoire une volonté de concevoir la performance de leur entité d’une manière pluridimensionnelle : pluralité des regards dans la gouvernance, pluralité des dimensions de la performance. L’hypothèse que nous pouvons formuler ici pourrait s’exprimer ainsi : c’est parce que la gouvernance est partagée entre des acteurs divers qui apportent chacun un regard, une attention et une exigence propres que la performance ne peut pas être conçue d’une manière unidimensionnelle, mais qu’elle est au contraire plurielle. Autrement dit, la gouvernance partagée ferait émerger une nouvelle définition de la performance comme performance plurielle. Très concrètement, impliquer les salariés ou les usagers dans la gouvernance permettrait de développer une performance sociale et territoriale, par exemple.

Tous les participants de l’échantillon exploratoire ont décrit différents types de performance, qui varient selon les acteurs : performance économique, performance sociale, performance territoriale, performance écologique. Par exemple, la SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) interrogée explique que, selon une première évaluation partielle de son impact social, elle aurait accompagné plus de 2 millions de personnes en situation de fragilité numérique, grâce à l’action de ses membres en matière de médiation et d’inclusion numérique. Cette performance sociale se double d’une recherche de performance économique, dans le sens où cette structure a à cœur de transformer la logique de compétition en logique de coopération : dans certains cas, la gouvernance partagée permet, en effet, de faire travailler ensemble des acteurs concurrents qui mutualisent leurs forces et leurs investissements, ce qui renforce l’efficacité de l’action de chacun. La SCA (société coopérative agricole) peut parler de performance sociale et écologique, tout en mettant en avant sa performance économique et financière. De son côté, la fédération interrogée travaille autant à la performance écologique, via l’économie circulaire, en réparant, recyclant et mettant en vente près de 120 000 objets par an, qu’à la performance sociale, en favorisant l’insertion professionnelle de personnes éloignées de l’emploi. La fédération fait preuve d’innovation en créant de nouvelles filières de recyclage (déchets électriques et électroniques, dispositifs médicaux, etc.). Certains participants doublent leur performance sociale, écologique et économique d’une performance territoriale, en misant sur l’ancrage territorial et sur la création d’écosystèmes locaux. Cette performance prend la forme de l’insertion professionnelle locale, de partenariats avec d’autres entités locales ou encore de l’adaptation du modèle aux spécificités locales. Certains vont jusqu’à travailler avec de nouveaux modèles de comptabilité, afin d’intégrer dans leur bilan leur impact social et environnemental.

Il n’est pas possible d’établir scientifiquement à ce stade un lien indubitable entre gouvernance partagée et performance pluridimensionnelle. Cependant, il semble qu’il y ait un lien fort entre la diversité des parties prenantes dans les processus de décision et la prise en compte ou la considération d’une diversité de performances.

Par ailleurs, s’agissant de la durabilité de cette performance pluridimensionnelle, il se pourrait qu’elle soit permise par le fait que la gouvernance partagée dont il est question ici n’est pas conjoncturelle ni ponctuelle. En effet, le fait que la gouvernance partagée soit statutaire et structurelle semble être un gage de durabilité. Prenons l’exemple de l’association qui souhaite impliquer davantage les habitants-usagers : si cette implication se résumait à une rencontre irrégulière avec l’équipe salariée et le conseil d’administration, il ne saurait y avoir une véritable performance sociale, et si cette performance sociale devait se concrétiser, elle ne saurait se concrétiser sur le long terme. Mais le fait que cette implication soit pour le moment régulière (deux ou trois rencontres par an), structurée au sein d’un comité d’animation, et qu’une réflexion ait lieu pour voir dans quelle mesure les habitants-usagers pourraient participer au conseil d’administration témoigne de ce que la question de la durabilité de la performance sociale est prise en considération. De la même manière, la comitologie, telle qu’elle a été mise en place d’une manière structurelle par le groupe mutualiste, participe de l’idée selon laquelle la recherche d’une performance pluridimensionnelle serait durable.

Cela fait naître une hypothèse nouvelle selon laquelle tant que la gouvernance sera véritablement partagée – structurellement, statutairement et objectivement –, la performance serait pluridimensionnelle et durable. Mais comment s’assurer du véritable partage effectif de la gouvernance ?

Les conditions d’une gouvernance partagée au service d’une performance pluridimensionnelle et durable

La gouvernance partagée au service d’une performance pluridimensionnelle : une question de culture ?

Au cours des échanges avec les participants, il est plusieurs fois venu l’idée selon laquelle si la gouvernance partagée est objectivable et mesurable avec des critères précis – parce que statutaire –, elle peut néanmoins être plus ou moins partagée, plus ou moins forte, plus ou moins « investie » par les parties prenantes ou encore plus ou moins comprise… Au-delà d’être un mode de gouvernance, la gouvernance partagée apparaît comme une philosophie, une manière de faire, une forme de culture au sein du collectif. La SCIC, par exemple, explique que c’est d’abord un état d’esprit et des habitudes insufflées au sein du collectif qui permettent d’accroître la participation des parties prenantes au sein de la gouvernance partagée : « Plus il y a de dialogue entre les sociétaires, d’échanges, de connaissances et d’opportunités, plus il y a une implication forte dans la gouvernance. » La coopérative d’activités et d’emplois met en place très régulièrement des moments d’échanges pour expliquer les processus de gouvernance partagée et susciter la motivation, par exemple des entrepreneurs-salariés, pour qu’ils s’investissent dans la gouvernance. Cela fait partie de ce qu’elle appelle des actions de « vie démocratique et d’éducation populaire ». De même, ses comités paritaires accueillent des membres sur volontariat ou sur tirage au sort.

Par ailleurs, la gouvernance peut être plus ou moins partagée ; comme le dit très justement l’un des participants, « il y a la règle et il y a la coutume » et certains vont au-delà de ce qui est requis pour que la gouvernance partagée ne soit pas simplement statutaire, mais pour qu’elle soit poussée à son maximum dans sa mise en œuvre. Par exemple, chez l’un des acteurs interrogés, au lieu d’avoir un seul président du conseil d’administration, il va y avoir une présidence collective qui se charge de l’animation des séances et des actions (élection, etc.), d’une manière tournante. De la même manière, la direction générale fait partie du conseil d’administration et est élue sur un projet de direction générale, de manière à ce qu’il y ait « un véritable emboîtement du technique et de l’opérationnel », et non une simple juxtaposition des deux.

La gouvernance partagée au service d’une performance pluridimensionnelle : une question de formation ?

Presque tous les participants mettent en avant la nécessité de la formation à la gouvernance partagée, qui n’a rien d’« inné » ni de naturel et qui nécessite une sensibilisation de tous et une formation des représentants qui en feront partie. La formation des parties prenantes semble cruciale pour compter sur leur participation active, mais aussi sur l’efficacité et la justesse de leur rôle : la gouvernance partagée ne saurait être une addition d’intérêts particuliers et si la gouvernance partagée doit être représentative, ses membres ne sauraient être présents pour être les porte-parole de l’intérêt qu’ils représentent. Pour que la gouvernance soit réellement partagée, chaque partie prenante doit avoir à l’esprit qu’il lui faut passer de son intérêt particulier à l’intérêt général. Ce qui nécessite une formation, de l’expérience et un certain état d’esprit. Certains participants aux entretiens prennent tellement au sérieux ce sujet de formation qu’ils en dispensent une qui va au-delà des organismes de tutelle et qui s’inscrit dans un parcours quasiment individualisé de chaque personne.

Ces différents éléments portent une question importante : les performances de ces entités dépendent-elles de la manière dont la gouvernance partagée est vécue, traduite et comprise ? Autrement dit, il ne suffirait pas d’adopter un mode de gouvernance partagée dans ses statuts pour voir automatiquement plusieurs types de performances apparaître, il faudrait encore travailler à sa traduction, son déploiement, sa réelle mise en œuvre pour qu’elle puisse éventuellement donner lieu à d’autres types de performance. La gouvernance partagée apparaîtrait alors non pas seulement comme relevant du statutaire, mais également du culturel, au sein d’un collectif, pour qu’elle existe vraiment et se traduise en performances tangibles.

La gouvernance partagée au service d’une performance pluridimensionnelle : une question de frontières ?

Au-delà de la dimension culturelle et de la dimension de la formation, un autre élément semble apparaître au fur et à mesure des entretiens : pour que la gouvernance partagée soit vraiment mise au service d’une performance pluridimensionnelle et durable, cela nécessite de la part des parties prenantes de lever le tabou des frontières. En effet, les collectifs – quelle que soit la forme qu’ils prennent – se construisent toujours à l’intérieur de frontières nettes et définies très précisément par le contractuel ou par le statutaire : un contrat de travail me permet d’être dans le collectif, un contrat de prestation de service me permet d’être en partenariat avec le collectif tout en restant à l’extérieur de ses frontières, une transaction commerciale en tant que consommateur me permet d’être en relation ponctuelle avec le collectif que constitue telle ou telle entreprise, etc. Cependant, la gouvernance partagée, par le fait qu’elle implique des experts extérieurs, des clients (sociétaires), des partenaires et éventuellement des institutions publiques, des élus (dans le cas d’une SCIC, par exemple) ou encore des prestataires, ouvre de fait les frontières de l’entreprise/du collectif et les rend poreuses. L’exemple qui illustre le mieux cette idée est la figure du sociétaire, qui est à la fois dedans et dehors ; il a un pied dans les deux mondes et, par son statut et son implication même, il rend les frontières entre le dedans et le dehors absurdes. La gouvernance partagée apparaîtrait alors comme la remise en question des cases dans lesquelles chaque acteur était enfermé jusqu’à présent (« le client est le client », « le salarié est le salarié », « l’administrateur est l’administrateur », « le dirigeant est le dirigeant », etc.) et comme la possibilité du chevauchement, de la double appartenance, de l’imbrication, de la recombinaison, de l’hybridation3Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020..

De fait, ces chevauchements se constatent dans de très nombreux tiers-lieux4Gabrielle Halpern, « Tiers-lieux : les conditions d’une véritable hybridation. Des laboratoires d’expérimentation de l’avenir ? », en partenariat et avec le soutien des Petits Débrouillards, Fondation Jean-Jaurès, 19 septembre 2022. où les frontières s’estompent. En effet, à la question « qui fait partie de ce collectif ? », les réponses sont semblables, à quelques variations près, d’un tiers-lieu à un autre : les salariés, les bénévoles, les usagers, les bénéficiaires, les habitants, les curieux. Mais en creusant le sujet, il apparaît que les frontières entre ces différentes catégories ou dénominations ou rôles au sein du tiers-lieu sont de plus en plus floues, laissant une zone de perméabilité par rapport aux rôles de chacun. Une forme de cercle vertueux apparaît : les actions du salarié prolongent celles du bénévole qui se fondent dans celles du bénéficiaire qui renouvellent celles du salarié. On ne sait plus où commence le rôle de chacun, il y a une forme de prolongement des uns dans les autres, une forme d’hybridation où chacun trouve sa place dans le projet. La meilleure preuve en est qu’un fondateur de tiers-lieu explique que, dans la mesure où il n’y a pas de frontière entre salariés, bénévoles et usagers, « on peut laisser les clefs aux bénévoles ou aux usagers, ils prendront soin du lieu, parce qu’il y a un climat de confiance, un sentiment d’appartenance, de “chez-soi”5Ibid. ».

Tout cela pourrait contribuer à l’émergence d’un nouveau contrat social entre les parties prenantes où le client, par exemple, ne se contente pas d’être client, mais devient justement une partie prenante et s’implique dans les processus de décision. Et c’est précisément dans cette hybridation6Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020. des parties prenantes au sein de la gouvernance partagée qu’une hybridation des différents types de performance serait rendue possible. L’hypothèse pourrait être formulée ainsi : l’ouverture des frontières de l’entreprise/du collectif, grâce à la gouvernance partagée, permettrait celle de la performance qui ne se cantonnerait plus au financier, mais s’ouvrirait aux enjeux social, environnemental, sociétal, territorial, culturel, etc., et de ce fait gagnerait en durabilité. Autrement dit, à « gouvernance hybride », « performance hybride »…

Les conditions d’une gouvernance hybride au service d’une performance hybride : hypothèses, réflexions et perspectives

L’hybridation : grande tendance du monde qui vient ?

Nous ne nous en rendons pas compte, mais cela fait des siècles que nous passons nos journées à tout ranger dans des cases7Ibid.. : nos amis, nos salariés, nos collègues, nos clients, nos prestataires, nos territoires, nos concurrents, notre métier, les situations auxquelles nous sommes confrontés et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’est transformé en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, nous fabriquons des frontières artificielles entre les métiers, entre les générations, entre les secteurs, entre les entités, entre les parties prenantes. Ces silos créent et renforcent les fractures au sein de notre société. Mais il y a des signaux faibles d’hybridation qui témoignent du fait que nous sommes en train d’apprendre à voir le monde autrement qu’au travers de cases. L’hybridation se définit comme le fait de « faire des mariages improbables, c’est-à-dire de mettre ensemble des générations, des activités, des usages, des matériaux, des mondes, des idées, des personnes, des secteurs, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, mais qui, réunis, vont donner lieu à quelque chose de nouveau8Ibid. » : un tiers-service, un tiers-lieu, un tiers-modèle organisationnel, une tierce- économie ou une tierce-gouvernance.

Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite. Ces approches pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires, accroissent le nombre de doubles diplômes, transforment les fiches de poste, hybrident les métiers et brouillent les modèles organisationnels. De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. Les territoires, eux, voient se multiplier les tiers-lieux, qui mêlent des activités économiques avec de la recherche scientifique, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Ils entrecroisent souvent des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires… Comme si l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence, puisqu’il s’agit d’hybrider l’économique et le solidaire, était en train de s’affirmer progressivement comme l’économie de demain et que bientôt tous les lieux allaient devenir des tiers-lieux9Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin). ! Des gares se transforment en musée pour donner au plus grand nombre l’accès à l’art – démontrant, à ceux qui pensent que cela conduit à une profanation de la culture, que c’est lorsqu’il se met à la portée de tous que l’art devient sacré. Dans le même temps, des pianos sont installés dans des magasins où l’on organise des ateliers de lecture et de cuisine ; tandis que l’on construit des crèches à côté de maisons de retraite…

Ces signaux faibles d’hybridation, étant de plus en plus forts, remettent en question les stratégies d’entreprises, ainsi que les politiques publiques telles qu’elles avaient été pensées jusqu’à présent, mais également les catégories juridiques – ce qui rend urgente une réflexion sur l’hybridation des droits –, ainsi que les modèles organisationnels, les modèles de gouvernance et les modèles de performance.

Définir la « gouvernance hybride »

Que ce soit le citoyen, le salarié, l’agent public, le patient ou le consommateur, il apparaît de manière progressive un besoin d’être impliqué véritablement dans les processus de décision. À l’échelle politique, cela se constate avec l’essor de la démocratie participative ; à l’échelle du monde professionnel, les collaborateurs expriment, eux aussi, leur souhait de constituer une vraie partie prenante au sein des instances de décision, tandis que les consommateurs, plus avertis et plus exigeants, s’affirment de plus en plus comme un contre-pouvoir. Partout semble être remise en question la société de services où de manière unilatérale un service est apporté à un bénéficiaire-client-administré-citoyen-patient-salarié.

Au contraire, la tendance d’hybridation de notre monde nous ferait sortir d’une société de services pour nous faire entrer dans une société de la relation – un échange bilatéral, donc –, nécessitant de créer une relation dans laquelle le bénéficiaire-client-administré-citoyen-patient-salarié-bénévole voudra bien entrer et s’impliquer. Cette société de la relation nous pousserait donc à une transformation des relations entre les parties prenantes, qui concerne tous les collectifs, qu’il s’agisse d’institutions publiques, d’entreprises ou encore d’associations.

Mais pour que la gouvernance des organisations relève ce défi de l’hybridation, il faudrait aller encore plus loin dans la réflexion sur la « gouvernance partagée » pour qu’elle se redéfinisse comme « gouvernance hybride ».

La gouvernance hybride pourrait se définir comme une gouvernance permettant :

  • « un mariage improbable, c’est-à-dire le fait de réunir des partenaires, des parties prenantes, des entités qui a priori n’ont pas grand-chose à faire ensemble, voire qui peuvent sembler contradictoires, mais qui réunies, permettent de créer une tierce-gouvernance » ;
  • « une métamorphose réciproque » entre les parties prenantes, c’est-à-dire qu’il faut que cette gouvernance permette aux parties prenantes de se transformer les unes les autres, afin de garantir leur recherche de l’intérêt général ;
  • « une responsabilité réciproque » entre les parties prenantes, c’est-à-dire qu’il faut que cette gouvernance permette aux parties prenantes de devenir responsables les unes des autres, afin de garantir la durabilité de l’intérêt général.

La gouvernance hybride permettrait ainsi d’aller plus loin que la gouvernance partagée en impliquant des parties prenantes « improbables », qui peuvent avoir été jusqu’à présent oubliées. Les deux autres critères que sont la « métamorphose réciproque » et la « responsabilité réciproque » nécessitent d’augmenter le nombre de formations, et en particulier de formations croisées et de sensibilisation réciproque à la réalité de chaque partie prenante, et de repenser le recrutement ou le choix des individus au sein des instances de gouvernance. La notion d’hybridation enrichit celle de « gouvernance partagée », puisqu’elle permet de mieux préciser encore les relations au sein du collectif de gouvernance et d’ouvrir la voie à une réflexion sur l’évaluation de la compétence collective au sein de cette gouvernance partagée. La « gouvernance hybride » apporte une ambition nouvelle par rapport à la gouvernance partagée, à travers cette idée de « métamorphose réciproque d’intérêts particuliers, de compétences, de visions » et de « responsabilité réciproque d’intérêts particuliers, de compétences, de visions ». La « gouvernance hybride » pourrait, par exemple, venir utilement repenser les relations entre consommateurs, producteurs, transformateurs et distributeurs, en matière d’alimentation.

Définir la « performance hybride »

Qu’est-ce que la gouvernance hybride permettrait d’apporter en plus, eu égard à la question de la performance, par rapport à la gouvernance partagée ? Si la gouvernance partagée permet d’enclencher différents types de performance et de les rendre plus durables, ces performances peuvent encore être considérées d’une manière catégorielle ; autrement dit, chaque performance est rangée dans une case et éventuellement évaluée en tant que telle. Les participants disent œuvrer à plusieurs types de performance, mais certaines actions peuvent être encore catégorielles : « Voici ce que l’on fait en matière de performance sociale, voici ce que l’on fait pour la performance écologique, etc. » Or dans un monde de plus en plus hybride, il ne faudrait pas séparer les différents types de performance les uns des autres et créer ainsi des frontières insurmontables entre eux. L’action d’une entreprise ne peut pas être « découpée en morceaux » ; pire, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle considérer les performances comme indépendantes les unes des autres menacerait leur durabilité, ainsi que la pertinence des actions menées, et accroîtrait les injonctions contradictoires. Penser la performance écologique indépendamment de la performance territoriale ou de la performance sociale (et inversement) est absurde. C’est bien par la combinaison, l’imbrication de ces performances que la création de valeur pourra être globale, tangible, pertinente et durable. Pour ne pas recréer des silos, pour ne pas créer ni renforcer les fractures, il faudrait hybrider les différents types de performance et les penser ensemble.

Il émerge donc une nouvelle notion de « performance hybride » que l’on peut définir comme « l’imbrication de différents types de performance que sont la performance économique, la performance sociale, la performance territoriale, la performance écologique, et leur métamorphose réciproque ».

Cela ouvre de vraies réflexions, notamment sur la manière de mesurer cette performance et d’en faire état dans un rapport annuel global (et non thématisé), et laisse entrevoir un champ de recherche riche à venir.

  • 1
    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, soutenue à l’École normale supérieure en 2019.
  • 2
    Voir la définition du CNRTL.
  • 3
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 4
    Gabrielle Halpern, « Tiers-lieux : les conditions d’une véritable hybridation. Des laboratoires d’expérimentation de l’avenir ? », en partenariat et avec le soutien des Petits Débrouillards, Fondation Jean-Jaurès, 19 septembre 2022.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).

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