Une école pour apprendre à penser

La rentrée scolaire a fait ressurgir de nombreux débats autour du rôle concret de l’institution scolaire : école des savoirs ou d’apprentissage de la pensée ? Cet entretien croisé entre Gabrielle Halpern, philosophe, et Bruno de Monte, directeur général de Médéric, école hôtelière de Paris, creuse la question et les défis auxquels l’école fait face entre méthodes d’apprentissage interdisciplinaire à articuler, impact des nouvelles technologies et nécessité de revaloriser le rôle des enseignants pour former les citoyens de demain.

L’école a connu et connaît de nombreux bouleversements depuis plusieurs années, comment pourrait-on la repenser ?

Gabrielle Halpern : Avant de la repenser, il me semble important de réfléchir à la manière dont on dit l’école : éduquer, instruire, former, enseigner… La langue française tient son génie notamment de la diversité de ses mots, dont chacun exprime une nuance, de telle sorte qu’il n’y a pas de synonyme à proprement parler. En hommage à Jacqueline de Romilly, il nous faut donc parcourir ensemble un bref détour étymologique. « Enseigner » vient du latin « insignire », qui signifiait « signaler, désigner ». Ce terme semble donc renvoyer au rôle et à la responsabilité du professeur qui est de signaler, de désigner ce qui mérite d’être vu, expérimenté, appris et connu. « Instruire » vient du latin « instruere » qui signifiait « assembler dans, dresser, munir, outiller » ; il y a là l’idée d’un édifice, d’une construction de connaissances et de méthodes. « Former » renvoie directement à l’idée de donner une forme, de façonner, ce qui suppose d’avoir un modèle ou un moule en tête… Les verbes « éduquer » et « élever », quant à eux, partagent ce même préfixe latin « é » qui renvoie à l’idée de retirer ou de déplacer quelque chose, de mettre « hors de », indiquant par là le mouvement hors d’un lieu ; « élever » renvoyant étymologiquement au fait d’« alléger, de soulager, de soulever ». Ce champ lexical riche met en évidence deux forces – ce qui relève du savoir et ce qui relève de l’être – qui ont très souvent été mises en parallèle, en tension, voire en concurrence, ne serait-ce que par cette formule célèbre de Montaigne selon laquelle mieux vaut « une tête bien faite qu’une tête bien pleine ». Emmanuel Kant1Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Hachette éducation, 1981., lui, au contraire, les articulait en « instruction » et en « discipline », en mettant en évidence leur complémentarité et leur inextricabilité.

Plutôt qu’une concurrence ou une complémentarité, il me semble qu’il nous faut plutôt chercher une forme d’« hybridation »2Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.entre ces deux forces, c’est-à-dire ce que je définis comme une « métamorphose réciproque »3Ibid.. L’apprentissage de connaissances nouvelles peut être un levier d’apprentissage des valeurs humaines, et inversement. Jacqueline de Romilly explique4Jacqueline de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés, Paris, Le Livre de poche, 1999. d’ailleurs qu’étudier l’histoire et ses personnages, mémoriser des poèmes, lire des livres ne nous permet pas seulement de « rencontrer des exemples de raisonnement », de « faire l’expérience de verdicts, d’opinions, de propositions », mais aussi de « faire connaissance de toutes les émotions possibles », de rencontrer « tous les bonheurs et tous les malheurs, toutes les causes d’indignation ou de gratitude, et toutes les aventures ». Elle poursuit : « l’élève qui aura fait ses classes, même modestement, aura ajouté aux souvenirs des contes qui charmaient son enfance tout l’héritage de l’expérience humaine. Il aura conquis un empire avec Alexandre ou Napoléon, il aura perdu une fille avec Victor Hugo, il aura lutté seul sur les mers comme Ulysse (…) La littérature nous permet d’être, à la fois, ou successivement le meurtrier et sa victime, le roi dans des palais resplendissants et le pauvre qui meurt de faim, et de connaître aussi toutes les émotions de civilisations aujourd’hui englouties, d’être esclave (…). Elle nous permet d’être homme ou femme, d’être enfant ou bien vieillard et de toutes ces situations naissent à nouveau des voix qui nous parlent en une sorte de confidence universelle ». L’école, ses exercices, ses devoirs, ses leçons dont nous ne comprenons pas toujours l’utilité, nous rend meilleurs, plus humains, en nous aidant à mieux nous exprimer, à mieux comprendre, à mieux écouter.

Bruno de Monte : Ce détour étymologique est effectivement important, car il dit beaucoup de l’immensité des territoires dévolus idéalement à l’école. Il permet de résumer – sans omettre les nuances et subtilités que votre analyse sémantique et philosophique souligne – ses missions complexes : permettre l’épanouissement et la construction individuelle et personnelle de l’élève, transmettre une méthodologie, des outils, des savoirs et des savoir-faire, dans un cadre formel où le collectif est en même temps primordial, montrer un chemin, des valeurs et des codes qui permettront aux jeunes de vivre en société en y prenant part et de penser par eux-mêmes en développant leur esprit critique…

Les missions de l’école qui figurent dans le Code de l’éducation5Pour répondre à la question des missions de l’école, il convient tout simplement de se référer au Code de l’éducation qui les précise, et que l’on peut résumer à quatre missions principales : « transmettre et faire acquérir des connaissances, éduquer les futurs adultes à être citoyens et à vivre ensemble, préparer à la vie professionnelle, viser l’égalité des chances dans la réussite éducative ». recouvrent des champs très étendus ; elles comportent parfois entre elles des antinomies, sans compter qu’elles se déclinent en une myriade d’objectifs, de sous-objectifs et d’objectifs induits qui se multiplient au fil des ans, au gré des politiques nationales. Nous souhaitons tous l’idéal, mais vœux et principe de réalité sont-ils compatibles ? « On demande tout à l’école, et elle ne peut pas tout faire ni suppléer à tout ». Cette réflexion souvent entendue est révélatrice d’une distorsion ressentie entre les missions générales, très ambitieuses, confiées à l’éducation et la capacité des établissements à les tenir. Le(les) rôle(s) et le fonctionnement de l’école sont devenus complexes, y compris pour les acteurs du système qui légitimement s’interrogent sur l’étendue de leur(s) mission(s), les objectifs visés et les moyens consentis, le réalisme de ces missions au regard des évolutions sociétales, sociales et technologiques, mais également de la financiarisation d’une partie du système avec l’intervention de nouveaux acteurs issus de fonds d’investissements.

Il faut aussi sans doute préciser ce que l’on entend dans le terme « école ». L’évolution de notre système éducatif s’est également diversifiée avec le développement de différents types d’établissements et de modalités d’apprentissage. Qu’elles soient maternelles, primaires, secondaires, technologiques, professionnelles, universitaires, grandes écoles, publiques ou privées (avec l’hétérogénéité que recouvre ce statut) par voie scolaire ou par l’apprentissage, toutes ces écoles, tous ces établissements, participent, ou devraient participer, selon moi, de « l’école ». Ils doivent tous concourir à un objectif commun – celui de former –, au-delà de leurs spécificités, les esprits et des citoyens.

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Que peut-on donc légitimement attendre de l’école ?

Bruno de Monte : Aujourd’hui, pour éduquer, pour « sociabiliser » ou pour apprendre « le vivre-ensemble », les codes ou encore le civisme, on parle seulement de la famille et de l’école, en soulignant les défaillances de l’une et de l’autre. Or, il faut rappeler que « l’école » et « la famille » sont tout ce qu’il reste d’un écosystème autrefois riche de cadres autres que scolaires et familiaux : je veux parler des initiatives associatives, laïques, confessionnelles, engagées, qui complétaient le dispositif éducatif, entouraient les jeunes et palliaient ou complétaient la transmission familiale ou scolaire. Il existait de nombreux dispositifs d’éducation populaire, en ville, en banlieue, en milieu rural qui remplissaient leur part d’éducation. C’est dans ces structures et à travers ces expériences que les jeunes acquéraient aussi les notions de « vivre-ensemble », d’engagement et de citoyenneté, de culture aussi, sans parler des « soft skills », que l’on semble redécouvrir aujourd’hui et qui sont présentées comme l’alpha et l’oméga de l’intégration sociale et professionnelle. L’école pouvait ainsi se consacrer davantage aux « autres » fondements non moins garants de l’intégration : lire, écrire, compter et – luxe suprême aujourd’hui – l’acquisition de bases de culture générale (littéraire, historique…) et de méthodes de réflexion et d’analyse… Que reste-t-il de toutes ces initiatives aujourd’hui ? Ces structures ont beaucoup perdu de leur poids. Il n’y a plus guère que l’école pour assurer, à elle seule, et avec de moins en moins de moyens à la hauteur, l’étendue de la mission éducative autrefois assurée par une constellation d’acteurs puissants et organisés.

C’est dans ce contexte d’attentes fortes que nous nous situons vis-à-vis de l’école, qui ne doit pas se contenter d’adapter les jeunes à la société, mais de développer leur capacité de penser et d’agir seul et en collectif. Si l’on ne s’intéresse qu’à la transmission de savoir-faire, dans une vision techniciste, on se trompe. L’école est un lieu d’éducation humaine et intellectuelle au moins autant qu’un lieu d’enseignement. Elle est par essence un lieu d’ouverture et de découverte qui doit d’abord apprendre à apprendre et apprendre à penser. La démarche n’est pas seulement de « remplir les crânes », mais de mettre à distance, d’entraîner à réfléchir, à analyser pour comprendre. Quand on a un esprit « bien fait », non seulement on apprend tout très vite mais, en plus, on réinterroge ce que l’on apprend. C’est cela qui justifie l’école. Et tous ces flux d’informations – non vérifiées – qui nous arrivent aujourd’hui nécessitent une solide formation pour être appréhendés. Il s’agit aussi de développer une faculté de jugement et de libre-arbitre, de capacité à débattre (ou en tout cas, à supporter le débat !). Si l’on n’apprend pas aux élèves à mettre en perspective ce qu’ils apprennent, nous aboutirons à une société non pensante. Notre engagement éducatif à Médéric, comme je l’ai fait dans d’autres écoles, est d’aider les élèves dans leur approche de la vie, afin de leur apprendre à savoir ce qu’ils veulent et à vouloir ce qu’ils savent, c’est-à-dire à satisfaire leurs désirs, non dans l’assouvissement animal de l’immédiateté, mais selon les ressorts de la conscience humaine.

Malheureusement, on accorde de moins en moins de temps à la méthodologie de travail, de réflexion, et d’analyse. On a également évacué « les humanités » de trop de cursus, jugeant qu’elles n’étaient plus essentielles. Je ne parle pas seulement des établissements secondaires,  techniques et technologiques. Cela est aussi vrai pour l’enseignement supérieur. La culture historique, philosophique, anthropologique, épistémologique est devenue portion congrue. Or, comment veut-on que les futurs dirigeants, élus, chefs d’entreprises petites ou grandes, puissent conduire des organisations et prendre des décisions qui engagent parfois des milliers de personnes s’il leur manque cette dimension fondamentale ? Comment veut-on que des salariés jouent pleinement leur rôle dans l’économie et la société sans ce socle ?

Je le dis d’autant plus aisément que je suis directeur d’une école hôtelière par la voie de l’apprentissage (CAP, bac pro, BTS), c’est-à-dire une école technique où les jeunes ont un contrat de travail avec une entreprise. Dans ce type d’établissement, il serait réducteur de penser que l’apprentissage des gestes et des savoir-faire suffisent. Il doit absolument être complété par l’acquisition de méthodes de travail, d’analyse, d’une ouverture culturelle, par de la contextualisation et par la consolidation des bases scolaires élémentaires, comme comportementales. À quinze ou seize ans, même munis d’un contrat de travail, aujourd’hui plus qu’hier encore, si nous nous contentons de transmettre le seul aspect technique, nous aurons peut-être de bons professionnels – et encore, je ne le crois pas sur la durée – mais nous n’aurons pas aidé à la construction de personnalités épanouies et entières, ouvertes, responsables et autonomes, capables d’évolution et prêtes à vivre leur rôle dans la société.

Il y a d’ailleurs un paradoxe dans les discours ambiants : tout le monde s’accorde à dire que nous changerons plusieurs fois de métiers et qu’il est par conséquent incontournable d’apprendre à apprendre avant tout et, pourtant, notre système éducatif tend à minorer ce qui pourrait y contribuer.  C’est un peu comme si l’on disait à un jeune de quinze ans : tu vas être cuisinier, donc on va t’apprendre seulement la cuisine… Ou à un autre : tu vas être banquier, donc on va t’apprendre seulement les mécanismes bancaires !

À titre d’exemple, nous avons recruté au sein de Médéric une enseignante-chercheure en histoire qui conduit des recherches sur la gastronomie pour qu’elle puisse partager ses connaissances et ses travaux avec les élèves, mais aussi avec les autres professeurs. Sa présence est précieuse. Elle permet de resituer la technique dans un contexte historique, social, culturel, toujours en lien avec les progressions pédagogiques et les programmes. Il ne s’agit pas d’« intellectualiser » les cursus, mais d’apporter, là et quand cela est utile, des éléments susceptibles de nourrir la réflexion et par suite, la pratique. Cette dernière prend alors d’autant plus de sens et cela éveille mille choses auprès des élèves, comme auprès de toute l’équipe pédagogique.

Gabrielle Halpern : Il est effectivement essentiel de réconcilier la théorie et la pratique, la main et l’esprit, qui sont intimement liés, contrairement à ce que certains philosophes ont voulu nous faire croire. La dichotomie entre les métiers manuels et les métiers intellectuels est un scandale et, à force de distinguer le geste et la réflexion sur le geste, à force de dissocier le « pourquoi ? » du « comment ? », nous courons le risque d’aboutir à des pensées vides et à des gestes aveugles.

Bruno de Monte : Je ne peux qu’encourager à lire ou à relire La philosophie de l’éducation, développée par Olivier Reboul qui demeure pour moi une référence. À la faveur d’un débat sur cet ouvrage paru aux PUF en 1989, Jean-Claude Forquin de l’université de Rouen écrivait en 1990 : « cette philosophie, on peut, avec l’auteur lui-même, la caractériser comme étant essentiellement classique et humaniste. C’est par l’éducation seule que peut se transmettre, en effet, à chaque individu ce que l’humanité a mis des millénaires à conquérir et qu’on peut bien appeler la culture. Faut-il prendre parti dans le débat entre le culturalisme sociocentrique (ceux qui assignent à l’éducation une fonction exclusive d’intégration sociale) et l’individualisme puérocentrique (ceux qui mettent l’accent sur l’autonomie et l’épanouissement de l’enfant) ? Dialectiquement, Olivier Reboul surmonte l’opposition en faisant appel à un troisième terme, qui est l’humanité. La culture humaine transcende les cultures particulières, on éduque l’enfant pour en faire un membre de l’humanité. De ce point de vue, l’institution scolaire est irremplaçable, car c’est à l’école que s’apprennent, avec des savoirs rationnels sans finalité immédiatement utilitaire, les valeurs « universalistes ».

Gabrielle Halpern : Effectivement, et si la vie interroge sans cesse la relation à soi et la relation aux autres, l’école a un rôle à jouer dans l’apprentissage de ces relations. C’est en ce sens qu’à mes yeux, elle doit cultiver deux éléments fondamentaux. Tout d’abord, la curiosité, qui est la mère de toutes les valeurs6Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, Philosopher et cuisiner : un mélange exquis. Le chef et la philosophe, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022., puisqu’elle entraîne dans son sillage la tolérance, l’esprit critique, le sens de l’autre, la remise en question de soi, l’humilité, le réflexe de l’attention, l’empathie, la gentillesse, également. Or, la curiosité est une question d’éducation ; elle n’a rien d’inné. Il faut former les élèves, en leur apprenant à se poser des questions. C’est en posant une question à l’autre que l’on commence par sortir de soi et que l’on s’ouvre à la possibilité d’une hybridation ! Le point d’interrogation est le signe de ponctuation par excellence qui est tourné vers l’autre et qui le fait exister. D’un côté, la curiosité, comme mère de toutes les valeurs ; de l’autre, la fiabilité, comme mère de toutes les vertus, puisqu’elle entraîne dans son sillage toutes les autres : la rigueur, la ponctualité, la fidélité, l’honnêteté, la solidarité, le sens de la parole donnée. La fiabilité est, elle aussi, une question d’éducation ; elle n’a rien d’inné. La fiabilité est la vertu qui transforme une personnalité en une personne sur qui l’on peut compter et qui, conséquemment, pourra compter.

Bruno de Monte : Je vous rejoins totalement. « Curiosité et fiabilité », « humilité et altérité », « solidarité et respect » sont des mots qui ont des résonances profondes par rapport à l’engagement envers soi-même et les autres et constituent même des « valeurs » qui doivent être pour moi au centre du message éducatif. À condition de leur redonner leur sens véritable. Je les préfère sans réserve à « agilité et résilience », discutables, mais très en vogue, et dont l’utilisation me paraît galvaudée.

Les nouvelles technologies ne rendent-elles pas l’école superflue ?

Bruno de Monte : Certes, des logiciels d’intelligence artificielle générative peuvent répondre à (presque) toutes les questions et les imprimantes 3D peuvent réaliser des gâteaux, on peut donc se demander à quoi l’école et les enseignants vont servir. Il est effrayant de constater cet empressement, avec une régularité de métronome depuis la révolution industrielle, à vouloir que le « monde meilleur », ou plus « efficace », soit celui où l’humain serait remplacé par la machine, ou l’IA désormais… Dans une certaine mesure, nous restons aveuglés par la fiction du mythe de l’émancipation par le progrès, dont l’actualité montre chaque jour les échecs au regard de ses catastrophiques résultats. La théorie selon laquelle le progrès et la science résoudront tout et qu’il faut leur faire une confiance absolue constitue un danger, car elle justifie tous les excès du présent, toutes les dérives, quitte à mettre en péril la question même de l’existence humaine.

Il y a une trentaine d’années, lorsque ce que l’on appelait à l’époque les « nouvelles technologies de l’information et de la communication » sont arrivées dans l’enseignement, on prédisait que les didacticiels et que les écrans remplaceraient pour une large part les enseignants et le « face-à-face » pédagogique, remettant en cause le concept même d’école en tant que lieu géographique. Cela s’est révélé inexact et, aujourd’hui, on relance de grandes campagnes de recrutement d’enseignants. Les écrans et les solutions numériques ne sont pas des solutions ; ils constituent seulement des outils d’apprentissage au service de l’enseignant et des élèves, mais ne se substituent en rien à l’enseignant.

Dans une société où les individus communiquent intensément les uns avec les autres en réseau, mais concrètement et paradoxalement, de façon isolée, virtualisée, l’école est le dernier lieu de présence obligatoire. C’est le dernier lieu où le vivre-ensemble, l’appartenance véritable à un groupe, l’expérience collective de ses joies et de ses contraintes, de ses obligations, de ses droits et devoirs individuels et collectifs, sont une réalité. Si l’apprentissage de la citoyenneté est un objectif du Code de l’éducation, alors l’expérience du groupe de classe en présentiel avec des enseignants est une nécessité absolue. 

Ces nouvelles technologies, cette masse d’informations à disposition, ces outils d’IA constituent toutefois un bouleversement qui n’a sans doute pas été suffisamment pris en compte dans l’enseignement, ou bien peut être trop en surface et dans le cadre de projets ponctuels d’établissements. Des travaux de recherche concernant les « nouvelles technologies, IA et enseignement » existent dans le supérieur notamment, mais la question se pose dès le primaire. Il faudrait approfondir davantage les apports indéniables que les nouvelles technologies peuvent avoir dans les processus d’apprentissage, la construction des référentiels, les priorités de ce qui doit être fait en présentiel, l’apprentissage de ses dangers.

Gabrielle Halpern : Les nouvelles technologies remettent en effet beaucoup de choses en question et nous poussent à les redéfinir. Par exemple, les encyclopédies en ligne, les logiciels d’intelligence artificielle générative, les vidéos de tutoriels permettent à tout un chacun d’avoir accès à des informations. Ce qui pose donc cette question : à quoi sert encore l’école ? Quel est son rôle dans la société ? Et les enseignants : que symbolisent-ils ? Le penseur Elias Canetti écrivait que « tous les professeurs offrent un spectacle d’une étonnante diversité ; il me semble d’ailleurs que c’est par le contact des professeurs que nous prenons réellement et pour la première fois conscience de cette diversité (…). Tout cela contribue à faire de l’école quelque chose de plus que ce qu’elle est supposée être, à savoir l’école de la diversité humaine, et, pour peu qu’on la prenne un tant soit peu au sérieux, l’école de la connaissance de l’homme »7Elias Canetti, La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse, Paris, Albin Michel, 2005.. Qu’est-ce que Canetti cherche à nous dire ? L’école n’est pas simplement le lieu de la transmission et de l’apprentissage des savoirs. Par l’intermédiaire des enseignants, elle est l’endroit où le regard s’aiguise. Elle est l’endroit où l’on apprend ce qu’est l’être humain. Après nos parents, nos professeurs sont les premiers représentants de cette humanité, dont nous ne finissons pas d’épuiser la diversité. L’école est ce moment où nous apprenons à toucher du bout des doigts le singulier et l’universel ; où nous commençons à comprendre la complexité et la nécessité de leurs liens. En s’exposant chaque semaine devant nos yeux, au même horaire, dans le même lieu, chacun de nos professeurs nous fait goûter la saveur de l’altérité. Une diversité que les enfants ne cesseront par la suite de rencontrer partout où ils iront lorsqu’ils auront grandi. Oui, aller à l’école, c’est « faire l’expérience du monde » et, par cette expérience, par ces êtres que nous rencontrons quotidiennement, par ces connaissances que nous nous forgeons, nous nous métamorphosons et nous apprenons à devenir des citoyens.

Par ailleurs, j’ai bien dit tout à l’heure que les logiciels d’intelligence artificielle générative nous apportent des informations, et non des connaissances. Que faut-il à une information pour devenir une connaissance ? Le neurologue Lionel Naccache explique8Naccache Lionel, Perdons-nous connaissance ?, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 162-165. que l’expérience de la connaissance présuppose un sujet qui sera transformé sous l’effet de l’information. S’il n’y a pas de sujet, si ce sujet n’est pas transformé, alors il n’y a qu’une simple information ; pas une connaissance. Pour compléter son analyse, nous pourrions dire que l’opinion est exactement l’inverse : ce n’est pas le sujet qui est transformé, mais c’est l’information qui est transformée par le sujet. Avoir une opinion n’a jamais transformé qui que ce soit ; mais acquérir une connaissance fait grandir et mûrir. C’est là aussi que réside le rôle du professeur : accompagner la métamorphose des élèves. L’école est là pour que nous y apprenions une langue « mêlée de sources et d’étoiles »9Nelly Sachs, Exil et métamorphose, Paris, Verdier, 2002., pour reprendre les mots du poète Nelly Sachs.

Par ailleurs, Hannah Arendt rappelle dans plusieurs écrits l’importance de distinguer la faculté de penser et la soif de connaître. Les nouvelles technologies répondent à la soif de connaître : l’intelligence artificielle, par exemple, nous permet d’accéder à de plus en plus d’informations. Mais cette soif de connaître – notre appétit de science, nos développements techniques – ne nous rend pas plus aptes à penser… Bien au contraire, peut-être, puisque nous semblons vouloir déléguer aux machines nos capacités de mémorisation, d’imagination, de création ou encore de raisonnement. Or, la liberté – la capacité d’émancipation des êtres humains – ne réside-t-elle pas précisément dans la faculté de penser ? « Je pense, donc je suis », écrivait le philosophe René Descartes. Sans cela, qui sommes-nous ? Qui allons-nous devenir? Ne sommes-nous pas en train d’organiser une société dans laquelle les êtres humains deviendront superflus ? Les nouvelles technologies rendent l’école encore plus essentielle qu’avant pour nous aider à saisir tout ce qui fait la singularité, et donc la préciosité, de l’être humain.

Comment l’école pourrait-elle contribuer à créer des ponts entre les mondes ?

Gabrielle Halpern : Créer des ponts entre les mondes, c’est justement ce que je cherche à faire à travers mes travaux de recherche, en forgeant progressivement la philosophie de l’hybridation10Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.. Malheureusement, le système scolaire nous apprend dès le plus jeune âge à établir des barrières entre les mondes. À l’âge adulte, il ne faut pas s’étonner que ces frontières se changent en silos, en prisons, puis en fractures. À part l’enseignement agricole, particulièrement visionnaire et pionnier et dont on devrait davantage s’inspirer, dans les écoles et les universités, chaque discipline, chaque professeur, chaque « matière » existe à côté des autres, sans qu’il y ait d’entrecroisement ni de rencontre, comme si cela constituerait une transgression. Une école profondément hybride briserait dès le départ les logiques disciplinaires pour créer des ponts entre les mathématiques et les arts plastiques, l’histoire et la littérature, la géographie et le sport, les langues et la musique. Pourquoi ne pas lier histoire et musique quand il s’agit d’apprendre la Marseillaise ? Pourquoi ne pas entremêler mathématiques et sport quand il s’agit d’apprendre à compter les pompes et les sauts ? Comment construire chez les enfants un réflexe d’hybridation ? On pourrait nous rétorquer qu’il faut d’abord bien ancrer les disciplines dans l’esprit des élèves, avant qu’ils ne soient capables, plus tard, de construire eux-mêmes des ponts entre elles. Cet argument est faux : l’hybridation ne signifie en aucun cas la fusion. On peut tout à fait expliquer ce qu’est le champ des mathématiques et initier les élèves à l’art de construire des ponts avec d’autres disciplines pour les inviter à métamorphoser leur vision des mathématiques et à inventer des milliers de nouveaux cas d’usages de cette science. Il est faux que l’on fait soi-même des ponts, « plus tard, tout seul, quand on sera grand ». Les ponts, il faut apprendre à les imaginer et à les construire dès le plus jeune âge. Si ce désir des ponts, si cette imagination des ponts n’est pas provoquée et cultivée par les professeurs, par les parents, par l’entourage, dans l’enfance, ils ne naîtront pas plus tard par génération spontanée. Ils seront certes toujours possibles, à l’âge adulte, mais ils seront plus douloureux et difficiles. La capacité d’hybridation, l’amour de la métamorphose par l’hétéroclite s’enseignent, se transmettent, se travaillent.

Bruno de Monte : Pour avoir dirigé par le passé un établissement agricole, j’ai pu mesurer très concrètement les résultats extrêmement positifs d’une architecture pédagogique entièrement bâtie autour des projets interdisciplinaires.

L’école est l’endroit où la confrontation positive et ouverte des mondes, des expériences et des idées doit se faire dès le plus jeune âge pour éviter les antagonismes futurs, développer la tolérance et la curiosité, enrichir la vision et la réflexion en systématisant cette démarche pour qu’elle devienne un principe éducatif. Pour créer ce réflexe de « l’hybridation » dans le sens entendu dans vos travaux, il faut que les équipes pédagogiques jouent le jeu. Dans une école, il y a d’ailleurs toujours des défricheurs et des aventuriers. Il faut aussi que la direction de l’établissement en soit convaincue et la porte véritablement, en y mettant toute sa volonté et sa détermination. Au cours de mes expériences à la direction de différents établissements, j’ai toujours eu la chance d’avoir autour de moi des professeurs prêts à tenter l’expérience et j’ai toujours encouragé des travaux croisés entre des secteurs professionnels, entre des mondes académiques qui n’avaient au premier regard pas grand-chose à voir ensemble. Il existe des méthodes pédagogiques éprouvées, qui aménagent des plages communes aux enseignements généraux et aux enseignements techniques afin d’accompagner les élèves en leur montrant les liens indéfectibles entre un savoir technique et sa dimension culturelle, morale, civique, sociale. On connaît ces pratiques : transversalité, décloisonnement, pédagogie par projets, autant de principes pédagogiques trop peu mis en œuvre (mis à part dans l’enseignement agricole) devant le cumul de contraintes et d’objectifs des établissements.

À des fins d’illustration et sans que ces exemples soient révolutionnaires, nous avions imaginé il y a plusieurs années des séminaires entre apprentis en cuisine et étudiants en photographie. Bien sûr, aujourd’hui, ce rapprochement semble évident, car la photographie culinaire est devenue depuis une discipline à part entière, mais à l’époque, cela ne l’était pas ! Nous avions également conçu un programme avec le secteur professionnel des arômes, afin que des « nez » d’une grande entreprise internationale fabriquant des parfums œuvrent aux côtés d’apprentis pâtissiers à la réalisation d’une fragrance liée à la création d’une pâtisserie. C’était très original et cela a donné des résultats passionnants. Ils ont appris à parler le même langage du goût et de l’odeur (un langage éminemment technique), à ajuster leurs processus créatifs, il y avait des adultes d’un côté et des jeunes de l’autre, c’était enrichissant pour tous. Nous avions également noué un partenariat avec l’Institut français de la mode pour que ses étudiants et les apprentis qui se formaient aux métiers de la salle se découvrent et réalisent en équipe un projet événementiel d’une soirée thématique. En initiant ce partenariat, je me demandais moi-même ce qui allait bien pouvoir en émaner et les résultats furent extrêmement créatifs, surprenants. Mais des initiatives de cette nature se rencontrent dans beaucoup d’écoles. On peut s’interroger, en le regrettant, qu’il n’y ait pas eu de véritable capitalisation de ces méthodes en dehors du système éducatif agricole.

L’intérêt de « ces ponts entre des mondes » ne réside pas seulement dans le fait d’obtenir des résultats sympathiques, étonnants ou ludiques, il est de réveiller chez les élèves beaucoup d’autres ressorts qui vont être très importants dans leur construction personnelle et professionnelle : la curiosité, le courage de s’aventurer vers un inconnu, à entrer dans le champ des possibles, à composer et a véritablement écouter l’autre dans sa logique, à éviter de s’auto-censurer, à comprendre que les sources d’inspiration peuvent venir de toute part, y compris de mondes a priori éloignés et que cela peut être enrichissant.

Gabrielle Halpern : Il s’agit d’un très bel exemple d’hybridation et je suis convaincue que d’autres écoles gagneraient beaucoup à se rapprocher des métiers qui sont transmis au sein de votre établissement. On l’a dit plus haut, l’école doit apprendre à penser… Elle doit également apprendre à regarder11Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022 (coécrit avec Cyril Aouzerate)., et s’il y a des métiers par excellence où l’on apprend cet art du regard, ce sont précisément ceux d’une école hôtelière : l’art de la table par exemple est un art du détail, où chaque chose compte : un pli, un mauvais alignement, une asymétrie des couverts ou de la serviette. À l’heure où le virtuel menace de prendre le pas sur le réel, il me semble important de renouer avec les objets. Où sont passés les peintres des natures mortes qui nous donnaient à voir, à mieux voir, en les sublimant, toutes ces choses dont nous sommes entourés et que nous ne remarquons plus ? Ce verre, cette assiette, ce drapé de nappe. C’est ce qui me fascine tant dans l’œuvre Le parti pris des choses du poète Francis Ponge. Contrairement à beaucoup de poètes, il a choisi de s’intéresser à ce qui nous semble insignifiant et banal : du pain, un cageot, un galet. En leur portant sa considération, il a dessillé nos yeux en remettant en question nos préjugés sur ce qui est digne d’être regardé et ce qui peut être ignoré. Il s’agit presque d’une « leçon de choses » qui s’inscrit dans une approche rousseauiste de l’éducation. C’est en s’entraînant à regarder les objets autour de nous que nous parviendrons, peut-être, à apprendre à regarder ceux qui nous entourent : un visage fatigué, une mimique triste ou un air comblé, des mains qui tremblent ou des doigts qui pianotent de plaisir. Chef de rang, serveur, maître d’hôtel sont des métiers du regard et c’est en ce sens que leur savoir-faire devrait inspirer beaucoup d’autres métiers et, au-delà, toute notre société… Il n’y a pas d’altérité s’il n’y a pas de regard.

Bruno de Monte : C’est bien la responsabilité de l’école que d’apprendre à regarder l’autre et à le considérer.  Les métiers de l’école hôtelière, et plus généralement ceux du service, sont des métiers de l’attention à l’autre, alors que la société tend à nous enfermer dans des pratiques individualistes. Aujourd’hui, plus personne ne se regarde, on regarde son téléphone… Regarder l’autre, c’est aussi apprendre à vivre avec lui, c’est apprendre à vivre en société.

Quelles méthodes d’apprentissage pourrait-on utiliser ou inventer aujourd’hui ?

Gabrielle Halpern : Les leviers qui poussent vers l’apprentissage sont peut-être à chercher dans des choses… assez simples ! Par exemple, Piotr Stoliarski (1871-1944) – un merveilleux professeur de violon, fondateur de la première école spéciale de musique12Voir le site internet de l’association Les Amis d’Odessa. d’Odessa – avait tout compris de la pédagogie : en effet, il avait pour habitude d’accueillir de jeunes enfants dans une grande pièce remplie de jouets. Les enfants avaient le droit de jouer avec tous les jouets, de toucher tous les objets, sauf un : le violon entreposé dans un coin ! Forcément, comme Adam et Ève avec l’arbre de la connaissance, le violon était l’objet qui fascinait le plus les enfants… Mais interdiction d’y toucher ! Puis de semaine en semaine, les enfants avaient le droit de le toucher une fois, puis de le prendre quelques minutes entre les mains. Puis, enfin, d’apprendre à y jouer. Quel formidable pédagogue qui avait tout compris du désir, du désir d’apprendre et du manque, du rapport de l’être humain à l’interdit. En procédant ainsi, en cultivant la frustration, il créait dans le cœur des enfants l’amour de la musique. Cette histoire souligne bien l’importance des professeurs dans une vie. Chaque professeur peut nous révéler à nous-mêmes, en nous faisant travailler des choses différentes, différemment, en éveillant en nous des talents cachés, les germes d’une vocation. Cette idée est vertigineuse, parce qu’elle signifie que chacun de nous a des milliards de potentialités qu’il s’agit de découvrir.

Bruno de Monte : Je suis convaincu du rôle premier de l’enseignant dans la réussite de l’éducation. Il est à ce titre incompréhensible que ce rôle soit aussi mal reconnu. La formation des enseignants est un débat tout à fait fondamental et l’on devrait même commencer par cela. Son importance est cruciale, au-delà des questions de nouvelles méthodes pédagogiques à inventer, de même que celui de la valorisation du statut d’enseignant. On le constate aujourd’hui notamment dans la crise des vocations.

Les principaux leviers de l’apprentissage sont connus et peuvent être trouvés dans des méthodes simples et qui existent déjà où le bon sens, la créativité et l’expérience de l’enseignant sont valorisés, s’appuyant sur une solide formation initiale, périodiquement actualisée en techniques et outils d’animation. In fine, c’est la juste utilisation, au juste moment par l’enseignant des principales méthodes à son service (magistrale, affirmative, interrogative, active, démonstrative) et le choix de ses illustrations et animations qui capteront l’attention de ses élèves.

Ce que vous avez dit précédemment sur le développement du désir, de la curiosité, en tant que moteur d’apprentissage me semble d’autant plus vrai que nous sommes en phase de transition d’une économie des connaissances vers celle de la création. La créativité est un processus collectif et par conséquent, une école a tout intérêt à regrouper des gens provenant de disciplines variées, possédant des expériences, des personnalités et des styles de pensée différents. On rejoint ici le rôle de l’école de « pont entre des mondes ». La plus grande difficulté pour favoriser la créativité des apprenants vient peut-être de nous-mêmes, car nous devons lutter contre les représentations héritées de nos propres expériences (sans pour autant basculer dans une opposition de principe et de rejet systématique du passé). Le processus d’apprentissage fonctionnait hier le plus souvent selon un ordre qui bridait la curiosité, la générosité des jeunes, et n’admettait pas le droit à l’erreur : « regarde, apprends et ne dis rien » ! Aujourd’hui, sous peine de rupture, il doit perdre, c’est une évidence indiscutable, le caractère rebutant qu’il représentait aux XIXe et au XXe siècle, quand il prônait comme unique principe d’éduquer par devoir, autorité et austérité, non par plaisir et intérêt.

Mais miser sur la créativité, le plaisir immédiat de l’apprenant, n’est pas synonyme d’une liberté totale donnée à la spontanéité du jeune. Avant de composer, il est préférable de maîtriser a minima son solfège… La créativité suppose la maîtrise de fondamentaux, laquelle ne s’acquiert que par un apprentissage méthodique, sur la durée et dans un cadre méthodologique.

Cet exemple du professeur de musique que vous présentez est tout à fait édifiant et montre à quel point les ressorts de l’apprentissage sont divers et peuvent paraître choquants pour certains aujourd’hui. Oui, la frustration – relative bien sûr ! – et son corollaire, la contrainte, peuvent aussi permettre d’apprendre, de grandir et de mûrir. L’autorité et la discipline aussi – grand sujet de débat à l’heure actuelle, mal posé puisqu’il l’est sous la forme de la provocation – ne peuvent être exclues du champ de l’éducation, car elles sont évidemment des outils pédagogiques. Elles servent à établir un ensemble de règles de vie en commun autant que la construction individuelle des élèves.

En matière d’autorité dans l’éducation, la pédagogie du modèle et celle du contrat sont pour moi intimement liées. Si l’on est fiable, en tant que dirigeant d’une école, en tant que professeur, si l’on fait ce que l’on dit et que l’on dit ce que l’on fait, cela marque les adultes, comme les élèves. La clarté et la régularité du discours et sa cohérence avec les actes sont très importantes. L’exemplarité, le modèle d’autorité qui donne confiance et provoque le respect, est d’autant plus importante que sa légitimité n’est plus acquise. Avant, elle venait de manière inhérente du statut, du titre, de la fonction, du diplôme. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement la fonction qui crée la légitimité de l’autorité, mais c’est aussi la personnalité dans sa capacité à être exemplaire et à incarner l’autorité. Les mots se sont malheureusement dénaturés ces dernières années. La discipline, l’autorité sont devenues synonymes de brutalité, de négation de liberté, et sont confondues avec l’autoritarisme. J’avais pour habitude chaque année de faire réaliser une enquête de satisfaction auprès des jeunes diplômés. Les résultats plaçaient invariablement année après année les mêmes éléments en tête des suffrages des jeunes : ce qu’ils avaient le plus apprécié dans leur scolarité, après leurs enseignants qui arrivait toujours en première place, c’était le cadre et la discipline. Parce que les deux étaient clairs, sans paradoxe entre annonces et faits. L’apprenant sait où il va, il sait ce qu’on lui demande, il sait ce qu’on attend de lui, il sait ce qu’il peut attendre de nous. Il n’y a rien, en disant cela, de passéiste ou nostalgique d’une école d’autrefois. Cette exigence, rassurante, et qui est une forme de responsabilisation et de considération des jeunes, a pour unique objectif de servir leur réussite, les aider à aller plus loin, à exprimer leur talent, tout simplement à grandir ensemble.

Gabrielle Halpern : On voit ici que la fiabilité n’est pas seulement une vertu individuelle, mais également une vertu collective, une vertu institutionnelle… Tout comme la curiosité n’est pas seulement une valeur individuelle, mais également collective et institutionnelle, d’ailleurs !

  • 1
    Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Hachette éducation, 1981.
  • 2
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Jacqueline de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés, Paris, Le Livre de poche, 1999.
  • 5
    Pour répondre à la question des missions de l’école, il convient tout simplement de se référer au Code de l’éducation qui les précise, et que l’on peut résumer à quatre missions principales : « transmettre et faire acquérir des connaissances, éduquer les futurs adultes à être citoyens et à vivre ensemble, préparer à la vie professionnelle, viser l’égalité des chances dans la réussite éducative ».
  • 6
    Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, Philosopher et cuisiner : un mélange exquis. Le chef et la philosophe, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022.
  • 7
    Elias Canetti, La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse, Paris, Albin Michel, 2005.
  • 8
    Naccache Lionel, Perdons-nous connaissance ?, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 162-165.
  • 9
    Nelly Sachs, Exil et métamorphose, Paris, Verdier, 2002.
  • 10
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 11
    Gabrielle Halpern, Penser l’hospitalité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2022 (coécrit avec Cyril Aouzerate).
  • 12
    Voir le site internet de l’association Les Amis d’Odessa.

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