La crise politique actuelle et les difficultés des finances publiques rendent centrale la question de notre modèle d’organisation de la République. À cet égard, la décentralisation n’est pas le problème mais bien, à certaines conditions, la solution. C’est pourquoi Stéphane Troussel, président du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, plaide pour reprendre le fil de l’histoire commencée dans les années Mitterrand afin que la vie des territoires soit le nécessaire complément de notre État central. Au désintérêt doit succéder de la part de l’État la conviction que la qualité du modèle de décentralisation est sa pleine prérogative.
Les mauvaises questions n’apportent que de mauvaises réponses. Et aujourd’hui, s’agissant de l’organisation décentralisée de notre République, les mauvaises questions sont légion.
Sur ce sujet, citons le Premier ministre qui affirme que « les compétences des uns et des autres sont un véritable casse-tête, elles s’enchevêtrent. C’est inefficace pour notre action publique. C’est dangereux démocratiquement, car beaucoup de nos concitoyens ne savent plus vers qui se tourner, ne savent plus qui est responsable de quoi et se retrouvent perdus, déçus et sans réponse1Allocution du 31 janvier 2024. ». Il appelait donc à une « clarification des compétences des collectivités », dont la mission dirigée par Éric Woerth est aujourd’hui chargée. Il y a quinze ans, le rapport du comité Balladur pour la réforme des collectivités locales formulait le même constat2Comité pour la réforme des collectivités locales, « Il est temps de décider », Vie publique, 5 mars 2009.. Depuis, pas moins de six lois ont visé à rationaliser les compétences territoriales3Cour des comptes, La décentralisation quarante ans après : un élan à retrouver, Rapport public annuel 2023. sans qu’aucun projet politique clair ne s’en dégage. Force est de constater que, sur la décentralisation, l’État tourne en rond.
L’abandon de l’essence politique du projet de décentralisation
La décentralisation en son fondement n’est pas une répartition technocratique des compétences, pas un sujet d’optimisation budgétaire, et surtout pas un minorant démocratique. Son essence est éminemment politique, comme en témoigne le sens que lui avait donné François Mitterrand en 1981 : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire ; elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire »4Xavier Desjardins et Philippe Estèbe, « La décentralisation : comment faire revivre le projet émancipateur ? », Revue d’économie financière, vol. 132, n°4, 2018, pp. 21-37.. Le projet de décentralisation procède de la conviction que notre destin commun devait savoir mieux prendre en compte les différentes réalités territoriales, que la vie politique locale enrichit plutôt qu’elle n’appauvrit la vitalité démocratique de notre pays. Tocqueville déjà le soulignait : « La décentralisation n’a pas seulement une valeur administrative ; elle a une portée civique puisqu’elle multiplie les occasions pour les citoyens de s’intéresser aux affaires publiques ; elle les accoutume à user de la liberté. Et de l’agglomération de ces libertés locales, actives et sourcilleuses, naît le plus efficace contrepoids aux prétentions du pouvoir central, fussent-elles étayées par l’anonymat de la volonté collective5Ronan Le Délézir, « La réforme territoriale : un texte inabouti et opaque », Pour, vol. 209-210, n°2-3, 2011, pp. 111-113.. » Mais depuis près de quinze ans, la décentralisation a perdu sa boussole, les différents gouvernements la considérant comme un simple mécano technocratique dont il conviendrait de limiter le coût financier.
Oui, l’organisation décentralisée de la République est aujourd’hui en crise, mais encore conviendrait-il d’en mieux comprendre les ressorts. La Cour des comptes soulignait dans son rapport de 2023 qu’après les deux premières vagues de décentralisation qui avaient transféré des blocs de compétences aux collectivités locales, depuis 2010 près de six lois avaient eu pour objet de « rationaliser » l’organisation territoriale ; aucun projet politique, aucune réflexion sur les relations de l’État central avec les territoires mais le seul projet – comme Gabriel Attal aujourd’hui – de clarifier les blocs de compétences avec le but plus ou moins avoué soit de supprimer des collectivités (la moitié des régions, l’échelon départemental, etc.), soit d’en limiter le champ d’action, guidé par l’obsession du « coût de la décentralisation ».
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Considérons ces éléments un peu sérieusement. La part des dépenses locales dans les dépenses publiques en France s’élève à 19% contre 24% au Royaume-Uni, 28% en Italie, 31% en Pologne, 47% en Allemagne et 50% en Espagne6Cour des comptes, La décentralisation quarante ans après : un élan à retrouver, Rapport public annuel 2023.. En 2023, les administrations publiques locales contribuaient à 6,4% des 154 milliards de déficit de la France et pesaient pour 8,2% dans la dette, selon les chiffres de l’Insee). En 2019, les collectivités locales assumaient 55% de l’investissement public. Et chacun sait que le mur d’investissement rendu nécessaire par la transition écologique ne se fera pas sans elles. Des marges d’optimisation existent-elles ? Sans doute. Mais il est vain de croire qu’il s’agit là d’une solution aux difficultés actuelles de nos finances publiques et donc de penser que la décentralisation doit être envisagée à cette aune.
Pour tout dire, l’État ne fait pas une mauvaise affaire financière avec la décentralisation puisqu’il compense aux collectivités les dépenses transférées à date du transfert et les laisse porter seules la croissance de ces mêmes dépenses. À titre d’exemple, en Seine-Saint-Denis, le revenu de solidarité active (RSA) aura coûté au département (après compensation) près d’1,6 milliard d’euros entre 2008 et 2021, soit exactement le montant de la dette de la collectivité. Le même principe s’applique aux allocations pour personnes âgées et handicapées, aux établissements scolaires ou encore aux routes : toutes les dépenses supplémentaires depuis vingt ou quarante ans dans ces domaines ont été assumées par les collectivités sur leurs budgets. Que serait le déficit de l’État s’il n’avait jamais transféré ces compétences et avait dû en assumer les coûts croissants ? Quant à la fameuse clarification des compétences, là encore nous sommes face à une lubie technocratique dont il importe urgemment de se défaire. Qui peut croire – à part précisément ceux qui n’ont jamais été confrontés aux réalités sociales et territoriales – qu’une société ou un territoire peut se découper en politiques publiques étanches les unes des autres ? Mener une politique d’insertion (compétence départementale), c’est s’inscrire dans un écosystème où entrent la formation (compétence des régions et de France Travail), le développement économique (dont tout le monde a la charge, sauf le département) mais aussi la politique d’accueil de la petite enfance (les communes et la Caisse d’allocations familiales) ou la question des mobilités (régions), etc. La politique de l’aide sociale à l’enfance (compétence départementale) se mène en lien étroit avec la justice (État – juges et personnels de la protection judiciaire de la jeunesse) mais bute aujourd’hui sur les questions de scolarité (État), d’accès à l’emploi (voir ci-dessus), d’accès au logement (État, communes, métropoles), etc. Les exemples sont infinis. Le département doit-il tout reprendre ? Évidemment non. L’État ? Ce serait céder à l’illusion que les alliances, les coopérations, les projets peuvent se piloter par circulaires. C’est à l’échelon local, au plus près des citoyens, dans les territoires, là où se croisent précisément les politiques publiques, que doivent se mener les coopérations et les coordinations. C’est tout le sens de la décentralisation à la française, toute sa valeur.
Un État central profondément défiant envers les territoires
Le vrai problème de la décentralisation est qu’elle est mal conduite, mal construite par un État central qui ne sait la penser autrement que comme une contrainte – à sa toute-puissance, au redressement des finances publiques –, qui se croit encore seul garant de l’intérêt général face à des territoires qui ne feraient qu’obéir à des intérêts illégitimes.
Aujourd’hui, l’État ne croit plus aux territoires : depuis dix ans, près de 20 000 postes de la fonction publique de l’État au niveau déconcentré ont disparu ; sur les territoires, l’État s’est recentré sur ses seules compétences régaliennes. Dans le même temps, à défaut d’avoir un réel pouvoir d’agir faute de ressources humaines et financières, l’État entretient l’illusion de sa puissance par une invraisemblable inflation des normes concernant les politiques décentralisées et un décorum protocolaire suranné. Ainsi en est-il notamment dans le champ social où, plutôt que de se poser en garant d’une certaine égalité entre territoires et de fixer des objectifs nationaux clairs, l’État se veut prescripteur des modalités de mise en œuvre des politiques pourtant décentralisées depuis plusieurs décennies. Il est de ce point de vue particulièrement frappant de constater que l’État est aujourd’hui parfaitement aveugle sur les politiques d’insertion menées dans les territoires. Personne aujourd’hui au sein de l’État n’est en capacité d’évaluer sérieusement les montants consacrés par les départements à cette politique, pourtant majeure. Mais il prétend tout de même en déterminer les modalités avec les récentes réformes de l’accompagnement des allocataires du RSA.
À quand le courage politique de s’attaquer aux inégalités qui minent le projet de décentralisation ?
Ce qu’il faut aujourd’hui, ce n’est pas un nouvel acte de décentralisation, une énième clarification des compétences, ou pire une recentralisation. Ce qu’il faut, c’est d’abord reconnaître que notre République gagne à s’incarner politiquement dans les territoires, que c’est un gage d’efficacité et d’innovation dans l’action publique menée au plus près des réalités du terrain. L’État a toute sa place dans ce processus qui ne saurait se construire sans lui et moins encore contre lui, il doit être le garant des objectifs nationaux et de l’équité.
Ce qu’il faut ensuite, c’est reconnaître que, faute de courage politique, l’État a laissé se créer sur le territoire national les plus grandes inégalités sans jamais tenter sérieusement de les corriger. La décentralisation d’une compétence transfère aux collectivités la somme que l’État consacrait à son exercice au moment du transfert. Or, l’État se désintéresse ensuite de la pertinence de cette compensation, de son adéquation ou non aux évolutions des territoires : en figeant il y a vingt ans les compensations financières à un niveau historique, sans prise en compte structurelle des évolutions démographiques et socio-économiques des territoires, l’État a créé entre nos concitoyens des différences de situation insupportables. La décentralisation d’une compétence, si elle n’est pas assortie des moyens de l’assumer pleinement, sur le temps long, ne signifie plus rien.
Ainsi, la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine, côtoie à ses frontières les départements les plus riches de France. Alors que la Ville de Paris touche cinq fois plus de droits de mutation à titre onéreux (DMTO) qu’elle ne paye d’allocations individuelles de solidarité, les DMTO de la Seine Saint-Denis ne suffisent même pas à honorer ces mêmes allocations. La Ville de Paris peut, elle, rendre gratuits les transports pour tous ses jeunes (ce qui est sans aucun doute une bonne mesure) là où dans les mêmes transports – le même bus, le même wagon de métro –, les jeunes de Seine-Saint-Denis doivent payer leurs titres de transport faute de moyens de la collectivité.
Ces différences de richesses ne doivent rien à la bonne ou mauvaise gestion des uns et des autres, elles sont le fruit conjugué de l’histoire et de l’inaction de l’État. Car aujourd’hui un département comme celui de la Seine-Saint-Denis – mais l’exemple de l’Aisne, du Lot-et-Garonne, des Pyrénées-Orientales ou du Nord ne différerait que peu – est parmi les moins bien compensés par l’État pour les compétences transférées. Pour la seule année 2022, ce sont 188 millions d’euros supplémentaires que la Seine-Saint-Denis aurait dû percevoir si elle avait été compensée seulement comme la moyenne nationale des départements pour ses dépenses sociales et d’éducation transférées par l’État. Ainsi, dans le territoire le plus pauvre de l’Hexagone, l’État compense le moins les dépenses sociales et d’éducation qu’ailleurs : la République à l’envers. Et ce raisonnement vaut assurément pour le bloc communal où s’observent les mêmes inégalités.
Ce qu’il faut donc, en particulier dans cette période où les crédits de l’État sont désormais comptés, c’est s’assurer que les collectivités aient les moyens financiers d’assumer les compétences que l’État leur a transférées. Et assumer que le financement de l’État doit aller là où est le besoin et non pas là où, sans le moindre contrôle d’opportunité, il va depuis des décennies.
Cela nécessite du courage ; mais dans la période actuelle il serait bon que le courage s’allie à l’intelligence et à l’efficacité plutôt qu’à la cécité.
Ce qu’il faut enfin, c’est non pas croire que les politiques quelles qu’elles soient peuvent être menées par un seul acteur, mais forcer davantage les coopérations autour d’acteurs chefs de file. Des exemples existent déjà : ainsi des comités des financeurs de la prévention de l’autonomie qui réunissent autour des départements tous les acteurs (CNAV, ARS, caisses de retraite complémentaire) qui agissent sur ce champ avec des crédits spécifiques et qui décident collectivement des stratégies et des soutiens pour le développement de cette politique. La même logique doit s’appliquer sur la politique d’insertion ou encore pour l’aide sociale à l’enfance. Ce n’est qu’en associant plus fortement les acteurs autour de politiques territorialisées que les politiques publiques gagneront en efficacité.
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La crise politique actuelle et les difficultés des finances publiques rendent centrale la question de notre modèle de décentralisation. Je crois profondément que, loin d’être le problème, la décentralisation peut être, à certaines conditions, la solution. Pour cela il s’agit, avec courage et lucidité, de reprendre le fil de l’histoire commencée dans les années Mitterrand. La vie des territoires doit apporter à la construction républicaine, non pas comme une revanche dans le cadre du vieux et inutile débat entre Girondins et Jacobins, mais comme le nécessaire complément de notre État central. Et au désintérêt, voire au mépris, doit succéder de la part de l’État la conviction que la qualité du modèle de décentralisation est sa pleine prérogative. Et que de ce point de vue, beaucoup reste à faire et il est urgent d’agir.
- 1Allocution du 31 janvier 2024.
- 2Comité pour la réforme des collectivités locales, « Il est temps de décider », Vie publique, 5 mars 2009.
- 3Cour des comptes, La décentralisation quarante ans après : un élan à retrouver, Rapport public annuel 2023.
- 4Xavier Desjardins et Philippe Estèbe, « La décentralisation : comment faire revivre le projet émancipateur ? », Revue d’économie financière, vol. 132, n°4, 2018, pp. 21-37.
- 5Ronan Le Délézir, « La réforme territoriale : un texte inabouti et opaque », Pour, vol. 209-210, n°2-3, 2011, pp. 111-113.
- 6Cour des comptes, La décentralisation quarante ans après : un élan à retrouver, Rapport public annuel 2023.