Canetti, un maître à penser ?

Pourquoi est-il utile de (re)lire Elias Canetti1Elias Canetti (1905-1994). et dans quelle mesure pourrait-il nous éclairer face à certains des défis auxquels nous sommes confrontés ? Si Elias Canetti est quasiment inconnu du grand public, il s’agit pourtant de l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. La philosophe Gabrielle Halpern montre en quoi il fut à la fois un grand intellectuel et un grand Européen.

Intellectuel, Elias Canetti le fut pleinement, du fait de sa formation plurielle et des mille mondes dans lesquels il a jeté son ancre. Docteur en chimie, il était également un grand connaisseur de la littérature et de l’histoire, ce qui lui a permis d’écrire à la fois des essais, des nouvelles, des pièces de théâtre, une autobiographie, des recueils d’aphorismes ou encore un roman. « Canetti a abordé chaque genre en l’épuisant », écrivait l’éditeur Raphaël Sorin2Raphaël Sorin, « Le mystère Canetti », L’Express, 26 octobre 1995..

Européen, il le fut, par éducation, par culture, par état d’esprit et par nécessité. Né dans le village de Roustchouk en Bulgarie au sein d’une famille juive séfarade, il a vécu en Angleterre, en Suisse, en Autriche, en Allemagne et en France et naviguait entre les langues, même s’il avait fait sienne l’allemand. Cette identité plurielle était telle que plusieurs pays ont réclamé le fait d’être cités dans l’attribution de son Prix Nobel de littérature, en 1981. Incasable ? « Inassimilable3Entretien avec Claudio Magris, « Décréditer la mort », réalisé par Antonio Gnoli peu après la mort d’Elias Canetti en août 1944. Cité dans la Revue Europe sur Elias Canetti, n° 1093, mai 2020, p. 19. », pour reprendre l’adjectif de Claudio Magris. Est-ce pour cette raison que la postérité a oublié son existence ou n’a pas su comment saisir sa pensée ? Il faut dire qu’elle repose sur une philosophie du mouvement permanent et qu’elle refuse toute tentative de cristallisation. « M’intéresser aux métamorphoses m’a préservé de devenir la victime du monde des concepts, en marge duquel je suis toujours resté4Elias Canetti, Histoire d’une vie : le flambeau dans l’oreille, Albin Michel, 1982. », écrivait-il. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle le monde des concepts s’est vengé sur Elias Canetti, ne lui pardonnant pas ses hybridités5Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. inétiquettables. « Tu es libre là où l’on ne t’aime pas » : cet aphorisme est peut-être l’un des plus énigmatiques de ceux d’Elias Canetti.

Et pourtant, il est grand temps que cette « vengeance » se termine et qu’Elias Canetti prenne toute sa place dans l’histoire des idées. Nous n’avons pas fini d’apprendre et de comprendre tout ce qu’il nous a légué ; sa pensée est notre héritage et comme tous les héritages, nous devons nous en montrer dignes en le travaillant, en l’explorant, en le portant en nous, en le remettant en question, aussi. Trois points saillants de son œuvre particulièrement précieux aujourd’hui, à la lecture de l’actualité et des défis auxquels nous faisons face, méritent notre attention. Il s’agit de sa réflexion sur l’identité, tout d’abord, qu’il nous propose de revisiter à l’aune de ce qu’elle signifiait à l’état de nature ; ensuite, il y a sa vision de la métamorphose, une notion qui semble tout particulièrement cruciale à notre époque ; et, enfin, le thème auquel il consacra toute sa vie : la masse, et à travers laquelle sont interrogés les effets de meute, la puissance du collectif et notre rapport à l’inconnu.

L’identité, une question de vie ou de mort ?

Alors que le mot « identité » est devenu omniprésent dans le débat public, et en particulier dans le débat politique, et qu’il semble devenir un paradigme menant à une identitarisation de tout ce qui nous entoure – sexes, militantismes, classes sociales, communautés, religions ou encore générations –, les travaux d’Elias Canetti sont plus que jamais précieux. L’identitarisme galopant – dont le communautarisme n’est qu’un autre visage – pose la question de l’importance et du sens de l’identité pour l’être humain. Pourquoi l’identité éveille-t-elle tous les instincts ? Pourquoi l’avons-nous mise au cœur de notre société ? Quelle est sa signification véritable ?

Chacun d’entre nous se pose la question du sens à donner à sa vie et ce cheminement peut sembler très individuel et hautement subjectif et relatif. Pourtant, derrière cette question – qui est parfois une question de vie ou de mort –, se cache l’interrogation originelle de la définition de l’être humain en général et du sens de son existence dans ce monde. Ce « qui es-tu ? » et ce « qui suis-je ? » reposent sur une angoisse fortement ancrée en nous – la première chose que nous faisons lorsque nous rencontrons quelqu’un n’est-il pas de décliner notre identité ? Une angoisse liée à « une situation archaïque », comme l’explique Elias Canetti : « C’est le contact hésitant avec la proie. Qui es-tu ? Peut-on te manger ? L’animal, toujours en quête de nourriture, touche et flaire tout ce qu’il trouve6Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966 p. 303.. » Est-ce pour cette raison que le sujet de l’identité est si sensible chez les êtres humains ? Est-ce pour cela que nous avons tant besoin de nous définir et de définir ce et ceux qui nous entourent ? De coller des étiquettes et de cataloguer tous ceux que nous rencontrons ?

Derrière les jugements que nous émettons sur nos congénères, il y aurait ce besoin de savoir le plus rapidement possible qui est la proie et qui est le prédateur. L’identité aurait donc un sens ancestral de vie et de mort. Flatter les identités, n’est-ce pas faire revenir l’être humain à un état de nature où l’homme est un loup pour l’homme ?

La métamorphose : « bien peu se rendent compte qu’ils lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont »

Le danger perçu par Elias Canetti que recèlent les identités imprime sa marque sur son œuvre ; l’identité cristallise, immobilise, enferme. D’où sa méfiance à l’égard des concepts, qui ne rendent pas justice à la réalité. Nos identités nous assignent à résidence. Elles sont à la fois le fruit de notre regard sur nous-mêmes et celui des autres sur nous-mêmes. C’est ainsi que la question de la métamorphose va prendre toute sa place : elle est la seule issue possible permettant d’échapper à l’immobilisme, à la puissance de l’autre et de se remettre en mouvement.

Nous pourrions aller plus loin, en disant que si l’identité représente la mort, la métamorphose symbolise la vie7Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, HumenSciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).. C’est en ce sens qu’il écrira à propos de la métamorphose que « bien peu se rendent compte qu’ils lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont ». Dans sa volonté de remettre la métamorphose au cœur de l’être humain, Canetti veut aussi lui rappeler sa proximité avec les autres animaux, puisque tous les vivants ont en partage ce formidable pouvoir. Pour reprendre les mots d’Olivier Agard, la métamorphose est définie comme « une disposition spontanée de l’homme, une expression de sa vitalité archaïque », « la possibilité quasi magique de se transformer en toutes choses ou de « transformer toutes choses »8Olivier Agard, « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », Revue Europe sur Elias Canetti, op. cit., mai 2020, p. 99.. Le tyran apparaît donc comme celui qui veut empêcher les métamorphoses des autres, et ainsi les vider de toute vitalité.

Cette idée résonne étrangement dans notre monde actuel : le projet de société idéal serait-il celui qui permet, facilite, les métamorphoses de chacun au lieu de les assigner à résidence d’une identité, d’un métier, d’une formation, d’un diplôme (ou d’une absence de diplôme), d’un milieu socio-économique, d’un territoire, d’une origine culturelle différente ? Le transfuge social, cité en exemple par Canetti, est celui qui a pu se métamorphoser… Le creuset républicain ne devrait-il pas être pensé comme le levier des « métamorphoses réciproques9Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, 2019. » ? S’il n’y a pas de métamorphose possible, il n’y a pas de société possible, puisqu’une addition d’identités ou de communautés fixes ne constitue pas une société. Contre l’identité, contre « le culte de la pureté10Ibid. » contre « la pulsion d’homogénéité11Ibid. », Canetti nous propose la métamorphose, comme liberté, comme égalité et comme fraternité. Cette idée résonne aussi dans le monde professionnel : la « grande démission » aux États-Unis, la crise de sens au travail, dont des signes apparaissent aussi en France, n’est-elle pas une révolte contre l’interdit de la métamorphose qui peut régner dans certaines entreprises ou certaines administrations, où le collaborateur est souvent assigné à résidence d’une identité professionnelle, d’un métier pénible ou de tâches ingrates ?

Le rôle des parents, le rôle des professeurs, le rôle des managers – et par extension celui du dirigeant de l’entreprise ou de l’institution publique –, la responsabilité d’un vrai chef d’État ne sont-ils pas de rendre les métamorphoses possibles ?

La masse : quelles sont les conditions d’un collectif et d’un individu ?

Dans son ouvrage majeur Masse et Puissance12Elias Canetti, Masse et Puissance, op. cit., 1966., Elias Canetti nous explique que « l’être humain redoute le contact de l’inconnu plus que tout au monde », et que « toutes les distances, tous les comportements qu’il adopte, sont dictés par cette phobie du contact ». C’est dans la masse seulement que l’homme a l’impression qu’il peut être libéré de cette phobie. Mais si soulagement il peut y avoir, c’est en vertu de ce que Canetti appelle « la décharge », qui correspond au moment où tous ceux qui font partie de la masse « se défont de leurs différences et se sentent égaux13Ibid., p. 14. ». L’égalité semble régner au sein de la masse ; c’est pour cela qu’elle est irrésistible. Canetti prend l’image du feu pour illustrer ce processus : « Ce qui était distinct, le feu le réunit en un rien de temps. Les objets isolés et divers vont tous se perdre dans les mêmes flammes. Ils deviennent si bien identiques qu’ils disparaissent : maisons, êtres vivants, tout est saisi par le feu14Ibid., p. 79.. » Que recevons-nous en échange de notre singularité ? La puissance ! Lorsque nous faisons masse, nous acquerrons une puissance inégalable face à ce qui nous environne. La masse nous permet de devenir invincibles, et « rares sont les gens capables de résister à sa contagion15Ibid., p. 80. »… Or, dans la masse, il n’y a plus de singularité possible, et, ce faisant, il n’y a plus de relation possible. En écho, la philosophe Hannah Arendt écrit que « ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier ni de les séparer16Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 93. ».

Cet effet de masse que l’on perçoit sensiblement dans la réalité se traduit sur les réseaux sociaux ; nous sommes tous en connexion, mais nous ne sommes plus en relation… Cet effet de masse se manifeste également dans la mode17Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020., qui repose sur l’angoisse de l’inconnu. La mode, qu’elle soit vestimentaire, matérielle, comportementale, linguistique, est une manière de faire masse, de se sentir plus égaux, et peu importe si le prix à payer est celui de la singularité. Le besoin grégaire est fortement lié à un besoin, à une volonté de puissance, là et lorsque nous nous sentons vulnérables. Pour nous, ce besoin de faire masse vient d’une sorte de « pulsion d’homogénéité18Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, op. cit., 2019. » ; c’est-à-dire que nous sommes poussés vers ce qui nous ressemble, ce que nous connaissons déjà, ce qui relève du connu. Intrinsèquement, à cause de notre terreur de l’incertitude, nous avons une incapacité à assumer pleinement et naturellement l’altérité.

Cela résonne avec les violences scolaires et toutes les formes de harcèlement où l’on trouve systématiquement le même aiguillon : l’effet de groupe, qui se met à agir en meute ; le collectif donnant un sentiment d’invincibilité. La violence devient incommensurable, parce que le sentiment de puissance l’est. Puisque le collectif tire sa puissance, sa légitimité, de l’uniformisation qu’il commet au sein de ses membres, il se construit par définition sur le rejet de tout ce qui pourrait remettre en cause cette homogénéité. C’est la raison pour laquelle l’altérité irréductible excite une violence inouïe.

Que ce soit l’identité, la métamorphose ou la masse, Canetti interroge finalement toujours la même question : le rapport à l’autre, la possibilité du territoire de l’homme. Quelles que soient les crises que nous traversions – sanitaire, écologique, énergétique, géopolitique, économique, territoriale, sociale –, cette question-là n’en a pas fini de nous dominer.

  • 1
    Elias Canetti (1905-1994).
  • 2
    Raphaël Sorin, « Le mystère Canetti », L’Express, 26 octobre 1995.
  • 3
    Entretien avec Claudio Magris, « Décréditer la mort », réalisé par Antonio Gnoli peu après la mort d’Elias Canetti en août 1944. Cité dans la Revue Europe sur Elias Canetti, n° 1093, mai 2020, p. 19.
  • 4
    Elias Canetti, Histoire d’une vie : le flambeau dans l’oreille, Albin Michel, 1982.
  • 5
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 6
    Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966 p. 303.
  • 7
    Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, HumenSciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
  • 8
    Olivier Agard, « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », Revue Europe sur Elias Canetti, op. cit., mai 2020, p. 99.
  • 9
    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, thèse de doctorat en philosophie, 2019.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Elias Canetti, Masse et Puissance, op. cit., 1966.
  • 13
    Ibid., p. 14.
  • 14
    Ibid., p. 79.
  • 15
    Ibid., p. 80.
  • 16
    Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 93.
  • 17
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020.
  • 18
    Gabrielle Halpern, Penser l’Hybride, op. cit., 2019.

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