Les jeunes et l’entreprise : quatre enseignements

Quelles sont les aspirations des jeunes en matière de travail et quel est leur rapport à l’entreprise ? Jérémie Peltier, directeur général de la Fondation, décrypte les résultats de la deuxième vague d’une enquête réalisée en partenariat avec BVA et la Macif et dresse ainsi le portrait d’une génération.

Il y a un an, la Fondation Jean-Jaurès et la Macif, avec l’institut BVA, initiaient un travail commun afin de saisir autant que faire se peut les nouvelles aspirations des jeunes en matière de travail et plus particulièrement aux entreprises, notamment après la crise sanitaire. Ainsi, 1 000 jeunes âgés de 18 à 24 ans avait été interrogés. Certains encore étudiants, d’autres déjà sur le marché du travail, d’autres entre les deux mondes. 

Un an après, l’objectif était d’observer, de nouveau sur 1 000 jeunes, les effets d’un certain nombre d’événements qui se sont déroulés depuis notre dernière enquête : campagne présidentielle centrée sur la question du pouvoir d’achat, demandes de revalorisations salariales qui se sont multipliées en raison de l’inflation, crise climatique mise en lumière par un été caniculaire et incendiaire, et changement de notre rapport au travail, illustré notamment par les phénomènes de « grande démission » et de « Quiet quitting » (démission silencieuse et passive) observés depuis la rentrée de septembre 2022.

Un certain nombre de questions ont donc été reposées dans cette deuxième vague afin d’analyser les différentes évolutions, confirmations ou infirmations de tendances perçues l’année dernière. Un autre bloc de questions nous a par ailleurs semblé intéressant à poser cette année afin de voir avec davantage de minutie la façon dont les jeunes se projettent dans l’avenir, dont ils définissent leur idéal de vie et leur idéal de réussite.

Voici quatre enseignements à retenir de cette vague 2.

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La place centrale de l’épanouissement et de l’intime au travail

L’élément frappant dans cette nouvelle vague est l’accentuation d’un certain nombre de tendances observées l’année dernière, à commencer par l’importance de la notion d’« épanouissement » dans les attentes des jeunes vis-à-vis de leur travail, vis-à-vis de leur manager et vis-à-vis de l’entreprise d’une façon générale.

En effet, si créer de l’emploi et embaucher des gens reste pour les jeunes le rôle principal d’une entreprise aujourd’hui (51% des jeunes pensent cela), cette mission est fortement concurrencée par la fonction d’« épanouissement » que les jeunes confèrent à l’entreprise. Et c’est d’autant plus intéressant que ce rôle est en hausse depuis un an : quand 34% des jeunes considéraient l’année dernière que le rôle principal d’une entreprise était de donner les moyens à ses salariés de s’épanouir professionnellement, c’est le cas de 40 % d’entre eux aujourd’hui (dont 45% des jeunes femmes et 50% des jeunes qui vivent déjà en couple). Et dans le même ordre d’idée, 31% des jeunes considèrent cette année qu’un manager idéal est d’abord un manager qui crée un environnement de travail épanouissant (40% des bac+3 et 37% des femmes pensent cela).

Dans les faits, comment peut se concrétiser pour les jeunes cette quête d’épanouissement au sein de l’entreprise (notion d’épanouissement qu’il faut entendre ici comme le fait d’acquérir la plénitude de ses facultés intellectuelles ou physiques) ? D’abord, par leur offrir la possibilité de toujours apprendre, quel que soit leur âge et quel que soit leur poste ou leur statut : 6 jeunes sur 10 souhaitent par exemple apprendre et suivre des formations tout au long de leur vie.

Ensuite, cet épanouissement passerait pour les jeunes par une plus grande participation au sein de l’entreprise. En effet, dans les éléments qu’ils considèrent comme aujourd’hui insuffisants dans l’entreprise, la place accordée à la parole et à la participation des salariés est l’élément qui arrive en tête (pour 36% d’entre eux).

L’épanouissement passerait en outre par le fait de leur accorder davantage d’autonomie et davantage de confiance (29% des jeunes considèrent par exemple qu’un management basé sur l’autonomie et la confiance est ce qui manque aujourd’hui le plus dans le management d’une entreprise). Ce sentiment d’une carence d’autonomie et de confiance se retrouve d’ailleurs dans les valeurs qui leur donneraient le plus envie de rejoindre une entreprise : le respect (57% des jeunes citent cette valeur en premier), d’abord, et la confiance (44% des jeunes estiment qu’il s’agit de la valeur qui leur donnerait le plus envie de rejoindre une entreprise).

Enfin, l’épanouissement est étroitement lié à une autre notion, celle de la reconnaissance, le fait de voir « reconnaître » le travail effectué à sa juste valeur. D’ailleurs, pour 30% des jeunes, le manager idéal est d’abord celui qui reconnaît le travail accompli.

Ce que révèlent en filigrane ces différents éléments autour de la demande d’épanouissement, c’est la place plus générale prise par l’intime dans le monde de l’entreprise, et ce notamment depuis la crise sanitaire. En effet, ayant accepté que le travail pénètre dans la chambre à coucher durant les confinements (et au-delà même avec, depuis, le développement du télétravail), les jeunes demandent en contrepartie que l’entreprise accepte et intègre une part plus importante de leur intimité. C’est à travers cette demande qu’il faut comprendre par exemple la demande forte des jeunes de pouvoir bénéficier d’un congé d’un an pour faire autre chose tout en étant rémunéré : 67% des jeunes aimeraient bénéficier d’un tel dispositif (sorte de « congé respiration » déjà mis en place par certaines entreprises en France), dont 71% des 21-24 ans.

C’est également à travers cette demande d’une plus grande attention accordée à leur intimité qu’il faut entendre par exemple l’attrait toujours présent chez les jeunes pour le bureau individuel : si le fait de travailler depuis chez eux quelquefois est un souhait partagé par 44% d’entre eux (et par 63% des jeunes ayant un diplôme égal ou supérieur à bac +3), le fait d’avoir un bureau individuel sur leur lieu de travail participe de l’idée qu’ils se font d’un environnement de travail idéal, et ce d’abord et avant tout car le bureau individuel est l’espace intime par excellence au sein d’une entreprise.

Cet attrait toujours présent pour le bureau rappelle d’une part que l’engouement pour le télétravail ne signifie pas un désintérêt pour les espaces intimes de travail sur le lieu de travail. D’autre part, cela confirme que les nouvelles formes de travail au bureau popularisées depuis les dix dernières années en France ne suscitent pas l’engouement, quand bien même celles-ci ont été mises en place sous couvert de gain de convivialité : seulement 13% des jeunes souhaiteraient avoir par exemple la possibilité de travailler dans un flex office (partage des bureaux non attitrés).

D’ailleurs, si la prise de distance par rapport à son travail et la relativisation générale de la place du travail dans la vie des individus, et notamment des jeunes, depuis la crise sanitaire s’expliquent par de multiples causes, le traitement imposé aux jeunes via les nouvelles formes de travail apparues depuis une dizaine d’années comme le flex office ou l’open space a sans aucun doute participé à la perte d’intérêt et de sens des jeunes par rapport au travail et aux lieux de travail.

Entrée dans le monde professionnel : l’effet CV « très français » qui perdure 

Évidemment, l’argent reste très présent dans les angoisses et les attentes des jeunes vis-à-vis du monde du travail. Notons que l’idée de ne pas gagner suffisamment d’argent est l’élément qui les angoisse le plus lorsqu’ils pensent au travail (46% citent cela, devant le fait de s’ennuyer au travail, 37%) et que le fait d’avoir un poste bien payé demeure la principale attente des jeunes vis-à-vis de leur travail (43%, devant le fait d’exercer une activité intéressante, 32%).

Mais la question du CV et de l’expérience insuffisante pour obtenir tel ou tel emploi apparaît également comme une angoisse permanente dans la tête des jeunes lorsqu’ils réfléchissent « stratégiquement » à leur parcours et à leur carrière, nous rappelant ainsi le rapport étroit que le modèle éducatif et professionnel français entretient avec le CV. En effet, pour un jeune sur deux (et même pour 56% des actuels étudiants), le manque d’expérience est le principal obstacle pour obtenir un premier emploi. D’ailleurs, leur formation (école, stage, alternance) est d’abord perçue comme quelque chose permettant d’enrichir son CV (33%) plutôt que d’être perçue comme un tremplin vers l’emploi (23%). Ce qui est très intéressant, c’est que même le premier job n’est considéré que comme une étape stratégique ayant d’abord pour premier objectif de densifier le CV. Ainsi, pour 41% des jeunes, le premier emploi sert d’abord à gagner de l’expérience, devant le fait de subvenir à ses besoins (38%) ou encore d’être reconnu socialement (11%).

Projections dans l’avenir : sécurité et cocon

Un élément semble présent tout au long de cette nouvelle vague d’enquête : une demande d’enracinement, de sérénité et de stabilité chez les jeunes dans leur vie professionnelle et leur vie tout court. Cette demande de davantage d’enracinement s’illustre par exemple quand près de 40% d’entre eux (37%) rêvent de rejoindre une entreprise locale (qu’il faut entendre ici comme une entreprise en lien avec son territoire, l’inverse d’une entreprise « hors sol »), bien loin devant la start-up (23%) et l’entreprise du CAC 40 (14%). D’ailleurs, dans la même logique, il n’est pas surprenant que les jeunes souhaitent dans les années à venir s’enraciner également dans des « territoires » et des « paysages » plutôt que dans des grandes villes à taille non humaine. Ainsi, s’ils en avaient la possibilité dans les années à venir, presque un jeune sur deux (48%) aimerait vivre à proximité de la nature (mer, montagne, campagne), contre 20% qui souhaiteraient vivre dans une grande agglomération comme Paris, Lyon ou Marseille.

Cette demande d’enracinement et de stabilité s’illustre aussi dans les souhaits de carrière des jeunes. Alors qu’il ont été longtemps considérés comme des « bougistes » en quête d’expériences multiples et variées, il semblerait que la crise sanitaire ait entraîné petit à petit une demande de stabilité chez eux : ainsi, 30% des jeunes s’imaginent rester au sein de la même entreprise autant que possible (2 points de plus qu’en 2021), contre 20% qui s’imaginent plutôt changer d’entreprise à plusieurs reprises.

Mais cette quête de stabilité se perçoit surtout quand les jeunes se projettent dans l’avenir. Si une minorité seulement de jeunes dit penser régulièrement à sa protection (assurances, mutuelles, assurances-vie, Sécurité sociale… 29%), au patrimoine qu’ils souhaiteront transmettre (28%) ou à leur retraite (19%), 60% d’entre eux pensent régulièrement à l’épargne qu’ils souhaitent constituer. Pour une raison principale : le souhait de devenir propriétaire. Dans une époque où la notion même de propriété paraît de plus en plus obsolète, notamment pour une jeune génération habituée à la location et à la culture « leasing », l’immobilier résiste encore à cette obsolescence. Ainsi, 59% des jeunes aimeraient dans les années à venir être propriétaires de leur logement, condition et critère de sécurité et de stabilité.

Enfin, autre symbole de cette quête de stabilité, une vie réussie est d’abord pour les jeunes une vie de famille épanouie, signe aussi que la crise sanitaire a grandement bénéficié à la revalorisation de la sphère familiale (49% des jeunes souhaitent d’ailleurs dans les années à venir fonder une famille, et 36% se marier).

Les ambivalences de l’engagement

Sur quels sujets une entreprise doit-elle aujourd’hui s’engager en priorité ? Si, l’année dernière, la préservation de l’environnement apparaissait déjà – sans surprise – en premier dans les réponses, cet enjeu sort renforcé dans cette nouvelle vague. En effet, quand 29% des jeunes citaient l’année dernière la préservation de l’environnement comme le sujet prioritaire sur lequel les entreprises devraient s’engager en priorité, c’est le cas aujourd’hui de 37% d’entre eux (+8) et de 53% des jeunes ayant un niveau de diplôme supérieur ou équivalent à bac+3. Ainsi, en 2022, si le tiercé de l’année dernière ne change pas (la défense du pouvoir d’achat et la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes arrivent toujours en deuxième et troisième positions), c’est l’engagement environnemental qui se consolide sur un an, conséquence vraisemblablement des incendies de cet été et d’une conscientisation encore plus accrue – s’il en fallait – de l’avenir préoccupant qui se dessine sous leurs yeux.

En matière d’engagement, l’enquête dessine par ailleurs un élément intéressant : la demande par les jeunes d’une mise en cohérence entre des annonces d’engagement et des actions concrètes. Ainsi, pour les jeunes, les preuves concrètes d’un engagement pris par une entreprise passent d’abord par des faits très concrets : le refus de travailler avec des fournisseurs qui ne respectent pas l’engagement défendu par l’entreprise (31%, + 5 par rapport à l’année dernière), le fait de nouer des partenariats avec des associations (21%) et le fait de réserver de l’argent tous les ans pour une cause.

Cette demande de mise en cohérence entre « les paroles et les actes » se retrouve d’ailleurs à un autre endroit de l’enquête. Dans les éléments que les jeunes trouvent « manquants » et insuffisants aujourd’hui dans une entreprise, figure l’alignement entre les valeurs prônées par l’entreprise et leur quotidien de travail.

Malgré cela, les attentes fortes des jeunes vis-à-vis des entreprises en matière d’engagement ne s’accompagnent aucunement d’un engagement de leur part. Ainsi, 20% seulement d’entre eux auraient envie dans les années à venir de s’engager pour la société (défendre une cause sociétale, environnementale ou politique), 10% seulement considèrent qu’une vie faite d’engagements peut être considérée comme une « vie réussie », et 13% seulement souhaiteraient s’engager plus en profondeur au sein d’une entreprise en y prenant des parts.

Encore plus parlant peut-être : seuls 25% des jeunes envisagent dans les années à venir d’être membres d’une association, 10% de créer une association, 9% d’être membre d’un parti politique et 7% d’un syndicat.

Des jeunes en forte attente de la part de l’entreprise donc, qui demandent beaucoup, mais qui ne sont pas pour l’heure prêts à donner autant.

Cette faible propension de jeunes capables de se motiver pour s’engager est un mal qu’il faudra résoudre, d’autant plus qu’il y a des ressorts pour les remettre en selle. En effet, les jeunes considèrent que si l’époque manque de quelque chose, c’est d’abord de solidarité. Quand ils regardent notre pays et l’époque, 54% des jeunes estiment qu’il manque d’abord de la solidarité entre les gens, loin devant de l’optimisme (27%), de la joie (25%), un sens de l’effort et du sacrifice (22%) ou encore de la liberté (21%). Et quand on les interroge sur leurs attentes dans leurs rapports avec leurs collègues, 42% d’entre eux disent avoir besoin d’abord et avant tout de collègues sur lesquels ils peuvent compter en cas de difficulté.

Entraide et solidarité, deux ressorts qui ne seraient pas inutiles d’activer pour tenter de remobiliser une jeune génération à la fois apathique, en quête de sens et dans un état de mal-être réel, notamment depuis la crise sanitaire.

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