Pourquoi la France a-t-elle interdit les signes religieux ostensibles à l’école ?

La loi prohibant le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse à l’école fête ce mois-ci ses vingt ans. À cette occasion, Milan Sen, collaborateur politique et co-auteur de Préserver la laïcité (L’Observatoire, 2024), revient pour la Fondation sur la genèse de cette législation unique dans les démocraties occidentales. Car si cette loi est encore approuvée par une large majorité de Français, il apparaît plus que jamais nécessaire d’en examiner les fondements intellectuels et politiques. 

Le lien séculaire entre la République, l’école et la laïcité

Si la Révolution française voit son lot de controverses – le mot est faible – théologiques et cléricales, ce sont les fondateurs de la IIIe République qui profiteront de l’enracinement de l’idée républicaine dans les esprits pour marquer une œuvre de laïcisation des institutions. Des lois scolaires des années 1880, portées par Jules Ferry, on conserve dans nos mémoires notamment le caractère désormais « laïque » de l’instruction. L’institution scolaire devient ainsi doublement laïque : d’une part, elle est sans Dieu par la neutralité du corps enseignant (loi Goblet, 1886) ; d’autre part, le programme scolaire s’appuie sur les connaissances scientifiques, déliées de toute référence à une quelconque divinité. Généralement, dans le récit au long cours de notre singulière laïcité, l’on passe directement de 1882 à 1905 – de Jules Ferry à Aristide Briand. Mais opérer ainsi, c’est faire fi de la présidence du Conseil des ministres (dit autrement, le chef du gouvernement) d’Émile Combes qui court de 1902 à 1905. Durant ses trois années à la tête de l’État, il expulse plusieurs milliers de congréganistes et fait fermer deux mille cinq cent écoles au nom du combat contre l’obscurantisme religieux1Marc Villemain, L’esprit clerc. Émile Combes ou le chemin de croix du diable, Fondation Jean-Jaurès, n°14, 1er octobre 1999..

Ceux qui appréhendent l’histoire de la laïcité, en France, comme une histoire « apaisée » se trompent lourdement. Du fardeau du chevalier de La Barre aux francs-maçons déportés par Vichy en passant par les mariages forcés de prêtres, suffisamment de morts, dans les deux camps, en attestent. Si la loi de séparation des Églises et de l’État, votée en 1905, vient parachever l’édifice républicain, il faut attendre la Première Guerre mondiale et la « mixité » forcée entre fervents catholiques et républicains ardents dans les tranchées pour que s’apaise la guerre des deux France. Dans les décennies qui suivent, plusieurs conflits, qu’on aurait tort de négliger, réveillent cahin-caha la lutte séculaire. Citons notamment l’adoption de la loi Debré en 1959, laquelle prévoit le financement sur fonds publics de l’école privée sous contrat, et l’échec du projet de loi Savary, en 1984, qui devait justement revenir sur la première en créant un grand pôle public de l’enseignement – et les récentes polémiques autour du financement public des établissements privés Stanislas (Paris) et Averroès (Lille) témoignent d’une vitalité, quoique latente, de la tension entre école privée et publique. Peut-être faudra-t-il d’ailleurs y revenir pour opérer une véritable lutte contre la ségrégation sociale à l’école.

C’est dire si, en France, la République s’est appuyée sur l’école laïque pour assurer sa prééminence sur l’enseignement ecclésiastique. Du reste, la tension entre les républicains et les cléricaux s’est sans conteste apaisée. Vatican II est passé par là, et le déclin du catholicisme en France a aussi facilité la chose. C’est alors qu’en 1989, une nouvelle querelle de la laïcité voit le jour en France. Elle n’oppose plus gauche et droite, républicains et cléricaux, mais tenants d’une laïcité « ferme » et pourfendeurs de « l’intégrisme républicain ». À Creil, dans un lycée difficile, trois jeunes élèves décident de se vêtir d’un voile religieux à l’école, affrontant un proviseur qui refuse tout signe religieux dans son établissement – il avait déjà demandé à des élèves de confession juive de retirer leur kippa dans l’enceinte scolaire. Pour « l’affaire de Creil » en tant que telle, nous renvoyons au travail d’Ismail Ferhat2Ismail Ferhat (dir), Les foulards de la discorde, Retours sur l’affaire du foulard de Creil, 1989, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2019..

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Le voile à l’école : tolérance ou interdiction ?

Les traditionnelles lignes de démarcation partisanes volent en éclat. Il n’y a plus d’un côté les laïques, de l’autre les anti-laïques. Différentes visions de la laïcité se font jour, chacun tendant à présenter la sienne comme la « vraie », l’unique. En témoignent les stratégies discursives renvoyant l’autre à un substantif dépréciatif – « laïciste », « laïcard », « intransigeant », « anglo-saxon », « communautariste » – et soi à un adjectif ou épithète mélioratif – « laïcité apaisée », « laïcité républicaine », etc. 

La question fait donc débat : faut-il interdire les signes religieux à l’école ? Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, ne se décide pas à imposer une consigne claire. Il s’en remet alors au Conseil d’État pour trancher, lequel se prononçant uniquement sur l’état du droit existant. Il n’est donc pas prescripteur, il ne donne pas en l’occurrence de recommandation, mais simplement l’interprétation des lois alors en vigueur. Se reposant notamment sur la loi d’orientation scolaire votée en juillet 1989, laquelle prévoit la « liberté d’expression » pour les élèves, le Conseil d’État précise que « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité »3Conseil d’État, Avis du 27 novembre 1989, port du foulard islamique.. Le Conseil d’État privilégie donc la liberté de culte, même s’il lui donne un cadre restreint au sein de l’école. Car, précise-t-il, un élève pourra être sanctionné et exclu de l’établissement s’il refuse d’assister à certains cours, s’il trouble l’ordre public ou – et c’est ici que couvent les problèmes à venir – si les tenues ou signes religieux revêtent un caractère ostentatoire. En effet, complète l’avis, « cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ». En résumé, aucune règle d’ordre général ne sort de cet avis. Ce sont les circonstances qui donnent au signe porté un caractère éventuellement « ostentatoire », ce qu’il n’est pas par principe4Contrairement à ce qui est souvent cru et dit, la législation actuellement en vigueur n’interdit pas les signes religieux « ostentatoires » mais « ostensibles ».. À chaque école, chaque chef d’établissement, chaque professeur, chaque conseiller principal d’éducation (CPE) d’établir au cas par cas le caractère ostentatoire ou non du signe religieux. 

Or cet avis du Conseil d’État, entériné année après année par sa jurisprudence, ne donne pas de règle claire aux professeurs : les affaires de voile finissent parfois devant un tribunal, et des écoles, collèges et publics sont en proie à de vives tensions culturelles. En 1994, le ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de droite, François Bayrou, entend mettre fin à cinq années de tergiversations autour du voile islamique à l’école par la voie d’une circulaire. À ce moment-là, il estime que quelque 3 000 filles portent le voile à l’école publique. Mais une circulaire n’a pas force de loi, elle propose une interprétation des textes déjà existants afin d’en uniformiser l’application sur tout le territoire. En déclarant prohiber les « signes religieux ostentatoires » sans en donner une quelconque définition, son texte cherche à tordre la jurisprudence du Conseil d’État issue de 1989 en inversant sa logique. Mais le 10 juillet 1995, le Conseil d’État précise que la circulaire Bayrou ne crée pas de nouvelle règle de droit qui s’imposerait à toutes les configurations. Il revient donc aux chefs d’établissement d’évaluer le caractère « ostentatoire » de ces signes. Retour, donc, à la case départ. 

Si, dans les années 1990, la question des signes religieux reste – très – secondaire dans le débat public, il en va différemment dans le monde enseignant. La jurisprudence du Conseil d’État ne règle rien. L’absence de lignes directrices claires et l’obligation de gérer au cas par cas maintiennent les enseignants dans un flou juridique inconfortable et créent des disparités entre établissements, ce qui porte atteinte au principe constitutionnel de l’indivisibilité de la République. Certains interdisent les signes religieux, d’autres non, au gré des rapports de force propres à chaque établissement, à chaque quartier. Chaque « affaire de voile » est exploitée par des organisations islamistes, au premier rang desquelles figure l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), organe des Frères musulmans, qui offre systématiquement un arsenal juridique et financier aux jeunes filles impliquées. La situation plonge les professeurs dans un profond désarroi, chaque établissement est livré à une profonde casuistique qui oblige à apporter une réponse au cas par cas. 

La question prend en importance à l’aube du troisième millénaire. Une série d’événements internationaux (seconde intifada en 2000, attentats du 11 septembre 2001, guerre en Irak, etc.) et nationaux (publications d’essais qui décrivent la progression du communautarisme en France, accession de l’extrême droite au second tour en 2002, etc.) s’entremêle et crée un terreau favorable au développement des débats autour de l’enjeu religieux à l’école. En 1999, 2000, 2001, 2002, 2003, les affaires de foulard islamique se multiplient et l’écho médiatique va en s’accroissant. Mais l’événement qui va mettre le feu aux poudres intervient en avril 2003. 

Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, se rend au congrès de l’UOIF. Devant un parterre d’hommes et de femmes – séparés –, il rappelle qu’il est formellement interdit de poser avec un couvre-chef quel qu’il soit sur une photo d’identité5« Nicolas Sarkozy ovationné puis hué au rassemblement de l’UIOF », Le Monde, 20 avril 2003.. Cette « petite » déclaration, petite par son champ d’application, petite par ce qu’elle aurait dû représenter, provoque des huées et des sifflets dont l’image fait le tour des médias pendant plusieurs jours. Dès lors, la controverse s’amorce et, de la carte d’identité, le débat glisse très rapidement vers l’école. Des propositions de loi sont déposées par la droite et la gauche, François Autain pour le Parti communiste (PCF) et Jack Lang pour le Parti socialiste (PS). Laurent Fabius lui emboîte le pas au Congrès socialiste de Dijon, en s’affirmant favorable à une réponse législative. Jadis peu enclins à la solution législative, ces deux ténors du premier parti d’opposition donnent désormais de la voix pour enflammer l’habitus laïque des socialistes. Jack Lang souligne avoir changé d’avis « parce que la société s’est transformée », alors que c’est l’image d’un parterre d’hommes (barbus) et femmes (voilées) séparés en deux groupes huant le ministre de l’Intérieur au congrès de l’UOIF qui a profondément heurté Laurent Fabius6« L’embarras des politiques », Le Monde, 16 octobre 2003.. Les initiatives se multiplient, émanent de la gauche, de la droite, du président de l’Assemblée nationale et même de ministres. Le président de la République, Jacques Chirac, est contraint de prendre le sujet à bras le corps.

Les travaux de la commission Stasi  

Le président de la République choisit de nommer le 3 juillet 2003 une commission chargée de (re)penser la laïcité à l’aune des mutations religieuses, politiques et sociales de la France du XXIe siècle. Il charge Bernard Stasi, alors médiateur de la République, de présider la commission qui portera par usage son nom. Composée de vingt personnalités de gauche, du centre et de droite, d’universitaires, de juristes, de personnels de l’Éducation nationale ou encore de responsables d’associations de terrain, la commission Stasi est pluraliste – bien qu’elle penche, tout de même, plutôt à gauche. Chaque membre de la commission, chaque « sage », travaille soit sur les questions de la laïcité soit sur des sujets s’en approchant d’une manière ou d’une autre (égalité femmes-hommes, intégration des immigrés, théologie, etc.). La feuille de route de la commission ne se limite pas à la question des signes religieux à l’école, elle embrasse tous les secteurs, publics ou privés, où il est question de laïcité. L’objet de notre article nous amène néanmoins à poser la focale sur cet enjeu précis. 

À l’origine, les membres de la commission favorables à une loi d’interdiction se comptent sur les doigts de la main. L’on dénombre des opposants farouches à une laïcité « ferme », citons à titre d’exemple Alain Touraine qui avait quelques mois plus tôt signé la tribune « Oui au foulard à l’école laïque », publiée dans Libération en mai 2003. Jacques Chirac a-t-il en tête, dès le départ, l’idée d’aboutir à un projet de loi visant à prohiber les signes religieux ostensibles à l’école ? Selon toute vraisemblance, non. Si tel avait été son dessein, n’aurait-il pas nommé des membres, dès le départ, favorables à cette inclination ? Or l’écrasante majorité des membres est initialement opposée à l’idée d’une telle loi.

Entre juillet et décembre 2003, quelque 140 auditions, publiques et privées, sont menées par les membres de la commission Stasi. Les personnalités entendues sont diverses : hommes et femmes politiques, élus locaux, syndicalistes, ministres, représentants des cultes, associations de défense des droits de l’homme, professeurs, chefs d’établissement, CPE médecins, policiers et gendarmes, directeurs d’hôpital, infirmières, directeurs de prison, fonctionnaires d’administrations centrales, chefs d’entreprise, jeunes filles concernées par la question du voile, etc. Progressivement, les sages découvrent des réalités de terrain qu’ils ne connaissent pas, ou mal. Certaines auditions, singulièrement marquantes (notamment celles des personnels de l’Éducation nationale et des associations agissant pour les droits des femmes dans les quartiers difficiles), font l’effet d’un électrochoc et révèlent une situation ignorée par certains. Comme le fait remarquer une des membres de la commission Stasi, Gaye Petek, « il fallait pour certains quitter Saint-Germain-des-Prés »7Entretien de l’auteur avec Gaye Petek, décembre 2022.

Sans dramatisation aucune, ils découvrent dans certains quartiers la ségrégation subie par de nombreuses jeunes filles. Une dirigeante associative déclare que « la situation des filles dans les cités relève d’un véritable drame »8« Le rapport de la Commission Stasi sur la laïcité », Le Monde, 12 décembre 2003.. Le rapport Stasi précise, sur le fondement de ses auditions : « Les jeunes filles, une fois voilées, peuvent traverser les cages d’escalier d’immeubles collectifs et aller sur la voie publique sans craindre d’être conspuées, voire maltraitées, comme elles l’étaient auparavant, tête nue »9Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, remis le 11 décembre 2003, Bernard Stasi.. Ils appréhendent mieux la progression de l’islamisme dans plusieurs territoires, et notamment à l’école, cible privilégiée s’il en est tant elle est au fondement du socle républicain. En témoigne la brochure visant à établir la « Stratégie de l’action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique » publiée en 2000 à Doha, texte référence pour les prédicateurs islamistes qui opèrent en Occident, qui vise explicitement l’école comme ennemi de l’islam10Stratégie de l’action islamique culturelle à l’extérieur du monde islamique, Organisation islamique pour l’Éducation, les Sciences et la Culture – IHESCO, 2000.. Les membres de la commission Stasi découvrent également les conflits culturels et cultuels qui gagnent les établissements scolaires. Ainsi que l’exprime Alain Touraine, pourtant pourfendeur de l’intégrisme républicain, et promoteur des droits culturels : « Il n’est pas juste de dire que j’ai changé d’avis, c’est profondément la France qui a changé : dans les lycées, on est juif ou on est arabe, on ne s’identifie plus par sa classe sociale ni même par les vêtements de marque que les parents ont pu vous payer, mais par la religion »11Philippe Bernard, « Membre de la commission Stasi, Alain Touraine raconte sa conversion au principe d’une loi », Le Monde, 18 décembre 2003.. Au fur et à mesure des auditions, les membres de la commission se rallient un à un à l’idée de prohiber les signes religieux à l’école. 

Après avoir conclu leurs auditions, les membres de la commission Stasi se réunissent le 9 décembre pour voter sur la version définitive de leur rapport – chacun ayant travaillé à la rédaction de sa « partie », une thématique particulière choisie en fonction des spécialisations des sages. Deux votes ont lieu : l’un sur les 25 propositions qui font consensus, l’autre sur l’interdiction du port de tenues et signes religieux et politiques ostensibles à l’école. Sur le premier, tous votent à l’unisson. Sur le second, un seul s’abstient (Jean Baubérot), tandis que les 19 autres votent en faveur d’une solution législative. Alors qu’ils n’étaient qu’une poignée à s’y déclarer favorables quelques mois auparavant, les quelque 140 auditions et enquêtes de terrain les ont convaincus qu’ils se trompaient. Tout le nœud de la compréhension de la loi de 2004 se trouve ainsi dans cette évolution : comment l’expliquer ?  

Pourquoi interdire les signes religieux ostensibles à l’école ?

Parmi les 26 recommandations de la commission Stasi, une seule retient l’attention des débats, qu’ils soient politiques ou médiatiques : l’interdiction des tenues et signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. Pourtant, nombre des mesures proposées entendaient, au-delà du volet « répressif », favoriser l’intégration, lutter contre les discriminations qui empoisonnent le quotidien des Français issus de l’immigration. Une autre mesure phare, initiée par Patrick Weil, visait à faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-el-Kébir des jours fériés dans toutes les écoles de la République. Considérant à juste titre que le paysage religieux a changé depuis 1905, et que les fêtes nationales religieuses sont exclusivement catholiques, ou à tout le moins chrétiennes, les sages prônent cette mesure audacieuse. Malheureusement, le président de la République Jacques Chirac décide, dans son projet de loi, de ne conserver que l’interdiction des signes religieux. Ce qui fait dire au philosophe Henri Peña-Ruiz que « la déshérence sociale c’est le terreau du fanatisme, or ce gouvernement de droite n’a rien fait contre la déshérence sociale »12Entretien de l’auteur avec Henri Peña-Ruiz, septembre 2023.. « Lorsque je songe au peu de cas qui a été fait des mesures favorisant l’intégration, je suis en colère »13Entretien de l’auteur avec Jacqueline Costa-Lascoux, septembre 2023., abonde Jacqueline Costa-Lascoux. Le 15 mars 2004, la loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » est promulguée, après avoir été adoptée à la quasi-unanimité à l’Assemblée nationale et au Sénat. Alors qu’un an auparavant une loi si ambitieuse n’aurait pas été votée, les travaux de la commission Stasi, bénéficiant d’une large couverture médiatique (les auditions étaient diffusées en direct sur Public Sénat, et la presse papier s’est largement emparée du sujet avec 1 284 articles14Chiffres fournis par le journal PLPL (Pour lire pas lu), 19  avril 2004, et cités dans Jean-Pierre Tévanian, « Le Voile médiatique : un faux débat », Raisons d’agir, 2005, p. 15. en 2003 portant sur le voile dans les trois principaux quotidiens), ont convaincu les députés et sénateurs. L’opinion publique a elle aussi été progressivement conquise par les arguments des sages de la commission Stasi. En avril 2003, seuls 49% des Français approuvent l’idée d’interdire « tous les signes politiques et religieux visibles dans les écoles publiques » – intitulé plus répressif que ne le sera la loi. En novembre, 57% ; finalement en décembre, près de trois français sur quatre approuvent l’interdiction des signes religieux à l’école15John R.  Bowen, « Why Did the French Rally to a Law Against Scarves in Schools? », Droit et société, vol. 68, n°1, 2008, p. 33-52.. L’opinion publique et les responsables politiques, dans un jeu d’interconnexions, suivent le même cheminement que les sages de la commission Stasi et finissent par se rallier à la mesure d’interdiction. Finalement, la loi du 15 mars 2004 indique ceci : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». C’est le dérivé du substantif « ostensible » qui est choisi, dont la définition est « qui ne peut pas ne pas être vu ». Sont dès lors concernés voiles, croix de grande taille, kippas ou tout autre signe religieux.

La France est la seule démocratie occidentale à avoir interdit les signes religieux ostensibles à l’école. C’est donc, par nécessité, que la justification ne va pas de soi et doit être explicitée. Deux arguments principaux sont mis en avant.

Cette loi est d’abord pensée comme un moyen de favoriser la tranquillité au sein des établissements scolaires. C’est une loi d’apaisement qui répond à des préoccupations exprimées de longue date par les enseignants et les responsables d’établissement. La détérioration de la situation devenait particulièrement difficile à gérer dans certaines zones. L’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école représente une mesure visant à mettre un terme à une source constante de préoccupation et de détresse pour ces hommes et femmes dévoués à la transmission des connaissances et des principes républicains. En effet, une législation consacrée à cette question soulage l’ensemble du corps enseignant. Elle a pour effet de clarifier et d’harmoniser les règles à l’échelle nationale, réaffirmant ainsi l’indivisibilité de la République. Chaque professeur ou chef d’établissement n’a plus à faire face à des élèves récalcitrants soutenus par des réseaux salafistes ou fréristes bien organisés. Ce n’est pas un hasard si, début 2004, ils sont près de 80% à être favorables à la future loi16Sondage de l’institut CSA pour Le Monde et La Vie, 5 février 2004.. Prohiber les signes religieux qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse permet également de garantir la paix civile dans les établissements, et d’éviter la formation de conflits culturels et culturels entre les élèves. « Juifs et musulmans rivalisent dans l’affirmation de leurs appartenances, y compris dans les cours de récréation des écoles de la République », décrypte la sociologue Jacqueline Costa-Lascoux17Alain Houziaux (dir), Jean Baubérot, Dounia Bouzar et Jacqueline Costa-Lascoux, Le Voile, que cache-t-il ?, Paris, Éditions de l’Atelier, 2004..

Le second argument mis en avant consiste à assurer la protection de la liberté de conscience des élèves contre les pressions prosélytes de leurs petits camarades. Il s’agit, principalement sinon exclusivement, des jeunes filles. Des agents de l’Éducation nationale auditionnés, appuyés par les dires des élèves, explicitent le raisonnement des harceleurs en disant en substance : « Tu as le droit de porter un foulard, ta sœur en porte un, ta voisine de classe en porte un, or tu n’en portes pas, donc tu choisis de ne pas le porter, donc tu choisis d’aller contre la religion et d’être une femme impure ». Il en va de même pour les autres manifestations religieuses ostensibles : le « mauvais » juif ou le « mauvais » chrétien est désigné comme tel en raison de l’absence de l’extériorisation de sa religiosité, qu’elle soit avérée ou supposée. Que cela soit conscient ou non, volontaire ou non, le port d’un signe religieux ostensible renvoie le coreligionnaire à sa timidité religieuse, à son absence d’expression religieuse : il fait le jeu du prosélytisme et de la pression implicite sur les autres élèves. Une des lycéennes entendues par la commission Stasi, Fatima Behali, le résume ainsi : en « le portant [le voile], c’est de la pression sur les autres, c’est du prosélytisme. Moi musulmane, si je vois une femme voilée en face de moi, on me remet en question et on me dit que je suis une mauvaise musulmane »18Archives de Ghislaine Hudson, consultées en août 2023.. La pression ne se limite pas aux camarades de classe, elle est souvent appuyée et initiée par les proches des élèves. La famille de ces jeunes filles, souvent le père ou le frère d’ailleurs, constitue le premier vecteur de pression. Or comment espérer qu’une élève de douze, quatorze ou seize ans puisse entrer dans un conflit aussi radical avec ses parents ? En fait, dans la tradition laïque française qui fait de l’État le protecteur des individus face aux cléricalismes – ce qui nous distingue de la tradition anglo-saxonne –, l’interdiction des signes religieux ostensibles protège la majorité des élèves musulmanes qui ne le portent pas et ne souhaitent pas le porter, au détriment certes de la minorité qui le porte par choix. La liberté de conscience prime sur la liberté de culte. Comme l’explique le philosophe et membre de la commission Stasi Henri Peña-Ruiz : « en France, l’enfant a droit à deux vies. La vie dans la famille, où il est incliné à suivre telle ou telle religion, par imprégnation, osmose ou obligation. La deuxième vie, c’est la vie à l’école, où il ne recevra aucun conditionnement religieux, où sa liberté s’épanouira »19Entretien de l’auteur avec Henri Peña-Ruiz, septembre 2023.. L’idée n’est évidemment pas de nier le caractère déterminé de toute existence – tant sur le volet social que culturel ou religieux –, mais de donner aux élèves un espace de « respiration laïque »20Expression inventée par la philosophe Catherine Kintzler dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014. sur le temps de l’école. La laïcité se confond alors avec l’émancipation. 

La loi de 2004 : réussite ou échec ?

La loi du 15 mars 2004 est accompagnée d’une circulaire précisant les contours de son application concrète. Elle est complétée trois ans plus tard par une jurisprudence du Conseil d’État qui suit l’esprit de la commission Stasi et de la loi elle-même. Par quatre décisions du 5 décembre 2007, il confirme l’interprétation stricte de la loi en prohibant les signes « dont le port ne manifeste une appartenance religieuse qu’en raison du comportement de l’élève ». Ainsi se crée, sous la houlette du Conseil d’État pourtant gardien d’une interprétation plutôt libérale de la laïcité, en plus de la catégorie des signes religieux ostensibles par nature, le concept de signes religieux par destination. La République, dont le caractère laïque est attesté dès le premier article de la Constitution de 1958, n’a pas à prendre en compte ce que disent les Églises constituées au sujet des signes religieux. Si un signe est religieux par destination, même s’il n’est pas consacré par les livres « saints », il peut être interdit. Comme l’indique Patrick Weil, « le burkini n’était pas prévu dans le Coran, les vêtements portés par les juifs orthodoxes loubavitch ne sont pas non plus obligatoires selon la pratique traditionnelle, mais on ne dira pas pour autant que ces tenues ne sont pas religieuses »21Hadrien Brachet, « Patrick Weil : « Sur les abayas, il est positif que le ministre ait pris ses responsabilités » », Marianne, 28 août 2023.

Si aujourd’hui l’interdiction des signes religieux ostensibles nous paraît aller de soi (à chaque sondage, ce sont entre 80 et 90% des Français qui l’approuvent)22Par exemple, Étude Ifop pour le Comité Laïcité République, « Le rapport à la laïcité à l’heure de la lutte contre l’islamisme et le projet de loi contre les séparatismes », 2020., beaucoup craignaient que son application provoque des remous, voire de vives contestations. La loi du 15 mars 2004 et sa circulaire d’application prévoient que, pour la rentrée de septembre 2004, afin de garantir la formation et l’information des agents de l’Éducation nationale, les recteurs soient chargés de diffuser une liste des personnes ayant pour mission de « répondre aux questions que pourraient se poser les chefs d’établissement et les équipes éducatives » aux établissements. Les parents sont également prévenus des nouvelles règles en vigueur. Tout est fait, en amont, pour que la rentrée se passe dans les meilleures conditions possibles. De plus, une disposition de la loi prévoit qu’à chaque fois qu’un élève enfreint la nouvelle loi, un dialogue soit immédiatement engagé avec lui et ses parents – sont ainsi exclus les autres intermédiaires qui, auparavant, envenimaient les choses : prédicateurs islamistes, grands frères du quartier, etc. 

Pour appréhender la rentrée de septembre 2004, nous disposons d’un document fort utile, le rapport d’Hanifa Cherifi, inspectrice générale de l’Éducation nationale et ancienne membre de la commission Stasi. Remis le 1er juillet 2005, ce rapport est produit à partir des comptes rendus de chaque chef d’établissement. En 2003, selon les estimations des membres de la commission Stasi, entre 5 000 et 15 000 jeunes filles portaient un voile à l’école. À la rentrée scolaire de septembre 2004, après la promulgation de la loi, « le nombre total de signes religieux recensés […] est de 639, soit deux grandes croix, onze turbans sikhs, et les autres signes, tous des voiles islamiques »23Hanifa Chérifi, « Application de la loi du 15 mars 2004 », Hommes & migrations, Laïcité : les 100 ans d’une idée neuve. I. À l’école, 2005, pp. 33-48.. De plusieurs milliers à 639 signes religieux à l’école, et ce en quelques mois à peine : l’application de la loi de 2004 est incontestablement une réussite.

Pour les 639 cas litigieux, la fermeté n’empêche pas le dialogue, la discussion. Les proviseurs et principaux, accompagnés par les enseignants, ne manquent pas de pédagogie pour expliquer la teneur de la loi aux élèves. En quelques semaines, la majorité des situations se décantent. Sur les 639 cas, 496 élèves acceptent d’ôter leur signe religieux. Les autres suivent l’enseignement à distance du Cned ou choisissent d’aller dans une école privée sous contrat, souvent catholique. Finalement, seuls 47 élèves sont exclus de leur établissement suite à un refus d’accepter la nouvelle législation. C’est un grand succès, la loi est acceptée et comprise par le plus grand nombre. En témoigne la rentrée de septembre 2005, l’année suivante, qui ne voit que douze signes religieux interdits recensés. Hanifa Chérifi précise que « le dialogue a joué un rôle primordial, non seulement parce qu’il permettait de ne pas appliquer directement la loi, de façon trop abrupte, mais aussi parce qu’il prévoyait un suivi individuel et non une grande réunion de tous les parents d’un établissement pour leur expliquer la loi »24Audition commune avec la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, de Mme Hanifa Chérifi, Inspectrice générale de l’Éducation nationale, sur l’application de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port des signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, compte rendu n°9, Assemblée nationale, 9 novembre 2005.. Il ne s’agit pas d’asséner aux élèves des valeurs de la République abstraites, mais de donner une explication prosaïque, « terre à terre », de la loi et de ses bénéfices. 

La loi de 2004 constitue une loi d’apaisement, que les familles et élèves ont finalement comprise. D’ailleurs, même si elle fait l’objet de campagnes offensives – le développement récent de l’abaya en est un bon exemple –, rares sont ceux, dans le débat public, qui assument ouvertement y être opposés. Mais si elle a consacré l’école comme un espace de « respiration laïque », la loi ne peut résoudre tous les problèmes. Discriminations à l’emploi et à l’embauche, racisme et misère sociale n’ont pas été éradiqués. L’islamisme prospère sur un terreau fertile. Si les atteintes à la laïcité progressent d’année en année25Étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo, « Observatoire des enseignants : les contestations de la laïcité et les formes de séparatisme religieux à l’école », décembre 2020., ce n’est pas un hasard. À titre d’exemple, 27% des enseignants en REP (réseau d’éducation prioritaire) ont entendu des justifications des violences contre les personnes présentant des caricatures du Prophète, et plus d’un sur cinq a observé des refus de participer à la minute de silence en hommage à Samuel Paty. S’il faut se garder d’être alarmiste, il ne faut pas non plus faire preuve de naïveté : l’islamisme progresse à l’école. C’est à nous, hommes et femmes de gauche, attachés au principe de laïcité, de faire vivre celui-ci pleinement sous un jour qui ne soit pas un catéchisme républicain, mais plutôt un vecteur d’émancipation. Comme nous l’indiquions au début de cette note, le fossé se creuse entre écoles privées et écoles publiques, les premières s’embourgeoisant tandis que les secondes catalysent de nombreuses difficultés. La laïcité peut beaucoup, mais elle ne peut pas tout. Comme disait Jean Jaurès, « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».

 

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