Alors que la guerre à nos frontières a rebattu les cartes géopolitiques mais aussi culturelles, comment appréhender l’évolution du rapport que nos concitoyens entretiennent avec l’Union européenne ? Pour y répondre, Milan Sen, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, analyse les résultats de la vague 10 de l’enquête Fractures françaises menée en partenariat avec Le Monde, le Cevipof et Ipsos.
Lorsqu’en 1989, François Mitterrand dit « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir »1François Mitterrand, campagne pour les élections européennes de juin 1989., rares furent ceux qui mirent cette prophétie en cause. La Nation paraissait avoir, après les deux guerres mondiales du XXe siècle, définitivement perdu la partie. Les grands ensembles, au premier rang desquels figurait l’Europe, étaient le nouvel horizon. La Nation était un passé à dépasser. La France s’est alors, gauche et droite confondues, engagée dans un projet de construction européenne, un projet économique avant d’être social ou culturel. Maastricht, Amsterdam, Nice2Traité de Maastricht signé en 1992 qui marque la fondation de l’Union européenne ; Traité d’Amsterdam signé en 1997 qui affirme les principes de liberté, de démocratie et de respect des droits de l’homme ; Traité de Nice signé en 2001 qui fixe les évolutions du système institutionnel alors que l’UE s’élargit à l’Est., tout allait pour le mieux pour l’Union européenne. Puis en 2005, les Français rejetèrent le référendum sur la Constitution de l’Union européenne3Le référendum de 2005, organisé notamment en France, visait à « établir une Constitution pour l’Europe », et eu lieu le 29 mai 2005. La question posée aux électeurs fut « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? ».. La fracture ne se situait pas entre la gauche et la droite, mais entre les classes populaires et les classes supérieures. Selon un sondage Ipsos de sortie des urnes4Enquête réalisée par l’institut Ipsos le 29 mai 2005 pour le compte de Dell, Le Figaro, France 2 et Europe 1. Le sondage a été réalisé par téléphone auprès d’un échantillon de 3355 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus et inscrite sur les listes électorales. L’échantillon a été sélectionné selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession des chefs de famille, catégorie d’agglomération, région)., 79% des ouvriers et 67% des employés avaient refusé un projet qui recevait, peu ou prou, l’assentiment des élites culturelles et économiques. Deux ans plus tard, l’irréparable démocratique fut commis : le traité de Lisbonne était adopté5Le Traité de Lisbonne, signé en 2007, transforme le fonctionnement institutionnel de l’Union européenne. Il entérine notamment la primauté du droit communautaire sur le droit français., faisant fi des aspirations populaires. Depuis, la tension entre Nation et Union européenne est revenue au premier plan.
Simone Veil, première présidente du Parlement européen et grande européenne s’il en est, affirme dans son autobiographie Une vie6Simone Veil, Une vie, Paris, Stock, 2007. qu’elle ne s’attendait pas à voir les nations résister si férocement au « sens de l’histoire ». Montée des populismes, revendications autonomistes, euroscepticisme en hausse, le début du XXIe siècle nous offre un démenti cinglant de l’idée selon laquelle le sentiment d’appartenance nationale serait voué à disparaître naturellement. Pascal Ory, dans Qu’est-ce qu’une nation7Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une Nation ? Une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020. a bien étudié cette erreur – disons même cette errance – d’une partie des intellectuels de gauche comme de droite. La mondialisation n’est pas synonyme de dénationalisation, bien au contraire, puisque la Nation apparaît pour beaucoup – surtout les plus pauvres – comme un cadre protecteur. La libre circulation des capitaux ne fonde une appartenance. Dans un séminaire à Athènes en 1998, Jacques Delors eut cette phrase qui sonnait comme un aveu d’échec personnel : « Les émotions nous rattachent aux nations, mais pas à l’Europe »8Phrase tirée du discours de Jacques Delors en séance publique de clôture du séminaire Réunifier l’Europe, ou l’Europe en quête d’identité(s), 13 et 14 novembre 1998 à Athènes..
Voilà où nous en étions jusqu’en 2020. Une Union européenne atone, qui venait de perdre le Royaume-Uni, assaillie de toutes parts par nationalismes de droite et populismes de gauche. Les « petits pas » de Jean Monnet étaient trébuchants9La méthode dite des « petits pas », préconisée par Jean Monnet et Robert Schuman, visait à avancer étape par étape dans le processus de construction européenne, voir Olivier Costa et Nathalie Brack, Le fonctionnement de l’Union européenne, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2017.. Mais début 2020 est apparu un virus qui a réduit les accords Schengen à une coquille vide, puis s’est ensuivi l’année suivante l’achat groupé par l’Union européenne de vaccins. Propagée par la mondialisation, la pandémie a contraint les pays à se replier sur eux-mêmes. Cette globalisation-contraction a renforcé la tension entre les États membres et l’Union européenne, d’aucuns félicitant l’achat commun de vaccins permis par l’UE, les autres portant les nations aux nues pour les avoir protégés. Un an plus tard, le 24 février 2022, la Russie déclare la guerre à l’Ukraine, envahit des pans entiers de son territoire en quelques jours à peine. Mais la résistance ukrainienne a tenu vaille que vaille, d’abord sans l’aide des Occidentaux, puis avec l’envoi massif d’armements. L’Union européenne est pour la première fois apparue unie, unie pour l’Ukraine mais aussi unie contre un ennemi commun, la Russie. Alors que la guerre à nos frontières a rebattu les cartes géopolitiques mais aussi culturelles, que nous dit l’enquête « Fractures françaises » sur le rapport qu’entretiennent nos concitoyens avec l’Union européenne ?
Les Français ont davantage confiance dans l’Union européenne
Le volet « Confiance dans les individus et les organisations » nous donne un premier élément de réponse. Alors qu’entre 2014 et 2019 la confiance dans l’Union européenne oscillait entre 30 et 35%, une nette progression se fait sentir depuis.
Précision essentielle, le « pic » affiché pour l’enquête de juin 2017 correspond à un moment politique particulier, celui de la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle. Face à une Marine Le Pen très eurosceptique, voire europhobe, l’attachement à l’Europe est apparu dans l’opinion publique comme un marqueur de lutte contre l’extrême droite. Ce pic se retrouve d’ailleurs dans différents items de la présente enquête. Les chiffres d’avril 2016 et de juin 2018 sont donc à ce titre-là des mesures plus exactes. On observe que, dès septembre 2020, alors que le premier confinement était terminé depuis trois mois, l’UE a vu sa cote de popularité auprès des Français croître. Ce constat se confirme en août 2021, après le succès de la campagne de vaccination en Europe. La guerre en Ukraine a massivement accéléré cette progression, un Français sur deux affirmant aujourd’hui sa confiance en l’Europe, du jamais vu jusqu’alors dans les enquêtes annuelles « Fractures françaises ». À titre de comparaison, c’est trois fois plus que la confiance dans les partis politiques. Sachons toutefois raison garder : lorsqu’on entre dans le détail en effet, seuls 8% des Français déclarent faire « tout à fait confiance à l’UE » – contre 42% qui lui font « plutôt confiance ».
Une évolution similaire est perceptible lorsqu’on demande aux Français si l’appartenance à l’Union européenne est une bonne chose.
Se retrouve encore une fois le pic de juin 2017 qu’il faut de toute évidence prendre pour ce qu’il est : une irrégularité liée au contexte électoral. Les résultats sont toutefois sensiblement différents de la précédente question. Entre 2014 et 2021, l’affirmation « L’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose » reçoit l’assentiment d’à peu près 50% des Français. La crise sanitaire n’a semble-t-il pas eu d’effet sur cet item. On peut avancer l’hypothèse suivante : certains Français considèrent que l’appartenance à l’UE est une bonne chose en soi, indépendamment de la politique qu’elle peut mener par ailleurs. L’appartenance précède la confiance. Par ailleurs, on retrouve une nouvelle fois une nette hausse en septembre 2022, consécutivement à l’agression russe contre l’Ukraine. Il n’y a au demeurant pas de vase communicant entre l’adhésion et le « ni-ni » (ni une bonne ni une mauvaise chose) : l’adhésion progresse et le rejet décline.
Chose intéressante, alors que la confiance dans l’UE progresse et devient majoritaire dans l’opinion publique, une telle évolution ne se retrouve pas dans le rapport des Français à la mondialisation. Celle-ci est toujours perçue par près de 60% des personnes interrogées comme une menace pour la France. Dès lors, on peut faire l’hypothèse suivante : jusqu’à la guerre en Ukraine, la confiance dans l’Union européenne était corrélée à la perception qu’on avait de la mondialisation. Autrement dit, la défiance vis-à-vis de l’Europe se calquait sur la critique de la mondialisation. Or, ce dixième volet de l’enquête « Fractures françaises » fait apparaître pour la première fois une décorrélation entre deux items. Ce que plusieurs décennies de traités n’ont pas pu faire pour créer une appartenance, une déclaration de guerre à notre frontière orientale aura suffi. La géopolitique a pris le pas sur le politique. L’Europe redevient peut-être pour les Français ce que Paul Valéry a jadis joliment nommé « la partie précieuse de l’univers terrestre ».
Mais les fractures au sujet de l’Europe s’accentuent
Les lignes de division qui partagent les Français dans leur rapport à l’Europe sont multiples. La première, peut-être la plus profonde, concerne la classe sociale. À la question de la confiance envers l’Union européenne, 63% des cadres supérieurs et 65% des bac+5 répondent par l’affirmative. Lorsque la même question est posée aux ouvriers, le résultat s’inverse et ils sont 64% à exprimer leur défiance. Même constat si l’on observe les réponses à la question « Que pensez-vous de l’appartenance de la France à l’Union européenne ? ». Les cadres supérieurs sont 76% à considérer qu’elle est une bonne chose, contre seulement 41% des ouvriers et 52% des employés. Un abîme se creuse entre classes sociales, la condition sociale détermine tout autant que la durée des études l’adhésion au projet européen. C’est une donnée qu’il convient de prendre en compte, tout particulièrement pour les hommes et femmes de gauche qui souhaitent faire « revenir » les classes populaires dans le giron de la gauche. Chez les classes populaires, ce rejet – relatif – de l’UE telle qu’elle existe actuellement doit se comprendre au travers de deux prismes, distincts, mais qu’il convient d’appréhender tous deux. D’une part parce que l’Europe est aujourd’hui perçue comme économiquement libérale, et les discours sur « l’Europe sociale » servis à l’envi depuis trente ans ne convainquent plus les ouvriers et employés, si tant est qu’ils ne les aient jamais convaincus. D’autre part parce que les classes populaires souhaitent, plus que les autres groupes sociaux, que l’État national reprenne les prérogatives qu’il a déléguées. 68% des ouvriers interrogés souhaitent en effet renforcer les pouvoirs de la France au détriment de l’Union européenne ; moins de 15% désirent l’inverse. Un clivage géographique se superpose à ce clivage social, bien qu’on puisse légitimement penser qu’ils se croisent largement. Alors que plus de 60% des habitants de grandes villes portent une appréciation positive sur l’appartenance de la France à l’UE, c’est 13 points de moins chez les habitants de communes périurbaines et ceux des communes isolées. Le cosmopolitisme des agglomérations et leur relation privilégiée aux autres grandes villes européennes y sont certainement pour quelque chose.
Derrière le rapport à l’Union européenne se dessinent également des opinions déterminées par le positionnement politique.
Plusieurs blocs se détachent et se distinguent. Tout d’abord un « bloc gauche radicale », PCF et LFI confondus, dont les électeurs sont majoritairement enthousiastes à l’égard de l’appartenance à l’UE, mais d’une courte tête (54%). Ce sentiment progresse d’année en année, puisqu’ils n’étaient que 39% à partager cette opinion en 2014. Vient ensuite un « bloc européiste », constitué des électeurs d’EE-LV, du PS et de Renaissance, pour qui l’adhésion à l’UE est quasi-unanime. Les électeurs du parti présidentiel n’ont à ce titre pas bougé d’un iota depuis 2017, là où les électorats socialistes et écologistes voient cette opinion largement progresser en 2022. Les réticences, certainement liées à l’absence de caractère « social » de cette Europe, se sont envolées avec la guerre en Ukraine. Le troisième grand bloc, celui d’extrême droite, donne à observer un rejet massif de l’UE. Les électorats de Reconquête ! et du RN ont beau être sociologiquement distincts, l’euroscepticisme leur est commun.
La dernière ligne de fracture est générationnelle. Ici, il est moins question d’un clivage entre « jeunes » et « vieux » que d’un effet de génération. Ce n’est pas l’âge qui détermine l’adhésion à l’Europe, mais l’inscription dans une génération spécifique. La distinction est fine mais elle a son importance. Rappelons que 57% des Français voient l’adhésion de la France à l’UE comme une bonne chose. Trois générations se détachent, et chacune a ses raisons qu’il convient de prendre au sérieux. La première, celle des 18-24 ans, considère très largement que l’appartenance à l’UE est une bonne chose (64%), et moins d’un quart la voit comme mauvaise. Cette génération n’a rien connu d’autre que la France dans l’Europe, et les programmes de l’Éducation nationale abordent plutôt dans un sens favorable la question de la construction européenne au lycée. On y parle davantage, ce qui peut s’entendre, de la paix entre les nations européennes que du contenu des différents traités. La deuxième génération marquante, c’est celle des 35-60 ans, celle des actifs, loin de l’école mais pas encore en retraite, celle des illusions perdues et des espoirs désenchantés. Seuls 53% d’entre eux considèrent de manière positive l’appartenance de la France à l’UE. Une grande partie de cette génération est née avant l’Europe de Maastricht, a connu une plus grande souveraineté de la Nation et a peut-être trop souvent été déçue par les sirènes de l’Europe sociale. C’est aussi cette tranche d’âge qui subit le plus violemment les conséquences néfastes de la mondialisation – celle aussi qui a le plus voté Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Propos à nuancer toutefois, car ils ne sont que 31% à considérer que l’appartenance de la France à l’Union est une mauvaise chose. Enfin, une troisième génération se démarque, celle des personnes âgées. Près de deux tiers des Français de plus de 70 ans se félicitent de l’appartenance de la France à l’UE. Une minorité a vécu la guerre, mais tous ont perçu, dans leur famille ou dans leur commune, les désastres des nationalismes du XXe siècle. La mémoire du déchirement franco-allemand reste vive en eux. Ils ont vu l’Europe se construire progressivement, d’un embryon de communauté à six à une union à vingt-sept. Le projet européen est, pour certain, devenu l’eschatologie du tournant du millénaire. Aussi veulent-ils toujours croire, peut-être à raison, que l’Europe est notre avenir.
La demande des Français pour une autre Europe
L’Union européenne a trente ans, l’Europe en a deux mille. La seconde n’est pas réductible à la première. Alors que l’analyse portait jusque-là sur le rapport des Français à l’Union européenne, élargissons désormais le spectre de la réflexion.
78% des Français se disent aujourd’hui favorables à l’idée de projet européen, soit 5 points de plus qu’il y a deux ans. L’adhésion est quasi-unanime. Mais les trois clivages présentés précédemment se retrouvent ici aussi.
- Les ouvriers et employés y sont relativement moins favorables que la moyenne des Français, respectivement 66 et 74%, mais ces chiffres sont en hausse de 12 points et 6 points par rapport à 2020.
- Le bloc européiste (EE-LV/PS/Renaissance) est favorable à près de 95% au projet européen, auquel on peut ici ajouter les électeurs LR qui se prononcent en ce sens à 87%. On descend à 79% pour le bloc de gauche radicale, et à moins de 50% pour le bloc extrême droite. Notons également que, pour tous ces blocs, l’adhésion à l’idée au projet européen est en hausse.
- Les moins de 35 ans sont favorables à hauteur de 84% au projet européen, deux points de plus à peine que les plus de 70 ans, mais dix points de plus que les 35-60 ans.
Depuis que l’item « projet européen » est proposé dans cette enquête, c’est-à-dire depuis 2018, la part de Français fondamentalement hostiles au projet européen n’a jamais été aussi faible que cette année. Mais l’adhésion au projet européen n’est pas synonyme d’adhésion à l’Union européenne.
Si seuls 29% des Français sont favorables au projet européen tel qu’il existe actuellement, ce chiffre connaît une hausse spectaculaire de dix points par rapport à 2018. L’adhésion à l’UE dans sa forme actuelle est très minoritaire, mais en progression. À l’inverse, la position selon laquelle l’idée de projet européen est bonne, mais son application mauvaise, est celle de près de la moitié des Français (49%). La photo de 2022 donne donc à voir une France massivement favorable au projet européen, moins à sa mise en œuvre actuelle. La séquence 2018-2022, en revanche, témoigne d’un jeu de vase communicant, parmi des gens favorables à l’idée d’Europe, entre ceux qui adhèrent à l’UE d’aujourd’hui et ceux qui voudraient la changer. Il sera nécessaire d’observer année après année si cette tendance perceptible en 2022 se poursuivra ou non. La guerre en Ukraine a redonné ses lettres de noblesse à l’Union européenne, mais sa critique reste encore bien majoritaire puisqu’elle est partagée par 71% de la population.
Mais alors, que reprochent ces Français à l’Union européenne ? L’enquête « Fractures françaises » offre un élément de réponse.
Lorsqu’on les interroge sur le rapport de souveraineté entre l’Union européenne et leur pays, les Français sont 58% à souhaiter que les pouvoirs de la France soient renforcés. Seuls 20% affirment l’inverse. Une nouvelle fois, la fracture sociale est visible puisque le désir du renforcement des pouvoirs de l’Europe est porté vers le haut par les cadres (32%), alors qu’aucune autre catégorie de la population ne voit ce taux de réponse dépasser les 20%. Mais, même chez les cadres – pourtant les plus europhiles –, il y a davantage de répondants favorables à une plus grande souveraineté des nations (45%). En définitive, 80% des Français ne souhaitent pas voir l’Europe se renforcer dans ses prérogatives politiques.
L’enjeu posé dans l’introduction de cet article, à savoir la question de la tension entre Nation et Europe, reste plus que jamais d’actualité. L’enquête « Fractures françaises » témoigne d’une nette progression de la confiance et de l’adhésion envers l’Union européenne, c’est indéniable. Au vu des chiffres, la guerre en Ukraine y est pour beaucoup. Mais cette évolution ne rend que plus criantes les fractures qui traversent la société française sur ces questions ; les lignes de démarcation, surtout sociales, sont tellement nettes qu’elles font de l’Europe un sujet à haute tension. L’enquête démontre une nouvelle fois que les Français sont dans leur ensemble largement attachés au projet européen, à l’idée d’Europe. Mais sa mise en œuvre actuelle ne les satisfait pas, et les Français favorables à une plus grande intégration européenne ne pèsent qu’un cinquième de la population. Lorsque Stefan Zweig, dans son Appel aux Européens10Stefan Sweig, Appel aux Européens, Paris, Bartillat, 2014. explique que « l’idée européenne n’est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple », il est plus lucide que certains des pères fondateurs de la communauté européenne. Une identité ne se crée pas ex nihilo, elle se forge au fil du temps, à travers épreuves et périls. Quand de Gaulle affirme que « la France fut faite à coup d’épée »11Charles De Gaulle, La France et son armée, Paris, Perrin, 2016 [1938]., il met en lumière la façon qu’a eue la France, dans sa lente construction nationale, de se sentir exister face au danger. La guerre de 1914 avait à ce titre mis un coup d’arrêt à la « guerre des deux France » entre catholiques et républicains, et avait entraîné dans le giron national des populations éloignées, à l’origine, de toute ardeur patriotique. Une appartenance ne se pose qu’en s’opposant. Ainsi n’est-il pas étonnant que la guerre à nos frontières ait (r)avivé le sentiment d’appartenance à l’Europe, Europe qui se sent menacée par le voisin russe. Mais, dès lors, de nouveaux enjeux se posent : l’Ukraine fait-elle désormais partie, aux yeux des Français, de cette Europe appartenance ? Quid de la Russie, elle qui sera à tout jamais notre voisine ? Quid de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural » (selon la formule de Gaulle) ? Tant de questions auxquelles l’avenir donnera réponse. Avec la guerre en Ukraine, nos frontières orientales ont cessé de devenir des frontières administratives pour devenir des frontières de sens, entre deux modèles politiques et, osons le mot, civilisationnels. Si la guerre se poursuit, nul doute que l’Europe, elle aussi, saura remplir nos imaginaires d’affects nouveaux.
- 1François Mitterrand, campagne pour les élections européennes de juin 1989.
- 2Traité de Maastricht signé en 1992 qui marque la fondation de l’Union européenne ; Traité d’Amsterdam signé en 1997 qui affirme les principes de liberté, de démocratie et de respect des droits de l’homme ; Traité de Nice signé en 2001 qui fixe les évolutions du système institutionnel alors que l’UE s’élargit à l’Est.
- 3Le référendum de 2005, organisé notamment en France, visait à « établir une Constitution pour l’Europe », et eu lieu le 29 mai 2005. La question posée aux électeurs fut « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? ».
- 4Enquête réalisée par l’institut Ipsos le 29 mai 2005 pour le compte de Dell, Le Figaro, France 2 et Europe 1. Le sondage a été réalisé par téléphone auprès d’un échantillon de 3355 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus et inscrite sur les listes électorales. L’échantillon a été sélectionné selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession des chefs de famille, catégorie d’agglomération, région).
- 5Le Traité de Lisbonne, signé en 2007, transforme le fonctionnement institutionnel de l’Union européenne. Il entérine notamment la primauté du droit communautaire sur le droit français.
- 6Simone Veil, Une vie, Paris, Stock, 2007.
- 7Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une Nation ? Une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020.
- 8Phrase tirée du discours de Jacques Delors en séance publique de clôture du séminaire Réunifier l’Europe, ou l’Europe en quête d’identité(s), 13 et 14 novembre 1998 à Athènes.
- 9La méthode dite des « petits pas », préconisée par Jean Monnet et Robert Schuman, visait à avancer étape par étape dans le processus de construction européenne, voir Olivier Costa et Nathalie Brack, Le fonctionnement de l’Union européenne, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2017.
- 10Stefan Sweig, Appel aux Européens, Paris, Bartillat, 2014.
- 11Charles De Gaulle, La France et son armée, Paris, Perrin, 2016 [1938].