Les Français face à l’insécurité

Arrivant systématiquement dans les cinq premières préoccupations des Français, l’insécurité sous diverses formes est un sujet de crispations politiques ou comme un objet de luttes statistiques. Le dixième volet de Fractures françaises permet de montrer, comme d’autres enquêtes, le niveau d’insatisfaction des citoyens vis-à-vis du niveau d’insécurité. Un ressenti à appréhender comme légitime pour tenter d’en comprendre les ressorts, pour ensuite être capable de proposer un contre-discours efficace.

Sujet de crispations politiques ou objet de luttes statistiques, la question de l’insécurité est depuis une vingtaine d’années régulièrement au cœur des débats. Ce phénomène est traditionnellement daté de la défaite surprise de Lionel Jospin au soir du 21 avril 2002, laquelle a maintes fois été interprétée de la manière qui suit : l’insécurité était devenue un enjeu électoral, et le candidat socialiste fut incapable de s’y montrer à la hauteur1Vincent Tiberj, À qui profite le crime ? Insécurité et vote à l’élection présidentielle de 2002, Revue Esprit, octobre 2021.. Un rapide retour sur cette présidentielle s’impose. L’affaire « Papy Voise », Paul Voise de son vrai nom, est connue. Ce retraité a été roué de coups par deux individus non identifiés et sa maison a été incendiée, trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle. Le samedi 20 avril 2002, veille du premier tour, toutes les chaînes de télévision – notamment TF1 et France 2 – couvrent à l’envi ce fait divers. Cette affaire est souvent considérée comme l’élément moteur de la défaite de Lionel Jospin. En réalité, la thématique de l’insécurité n’a pas attendu les derniers moments de la campagne pour s’imposer comme majeure. Jacques Chirac en avait fait un axe majeur de sa campagne pour souligner l’échec de la politique sécuritaire du candidat socialiste, ce dernier allant jusqu’à « s’excuser de sa “naïveté” dans la lutte contre l’“insécurité” lors de la campagne présidentielle de 2002 »2Laurent Mucchielli, « “Insécurité”, “sentiment d’insécurité” : les deux veines d’un filon politique », Après-demain, vol. 16, nf, n° 4, 2010, pp. 3-6.. Désormais, l’actualité médiatique est marquée de problèmes sécuritaires, du fiasco du Stade de France au harcèlement de rue, en passant par l’insécurité chronique de Mayotte.

Parler de sécurité en politique n’est pas anodin. La philosophie politique contractualiste – Hobbes au premier plan – a fait de la protection des personnes le rôle premier de l’État. Dès lors, chaque agression fait vaciller le contrat social, fait vaciller la confiance dans l’État et ses corollaires. Plus prosaïquement, chaque agression porte atteinte, au-delà des dégâts physiques ou matériels, au bien-être quotidien des citoyennes et citoyens.

De là viennent d’ailleurs deux querelles qui émaillent le débat public tout autant que les affaires de violences : la sémantique et la lutte des chiffres. La première voit s’opposer ceux qui parlent d’« insécurité » à ceux qui lui préfèrent la formule du « sentiment d’insécurité ». Par cette expression, la querelle sémantique rejoint d’ailleurs la lutte des chiffres, puisque ceux qui l’utilisent nient, statistiques à l’appui, toute augmentation de la délinquance. Cette note n’entend pas trancher ce débat. D’une part, parce qu’il n’existe pas de vérité partagée sur l’augmentation ou non de la criminalité3Olivier Galland et Telos, « Délinquance et insécurité : la réalité des chiffres », Slate, 4 juin 2021.. Si l’on se penche, en effet, sur le rapport Insécurité et délinquance en 2021 : bilan statistique4Christine Gonzalez-Demichel, Insécurité et délinquance en 2021 : bilan statistique, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, juin 2022. produit par les services du ministère de l’Intérieur, on constate par exemple que les « coups et blessures volontaires » croissent d’année en année, passant de 200 000 en 2008 à 300 000 en 2021. À l’inverse, les Français subissent de moins en moins de « vols avec arme » ou de « vols de véhicule ». Dire que la violence « augmente » ou « baisse » dépend dès lors des indicateurs choisis. D’autre part, parce que, quand bien même la criminalité diminuerait, le sentiment d’insécurité n’en demeurerait pas moins déterminant pour les décideurs politiques. À titre de comparaison, il y a moins de racisme aujourd’hui en France qu’il y a trente ans5Voir notamment le Rapport 2021 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).. Le rapport de 2021 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) indique que 15% des Français se déclarent « un peu racistes » et « plutôt racistes », soit deux fois moins qu’il y a une dizaine d’années. Le même rapport affirme que l’objectif de lutte contre le racisme augmente année après année (82%, +6 points entre 2019 et 2021). La baisse objective des préjugés racistes n’empêche pourtant pas d’y être davantage sensible aujourd’hui et de les combattre plus vigoureusement encore. De la même manière, la sensibilité à l’insécurité et son acceptabilité sociale évoluent avec le temps, nonobstant les chiffres.

Le dixième volet de l’enquête Fractures françaises6Fractures françaises 2022, 10e édition, Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof. (dont sont issues toutes les données citées dans cette note) s’intéresse plus que les précédentes éditions à la question de l’insécurité. L’item « rapport à la violence » du neuvième volet – et des précédents – centrait l’analyse sur la justification de la violence et, plus largement, de la colère. Celle-ci est encore intégrée à la présente enquête, mais s’y ajoutent désormais des indicateurs d’opinion permettant de mesurer le rapport à l’insécurité vécue ou ressentie pour soi. C’est précisément cet enjeu qui est l’objet de cette note.

La sécurité, un enjeu fondamental ?

À la question, classique dans les enquêtes d’opinion, des inquiétudes premières des Français, la question de la sécurité sous ses différentes formes (« insécurité », « délinquance », « violences », etc.) figure quasi systématiquement dans le top 5. Le dixième volet de l’enquête Fractures françaises ne fait exception à la règle.

18% des Français placent le niveau de la délinquance parmi leurs deux préoccupations majeures, devant la situation en Europe et dans le monde, mais loin derrière les questions de pouvoir d’achat. Lorsqu’on regarde dans le détail, de nets clivages apparaissent. Cet enjeu n’est cité comme prioritairement préoccupant que par 4% des sympathisants Europe Écologie-Les Verts, contre 29% des sympathisants Les Républicains ou Rassemblement national. Sans surprise, le clivage gauche/droite est clairement identifiable : le vote et l’autopositionnement politique sont des déterminants prédictifs du rapport à l’item « niveau de délinquance ». Le clivage politique est le plus clair, mais d’autres lui sont parallèles. La réponse « le niveau de délinquance » est presque deux fois plus choisie par les personnes de plus de soixante ans (22%) que par les moins de trente-cinq ans (13%). Il s’agit sans aucun doute davantage d’un effet d’âge que d’un effet de génération7Pour rappel, un effet d’âge se comprend comme un effet lié à la place qu’occupe un individu dans la pyramide des âges, alors qu’un effet de génération correspond à un effet spécifique à un groupe d’individu né à une certaine époque., le vieillissement était associé politiquement à une recherche d’ordre et donc à une attention plus accrue au niveau d’insécurité8Gilles Corman, « La vieillesse, un naufrage pour la gauche ? », Vacarme, vol. 47, n° 2, 2009.. Il est à noter que la classe sociale influe très peu sur le choix des enjeux qui préoccupent le plus les Français, les réponses des cadres, des ouvriers ou des employés étant sensiblement les mêmes – seuls les retraités se distinguent, mais la raison est à chercher plutôt du côté de l’âge plus que de la situation sociale. En revanche, une différence de 4 points est observable entre les Français qui ont un niveau bac ou moins (19%) et ceux qui ont une formation bac+5 (15%). Si la classe sociale ne joue pas, à l’inverse du niveau de scolarité, peut être émise l’hypothèse selon laquelle la variable est moins le lieu d’habitation que le rapport « culturel » à l’insécurité, ce qui est de l’ordre de l’acceptable et ce qui ne l’est pas.

Pour les Français, la société est de plus en plus violente

Enjeu prioritaire pour un Français sur cinq, la lutte contre la délinquance ne laisse pas pour autant les autres indifférents. À la question de savoir s’ils vivent, ou non, dans une société violente, les sondés de l’enquête Fractures françaises répondent à 89% par l’affirmative. Dans le détail, 24% la trouvent « très violente » et 65% « plutôt violente ». La question n’est pas posée dans les éditions précédentes, il est donc impossible d’en mesurer l’évolution dans le temps. Par ailleurs, l’on peut trouver la société plutôt violente et, bon an mal an, s’en accommoder dans la mesure du possible. Le véritable nœud du problème de l’insécurité – ou du sentiment d’insécurité – se situe dans la perception de l’évolution de celle-ci. C’est ce point qui doit interpeller les décideurs publics, c’est ce point qui détermine l’échec ou la réussite d’années de politiques publiques sécuritaires. C’est à cela que permet de répondre l’enquête Fractures françaises dans l’objet suivant :

Le résultat est sans appel, 1% des Français estiment que la violence baisse, alors que 87% pensent l’inverse. Notons que, quelle que soit la catégorie d’analyse utilisée (générationnelle, sociale, politique), l’affirmation selon laquelle la violence diminuerait ne dépasse jamais la barre des 3%. Que ce constat soit factuel ou non, là n’est pas l’enjeu ; ce qui compte en l’occurrence pour comprendre les « fractures françaises », c’est le ressenti de la population. Une écrasante majorité de la population porte le même discours qu’Emmanuel Macron lorsque, le 26 octobre 2022, à l’occasion de l’émission « L’Événement » sur France 2, il s’était exprimé en ces termes : « Nous avons une société qui est plus violente : sur les réseaux sociaux, dans la rue, dans la manifestation et dans la vie quotidienne. » Le tropisme idéologique à droite des Français sur la question de l’insécurité est d’autant plus palpable si l’on s’intéresse à la question des causes de la violence. Les trois premières causes avancées par les sondés sont des causes identifiées à droite : le laxisme et les dysfonctionnements de la justice (35%), le laxisme d’un certain nombre de parents (31%), l’immigration et le manque d’intégration d’une partie des personnes d’origine étrangère (30%)9Précisons que le total des réponses possible dépasse les 100% puisque plusieurs réponses étaient possibles..

À l’interrogation sur la perception de l’évolution des violences, les électeurs de gauche ne sont pas moins pessimistes. Autour d’1% des sympathisants du Parti communiste français, de La France insoumise, du Parti socialiste ou d’Europe Écologie-Les Verts considèrent que la violence dans la société baisse. Les distinctions politiques, sociales et générationnelles sont donc à analyser du côté de la distinction « augmente beaucoup » / « augmente un peu ». Plus un sondé est jeune, diplômé et de gauche, plus il aura relativement tendance à considérer que la violence dans la société augmente « un peu ». Mais même chez ces répondants sociologiquement isolés du reste de la population sur la question de l’insécurité, la réponse « augmente beaucoup » se hisse presque au même niveau que la réponse « augmente un peu ». Ainsi, malgré des variables non négligeables, l’opinion selon laquelle la violence augmente dans la société est unanimement partagée dans tous les pans de la population.

Le dixième volet de l’enquête Fractures françaises intègre une nouvelle interrogation dans son questionnaire : « Vous, personnellement, quels sont les types de violence qui vous inquiètent le plus au quotidien ? » Elle permet d’aller au-delà du concept générique de « violences » et de préciser quelles violences spécifiques il incarne.

Les Français qui ne sont, au quotidien, pas inquiets des violences, représentent seulement 7% des répondants. Ce chiffre corrobore ce qui a été analysé plus haut, à savoir que le sentiment d’insécurité est largement partagé. Sans surprise, en réponse à cette question, l’objet qui arrive en tête chez 43% des personnes interrogées correspond aux agressions physiques dans l’espace public. Quelque soit le positionnement politique des répondants, c’est systématiquement cette réponse qui arrive en tête – bien que le curseur augmente à droite du spectre politique.

Un premier groupe peut se distinguer, celui des sympathisants Parti communiste français / La France insoumise / Parti socialiste / Europe Écologie-Les Verts, qui placent en deuxième position le harcèlement sexuel/les agressions sexuelles, d’une part (25%), et les agressions racistes, antisémites ou homophobes, d’autre part (25%). Un deuxième, celui des sympathisants socialistes, insiste davantage sur les trafics (27%) et le vandalisme (20%), tout en ayant une préoccupation importante pour les agressions racistes, antisémites ou homophobes (20%). Un troisième, le bloc de la droite de gouvernement, incluant les sympathisants de la majorité présidentielle et les sympathisants républicains, est davantage inquiété par les trafics et le vandalisme que la moyenne. Restent les sympathisants du Rassemblement national, qui, comme souvent dans les enquêtes d’opinion, détonnent avec ce qu’on pourrait traditionnellement attendre de l’extrême droite. S’ils sont bien plus inquiétés que la moyenne par les agressions physiques dans l’espace public (+11 points), leur niveau de crainte vis-à-vis du harcèlement sexuel et des agressions sexuelles se situe au même niveau que les sympathisants socialistes.

Une focale sur la réponse « Le harcèlement sexuel / les agressions sexuelles » mérite d’être posée. Pour la lisibilité du propos, les « violences sexuelles et sexistes » seront abrégées en VSS. La question « Quels sont les types de violence qui vous inquiètent le plus au quotidien ? » n’avait jamais été posée auparavant. La théorie selon laquelle l’attention et l’inquiétude portées aux VSS sont croissantes peut toutefois être défendue, surtout si on observe les variables d’âge et de genre. Les hommes de plus de soixante ans sont à peine 7% à considérer que les VSS font partie des deux types de violence qui les inquiètent le plus. Si l’on prend l’extrême opposé sociologique, on remarque que l’option « VSS » a été choisie par 40% des femmes de moins trente-cinq ans – devant les agressions physiques ! Mais il semble, au vu des chiffres, que le critère générationnel soit le plus déterminant, puisque les hommes de moins de trente-cinq ans sont deux fois plus nombreux que les femmes de soixante ans et plus à faire ce choix dans le questionnaire. À mesure que l’on descend dans les catégories d’âge, le résultat du choix « VSS » est plus important.

Le dixième volet de l’enquête Fractures françaises permet de mesurer le niveau d’insatisfaction des citoyens vis-à-vis du niveau d’insécurité. Il offre au décideur politique des outils, des clés de compréhension face à cet enjeu qui figure systématiquement parmi les cinq premières préoccupations des sondés. Alors que près de neuf Français sur dix considèrent que la société est de plus en plus violente, il serait naïf et dangereux pour la gauche d’éluder le sujet. La tentation est grande pour certains de prendre le sujet sous l’angle de la pédagogie, c’est-à-dire d’essayer de convaincre que, dans les faits, le niveau de délinquance diminue. Stratégie payante ? Pour l’instant, non. À peine 1% des Français sont d’accord avec cette affirmation. Cette vaine tentative eût certainement fait sourire Marcel Proust, lui qui affirmait que « les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir10Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988 [1913]. ». Peut-être faudrait-il plutôt appréhender le ressenti des Français comme légitime et tenter d’en comprendre les ressorts, pour ensuite être capable de proposer un contre-discours efficace.

  • 1
    Vincent Tiberj, À qui profite le crime ? Insécurité et vote à l’élection présidentielle de 2002, Revue Esprit, octobre 2021.
  • 2
    Laurent Mucchielli, « “Insécurité”, “sentiment d’insécurité” : les deux veines d’un filon politique », Après-demain, vol. 16, nf, n° 4, 2010, pp. 3-6.
  • 3
    Olivier Galland et Telos, « Délinquance et insécurité : la réalité des chiffres », Slate, 4 juin 2021.
  • 4
    Christine Gonzalez-Demichel, Insécurité et délinquance en 2021 : bilan statistique, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, juin 2022.
  • 5
    Voir notamment le Rapport 2021 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).
  • 6
    Fractures françaises 2022, 10e édition, Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof.
  • 7
    Pour rappel, un effet d’âge se comprend comme un effet lié à la place qu’occupe un individu dans la pyramide des âges, alors qu’un effet de génération correspond à un effet spécifique à un groupe d’individu né à une certaine époque.
  • 8
    Gilles Corman, « La vieillesse, un naufrage pour la gauche ? », Vacarme, vol. 47, n° 2, 2009.
  • 9
    Précisons que le total des réponses possible dépasse les 100% puisque plusieurs réponses étaient possibles.
  • 10
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988 [1913].

Du même auteur

Sur le même thème