Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil, 1989

En France, le débat public se focalise régulièrement sur des questions mêlant statut des femmes, islam et laïcité. Cette structuration trouve sa première cristallisation dans « l’affaire du foulard » qui se déroule à Creil en 1989. Que recouvre cette appellation, restée dans les mémoires ? Comment trois foulards de collégiennes ont-ils pu susciter autant de prises de position et de polémiques ? En étudiant les différentes facettes, les auteurs montrent que cette affaire a constitué un tournant de l’histoire récente de notre pays.

Argumentaire

Pourquoi la question du foulard islamique suscite-t-elle autant de passions en France ? Loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux, interdiction de la burqa en 2010, affaire Baby-Loup (commencée en 2008 et qui a récemment rebondi à l’ONU), arrêtés municipaux contre le burkini en 2016, polémique sur les réseaux sociaux vis-à-vis du hijab sportif de Décathlon en 2019… C’est peu dire que le sujet est aussi brûlant que récurrent dans notre pays, d’autant plus qu’il mêle des sujets déjà chargés symboliquement : islam, laïcité, droit des femmes.

Il apparaît dès lors nécessaire de comprendre les racines et les origines de cette focalisation nationale pour et sur un objet qui ne suscite pas de tels affrontements (ou du moins, pas à ce niveau d’incandescence) dans d’autres démocraties occidentales. Il y a précisément trente ans, un événement a cristallisé cette fixation sur le foulard : l’affaire dite de « Creil », du nom de la commune où il se déroule.

De quoi cet événement est-il le nom ? À la rentrée scolaire de 1989, dans une ville appauvrie et désindustrialisée du département de l’Oise, trois collégiennes maghrébines, dont deux sœurs, viennent à nouveau au collège en foulard, après une première tentative à la fin de l’année scolaire précédente. Le principal leur signifie qu’elles ne peuvent entrer en salle de cours vêtues ainsi, sans être pour autant interdites d’entrer dans l’établissement. Ce qui constitue un micro-sujet éducatif devint pourtant à partir du mois d’octobre 1989 un sujet déchaînant et déchirant l’ensemble des secteurs de la société française. Institutions publiques, monde politique, associations, cultes, intellectuels, les lignes de fracture ont parcouru la nation, dans un contexte de couverture médiatique inédite pour un conflit scolaire local.

Comment expliquer un tel emballement ? L’ouvrage, regroupant huit chercheurs, issus de différentes disciplines (histoire, sciences de l’éducation, sciences religieuses), rouvre le dossier de l’affaire de Creil trois décennies après l’événement. Il s’appuie sur des archives souvent inédites ou nouvellement ouvertes, ainsi que sur des sources (publications militantes, presse religieuse, littérature grise) peu utilisées jusque-là. La question centrale de cette enquête collective, par-delà les différentes sensibilités des auteurs, est de comprendre pourquoi et comment un minuscule événement a entraîné une polémique particulièrement clivante. De traditionnelles lignes de partage qui organisaient la nation (laïques/religieux, gauche/droite) ont éclaté durant l’affaire de Creil. Pour ce faire, l’ouvrage adopte une approche scientifique, documentée et apaisée de celle-ci, autour de quatre axes successifs :

  • Le premier axe est celui de l’itinéraire allant d’un conflit local à un « problème » évoqué jusque dans les couloirs de l’Élysée. Quelles explications peuvent être apportées pour éclairer ce passage du local au national (ainsi que les interactions entre les deux niveaux) ?
  • Le second concerne le monde politique, où les oppositions surgirent y compris au sein des partis. Pourquoi les clivages traditionnels n’ont-ils pas pu réguler le sujet ?
  • Le troisième volet est celui des réactions des groupes religieux, paradoxalement peu étudiés. Comment ceux-ci, dans une affaire qui interrogeait la frontière (traditionnellement sensible en France) entre foi et école publique, ont-ils réagi ?
  • Enfin, le dernier axe interroge les sensibilités philosophiques et intellectuelles. Face à un cas qui semblait impliquer des principes fortement chargés en symboles et en émotions, quelles furent leurs positionnements et hésitations, à un moment où la fin de la guerre froide déstabilisait les traditionnels clivages d’idées et d’engagements ?

Choisissant une approche grand public (textes courts, combinant chapitres et encadrés), tout en s’appuyant sur une démarche nourrie par la recherche universitaire, l’ouvrage se propose, modestement, de comprendre ce qui s’est passé il y a trente ans dans la société française, quand trois foulards sont devenus une véritable pomme de discorde.

Sommaire

Introduction : Quand trois foulards divisèrent la société française
Ismaïl Ferhat

1. Pourquoi Creil ?
Julien Cahon et Ismaïl Ferhat

2. L’exécutif ou la concurrence des silences
Ismaïl Ferhat

3. Le Parti socialiste : faire un Bad Godesberg sur la laïcité ?
Julien Cahon

Encadré 1. Des foulards qui brouillent les frontières politiques
Julien Cahon et Alan Flicoteaux

4. Le Parti communiste français et les limites de la laïcité ouverte
Alan Flicoteaux

5. Prudence et modération de l’Église catholique
Xavier Boniface

6. Une communauté juive divisée
Olivier Rota

7. Les acteurs des communautés musulmanes de France en quête de légitimité
Sébastien Vida

Encadré 2. Les féministes face à un nouveau dilemme
Ismaïl Ferhat

8. Les organisations laïques : la fracture ?
Bruno Poucet

Encadré 3. Une nouvelle ligne de front parmi les intellectuels français
Sébastien Repaire

Conclusion : L’affaire du foulard de 1989 : accident ou tournant de l’histoire de France ?
Ismaïl Ferhat

Auteurs

Xavier Boniface est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Picardie Jules Verne, et spécialiste des relations entre les Églises et l’État, notamment dans l’armée – il a entre autres publié L’Armée, l’Église et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde éditions, 2012.

Julien Cahon est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Picardie Jules Verne (Centre amiénois de recherche en éducation et formation), rédacteur en chef adjoint de la revue Carrefours de l’éducation, et ses recherches portent sur l’histoire contemporaine des politiques éducatives.

Ismaïl Ferhat est maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne (Centre amiénois de recherche en éducation et formation), « référent laïcité » à l’École supérieure du professorat et de l’éducation de l’académie d’Amiens. Ses travaux portent sur l’histoire des politiques éducatives, sur la laïcité scolaire et l’histoire politique en France ainsi qu’en Europe occidentale.

Alan Flicoteaux est professeur des écoles dans l’académie de Créteil. Au sein du Centre amiénois de recherche en éducation et formation de l’Université de Picardie Jules Verne, il mène une thèse de doctorat relative au rapport du PCF à la laïcité scolaire entre 1920 et 1995. Ses recherches portent également sur le rapport du PCF à la neutralité de l’école et aux élèves immigrés.

Bruno Poucet est professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Picardie Jules Verne où il enseigne l’histoire de l’éducation. Il est directeur du Centre amiénois de recherche en éducation et formation (EA 4697) et directeur honoraire de la revue Carrefours de l’éducation. Il a publié notamment L’Enseignement privé en France, Paris, PUF, 2012.

Sébastien Repaire est agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine de l’Institut d’études politiques de Paris. Ses travaux portent sur les intellectuels français (Sartre et Benny Lévy, Paris, L’Harmattan, 2013) et sur l’écologie politique (thèse de doctorat sur la construction et la structuration de l’écologie politique en France, 2019).

Olivier Rota est docteur en sciences des religions, chercheur au Centre de recherche et d’études – histoire et sociétés (EA 4027) et à l’Institut d’étude des faits religieux. Il travaille sur l’histoire des juifs et des catholiques en situation de minorité en France, en Angleterre et en Israël de 1850 à nos jours.

Sébastien Vida, ancien enseignant d’histoire-géographie, titulaire d’un master recherche en sciences des religions et des sociétés, poursuit une thèse de doctorat sur le secteur éducatif musulman en France. Il est également chargé d’enseignement en sciences de l’éducation à l’Université de Picardie Jules Verne.

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