À l’heure où les élèves reviennent – partiellement – dans les classes en cette nouvelle année, et deux mois après l’assassinat de Samuel Paty, l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès a souhaité dresser un panorama le plus large possible de ce que les enseignants de France vivent, ressentent et envisagent pour l’avenir. Son directeur Iannis Roder analyse la première partie de cette grande enquête sur les enseignants, qui porte ici sur la façon dont ils vivent les contestations de la laïcité et les revendications religieuses. Les deux parties suivantes seront publiées d’ici mars 2021.
Les chiffres clefs
Une gestion de la question religieuse dans la vie scolaire de plus en plus source de tensions
- 49% des enseignants interrogés affirment s’être déjà autocensurés dans leur enseignement des questions religieuses durant leur carrière afin de ne pas provoquer de possibles incidents dans leur classe, soit 13 points supplémentaires depuis 2018 ;
- En ce qui concerne les incidents liés à la contestation du principe de laïcité, 40% des professeurs avouent avoir connu des incidents en matière de questions de restauration scolaire, une augmentation de 5 points depuis 2018 ;
- Plus de la majorité des enseignants disent avoir déjà observé de la part d’élèves au moins une fois une forme de contestation au nom de la religion dans sa classe, dans des matières aussi diverses que l’éducation physique et sportive (27%), lors d’enseignements abordant la laïcité (26%) ou encore lors de cours d’éducation à la sexualité ou dédiés à l’égalité filles-garçons ou aux stéréotypes de genre (25%) ;
- Ces contestations des enseignements scolaires augmentent de 7 points depuis 2018, passant le cap des 50% de professeurs concernés (53%).
Des formes de séparatismes religieux diversifiées mais clairement identifiées
- 59% des enseignants disent avoir déjà observé de la part d’élèves de leur établissement actuel au moins une fois une forme de séparatisme religieux. Cette dernière peut ainsi prendre la forme d’absences des jeunes filles à des cours de natation, avec ou sans certificat (45%), de demandes à ce qu’aucune viande ne soit servie avec les légumes dans les assiettes d’élèves (35%) ou encore de refus d’entrer dans des lieux à caractère religieux (type église) lors de sorties scolaires (28%).
Une nette différence dans la géographie des établissements dans les réactions autour de la cérémonie en l’honneur de Samuel Paty et de la question des caricatures
- Ces contestations s’expriment davantage dans les établissements situés dans le réseau d’éducation prioritaire (REP), avec une différence de 20 points avec ceux situés hors REP (34% contre 14%) ;
- Au total, 19% des enseignants disent avoir observé au moins une forme de contestation ou de désapprobation lors des cérémonies, allant des justifications des violences contre les personnes présentant des caricatures de personnages religieux (15%) à des refus de participer à la minute de silence organisée en hommage au professeur (10%) ;
- Finalement, seulement trois quarts des professeurs interrogés (75%) soutiennent l’acte de Samuel Paty d’avoir fait un cours sur la liberté d’expression en s’appuyant sur des caricatures de presse, 9% pensant qu’il a eu tort et 16% préfèrant ne pas se prononcer.
L’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste à Conflans-Sainte-Honorine a remis en lumière de façon macabre la réalité que vit une partie des enseignants de France depuis plusieurs années maintenant, faite de violence, d’autocensure, de situations de conflit dans les classes liées à l’enseignement de certaines matières ou le traitement de certains sujets, ou encore de manque de reconnaissance ou de manque de soutien pour le travail accompli.
À l’heure où les élèves reviennent – partiellement – dans les classes en cette nouvelle année, l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès a souhaité dresser un panorama le plus large possible de ce que vivent, ressentent, pensent et envisagent les enseignants de France pour la suite et leur avenir personnel.
C’est pourquoi elle a réalisé, avec l’Ifop, un dispositif d’enquête ambitieux, appelé « Observatoire des enseignants » sous l’égide de Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans le secondaire et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, en lien avec Jérôme Fourquet et François Kraus pour l’Ifop.
Cette enquête, réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 10 au 17 décembre 2020 auprès d’un échantillon de 801 enseignants des premier et second degrés en France métropolitaine, aborde trois sujets principaux : les contestations de la laïcité et les revendications religieuses vécues par les enseignants dans l’enceinte scolaire (partie 1), leur moral et les conditions d’exercice de leur travail (partie 2), leurs opinions quant à la place de la laïcité et de la religion dans l’enceinte scolaire (partie 3).
Cette note, rédigée par Iannis Roder, analyse la première partie de cette enquête, les deux suivantes seront publiées d’ici mars 2021.
Une poussée générale du religieux
Les différentes questions de la première partie de notre enquête font toutes apparaître une prégnance importante du religieux qui s’est immiscé dans la vie professionnelle des enseignants.
Des enseignants sous la pression de la religion
La part des professeurs qui affirment être aujourd’hui confrontés à des revendications et des contestations liées à la religion est donc importante.
Ils sont ainsi 80% à affirmer avoir déjà été confrontés au moins une fois au cours de leur carrière à une revendication liée à des croyances ou pratiques religieuses, dont 59% dans leur établissement actuel. Ce sont donc quatre professeurs sur cinq qui, au cours de leur carrière, disent avoir été face à des revendications religieuses, dont l’enquête montre qu’elles se posent aujourd’hui dans tous les espaces avec plus ou moins d’acuité. Ces revendications sont de divers types : 65% des enseignants disent avoir déjà été confrontés au cours de leur carrière à des absences liées à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse, 47% à des demandes de repas confessionnels (ex : halal, casher) dans les cantines, 40% à des absences de jeunes filles à des cours d’éducation physique et sportive (avec ou sans certificats médicaux), notamment à des cours de natation (45% des enseignants déjà confrontés à cela au cours de leur carrière), 28% à des refus d’entrer dans des lieux à caractère religieux (ex : église) lors de sorties scolaires, 25% au départ d’un établissement d’un élève afin de continuer ses études à la maison ou dans un établissement privé confessionnel, ou encore 21% à des refus de donner la main à quelqu’un au nom de convictions religieuses (ex : sport, sorties scolaires). Notons que 65% des enseignants disent avoir déjà été confrontés au moins une fois à des absences liées à l’exercice d’un culte ou à la célébration d’une fête religieuse, ce qui ne peut apparaître comme une question revendicative car l’absence pour raison religieuse sur les jours de classe, qui ne concerne donc que les pratiquants autres que catholiques, est tolérée pour certaines fêtes par l’Éducation nationale. Ce taux permet néanmoins d’observer l’importance du phénomène.
Par conséquent, peu nombreux sont les enseignants qui n’ont jamais été confrontés à cette réalité au cours de leur carrière ainsi que dans leur établissement actuel.
Au-delà des revendications religieuses concernant différents aspects de la vie scolaire, notre enquête montre aussi qu’elles peuvent donner lieu à des contestations concernant le contenu des enseignements auxquelles les enseignants doivent faire face. Ainsi, les enseignants sont plus d’un tiers (36%), durant leur carrière, à avoir rencontré des contestations d’enseignement ou de contenus d’enseignement au nom de convictions religieuses, philosophiques, politiques, et 34% disent avoir rencontré au cours de leur carrière des contestations d’activités pédagogiques.
Les enseignements sont donc directement concernés par ces contestations ou remises en question de leurs enseignements en raison des convictions religieuses de leurs élèves.
En outre, notre enquête révèle une donnée intéressante : quand 43% des enseignants (premier et second degrés) interrogés disent que dans leur école ou leur établissement scolaire des enseignements ont déjà été l’objet de contestations et que certains élèves ont tenté de s’y soustraire, ce chiffre monte à 53% chez les seuls enseignants du second degré, soit une augmentation de 7 points par rapport à l’enquête Ifop-CNAL de 2018 (46%). Si nous regardons de plus près, ils sont 7% à déclarer y faire face régulièrement (3% en 2018) et 17% de temps en temps (12% en 2018), soit 24% des enseignants qui doivent, durant l’année scolaire, affronter de manière répétée des contestations dans l’enceinte scolaire dans laquelle ils exercent, soit pratiquement 1 enseignant sur 4.
Cet état de fait et cette évolution dans le temps se vérifient par exemple sur les seuls cours abordant la laïcité. Quand, en 2018, 20% des enseignants du second degré indiquaient que ces contestations, ou le fait que certains élèves essaient de se soustraire à des activités ou des enseignements, se produisaient lors d’enseignements abordant la laïcité, ils sont 32% aujourd’hui, soit une augmentation de 12 points en deux ans. On peut faire l’hypothèse que les événements s’étant déroulés ces dernières années ont rendu d’une part ce sujet plus sensible et, d’autre part, les enseignants plus vigilants et sensibilisés à ces questions.
De fait, la laïcité apparaît clairement comme un enjeu de plus en plus important, et de plus en plus contesté. Les enseignants constatent également la contestation du principe de laïcité au-delà des cours puisqu’ils sont 39% en moyenne (17% régulièrement ou de temps en temps), et 40% dans le secondaire à déclarer avoir déjà été confrontés au sein de leur établissement scolaire à des contestations du principe de laïcité en matière de restauration scolaire (+ 5 points par rapport à l’enquête Ifop-CNAL de 2018). À ces éléments peuvent être ajoutées les contestations du principe de laïcité qui peuvent intervenir au moment des fêtes religieuses (30% des enseignants en moyenne – 14% régulièrement ou de temps en temps – et 34% dans le secondaire qui déclarent avoir déjà été confrontés à cela) et/ou lors des sorties scolaires (27% des enseignants en moyenne – 11% régulièrement ou de temps en temps – et 33% dans le secondaire qui déclarent avoir déjà été confrontés à ce type de contestations de la laïcité), augmentant encore davantage la proportion d’enseignants interrogés dans notre enquête qui disent avoir déjà été confrontés à au moins une forme de contestation liée à la laïcité dans l’enceinte de leur établissement, dans et hors des cours, durant leur carrière.
Par conséquent, il est clair que certains espaces et certains établissements connaissent des situations tendues (ceux pour lesquels les professeurs font état de tensions « régulièrement » ou « de temps en temps ») mais nous pouvons constater que le problème peut exister ailleurs de manière plus ponctuelle. Aucun territoire ne semble donc à l’abri, ce qui signifie qu’être enseignant aujourd’hui demande d’intégrer l’éventualité d’être un jour amené à faire face à des remarques, voire à des revendications liées à la religion.
Par ailleurs, les contestations vont bien au-delà du principe de laïcité et semblent connaître une croissance inquiétante au regard du sondage Ifop-CNAL de 2018. Ainsi, quand on interroge les enseignants du second degré ayant déjà fait l’expérience de contestations de certains enseignements au sein de leur établissement actuel, 49% indiquent que ces contestations ont eu lieu en cours d’éducation physique et sportive (contre 35% en 2018), 29% lors d’un cours d’enseignement moral et civique (contre 19 % en 2018), cours durant lequel sont expliqués les valeurs de la République et le fonctionnement de notre démocratie parlementaire, 29% lors de cours de sciences (contre 23% en 2018). Il faut noter qu’il s’agit ici d’enseignements qui peuvent heurter de front des visions absolutistes de la religion, c’est-à-dire non négociables car faisant partie intégrante des pratiques ou de la vision du monde, qu’il s’agisse de la visibilité partielle du corps à la piscine, de la laïcité et des valeurs républicaines ou encore des questions liées au darwinisme ou à la création du monde.
De fait, si nous regardons la totalité des items proposés, nous voyons que certaines formes de contestations semblent baisser par rapport à 2018 : c’est le cas en histoire-géographie notamment, mais aussi en lettres-philosophie, en arts, en technologie ou dans l’enseignement professionnel. Trois hypothèses peuvent être proposées : d’une part, les contestations semblent se concentrer sur les disciplines où la confrontation avec une vision absolutiste est plus directe et, d’autre part, les contestations en histoire-géographie, lettres ou philosophie sont connues et documentées depuis une vingtaine d’années maintenant et de nombreuses formations ont, et sont toujours, dispensées pour apprendre à aborder les enseignements de manière à ne pas prêter le flanc à des contestations tout en ne lâchant rien sur le fond. Une vision optimiste pousserait à penser que la formation porterait ses fruits. Enfin, une dernière hypothèse, moins optimiste, peut être avancée : les réactions de l’institution scolaire, maintenant plus systématiques et donc plus connues face aux contestations, peuvent pousser des élèves à moins se manifester lors de ces cours afin de ne pas s’attirer de problèmes. En effet, croire que Dieu a créé le monde relève de la liberté de penser et ne peut être sanctionné si le bon déroulement du cours n’est pas menacé et le travail demandé fourni, l’école ne demandant pas l’adhésion. En revanche, se rendre coupable de propos antisémites ou refuser d’étudier un texte d’un philosophe est sanctionnable, et évidemment pénalement pour l’antisémitisme.
Des difficultés visibles sur tous les territoires
Une des informations de cette première partie d’enquête qui nous apparaît également importante tient au fait que tous les territoires semblent aujourd’hui concernés par ces formes de contestation : écoles, collèges et lycées, territoires urbains et ruraux, et ce quelle que soit la région. De fait, si les difficultés sont plus importantes dans certains espaces, nous ne pouvons pas dire aujourd’hui que les problèmes sont localisés et ne concernent que certains espaces, notamment de relégation sociale.
Mais des banlieues populaires un peu plus touchées
Néanmoins, si les revendications liées aux questions religieuses tendent ainsi à se manifester aujourd’hui sur l’ensemble du territoire, les problèmes se révèlent avec une plus grande acuité encore dans les banlieues populaires, les établissements classés en REP (réseau d’éducation prioritaire, anciennement zone d’éducation prioritaire) et certains grands espaces régionaux comme l’Île-de-France et le Sud-Est.
Sur une très large majorité d’items, les professeurs exerçant dans les banlieues populaires rencontrent plus de difficultés. Les professeurs ayant constaté au cours de leur carrière une forme de contestation d’un enseignement au nom de la religion atteignent 57% dans les banlieues populaires (contre 53% en moyenne). Les professeurs exerçant dans les banlieues populaires sont également 72% (contre un peu plus d’un sur deux en moyenne) à indiquer avoir constaté ou entendu parler de contestations ou de tentatives de soustraction à des enseignements au sein de leur établissement.
De même, les banlieues populaires sont davantage concernées par les atteintes à la laïcité : 66% des enseignants y ont connu une atteinte concernant les questions relatives à la restauration scolaire (contre 40% en moyenne) et 48% dans le cadre de sorties scolaires (contre 33% en moyenne).
Tout comme les établissements en REP
Cette plus grande acuité des difficultés dans les banlieues populaires se retrouve dans les établissements classés en REP qui sont davantage touchés même si, là aussi, les résultats montrent que tous les types d’établissements peuvent être concernés. Les professeurs sont ainsi plus nombreux à y avoir vécu des contestations d’enseignements (46% en REP, 33% hors REP), des revendications religieuses lors de sorties pédagogiques (43% en REP, 30% hors REP) ou des demandes de port de signes religieux (44% en REP, 30% hors REP).
Les professeurs qui enseignent en REP témoignent ainsi de questions davantage sous tension que dans les établissements hors REP. Ils sont 57% à faire état de problèmes liés à l’EPS (45% hors REP), 43% pour des questions liées à la laïcité (24% hors REP) et 33% pour des questions liées à la mixité filles-garçons (11% hors REP).
La question de la laïcité y est d’ailleurs plus sensible puisque 75% des enseignants en REP disent avoir été confrontés au moins une fois à une contestation de la laïcité (59% pour les établissements hors REP). Les problèmes liés à l’application du principe de laïcité à l’école se rencontrent plus souvent en REP, notamment lors des sorties scolaires (48% des professeurs en font état contre 27% en moyenne) ou lors des fêtes religieuses (42% qui en font état pour 29% hors REP).
Le secondaire davantage concerné mais le primaire est loin d’être épargné
L’enquête semble montrer que c’est au collège que se posent avec plus d’acuité les problèmes de revendications ou de contestations (46% des professeurs en font état en collège, 38% en lycée contre 26% dans le premier degré, qui n’est donc pas épargné comme en témoignaient en novembre 2020 les statistiques d’atteintes à la laïcité dévoilées par le ministère de l’Éducation nationale).
Ainsi, 27% des professeurs du premier degré disent avoir déjà été confrontés à des problèmes liés au port de signes religieux, quand logiquement le problème est plus sensible au lycée où 42% des professeurs en font état, tout en étant également élevé en collège (38%). Les collèges sont, par contre, plus touchés par un certain nombre de contestations de disciplines : ainsi, 55% des professeurs de collège font état de contestations lors de cours d’EPS contre 29% en lycée ; 39% des professeurs de collège font état de contestations lors des cours d’histoire-géographie contre 19% au lycée ; 32% lors des cours où la laïcité est abordée contre 31% au lycée.
Le lycée est néanmoins davantage concerné que le collège pour les contestations liées à l’enseignement moral et civique (EMC) : 38% contre 27%.
De manière générale, les professeurs qui signalent des enseignements contestés au nom de la religion sont plus nombreux dans le second degré : 61% contre 43% (tout de même) dans le premier degré.
De fait, il nous faut constater que la pénétration de la question religieuse et de ses manifestations dans l’école tend à se poser à tous les niveaux de l’institution scolaire car si la prégnance de ces questions est plus importante dans le second degré (84% des enseignants disent y avoir été confrontés au moins une fois au cours de leur carrière), elle est importante en primaire (75%) comme en maternelle (74%).
L’Île-de-France et le Sud-Est sont un peu plus touchés mais le problème est généralisé à l’ensemble du territoire
Notre enquête fait apparaître des disparités régionales qui, là encore, sont toutes relatives mais sont néanmoins intéressantes car elles nous permettent d’observer que l’Île-de-France et la région Sud-Est et, parfois, selon les items, la région Sud-Ouest, sont plus soumises aux pressions religieuses que les autres, le Nord-Ouest apparaissant régulièrement comme le moins concerné bien que touché lui aussi.
Ainsi, les professeurs d’Île-de-France (85%) et du Sud-Est (84%) ont plus souvent été confrontés à des manifestations de séparatisme religieux au cours de leur carrière. C’est donc logiquement que ces deux espaces régionaux sont davantage soumis aux diverses formes de contestations (d’enseignement, de sorties pédagogiques) ou de revendications (respect de préceptes religieux, port de signes religieux). Seul le Sud-Ouest les devance sur la question du port de signes religieux (43%, soit 10 points au-dessus de la moyenne nationale et 4 points au-dessus de l’Île-de-France).
Toutefois, quand bien même l’ouest de la France semble moins concerné par des contestations régulières des enseignements, les professeurs y ont été tout de même confrontés au moins une fois à hauteur de 76% dans le Sud-Ouest et le Nord-Ouest, ce qui est évidemment très élevé.
L’Île-de-France est la région dans laquelle les enseignants rencontrent le plus de contestations d’enseignements avec par exemple 15 points au-dessus de la moyenne s’agissant des contestations à la laïcité (43% contre 32% en moyenne) et 17 points au-dessus de la moyenne s’agissant des contestations lors des cours d’EMC (46% contre 29%).
Il nous faut toutefois noter que le Sud-Ouest (71%) et le Nord-Est (67%) sont largement au-dessus pour les problèmes rencontrés lors des cours d’EPS (63% en Île-de-France). Y aurait-il une propagande locale qui fait que les établissements scolaires rencontreraient des problèmes spécifiques liés à l’enseignement de l’EPS dans ces régions ?
Les jeunes professeurs un peu plus soumis aux difficultés que leurs aînés
Les professeurs rencontrant des contestations (d’enseignement, d’activités pédagogiques) et des revendications religieuses (respect de préceptes religieux, demande de port de signes religieux) sont un peu plus nombreux chez les moins de trente ans, mais c’est néanmoins un constat généralement partagé par tous les professeurs. Notons que 30% des professeurs de moins de trente ans disent avoir constaté des enseignements dispensés par des collègues qui auraient été non conformes au principe de laïcité (pour un total qui s’élève quand même à 15%).
Ce sont les jeunes qui sont également les plus sensibles aux contestations d’enseignement au nom de la religion puisqu’ils sont 58% à en faire état mais là encore cela reste très haut pour toutes les catégories d’âge (54% pour les 40-49 ans par exemple, c’est-à-dire ceux qui exerçaient déjà dans les années 2000, quand ces phénomènes ont commencé à être médiatisés).
Malgré tout, les plus jeunes professeurs reconnaissent moins de contestations ou de tentatives de soustraction aux enseignements (53% pour les moins de trente ans) que les 30-39 ans qui sont 61% à répondre par l’affirmative.
L’hommage à Samuel Paty, une illustration des problèmes actuels
Le moment de l’hommage à Samuel Paty apparaît dès lors comme une illustration de ce que l’on vient d’analyser. Dans notre enquête, 19% des professeurs interrogés disent avoir constaté au moins une forme de contestation ou de désapprobation lors des cérémonies d’hommage à Samuel Paty, soit près d’un enseignant sur cinq. Ce pourcentage monte à 34% en REP, soit plus d’un enseignant sur trois. Ces chiffres sont assez proches des ordres de grandeur observés sur la proportion d’enseignants déclarant dans les questions précédentes avoir été régulièrement ou plusieurs fois exposés à des formes de contestations au cours de leur carrière. Cet étiage correspond à un noyau dur d’établissements dans lequel ces attitudes sont assez enkystées et se sont une nouvelle fois manifestées lors du moment très particulier et pourtant solennel qu’a été l’hommage à Samuel Paty.
15% des professeurs interrogés dans notre enquête ont constaté des justifications de violences lors de cet hommage (27% en REP), 10% des refus de la minute de silence (21% en REP), 8% des injures ou provocations lors de la minute de silence (18% en REP). Notons que les jeunes enseignants de moins de trente ans ont constaté plus d’atteintes (36%) que la moyenne des professeurs, sans doute car ils sont plus présents dans les établissements classés en REP, où beaucoup d’entre eux sont affectés en début de carrière. On peut aussi penser que ces jeunes enseignants disposent de moins d’expérience que leurs aînés pour désamorcer ou prévenir ce genre de réactions.
Lors de cet hommage, le second degré a connu en moyenne plus de formes de contestation ou de désapprobation que le premier degré (26% dans le secondaire, soit un professeur sur quatre, contre 11% dans le premier degré).
Notons que le Sud-Est (23%) et l’Île-de-France (22%) ont été, une nouvelle fois, les régions les plus concernées par des formes de contestation ou de désapprobation lors des cérémonies d’hommage à Samuel Paty.
Il est intéressant de confronter ces résultats aux chiffres officiels remontés par le ministère de l’Éducation nationale qui annonçait 793 faits, plus ou moins graves, au 18 novembre 2020 tout en indiquant que des faits continuaient d’être signalés. Les chiffres du ministère semblent dès lors bien en dessous de ce que fut la réalité des contestations et manifestations de tensions lors de l’hommage rendu à Samuel Paty, témoignant en cela, malgré les discours volontaristes répétés de Jean-Michel Blanquer, que les incidents ne sont pas tous signalés et remontés, loin de là ! Ceci nous permet d’avancer que les chiffres du ministère, s’ils sont importants (l’équivalent de l’ensemble des incidents de l’année 2019 en un mois), montrant que la culture de la dissimulation, la fameuse « poussière sous le tapis » ou le non moins fameux « pas de vague » sont en train de changer peu à peu, une sous-estimation de la réalité demeure. Nous pouvons avancer deux raisons principales qui pourraient expliquer cette faiblesse relative des remontées : la première tient à la nature des incidents, lesquels, dans leur grande majorité, sont gérés à l’intérieur des classes par les professeurs eux-mêmes et ne font très souvent même pas l’objet d’un signalement auprès de la hiérarchie directe car ils apparaissent comme mineurs ; la seconde tient au fait que nombre d’enseignants continuent d’agir avec prudence vis-à-vis des remontées d’incidents, ne voulant pas se rendre responsables de ce que certains voient comme des « dénonciations » et/ou une « stigmatisation » de leurs élèves, véhiculant de fait une vision compassionnelle et donc victimaire. Certains peuvent préférer taire cette réalité, ce qui a pour résultat de ne pas venir en aide à leurs élèves dont les comportements, au-delà des problèmes de fond qu’ils posent, sont autant de signes de radicalisation et donc de mise en danger de jeunes élèves.
L’enquête confirme les tendances qui ressortaient des chiffres officiels du ministère : il n’y a plus d’espaces épargnés et les problèmes apparaissent aujourd’hui dans le rural tout comme est confirmée la tendance d’une situation qui se tend dans le premier degré.
Des enseignants face aux difficultés : entre sentiment de manque de soutien, autocensure et complaisance
Les personnels de direction, destinataires d’un peu plus de la moitié des signalements faits par les enseignants
Notre enquête fait apparaître que 84% des enseignants ayant été témoins ou ayant appris une contestation d’enseignement l’ont signalé et 16% n’ont rien dit. Ces taux se retrouvent peu ou prou sur l’ensemble du territoire.
Les professeurs ayant signalé une contestation ont privilégié les personnels de direction (PERDIR) de leur établissement (56%) mais très peu se tournent vers le référent du rectorat (5%). Les « pairs » (collègues) sont les récepteurs des informations à hauteur de 44%. Si les personnels de direction et le rectorat réagissent d’une manière ou d’une autre auprès des élèves et/ou des familles, rien ne garantit que les collègues le fassent ou bien engagent une procédure.
Les taux de signalement suite à une contestation d’enseignement sont proches dans les premier et second degré (83% et 85%) mais les professeurs du premier degré sont un peu plus enclins à signaler les faits à leurs collègues (49%), juste devant le lycée (46%). À noter également que les professeurs en REP signalent plus facilement (92% contre 81% hors REP).
Partout, la démarche de signaler au rectorat s’avère très faible. C’est un chemin qui n’est pas privilégié, soit par méconnaissance des circuits (le formulaire de saisie) soit par plus grande et rapide accessibilité des personnels de direction, soit par volonté de ne pas ébruiter le problème en dehors de l’établissement.
Le sentiment d’un soutien incomplet face aux difficultés rencontrées
Le taux de signalement aux personnels de direction est plutôt bas (56%), quand bien même il est le plus élevé. Signaler les problèmes à sa direction devrait être le chemin logique permettant une prise en charge efficace de la difficulté rencontrée. Peut-être faut-il aller chercher les causes de ce taux de signalement relativement faible du côté du sentiment de soutien, et donc de confiance, des enseignants envers leurs personnels de direction. Notre enquête montre en effet que seuls 54% des enseignants disent avoir reçu un soutien total de leurs personnels de direction, taux qui monte à 86% chez ceux qui affirment avoir obtenu un soutien partiel, c’est-à-dire jugé incomplet. Ces taux descendent bien plus bas quand il s’agit du rectorat puisqu’ils ne sont seulement que 21% à dire avoir trouvé un soutien total de ce côté-là (54% avec un soutien partiel, soit jugé incomplet). De fait, il nous faut constater que c’est plutôt l’absence d’un total soutien de leur hiérarchie au sein de l’établissement mais encore plus des rectorats (le soutien partiel sous-entend que les enseignants ne se sentent pas soutenus comme ils le désireraient) qui ressort de cette question posée aux professeurs.
Par conséquent, le soutien vient plutôt des pairs puisque 73% des enseignants ont reçu un soutien total de la part de leurs collègues.
De fait, la solidarité semble jouer entre collègues, davantage qu’avec les différentes institutions ou hiérarchies. Ainsi, en dehors du lycée où le soutien total entre collègues n’atteint que 51%, il monte à 80% en collège, une structure en général plus petite et dans laquelle les professeurs sont davantage en contact les uns avec les autres. Notons néanmoins que les professeurs contractuels se sentent moins soutenus par rapport aux agrégés et aux certifiés : la précarité économique semble donc se doubler d’une plus grande précarité professionnelle.
Il est à noter, alors que nous pourrions penser que les difficultés devraient pousser les enseignants à faire bloc, que le soutien des collègues est un peu moins affirmé en REP ainsi que dans les banlieues populaires. On ne peut s’empêcher d’émettre l’hypothèse que nous pourrions retrouver ici la difficulté à dénoncer les contestations et atteintes par une frange minoritaire des enseignants, notamment ceux qui sont confrontés à ces problèmes mais qui ne veulent pas apparaître comme ceux qui « stigmatiseraient » leurs élèves. Nous retrouvons cette situation dans les espaces régionaux qui connaissent les plus fortes atteintes. Ainsi, en Île-de-France et dans le Sud-Est le soutien est moins fort que dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest.
Les personnels de direction trop complaisants pour un tiers des enseignants
64% des professeurs interrogés dans notre enquête pensent que la réaction des personnels de direction a été adaptée à leur déclaration d’incident, mais ils sont 30% à juger la réaction trop complaisante et à ne pas en être satisfaits. Ce constat rejoint donc logiquement ici le problème du sentiment de manque de soutien lors des déclarations d’incidents ou de contestations.
Il est intéressant de noter que les jeunes enseignants de moins de trente ans sont moins sensibles à la complaisance des réactions de leur hiérarchie (19%) et sont plus nombreux à la trouver trop ferme (24%, contre 4% pour les 40-49 ans). Nous pouvons peut-être y voir une fracture générationnelle remarquée par ailleurs sur des sujets de société, sur la base de la complaisance liée à des considérations sur la liberté individuelle et le respect dû à chacun.
Les premier (28%) et second degrés (32%) sont proches mais le sentiment de complaisance vis-à-vis des manquements des élèves est plus sensible au lycée (38%). Ce sentiment est aussi important en REP (40% contre 28% hors REP) et dans les banlieues populaires (42%), témoignant en cela d’un besoin de soutien plus fort de la part des enseignants qui travaillent dans ces établissements, ce qui rejoint l’idée que le soutien attendu n’est pas toujours au rendez-vous.
Une intériorisation des risques : l’autocensure en progression
Le phénomène d’autocensure qui souligne les difficultés que peuvent rencontrer les enseignants semble être en progression, marquant une intériorisation des risques, qui ne peut être que plus aiguë après l’assassinat de Samuel Paty. Ainsi, c’est près d’un professeur sur deux (49%) qui dit s’être déjà autocensuré dans le secondaire au cours de sa carrière (contre 36% en 2018). Ils ne sont que 5% à déclarer s’autocensurer régulièrement (7% en REP), ce qui fait deux points de plus qu’en 2018 et un enseignant sur vingt. Ce taux monte à 27%, soit plus d’un enseignant sur quatre, si nous y ajoutons les réponses « de temps en temps ». Nous assistons pour cette réponse à une nette poussée car nous sommes passés de 10% à 22% entre 2018 et aujourd’hui, poussée qui vient confirmer l’aggravation de la situation. Cette autocensure est très marquée chez les jeunes enseignants de moins de trente ans, qui déclarent s’être déjà autocensurés à hauteur de 68% (15% régulièrement, soit un jeune enseignant sur sept), mais aussi chez les professeurs de lycée (62% se sont déjà autocensurés contre 46% en collège, mais ils sont 9%, soit presque un sur dix, à le faire régulièrement).
L’autocensure semble être plus prégnante dans les banlieues populaires (70% au moins une fois dans leur carrière mais 11% régulièrement) mais reste importante dans tous les espaces (54% en ville-centre dont 31% régulièrement et de temps en temps, 46% dans le rural mais où néanmoins aucun professeur n’affirme s’autocensurer régulièrement). Il est intéressant de noter que l’autocensure, un peu plus marquée en REP pour une autocensure régulière (7% contre 3% hors REP) n’est pas plus marquée hors REP si nous y ajoutons les professeurs s’étant au moins autocensurés une fois (50%).
L’Île-de-France (51% mais 32% régulièrement ou de temps en temps) et le Sud-Est (62% mais 30% régulièrement et de temps en temps) sont de nouveau les espaces les plus concernés par l’autocensure.
Il existe un regard professionnel critique sur les choix pédagogiques de Samuel Paty
Quelles que soient les hypothèses avancées, autocensure ou peur, il apparaît que 25% des enseignants interrogés dans notre enquête pensent que Samuel Paty a eu tort de faire un cours sur la liberté d’expression à partir de caricatures de presse. Ce taux atteint 34% dans l’enseignement privé (24% dans le public). Nous retrouvons cette fracture au regard des confessions éventuelles des enseignants : 38% des enseignants se déclarant catholiques pratiquants et 40% de ceux qui déclarent croire en une religion sont critiques ou ne disent rien. Les jeunes professeurs apparaissent par ailleurs plus critiques que leurs aînés.
On notera à nouveau la propension des professeurs enseignant dans les banlieues populaires à être plus critiques (35%) que la moyenne. Davantage confrontés aux difficultés, ceux-ci sont peut-être plus nombreux à penser qu’il faut, à l’école, tenir compte de la sensibilité religieuse des élèves.
L’Île-de-France est encore une des régions les plus marquées avec 30% des enseignants critiques ou muets mais ce sont les professeurs du Sud-Ouest qui sont les plus réservés avec 31%. Nous noterons que les professeurs qui se déclarent proches de La France insoumise (LFI) sont plus critiques que tous les autres, même si les professeurs se déclarant « de droite » semblent plus critiques d’une manière générale (28% contre 25% pour les sympathisants LFI et 27% pour ceux du Parti socialiste).
Dans le milieu syndical, FO se démarque nettement : 20% donnent tort à Samuel Paty.
Méthodologie : Enquête réalisée par l’Ifop par questionnaire auto-administré en ligne du 10 au 17 décembre 2020 auprès d’un échantillon de 801 enseignants des premier et second degrés en France métropolitaine.