À l’origine de l’impôt sur le revenu : Léon Bourgeois et le solidarisme

Avec son livre Solidarité paru en 1896, Léon Bourgeois est l’inspirateur et le premier théoricien du solidarisme, expression de la doctrine sociale du radicalisme. Milan Sen revient pour la Fondation sur cette philosophie sociale de la IIIe République.

Il est des théories politiques appelées à susciter pléthores de commentaires dans l’Olympe des idées sans jamais descendre dans le monde réel. D’autres, au contraire, disparaissent des esprits tout en s’inscrivant dans le marbre de la loi. Le solidarisme de Léon Bourgeois en fait partie. Grand homme politique de la IIIe République, plusieurs fois ministre et Prix Nobel de la paix en 1920, ce radical marnais a disparu de l’imaginaire collectif de la gauche comme de la droite. Pourtant, à une époque où socialisme collectiviste et ultra-libéralisme se faisaient face, doctrine aiguisée contre doctrine aiguisée, il a tenté d’en faire une synthèse, fondée sur les avancées scientifiques du XIXe siècle, pour répondre à la fameuse « question sociale » qui déchirait son temps : le solidarisme. Il peut encore nous être utile aujourd’hui pour comprendre les ressorts de la contribution à l’impôt.

Une doctrine politique inscrite dans son temps

En 1896, Léon Bourgeois n’est pas un philosophe qui navigue dans l’océan des idées. Il n’est pas de ces normaliens, de cette « République des professeurs ». Un an plus tôt, alors président du Conseil des ministres, il choisit de démissionner après que le Sénat a refusé son projet d’impôt général sur le revenu. Dès lors germe dans son esprit de juriste l’idée de publier un texte de quelques dizaines de page, La solidarité1Léon Bourgeois, La solidarité, Paris, 1896. Sauf indication contraire, les propos attribués à Léon Bourgeois dans cette note proviennent de ce livre., où il expose sa doctrine politique. De sensibilité radicale2Au sens du XIXe siècle, c’est-à-dire proche du radicalisme républicain., Léon Bourgeois voit la misère sociale augmenter, et parallèlement le mouvement socialiste progresser – d’une douzaine en 1889, les députés socialistes passent à plus de cinquante, quatre ans plus tard, en 18933Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 7 septembre 2020.. Léon Bourgeois est au demeurant conscient que « Dieu est mort ». Il affirme ainsi en parlant du prolétaire : « pendant bien des siècles, il a cru que le drame s’achèverait ailleurs, hors de cette vie, dans un monde où toutes les plaies seraient guéries, toutes les misères soulagées, toutes les fautes punies, tous les mérites glorifiés […]. Mais cette résignation [au malheur social] a fait place à l’impatience et au doute ». On ne peut plus soigner le peuple avec le pharmakon « Dieu » : l’opium ne fait plus effet. Face à ces réalités, les républicains au pouvoir ont bien du mal à concilier deux principes hérités de la Révolution française : la propriété privée et la défense des plus faibles. La première s’est vue légitimée « scientifiquement » par les doctrines économiques libérales du XIXe siècle, lesquelles voient dans le « laisser-faire » une loi naturelle incontestable – il faudra le krach boursier de 1929 pour que ce libéralisme dit manchestérien s’effondre définitivement sur lui-même. La seconde est rendue vitale par les désastres sociaux résultant de la seconde révolution industrielle. D’un côté les républicains ne peuvent abandonner la propriété privée face à des socialistes qui, à l’époque, défendent la socialisation collective des outils de production, de l’autre leur culture politique les tient tout de même près du peuple – même si ce lien sociologique s’étiole à mesure que la République s’inscrit dans les mœurs. Dès le commencement de son livre, Léon Bourgeois affirme que « les questions de politique pure cèdent le pas aux discussions sociales ». Finie la « guerre des deux France » entre une France républicaine et une France catholique, désormais c’est la fameuse « question sociale » qui cristallise les affrontements parlementaires.

À la crainte d’une explosion sociale et de l’impossible conciliation entre deux principes essentiels s’ajoute une faiblesse intellectuelle qui ne trompe aucun lettré de l’époque. Les socialistes ont une doctrine philosophique pensée par eux-mêmes comme rigoureusement scientifique, tandis qu’en face les libéraux ont l’économie politique pour eux. Face au socialisme et au libéralisme, le radicalisme apparaît bien moins structuré : Jacques Mièvre4Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001, mis en ligne le 15 octobre 2004. rappelle que les radicaux eux-mêmes parlent volontiers d’un « état d’esprit », d’une « volonté » plutôt que d’une véritable doctrine. Politiquement et socialement, l’auteur de Solidarisme sait que le radicalisme doit se doter d’une doctrine robuste, fondée scientifiquement et applicable en pratique5Serge Audier, Léon Bourgeois : fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007..

À ce contexte politique et social s’ajoute à la fin du XIXe siècle un essor de disciplines scientifiques sinon nouvelles, du moins ascendantes. Cet esprit du temps, où progrès scientifique et éclosion de la sociologie s’articulent, est magnifiquement retranscrit dans les ouvrages du Prix Nobel de littérature Roger Martin du Gard, principalement dans Jean Barois6Roger Martin du Gard, Jean Barois, Paris, Gallimard, 1921.. Suivant en cela l’esprit du fondateur du positivisme Auguste Comte, Léon Bourgeois se fonde sur les progrès de la biologie et de la sociologie. Selon lui, toutes deux permettent de tirer des conclusions quant à l’évolution de l’espèce humaine – et ce dans le temps court. Léon Bourgeois prend appui sur les découvertes récentes d’intellectuels comme Alfred Fouillée ou Edmond Perriez pour affirmer que l’axiome libéral de l’individu pensé comme un atome est une erreur. L’individu, nous disent alors la biologie et la sociologie, est dépendant et ancré dans un milieu (naturel et social). Un darwinisme mal compris laisserait penser – avec de funestes conséquences dans la suite du XXe siècle – que l’évolution se fait par la loi du plus fort. Or, nous dit Bourgeois à l’aide des scientifiques de son époque, la biologie a également prouvé que la solidarité des êtres permettait la survie et le progrès d’un groupe donné. Entendons-nous, ici « solidarité » n’a pas pris son sens contemporain d’aide aux plus démunis, il faut comprendre le terme comme une interdépendance entre des êtres ancrés dans le même milieu.

Paupérisation de la condition ouvrière, crainte d’une révolution socialiste et attachement viscéral à la propriété privée : face à ces impasses immenses pour la République, le radical Léon Bourgeois va se fonder sur les progrès des sciences « dures » et des sciences sociales pour proposer une voie de sortie.

La solidarité organique, fait naturel et social

La Révolution française a détruit les anciennes solidarités, le vieux lien social noué siècle après siècle. La société au XIXe siècle est, selon le mot de Pierre Leroux, « en poussière ». La « solidarité mécanique »7Emile Durkheim, De la division du travail, 1893, Paris, PUF, [2013]., définie par Durkheim comme une norme de cohésion sociale qui repose sur la similarité entre tous les individus et leurs normes, n’est plus. Dès lors, comment repenser un nouveau lien entre individus émancipés des corporations et autres églises par la Révolution ? Les progrès de la sociologie et de la biologie arrivent à point nommé pour Léon Bourgeois qui cherche à répondre à cette question. Les uns entraînent d’ailleurs les autres, « les lois sociales naturelles ne sont que la manifestation, à un degré plus élevé, des lois physiques, biologiques, et psychiques suivant lesquelles se développent les êtres vivants et pensants », affirme-t-il. Si lois naturelles il y a, alors on ne peut évidemment y déroger. Ici Bourgeois condamne par avance tout régime qui souhaite ériger un « homme nouveau » ; la critique du socialisme marxiste est limpide. Reprenant la découverte de la « solidarité » en biologie – rappelons le, solidarité ici ne s’entend pas comme charité sociale mais comme interdépendance des êtres –, Bourgeois en conclut que les éléments se développent, évoluent, et de leur propre évolution individuelle émerge l’évolution collective. « C’est le concours des actions individuelles dans l’action solidaire qui donne la loi synthétique de l’évolution biologique universelle », nous dit-il. Tous les membres sont associés de fait. Il y a un « rapport de perpétuel échange ». Par un coup de maître, Bourgeois passe au fil de son livre de la biologie naturelle à la sociologie. L’être d’une espèce animale se développe en luttant pour sa survie, mais concourt par le développement de ses capacités au progrès de son espèce. Léon Bourgeois accepte bien volontiers l’héritage des recherches de Pasteur sur la contagion microbienne8Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008., et il l’applique au monde social. L’homme n’agit pas différemment des êtres vivants : « Chaque homme est uni au reste du monde, dépendant de lui ». Ce lien de solidarité, par son caractère naturel, est et doit être supérieur aux attachements communautaires. Ce lien, pour être effectif, doit être délimité dans et par une organisation politique, à savoir la patrie9Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31..

Par cette nouvelle théorie sociale de la solidarité naturelle, Bourgeois répond aux libéraux et aux socialistes. En affirmant que l’individu seul n’existe pas, le penseur du solidarisme prend à contre-pied l’anthropologie libérale. La loi du plus fort existe, mais n’est pas exclusive : le progrès par l’association est également une autre loi « de la nature ». Il est pour autant loin d’être socialiste. Un auteur comme Sanford Elwitt va jusqu’à affirmer que « dans la mesure où ils font du socialisme leur principal ennemi, les solidaristes appartiennent au camp de la contre-révolution »10Sanford Elwitt, The Third Republic Defended. Bourgeois Reform in France, 1880-1914, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986, p. 170.. Une controverse existe dans le monde académique pour savoir si Léon Bourgeois était un « socialiste libéral » ou un « libéral socialiste »11Voir notamment la critique que Nicolas Delalande porte à l’ouvrage Léon Bourgeois. Fonder la solidarité de Serge Audier dans Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.. Nous n’entrerons pas dans ce débat mais ce qui est certain, c’est que Bourgeois se distingue très nettement des marxistes du tournant du XXe siècle. Rappelons qu’à cette époque, le socialisme est, selon celui qui s’en revendique encore, le député Alexandre Millerand, la « substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste ». Jacques Mièvre rapporte les paroles de l’ancien président du Conseil, en novembre 1901, dans sa réponse à un socialiste : « Nous marchons pour ainsi dire dans une voie opposée à celle du socialisme collectiviste, puisque nous disons : la collectivisation n’est pas le but du système de la solidarité ; ce qui est collectif pour nous, c’est le point de départ, c’est la société solidaire et nécessaire ; le but est individuel, c’est la liberté reconquise par l’acquittement de la dette sociale ». L’on pourrait dire que son anthropologie est socialisante (la solidarité préexiste) mais que son objectif politique reste libéral (le libre développement de l’individu). Il ne recherche pas de compromis entre socialisme et libéralisme, mais une « synthèse » qui associerait la part de vrai des deux doctrines : socialiste parce que les hommes sont interdépendants, libérale parce que l’individu reste la fin de toute chose – et la liberté et la propriété privée restent sacrées12Marie-Claude Blais, La solidarité, histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007..

Cette nouvelle théorie sociale qui repose sur les progrès de la biologie et de la sociologie laisse une question en suspens : comment établir une règle précise des droits et des devoirs de chacun fondée sur cette solidarité naturelle ? Autrement dit, comment passer d’une solidarité de fait à une solidarité de droit ?

Le quasi-contrat

Ingénieuse trouvaille de Léon Bourgeois, la notion de quasi-contrat provient à l’origine du code civil, lequel la définissait comme des « obligations qui se forment sans qu’il intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui qui s’y est engagé » (article 1370). Il faut rappeler que la fin du XIXe siècle voit l’émergence massive de la contractualisation de la société. Bourgeois s’ancre donc dans son temps en se référant au Contrat social de Rousseau, donc il se distingue toutefois. Dans une note de bas de page de Solidarité, le radical explique que « les deux systèmes ont ce trait commun : la notion d’une société entre les hommes. Mais Rousseau ajoute à l’idée d’une association existant en fait l’hypothèse d’une convention préalable fixant les conditions de cette association ». Pour Léon Bourgeois, plus politique que philosophe – et donc soucieux du réel –, le quasi-contrat est un « contrat rétrospectivement consenti » auquel on ne peut échapper à partir du moment où l’on naît dans une société donnée. Ce nouveau concept permet de faire comme si « les hommes décidaient librement de contracter pour s’accorder sur les principes et les finalités de la vie en collectivité »13Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.. Dès lors, Léon Bourgeois concilie le consentement au contrat et l’interdépendance des individus appartenant à une société donnée – souvent des nations. C’est à partir de cette construction intellectuelle féconde qu’il va élaborer sa théorie de la dette sociale.  

La dette sociale et la part sociale du travail

Dès lors qu’un quasi-contrat nous lie aux autres membres de la société, l’homme, interdépendant, solidaire de son milieu comme Léon Bourgeois l’a montré, n’est pas hors sol. Il « naît débiteur de l’association humaine ». Précisons le propos de Léon Bourgeois quant à la « dette sociale ». Elle est double : horizontale et verticale. La dette verticale, c’est celle qui nous vient de nos aïeux, proches comme éloignés. Renan dit des hommes de génie que « chacun d’eux est un capital accumulé de plusieurs générations » ; Léon Bourgeois élargit cette réflexion à tous les hommes. Français, je suis l’héritier de millions de Français qui m’ont précédé. Un héritage non pas « traditionnel », voire traditionaliste, mais culturel et presque, osons le mot, technologique. Alfred Fouillée propose à ce titre un exemple évocateur : « celui qui a inventé la charrue laboure encore, invisible, à côté du laboureur »14Cité dans Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.. La dette est immense : la nourriture (via l’agriculture qui a mis des siècles à devenir aussi productive), le langage, les outils de travail, les infrastructures publiques, la pensée politique et philosophique, etc. Cette liste paraît même désuète aujourd’hui à l’aune des progrès technologiques de la révolution numérique. Lorsqu’un individu naît, il a déjà bénéficié du progrès historique, il est donc pour Léon Bourgeois redevable envers ses ancêtres. En plus de cette dette historique, l’individu est débiteur de ses propres contemporains. L’homme bénéficie des fruits du travail de ses semblables. Il y a un « rapport de perpétuel échange », chaque individu tirant profit via la division du travail du travail des autres (c’est toute la thèse de Durkheim sur la solidarité organique). Toute notre vie, nos pensées, nos us et coutumes sont le legs à la fois de nos ancêtres et de nos contemporains. Chaque homme est héritier et associé. Mais cet héritage n’est pas une jouissance. Au contraire, selon les « lois » sociales et naturelles observées par Léon Bourgeois, il est à fructifier. L’ancien président du Conseil nous dit que l’homme « doit, outre sa part dans l’échange des services, ce qu’on peut appeler sa part dans la contribution pour le progrès ». Par cette théorie sociale, Léon Bourgeois récuse la lutte des classes puisqu’à ses yeux l’appartenance à une unité collective plus large est supérieure à l’appartenance de classe. Sa doctrine, toute sociale qu’elle soit, se distingue à bien des égards du socialisme.

Dès lors si l’existence sociale n’est pas ex nihilo mais « endettée » d’un double héritage, il en va de même pour les fruits du travail. La doctrine libérale veut que les résultats du travail appartiennent totalement à l’individu, que sa propriété soit absolue. Or, nous dit Léon Bourgeois – et il s’inscrit dans ce processus que Jacques Donzelot a appelé « l’invention du social »15Jacques Donzelot, L’invention du social, Paris, Fayard, 1984, cité dans Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008. – tout travail possède sa part sociale. Cette part sociale, c’est la part de dette dans chaque réalisation humaine. Là où les socialistes veulent la socialisation des biens, Léon Bourgeois souhaite la « socialisation de la personne ». Partant, aucune propriété n’est strictement individuelle, « toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale »16Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.. Ce constat oblige à repenser la propriété : elle est toujours sacrée pour Bourgeois (ce qui le distingue des socialistes de l’époque), mais pour partie d’origine collective. En cela, il devient évident que la redistribution va de soi : elle sert la justice. Si on est mieux servi par la société – par exemple en faisant de hautes études –, alors on doit « rembourser » la grande part de dette sociale dont on a bénéficié. Léon Bourgeois cite Auguste Comte dans son livre : « Nous naissons chargés d’obligations de toute sorte envers la société ». Voilà où découle toute la théorie de Léon Bourgeois. Son projet d’impôt sur le revenu, avorté en 1895, trouve a posteriori sa justification presque « scientifique » dans le livre La Solidarité. L’obligation quasi contractuelle, résultat de la solidarité inhérente à toute société, se traduit dans la devise républicaine par la notion de fraternité. Pour rembourser sa dette, différentiée selon chacun, il faut payer un impôt, progressif selon chacun.

L’impôt et la redistribution

On l’a dit, Léon Bourgeois a échoué en 1895 à instaurer un impôt sur le revenu, c’est ce qui causa la chute de son bref gouvernement. Depuis la Révolution française et la suppression de la taille en 1791, il n’existe plus de fiscalité personnelle. La fiscalité, jusqu’en 1914, est entièrement réelle, « c’est-à-dire qu’elle porte sur les choses et non pas sur les gens »17Mireille Touzery, « Les origines de l’impôt sur le revenu en France: de la monarchie aux républicains radicaux (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 75, fasc. 4, 1997, Histoire médiévale, moderne et contemporaine – Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis, pp. 1027-1044.. Trois impôts se fondent sur la valeur locative d’un bien, et un dernier se calcule en fonction du nombre de… portes et fenêtres d’un bien locatif. La révolution avait aboli les privilèges, bousculé l’ordre de l’impôt, mais l’industrialisation croissante du XIXe siècle rendait l’absence d’impôt sur la personne (sur le revenu notamment) injuste. C’est précisément le développement d’une classe ouvrière à la fin du siècle ne bénéficiant pas des profits du capital qui fait émerger les idées socialistes.

Car s’il est une chose qu’il faut bien comprendre, c’est que l’objectif de Léon Bourgeois lorsqu’il rédige Le solidarisme est double. Toute sa théorie sociale porte un idéal de justice incontestable, c’est le propos de notre partie précédente. En mars 1900, au Congrès international d’éducation sociale, il a cette belle formule : « la Révolution a fait la Déclaration des droits. Il s’agit d’y ajouter la Déclaration des devoirs »18Cité dans Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001.. Devoir envers autrui, en vertu de la dette sociale contractée dès la naissance et par la suite. Mais voyons plus loin. Cet idéal de justice est certes consubstantiel au républicanisme radical, mais derrière ce paravent se dissimule également un objectif d’ordre. On l’a évoqué plus haut, la fin du XIXe siècle voit les groupuscules socialistes, à demi sectaires, se transformer rapidement en une cinquantaine de députés. Les idées socialistes se propagent rapidement dans les classes laborieuses, et Léon Bourgeois est conscient que la phraséologie anticapitaliste porte lorsque la misère explose. Le solidarisme se substitue à la charité chrétienne comme une réponse laïque à la pauvreté. Léon Bourgeois défend la justice, non pas comme une entité métaphysique, mais principalement comme moyen pour assurer la paix19Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31., la paix sociale. C’est cette concorde qu’il vise plus que tout. Pour l’historien Nicolas Delalande, Léon Bourgeois cherche à « stabiliser la République »20Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.. Léon Blum avait entièrement raison lorsqu’en parlant du Parti radical il avait cette formule espiègle : « restaurant socialiste, cuisine bourgeoise ».

Pour la philosophe Marie-Claude Blais, qui reprend les mots du philosophe Célestin Bouglé, le solidarisme va progressivement devenir la philosophie officielle de la IIIe République21Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.. Le combat de Léon Bourgeois verra un nouveau soutien en la personne de Joseph Caillaux, inspecteur des finances devenu à plusieurs reprises ministre des Finances (en 1899 sous le cabinet Waldeck Rousseau, en 1906 sous le cabinet Clemenceau, tous deux à forte résonance républicaine). Lui aussi a essuyé des échecs, plusieurs fois son projet d’impôt progressif sur le revenu fut retoqué. Rejoignant le Parti radical en 1910, il reprend et poursuit le combat de Léon Bourgeois pour faire voter aux deux chambres un texte sur l’impôt sur le revenu. Finalement, après bien des refus et une course à l’armement qui obligeait l’État à accroître ses moyens, le Sénat accepte d’inclure le texte de loi Caillaux dans sa loi de finances. Il aura joué de la fibre patriotique en obtenant de la majorité parlementaire son renoncement à l’abrogation du prolongement du service militaire à trois ans en échange de l’adoption de l’impôt sur le revenu, voté à l’Assemblée nationale le 15 juillet 1914. Son barème est toutefois bien faible. L’économiste Denis Clerc rapporte dans un article22Denis Clerc, « Les grands débats économiques de 1914 : protection sociale et impôt progressif », L’Économie politique, vol. 63, n°3, 2014, pp. 97-105. que « le taux marginal de la dernière tranche (pour les revenus supérieurs à 25 000 francs – 70 000 euros actuels – par foyer fiscal) était de 2% ». La Première Guerre mondiale modifiera la donne : dix ans après la loi Caillaux, le taux marginal de cet impôt aura été multiplié par 45. Le livre de Léon Bourgeois aura eu une profonde influence sur la société française.

Alors que la question du consentement à l’impôt fait couler beaucoup d’encre, soit que des classes populaires ne veulent plus payer pour d’autres, soit que les élites économiques fuient la fiscalité française, relire Léon Bourgeois s’avère nécessaire et salutaire. Pas tant pour l’application politique directe, puisqu’il ne se prononce jamais sur un taux particulier, mais pour comprendre les ressorts intellectuels de la contribution à l’impôt national. Nous sommes tous débiteurs de nos aïeux et de nos contemporains, rendons à la société ce qu’elle nous a donné. Pour reprendre une belle formule lancée en 1892 par Léon Bourgeois à la tribune de la Chambre des députés, il est temps d’interpeller nos concitoyens : « Vous acceptez la République, messieurs, c’est entendu ! Mais acceptez-vous la Révolution [française] ? ».

  • 1
    Léon Bourgeois, La solidarité, Paris, 1896. Sauf indication contraire, les propos attribués à Léon Bourgeois dans cette note proviennent de ce livre.
  • 2
    Au sens du XIXe siècle, c’est-à-dire proche du radicalisme républicain.
  • 3
    Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001, mis en ligne le 15 octobre 2004, consulté le 7 septembre 2020.
  • 4
    Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001, mis en ligne le 15 octobre 2004.
  • 5
    Serge Audier, Léon Bourgeois : fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007.
  • 6
    Roger Martin du Gard, Jean Barois, Paris, Gallimard, 1921.
  • 7
    Emile Durkheim, De la division du travail, 1893, Paris, PUF, [2013].
  • 8
    Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 9
    Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.
  • 10
    Sanford Elwitt, The Third Republic Defended. Bourgeois Reform in France, 1880-1914, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986, p. 170.
  • 11
    Voir notamment la critique que Nicolas Delalande porte à l’ouvrage Léon Bourgeois. Fonder la solidarité de Serge Audier dans Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 12
    Marie-Claude Blais, La solidarité, histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.
  • 13
    Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 14
    Cité dans Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.
  • 15
    Jacques Donzelot, L’invention du social, Paris, Fayard, 1984, cité dans Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 16
    Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 17
    Mireille Touzery, « Les origines de l’impôt sur le revenu en France: de la monarchie aux républicains radicaux (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 75, fasc. 4, 1997, Histoire médiévale, moderne et contemporaine – Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis, pp. 1027-1044.
  • 18
    Cité dans Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois », Cahiers de la Méditerranée [en ligne], 63 / 2001.
  • 19
    Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.
  • 20
    Nicolas Delalande, Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, La vie des idées, 30 janvier 2008.
  • 21
    Marie-Claude Blais, « Aux origines de la solidarité publique, l’œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, n°1-2, 2014, pp. 12-31.
  • 22
    Denis Clerc, « Les grands débats économiques de 1914 : protection sociale et impôt progressif », L’Économie politique, vol. 63, n°3, 2014, pp. 97-105.

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