Pour interroger ce qui apparaît comme les nouvelles frontières de l’action politique, la Fondation a initié sous l’égide de Paul Klotz la publication de cinq notes consacrées à l’usage des sens dans la cité et aux leviers de transformation politique qu’ils incarnent. Après une première sur le sens de la vue, une deuxième sur le sens de l’odorat, une troisième sur le sens du toucher, la quatrième porte sur le sens du goût, à l’occasion de la semaine du goût qui se tient du 14 au 20 octobre.
Quoi de plus universel que le plaisir de goûter ? Au sens strict, goûter revient à détecter des substances chimiques avec la langue, par le biais de chémorécepteurs placés dans les papilles. Mais par « goûter », il faut aussi entendre sentir : en matière d’alimentation, une partie de la sensation gustative se produit par la rétro-olfaction des arômes dans le palais. Entendons donc « goûter » comme un verbe complexe, mobilisant différentes fonctions sensorielles. C’est à cette condition que l’on comprendra le goût dans sa totalité.
Banquets, jeûnes et fast-food : comment le goût rythme la vie de la cité
Car il est nécessaire, pour celui qui s’intéresse à la politique, de comprendre le goût et les sensations qu’il procure ! Comme les autres sens, le goût occupe un rôle de premier plan dans l’organisation de la vie de la cité. En ce domaine, le grand Brillat-Savarin nous fournit des pistes de réflexions presque infinies dans sa célèbre Physiologie du goût. D’abord, le goût est politique presque malgré lui, en raison des « banquets politiques, qui ont constamment eu lieu depuis trente ans toutes les fois qu’il a été nécessaire d’exercer une influence actuelle sur un grand nombre de volontés1Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1825. ».
Toujours selon l’auteur, une autre dimension politique du goût se manifeste dans les efforts et les raffinements que la société est capable de mettre en œuvre au service de sa valorisation : « celui qui a assisté à un repas somptueux, dans une salle ornée de glaces, de peintures, de sculptures, de fleurs, embaumée de parfums, enrichie de jolies femmes, remplie des sons d’une douce harmonie, […] n’aura pas besoin d’un grand effort d’esprit pour se convaincre que toutes les sciences ont été mises à contribution pour rehausser et encadrer convenablement les jouissances du goût ».
Le goût contribuerait également à la détermination des représentations mentales et intimes des individus. Telle est, au XVIIIe siècle, la thèse des philosophes sensualistes dont Condillac. Dans son Traité des sensations (1754), il suppose que les sens du goût et de l’odorat sont à l’origine de toutes les idées et de toutes les connaissances humaines. Car celles-ci découleraient toujours d’un premier jugement sensoriel : ainsi la distinction entre le putride et l’agréable, ou celle entre le goût et le dégoûtant, serait à l’origine lointaine de la distinction entre le bien et le mal ; les jugements moraux trouveraient leurs racines dans des milliers de sensations sans cesse mémorisées comparées, modifiées, compilées et retravaillées par l’esprit.
Enfin, les évolutions du goût reflètent celles de notre société.
D’une part, les pratiques alimentaires semblent tenir pour partie de considérations sociologiques. Avec Norbert Elias, on apprend que les manières de table ont d’abord constitué un marqueur de différenciation sociale, caractéristique du processus de civilisation2Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973. ; pour Pierre Bourdieu, les préférences alimentaires sont clairement déterminées par le capital économique, mais aussi culturel3Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979., au point de constituer elles-mêmes une forme de « capital culturel latent ».
En tant que véhicule de normes sociales, l’alimentation connaît donc des évolutions diverses permettant la distinction entre les mangeurs… au point même que l’absence de nourriture s’institue parfois en norme elle-même : en feuilletant la presse, on découvre ainsi, non sans un certain amusement, des articles tels que « Marche, bouillons et yoga : sept jours de jeûne en Bretagne4Raphaëlle Bacqué, « Marche, bouillons et yoga : sept jours de jeûne en Bretagne », Le Monde, 6 janvier 2023. », publié par Le Monde et qui retrace le parcours de jeûne d’un groupe de CSP+, composé aux deux tiers de cadres parisiens, pour qui la privation constitue « une formidable façon de se remettre en forme ».
D’autre part, les transformations subies par le goût paraissent symétriques des transformations de la société : avec le consumérisme se développe l’industrie agroalimentaire et naît la « malbouffe » ; avec le phénomène d’accélération du temps5Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2009. apparaissent les fast-food ; à l’omniprésence des écrans dans nos vies s’ajoutent des repas consommés de plus en plus souvent seuls : 73% des Français estimaient ainsi, en 2021, prendre de plus en plus souvent leurs repas isolés devant Netflix ou YouTube6Étude Président et OpinionWay menée du 5 au 6 mai 2021.. En mouvement retour, un militantisme autour des questions alimentaires se développe : ainsi, par exemple, du mouvement Slow Food, fondé en 1986 en Italie par le critique gastronomique Carlo Petrini et qui a essaimé dans le monde entier.
Du sel, du sucre et des « Big Mac » : l’ère du goût contre soi-même
Les multiples dimensions politiques du goût invitent à mener une réflexion sur ce sens, d’autant qu’en France, nos papilles et notre odorat n’ont, semble-t-il, jamais été autant manipulés. Le sucre, plébiscité par l’industrie agro-alimentaire pour ses qualités économiques et de conservation, est omniprésent dans nos assiettes. Or, il agit comme un puissant levier d’addiction, alors que sa rareté relative à l’état de nature conduit le corps humain à vouloir le désirer en abondance. De la même façon, les adjonctions de sel permettent de réhausser les saveurs (ce qui permet aux fabricants d’utiliser des produits moins savoureux, donc de moins bonne qualité), d’améliorer la conservation des aliments (sans d’ailleurs qu’il ne soit besoin de préciser la présence d’additif puisque le sodium n’est pas un conservateur chimique), d’augmenter le poids des aliments (et donc de les vendre plus cher, grâce à la rétention d’eau) ou d’améliorer leur apparence (un jambon ne sera pas rose sans sel nitrité7Nina Godart, « Sel : pourquoi l’industrie agroalimentaire en utilise autant ? », BFM TV, 9 novembre 2012.) ; mais là encore, son apparition ne correspond à aucune réalité naturelle. On peut encore ajouter aux adjonctions contre-nature la grande famille des additifs chimiques, composée des exhausteurs de goût, des colorants, des antioxydants, des antibiotiques ou des édulcorants.
Le goût est-il pour autant un sens maltraité ? Difficile question à laquelle il est pourtant nécessaire de répondre : jamais l’accès à une alimentation bonne, sur le plan gustatif, n’a été aussi aisé ; grâce à l’industrie agroalimentaire, il devient possible pour les ménages les plus modestes d’avoir accès à des plats préparés et transformés parfois complexes. Mais d’un autre côté, notre alimentation, en raison des mêmes facteurs, se fait de plus en plus souvent au détriment de notre santé et de la qualité des produits consommés. Le Big Mac de McDonald’s cristallise ce paradoxe : gourmand, presque addictif, il est pour autant malsain sur le plan sanitaire. Vingt minutes après qu’il est ingéré, ses sucres rapides, peu rassasiants, provoquent chez celui qui l’a consommé une sensation de manque ; les graisses saturées qu’il contient ne sont que pleinement digérées après cinquante-et-un jours. Or, 51% des jeunes de 18 à 35 ans déclarent consommer McDonald’s au moins une fois par mois et 22% plusieurs fois par mois8Jérôme Fourquet, Génération McDo, Fondation Jean-Jaurès, 27 janvier 2022. !
L’essor de l’alimentation transformée et des enseignes de restauration rapide entraîne d’autres conséquences, structurelles et néfastes. 47,3% des Français adultes étaient ainsi obèses ou en surpoids en 2020 ; avec d’importantes disparités selon les catégories socio-professionnelles : seulement 35% des cadres connaissent une situation d’obésité ou de surpoids, contre 51,1% des ouvriers9Inserm, Obésité et surpoids : près d’un Français sur deux concerné. État des lieux, prévention et solutions thérapeutiques, communiqué de presse, 20 février 2023.. Plus un ménage est pauvre, plus il a de chances de voir ses membres frappés d’obésité ou de surpoids, en raison d’une équation assez simple : les produits transformés, et parmi eux les moins chers, sont les moins bons pour la santé. Un sondage réalisé en 2012 montrait à ce titre que 92% des Français considéraient l’industrie agroalimentaire comme un responsable « important » de l’épidémie d’obésité10Cyrille Vanlerberghe, « Obésité : les industriels pointés du doigt », Le Figaro, 15 octobre 2012.. Or, l’obésité coûte directement, en dépenses de santé, 9,5 milliards d’euros chaque année aux finances publiques11Martine Laville, Mieux prévenir et prendre en charge l’obésité en France, ministère de la Santé et de la prévention, avril 2023.. À l’heure où l’on cherche désespérément de nouvelles sources d’économies budgétaires, une politique du goût et de l’alimentation peut présenter un intérêt financier immense.
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Abonnez-vous« À table ! », la commensalité, arme de cohésion massive
Il est d’autant plus impératif d’imaginer une politique du goût que la consommation alimentaire est un levier de cohésion sociale. Un terme magnifique et peu utilisé de la langue française, la commensalité, désigne cet aspect du goût relatif à la socialisation : le commensal est celui qui déjeune ou dîne à la table d’un autre, il est un compagnon de table. Ainsi, pour Maurice Bloch, cité par Alain Audibert, « la commensalité, l’acte de manger ensemble, apparaît ainsi comme l’un des opérateurs les plus puissants du processus social. La raison en est que le partage de nourriture […] est toujours perçu, d’une manière ou d’une autre, comme le partage de ce qui provoquera, ou du moins maintiendra, une substance commune parmi ceux qui communient ensemble12Maurice Bloch, L’anthropologie cognitive à l’épreuve du terrain, Paris, Collège de France, 2006. ». Dans un sondage réalisé en 2021, l’Ifop révélait ainsi que 91% des Français s’accordaient à dire que les repas étaient des moments essentiels des échanges familiaux, et 90% estimaient qu’ils constituaient des « occasions précieuses de rencontres et des moments de convivialité13Ifop et Solutions solidaires, Les Français et l’alimentation, novembre 2021. ».
Mais pratiquer la commensalité, c’est-à-dire manger accompagné, partager sa table avec des membres de sa famille, des proches ou des invités, contribue également à situer l’individu dans l’espace social, à affirmer ses privilèges ou au contraire ses différences statutaires. Ainsi, dans la Grèce antique, celui qui avait le statut de citoyen avait droit au « repas à parts égales » avec les autres citoyens, à l’issue des rituels sacrificiels d’animaux : chaque bête sacrifiée devait être découpée en parts de même poids données à des citoyens tirés au sort, qui consommaient ensemble une portion similaire de viande14Jean-Pierre Vernant, À la table des hommes, Paris, Gallimard, 1979.. La commensalité était alors perçue comme « garante de la paix politique et sociale15Alain J. Audibert, « Quel avenir pour la commensalité à l’heure du numérique ? », dans Vieillir dans une société connectée ? Quels enjeux pour le vivre ensemble ?, Toulouse, Érès, coll. Pratiques du champ social, 2021, pp. 147-161. ».
Pensons encore à la pratique du banquet républicain, largement répandue sous la IIIe République, héritée de l’interdiction faite aux partis politiques de se réunir sous le Second Empire. Après les tourments de l’affaire Dreyfus et la tentative de coup d’État de 1899, Émile Loubet, président de la République, lance l’organisation d’un grand banquet pour refaire l’unité de la Nation. Le 22 septembre 1900, au moment de l’Exposition universelle, 22 965 maires de France, des Colonies et d’Algérie, sont conviés à la table de la République. Ils sont répartis par départements sur plus de sept kilomètres de tables, disposées au sein du Jardin des Tuileries. On consomme, le jour de ce « Banquet des maires de France », des mets qui représentent la diversité gastronomique française, des poulardes de Bresse aux vins de Bourgogne ; près de deux tonnes de saumon, 2500 litres de mayonnaise ou encore 2430 faisans sont avalés ce jour-là16Stéphane Davet, « « Un jour, un festin ». En 1900, le banquet des maires », Le Monde, 18 août 2020. ! Manger est donc un acte profondément politique ; il s’agit d’un levier longtemps usité par les autorités politiques, tantôt pour flatter, tantôt pour convaincre, tantôt pour célébrer ou solliciter un plébiscite.
Pour un nouveau pacte gustatif : quelle politique du goût imaginer ?
Pour 83% des Français, l’alimentation constitue un signe fort d’identité et d’appartenance à un territoire ; pour 87% d’entre eux, elle est également un moyen de s’ouvrir sur le monde et de découvrir de nouvelles cultures17Ifop et Solutions solidaires, op. cit. ! Rôle politique, rôle social, rôle culturel… le goût est au centre de nos interactions et de nos imaginaires. Dans ces conditions, il est nécessaire d’imaginer une doctrine politique qui lui soit propre et qui permette, tout en réduisant les effets délétères d’une alimentation malsaine, d’en exhausser (le mot s’y prête) les bénéfices ! Or, dans les évolutions contemporaines dont le goût fait l’objet, trois pistes semblent devoir être poursuivies pour redonner au goût toute sa centralité : garantir à chacun une alimentation de qualité ; renforcer l’éducation au goût et la propension des citoyens à vivre des expériences culinaires ; et, enfin, permettre à chacun d’avoir des compagnons à sa table. En somme, il faudrait manger assez, manger bon et manger ensemble.
La démocratie commence dans l’assiette : le droit à une alimentation saine et diversifiée, un parangon d’égalité
En France, une partie croissante de la population ne mange pas à sa faim. En janvier 2023, l’inflation sur les produits alimentaires atteignait 14%. Résultat : la part de personnes déclarant ne pas avoir assez à manger est passée de 9% à 16% entre 2016 et 2022 ! Il s’agit là d’une insuffisance alimentaire quantitative, à laquelle il faut ajouter une autre insuffisance, qualitative : 45% des Français déclarent ainsi avoir assez à manger, mais ne pas pouvoir consommer les aliments qu’ils souhaitent, en raison de leur prix trop onéreux. Or, l’insuffisance alimentaire entraîne un cercle vicieux, en ce qu’elle se double la plupart du temps d’autres problématiques de précarité : parmi les personnes présentant des fragilités de santé, 22% sont en insuffisance alimentaire, soit plus que la part qu’elles représentent dans la société ; de même, elles représentent 26% des personnes touchées par des fragilités d’isolement18Marianne Bléhaut et Mathilde Gressier, En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités, Credoc, n°329, mai 2023. : bien souvent, renoncer à manger va de pair avec un renoncement aux moments de sociabilité que permet la nourriture.
Source : Marianne Bléhaut et Mathilde Gressier, En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités, Credoc, n°329, mai 2023.
La lutte contre la précarité alimentaire doit ainsi être le premier horizon d’une véritable politique du goût. À l’heure où de nombreuses réflexions prospèrent sur la question de la sécurité sociale alimentaire, il pourrait être envisagé d’étendre les droits sociaux reconnus aux individus aux domaines de l’alimentation et de l’agriculture, comme le propose le collectif d’associations réuni sous la bannière de la « sécurité sociale de l’alimentation ». Une expérimentation, en cours à Bordeaux, applique la sécurité sociale de l’alimentation depuis mars 2024. Concrètement, ses participants versent des cotisations supplémentaires auprès d’une caisse qui redistribue, dans un second temps, des crédits pour acheter des produits alimentaires19Jean-Luc Gleyze, Pierre Hurmic, Corinne Martinez, Stéphane Le Bot, Amélie Cohen-Langlais, Ève Demange, Christelle Guionie, Harmonie Lecerf Meunier, Pour une Gironde nourricière : expérimenter une sécurité sociale de l’alimentation, Fondation Jean-Jaurès, 7 octobre 2024.. Une application généralisée d’un tel dispositif, selon ses résultats, pourrait permettre d’assurer une sécurité alimentaire pour tous, sans trop déséquilibrer les comptes publics.
Le bon n’est-il réservé qu’aux riches ? Gourmandise et sentiment de dignité
Au droit à bien manger, que l’on a défini comme un droit à manger suffisamment et à échapper à la précarité alimentaire, doit s’ajouter un droit épicurien à manger « bon ». Attention toutefois : le « bon » est subjectif ; il est autant déterminé par des habitudes culturelles que des considérations sociologiques et des préférences intrinsèques. Il existe donc un « bon » Français, comme un « bon » Colombien ; un « bon » bourgeois comme un « bon » populaire… et défendre un droit au « bon » peut rapidement déboucher sur des effets dits Veblen ou « de snobisme ». Définissons donc le droit « au bon » comme un droit à manger de bonnes choses : c’est-à-dire des produits à la fois sains (de bonne qualité, sans adjonctions diverses) et travaillés, capables d’entraîner une expérience gustative inédite chez le consommateur.
La possibilité épicurienne de manger de bonnes choses paraît devoir être un droit tout aussi fondamental que la liberté d’expression ou de mouvement. Cette possibilité, nous pouvons l’appeler gourmandise ou plaisir culinaire : dans un sondage paru en 2023, l’institut Ipsos nous apprenait ainsi que le critère principal du bien manger pour le Français était le goût (on préfère par exemple manger des aliments ayant du goût ou étant qualifiés de « gourmands » plutôt que de manger des plats sains ou dans une ambiance conviviale)20Ipsos, Observatoire alimentation et familles, Éditions 3-2022, février 2023.. Le plaisir gustatif, la gourmandise, font partie du champ de la dignité humaine ! Elles en sont le prolongement. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, que se développent les offres gastronomiques dans les hôpitaux pour les patients en fin de vie. « Le plaisir gustatif est l’un des derniers qui nous restent à la fin de notre vie », relate ainsi Radio-Canada dans un article consacré à l’importance de la nourriture en soins palliatifs : « dans cette période de grande détresse, si une bouchée peut raviver une étincelle de bonheur ou un souvenir rattaché à un plaisir d’autrefois, il faut le faire21Carolle-Anne Tremblay-Levasseur, « Manger dans la dignité, ou l’importance de la nourriture en fin de vie », Radio Canada, 1er avril 2022. ».
Les réflexions autour du plaisir gustatif n’entrent aujourd’hui que très rarement en compte dans le corpus des composantes de la dignité humaine. Sans aller jusqu’à consacrer juridiquement un droit au « bon », qui serait non seulement inapplicable mais encore sociologiquement très orienté, des efforts substantiels pourraient être faits pour remettre le plaisir gustatif au centre des initiatives publiques, dans le sillage notamment de la semaine du goût qui se tient cette année du 14 au 20 octobre. Car ce plaisir épicurien est déterminant dans l’épanouissement des individus ! Comme le révèle un sondage Harris Interactive, les Français s’accordent même à mettre la nourriture au même rang que le sexe dans les déterminants de leur bonheur22Harris Interactive, Les Français, la nourriture et le sexe, 30 avril 2014. ! En outre, la revalorisation du plaisir gustatif pourrait aussi devenir un levier de lutte contre l’obésité et le surpoids : « les mangeurs qui ont des dispositions à avoir une approche épicurienne du plaisir alimentaire préfèrent naturellement de plus petites portions », relève ainsi une étude canadienne, avant d’admettre toutefois que « l’approche épicurienne augmente avec le revenu23Yann Cornil et al., Plaisir épicurien, plaisir viscéral et préférence de tailles de portions alimentaires, Société française de nutrition, 2018. ».
Pour une France à l’heure pour l’apéro ! La convivialité contre la solitude
Manger assez, manger bon… et manger ensemble. La commensalité est une condition du bonheur. Mais elle est aussi un art qui se perd, à l’heure où la France paraît frappée d’une épidémie de solitude : « en 2023, 12% des Français se trouvent en situation d’isolement total, et une personne sur trois n’a aucun ou qu’un seul réseau de sociabilité (amis, voisins, famille, collègues ou milieu associatif) », rappelait ainsi récemment une étude de la Fondation de France24Fondation de France, Un Français sur trois en situation de fragilité relationnelle. La Fondation de France publie la 13e édition de son étude sur les solitudes en France, communiqué de presse, 23 janvier 2024.. On remarque d’ailleurs que les personnes isolées, c’est-à-dire sans réseau social, ne sont que 11% à investir en priorité les cafés, bars et restaurants pour passer le temps, contre 23% à investir les espaces naturels : perçus comme des lieux de convivialité, les lieux de restauration sont des espaces dans lesquels il est plus difficile de soutenir le regard des autres lorsqu’on est seul25Crédoc, Enquête Conditions de vie et aspirations, juillet 2023. !
À l’opposé de l’isolement se trouve l’apéritif, situation de commensalité archétypale où plaisir gustatif et plaisir social se mêlent en un même instant. 51% des Français déclarent prendre l’apéritif au moins une fois par semaine : il faut s’en réjouir ! Durant le confinement, l’apéritif était le loisir que les Français avaient le plus hâte de retrouver, devant les voyages ou les cinémas et spectacles26Ifop et Boursin, Les Français et l’apéritif, 20 juillet 2020. Suivant cette inspiration, les moments de convivialité culinaire peuvent s’inscrire dans un projet politique de cohésion sociale. C’est d’ailleurs le pari que font certaines associations en créant des cantines de quartier pour recréer du lien et favoriser l’insertion ou l’intégration de certains publics, tels que les seniors isolés ou les migrants.
Conclusion : demain, tous éduqués au goût
Politiser le sens du goût n’est pas un vain projet : à travers lui, on lit les transformations plus larges de la société ; en imaginant ses déclinaisons politiques, réciproquement, nous dressons des voies pour renforcer l’épanouissement des individus, lutter contre la solitude ou encore l’obésité. Mais les sujets qui touchent au goût sont presque infinis. Que pourrait être à l’avenir une société sans viande ? Comment réapprendre à tous les citoyens à se faire à manger eux-mêmes ? Faut-il une éducation au goût comme on apprend le français ou les maths, alors qu’un enfant sur trois ne sait pas identifier un poireau27Le Point via AFP, « Les enfants ne savent pas reconnaître les légumes », 23 mai 2013. ? Toutes ces questions méritent d’être débattues alors que se tient la semaine du goût !
- 1Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1825.
- 2Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
- 3Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
- 4Raphaëlle Bacqué, « Marche, bouillons et yoga : sept jours de jeûne en Bretagne », Le Monde, 6 janvier 2023.
- 5Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2009.
- 6Étude Président et OpinionWay menée du 5 au 6 mai 2021.
- 7Nina Godart, « Sel : pourquoi l’industrie agroalimentaire en utilise autant ? », BFM TV, 9 novembre 2012.
- 8Jérôme Fourquet, Génération McDo, Fondation Jean-Jaurès, 27 janvier 2022.
- 9Inserm, Obésité et surpoids : près d’un Français sur deux concerné. État des lieux, prévention et solutions thérapeutiques, communiqué de presse, 20 février 2023.
- 10Cyrille Vanlerberghe, « Obésité : les industriels pointés du doigt », Le Figaro, 15 octobre 2012.
- 11Martine Laville, Mieux prévenir et prendre en charge l’obésité en France, ministère de la Santé et de la prévention, avril 2023.
- 12Maurice Bloch, L’anthropologie cognitive à l’épreuve du terrain, Paris, Collège de France, 2006.
- 13Ifop et Solutions solidaires, Les Français et l’alimentation, novembre 2021.
- 14Jean-Pierre Vernant, À la table des hommes, Paris, Gallimard, 1979.
- 15Alain J. Audibert, « Quel avenir pour la commensalité à l’heure du numérique ? », dans Vieillir dans une société connectée ? Quels enjeux pour le vivre ensemble ?, Toulouse, Érès, coll. Pratiques du champ social, 2021, pp. 147-161.
- 16Stéphane Davet, « « Un jour, un festin ». En 1900, le banquet des maires », Le Monde, 18 août 2020.
- 17Ifop et Solutions solidaires, op. cit.
- 18Marianne Bléhaut et Mathilde Gressier, En forte hausse, la précarité alimentaire s’ajoute à d’autres fragilités, Credoc, n°329, mai 2023.
- 19Jean-Luc Gleyze, Pierre Hurmic, Corinne Martinez, Stéphane Le Bot, Amélie Cohen-Langlais, Ève Demange, Christelle Guionie, Harmonie Lecerf Meunier, Pour une Gironde nourricière : expérimenter une sécurité sociale de l’alimentation, Fondation Jean-Jaurès, 7 octobre 2024.
- 20Ipsos, Observatoire alimentation et familles, Éditions 3-2022, février 2023.
- 21Carolle-Anne Tremblay-Levasseur, « Manger dans la dignité, ou l’importance de la nourriture en fin de vie », Radio Canada, 1er avril 2022.
- 22Harris Interactive, Les Français, la nourriture et le sexe, 30 avril 2014.
- 23Yann Cornil et al., Plaisir épicurien, plaisir viscéral et préférence de tailles de portions alimentaires, Société française de nutrition, 2018.
- 24Fondation de France, Un Français sur trois en situation de fragilité relationnelle. La Fondation de France publie la 13e édition de son étude sur les solitudes en France, communiqué de presse, 23 janvier 2024.
- 25Crédoc, Enquête Conditions de vie et aspirations, juillet 2023.
- 26Ifop et Boursin, Les Français et l’apéritif, 20 juillet 2020
- 27Le Point via AFP, « Les enfants ne savent pas reconnaître les légumes », 23 mai 2013.