Pensons politiquement le sens de l’odorat

En quoi pourraient consister des politiques du sensible ? Pour interroger ce qui apparaît comme les nouvelles frontières de l’action politique, la Fondation a initié sous l’égide de Paul Klotz la publication de cinq notes consacrées à l’usage des cinq sens dans la cité et aux leviers de transformation politique qu’ils incarnent. Après une première sur le sens de la vue, la deuxième est consacrée au sens de l’odorat.

Que disent d’une société ses odeurs ? À première vue, peu de choses, tant nous avons cherché à annihiler, sinon couvrir, les effluves les plus élémentaires qui habitaient autrefois les espaces publics et privés. Bougies parfumées, produits cosmétiques ou ménagers, diffuseurs accrochés aux murs des appartements : tout s’offre au consommateur pour dissimuler les odeurs qui pourraient le déranger. Ce fait civilisationnel est assez récent, prenant son essor dans les sociétés de consommation d’après-guerre. Il est ainsi répertorié par l’anthropologue Edward T. Hall, qui écrit, en 1966, que « l’usage intensif des désodorisants a fait des USA un pays olfactivement neutre et uniforme », avant d’ajouter que « cette fadeur contribue à la monotonie des espaces et prive notre vie quotidienne d’une source appréciable de richesse et de variété1Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971, p. 66. ». Au cours des années 1960, d’ailleurs, on trouve aux États-Unis des publicités vantant les bienfaits de ces odeurs artificielles et standardisées :

Publicité pour la « bombe Air Wick » (1960) 

Extrait : « L’air est vicié. N’est-ce pas l’une des raisons de cette nervosité, de cette fatigue dont vous cherchez en vain l’origine ? ».

L’odorat : entre sens brutalisé et sens anesthésié

Soustraire l’olfaction du champ sensoriel : voilà l’un des marqueurs les plus forts de l’ère contemporaine. Car l’odorat est, pour le moderne, la gênante relique de l’animalité. Dans la nouvelle hiérarchie des sens qui a semblé s’établir au cours des derniers siècles, c’est la vue qui s’est hissée au sommet. Rien ne lui échappe : l’ensemble des informations nécessaires à l’existence de l’individu pourrait bientôt se condenser tout entier dans l’écran du smartphone, qui n’exige rien de plus que l’attention du regard et la mobilisation minimale du toucher, résumé dans la pression qu’exerce le bout du doigt sur la surface lisse et plane de l’écran noir. À l’ère du numérique, le rapport au monde se résume au sensoriel bidimensionnel ; elle ne s’éprouve d’ailleurs qu’en intérieur, dans l’espace clos d’une pièce. « Nous n’habitons plus le ciel et la terre, nous habitons Google Earth et le Cloud2« “La Fin des choses”, de Byung-Chul Han : dans un monde désincarné », Le Monde, 14 janvier 2022. », écrit ainsi ironiquement le philosophe Byung Chul-Han.

Dans ce chamboulement sensoriel, l’odorat est donc oublié. Nous disions à l’instant qu’on tend à le supplanter ; il serait juste d’ajouter qu’il est également brutalisé : comme le goût, trompé par des adjonctions artificielles de sucre ou de gras ; comme l’ouïe, subissant, au bord des routes, le désagrément du bourdonnement des moteurs ; comme la vue, aveuglée de lumières d’une blancheur clinique lui brûlant la rétine ; l’odorat fait, à côté de l’anesthésie qu’on cherche à lui imposer, l’objet d’une brutalisation nouvelle.

La pollution olfactive, par exemple, est un fait moderne majeur. Elle est autant émise par les véhicules motorisés dans les villes que par l’industrie chimique ou papetière. Quiconque s’est approché de la ville de Tarascon mesure combien les rejets d’hydrogène sulfuré de l’usine de pâte à papier peuvent engendrer le désagrément de populations entières3« “Si la papeterie est un patrimoine, c’est un patrimoine de merde ! ” : Tarascon hantée par son “usine qui pue” », Le Monde, 3 octobre 2022. ; à Bressolles, petit village de l’Allier, un combat herculéen a opposé des riverains au propriétaire d’un élevage intensif de plus de 40 000 poulets en raison des odeurs nauséabondes du poulailler4« Allier : les odeurs du poulailler de Bressolles mobilisent les habitants contre le maire et l’exploitant », France Bleu Pays d’Auvergne, 13 août 2020. ; à Paris, la Cour d’appel a dû trancher une affaire sur le fait de savoir si le tabagisme excessif d’un résident pouvait constituer un trouble anormal de voisinage sanctionnable par la loi5Arrêt de la Cour d’appel de Paris n°16/22885, 11 septembre 2019..

Ces exemples témoignent du double mouvement que subit notre sens de l’odorat : tandis que les odeurs naturelles tendent à diminuer, victimes d’anesthésiants artificiels, de nouvelles pollutions olfactives apparaissent. L’olfaction alterne entre brutalisation et anesthésie : par ces mutations, elle est un sens profondément politique dont les transformations reflètent les évolutions sociales, les changements du système économique et les nouvelles habitudes de consommation.

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De la nécessité d’imaginer des politiques du sensible

En partant de l’analyse des évolutions sensorielles que subissent les individus, il devient possible de lire la société et de comprendre la vie moderne par le prisme de liens étroits et sensibles que l’on répugne habituellement à faire sortir du champ de la poésie. C’est là tout l’objet des « politiques du sensible », qui ont vocation, comme l’a montré notre précédente note consacrée au sens de la vue, à formuler de nouvelles propositions politiques en tenant compte de la dimension sensible de l’individu dans la construction de la vie collective. Par dimension sensible, nous entendons les mille liens qui déterminent l’expérience vécue dans le monde, faite de sensations et de perceptions.

Si les cinq sens, et plus largement ces sensations et les perceptions, semblent aujourd’hui exclus du champ de la réflexion politique, ces éléments reflètent le quotidien de l’individu, revêtent son expérience d’une dimension physique trop souvent occultée. Leurs transformations – souvent, leur brutalisation – se répercutent sur la construction des imaginaires sociaux et politiques, sur la construction des valeurs et la pondération de celles-ci.

Au-delà même des imaginaires, enfin, les débats entourant le « sensible » ne sauraient être séparés de ceux relatifs à la dignité humaine. Comment appréhender la notion de dignité sans y intégrer l’expérience vécue par l’individu ? Ce terme, dont sont friands les juristes, peut être communément défini avec l’aide du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNTRL) comme le « sentiment de la valeur intrinsèque d’une personne ou d’une chose, et qui commande le respect d’autrui ».Pour la plupart des philosophes également, « dignité » résonne avec « respect ». Or, le « respect » qu’une société confère à ses sujets, comme la dignité qu’un système politique doit garantir à ses citoyens, passe nécessairement par la prise en compte de la dimension sensible qui, nous l’avons dit, conditionne le niveau d’épanouissement au sein de l’existence. Sans la garantie de l’intégrité sensible de l’individu, nous postulons qu’il n’est point de dignité.

L’odorat, le plus puissant de tous les sens

Ainsi, que dit de notre société le refus de penser l’odorat ? Pourquoi cette répression sauvage des odeurs naturelles, à coups d’arômes artificiels et de désodorisants, parfois dangereusement allergisants6Le syndrome de choc toxique menstruel a pu être favorisé par la présence de substances parfumantes dans les protections intimes féminines. ? Pourquoi ce grand désintérêt pour les questions de pollutions olfactives, pourtant toujours plus prégnantes ? Probablement parce que nous sommes spécialement avertis contre ce sens, jugé trop primaire. Il en allait autrefois différemment. Avant que la vue ne s’impose comme le sens de tous les sens, l’odorat était réputé comme le plus utile d’entre eux ; le Dieu de la Bible souffle d’ailleurs dans les narines d’Adam pour insuffler la vie aux hommes : « L’Éternel Dieu façonna l’homme avec la poussière de la terre. Il insuffla un souffle de vie dans ses narines et l’homme devint un être vivant7Genèse 2:7-23 Bible Segond 21 (S21). ».

« Rôle olfactif, rôle hygiénique, rôle liturgique, pendant de nombreux siècles, le monde de l’homme a été essentiellement odorant8Jean-Louis Peytavin, « Onze milliards de dollars », Autrement, n°92, dossier « Odeurs, l’essence d’un sens », 1987, pp. 160-165. ». L’odorat, et son organe le nez, sont en effet les dépositaires de la vitalité humaine, car l’olfaction permet de connaître le monde. C’est là sa première fonction politique : clé de voûte de la mémoire, il distingue l’agréable du désagréable, l’attirant du putride, et conditionne ainsi les représentations mentales des individus. Cette « sentinelle avancée » dont parle Brillat-Savarin, qui permet de détecter les « substances délétères [qui] sont presque toujours de mauvaise odeur » autant qu’elle est utile à « la culture et l’emploi des parfums »9Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Méditation I, Des sens, 1825., est donc autant essentielle à la survie qu’elle est nécessaire à l’élaboration et la hiérarchisation de pensées complexes. Nietzsche écrit à ce titre, sans ironie : « Mon génie est dans mes narines10Friedrich Nietzsche, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est, traduction par Henri Albert, Paris, Mercure de France, nov. 1908 – janv. 1909, p. 255.. »

Allégorie de l’odorat, Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625) et Rubens (1577-1640) en 1617-1618. Huile sur toile, 66,5 x 110 cm

Lorsque Proust se remémore soudainement et totalement son enfance grâce à la rétro-olfaction d’une madeleine trempée dans du thé, il exprime la même chose : le sens de l’odorat enracine des souvenirs profonds, contextuels, dans le cerveau humain ; comme une clé magique, lorsqu’il reconnaît un objet sur lequel il est déjà passé, il déverrouille un flot de représentations mentales et sensibles sans commune mesure avec les autres capacités sensorielles de l’individu. Fabrice Hadjadj, philosophe, témoigne de ce pouvoir de l’odorat, à l’occasion d’une série d’articles consacrés aux cinq sens et publiés dans Le Figaro lors du confinement : « il nous est beaucoup plus difficile de nous remémorer le parfum du jasmin que le visage de la fleuriste ou le timbre de sa voix. C’est pourquoi, lorsqu’un parfum revient à nous après des années, il ressuscite tout un monde enfoui11Fabrice Hadjadj, « Nous vivons l’avènement d’un monde sans odeur », Le Figaro, 12 mars 2021. ».

Il faut ajouter que la puissance de l’odorat trouve aussi une raison dans sa centralité. À l’inverse de la vue ou de l’ouïe, il n’est pas entièrement un sens externe ; il n’assure pas uniquement la médiation avec l’en-dehors : regardons à ce titre le verbe sentir. L’on peut sentir une fleur, certes, mais la fleur sent aussi, « comme si c’était elle qui réinventait ce sens en moi à l’instant où je hume son odeur12Fabrice Hadjadj, article cité. » ; ainsi, l’odorat n’est pas uniquement un sens de la distance, de la prise en compte de données extérieures ; il est aussi un sens de l’intime. Mais poursuivons : à l’inverse du goût et du toucher, il ne s’exerce pas uniquement, non plus, dans le « milieu interne au sujet13Annick Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, Paris, Odile Jacob, 2022. ». Il est donc finalement ambivalent, il force à la réflexion, au travail de la perception.

Dans le sillage de ces réflexions, nous pourrions même aller plus loin et supposer, avec Helen Keller, militante américaine sourde-muette rendue notamment célèbre par son travail sur les sens, que celui de l’olfaction est le plus puissant de tous. En effet, il peut, comme le révèle Helen Keller, presque se substituer à l’ouïe et à la vue, ce que le toucher ne peut pas faire seul : « le toucher semble résider dans l’objet touché, parce qu’il y a contact de surfaces. Dans l’odorat, il n’y a aucune notion d’intermédiaire et l’odeur semble résider, non dans l’objet senti, mais dans l’organe. Puisque je sens un arbre à distance, il est compréhensible pour moi qu’une personne voit cet arbre sans le toucher14Marie Léneru, Le cas de Miss Helen Keller, 1908. ».

Les témoignages des personnes ayant perdu le sens de l’odorat dans la période de pandémie de Covid-19 constituent encore d’excellentes illustrations de l’importance de ce sens, parfois négligé. On découvre ainsi, dans la presse locale, le témoignage de Chloé, par exemple, qui décrit la déréliction que provoquent en elle l’anosmie et l’agueusie : « On ne se rend pas compte, mais ne pas sentir, c’est terrible. C’est avoir quelque chose en moins, la vie fade ». La jeune fille, qui suit une rééducation depuis 2022, ajoute encore : « C’est un doute et un décalage permanent par rapport aux gens « normaux ». Ne plus sentir sa propre transpiration ou son haleine… Au début, on est content, mais même les mauvaises odeurs viennent à manquer. Je n’ai pas envie de vivre toute ma vie comme ça ». À l’issue de la pandémie de Covid-19, des milliers de Français ont été confrontés au même désarroi que celui qu’éprouve Chloé. Au total, 10% des personnes ayant contracté la maladie avaient perdu durablement l’odorat en 2021.

La fragrance d’autrui, un lien social comme un autre

Au titre de son ambivalence, l’odorat revêt une dimension politique. S’il ne permet pas de matérialiser la présence de l’autre à distance, comme le permet la vue, l’odorat définit cependant la proximité, voire l’intimité, vis-à-vis d’autrui. Dans une interaction, l’odeur de l’autre vient après la vue mais avant le toucher, qui matérialise définitivement la rupture de la frontière physique : il agit donc comme un signal, d’alarme ou rassurant. Pour le philosophe Levinas, l’odorat joue ainsi un rôle déterminant dans la sociabilité puisqu’il permet de définir « un espace où l’on franchit insensiblement la frontière entre soi-même et l’autre. Plaisante ou non, la fragrance d’autrui forme et informe un entre-deux corps, car la chair de l’autre investit d’emblée nos narines sous une forme pour ainsi dire gazéifiée15Brigitte Munier, « À vue de nez », Hermès, La Revue, vol. 1, n°74, 2016, pp. 89-97. ». L’odorat contribue, à ce titre, à régir les interactions sociales ; en 2016, une étude est même parvenue à montrer que les personnes disposant d’un bon odorat avaient tendance à avoir des relations sociales plus nombreuses16Lai-quan Zou et al., « What does the nose know? Olfactory function predicts social network size in human », Scientific Reports, 2016. ! Et les auteurs de préciser que ce n’est pas tant la capacité à distinguer les odeurs entre elles qui est associée à un haut niveau de sociabilité, mais plutôt le degré de sensibilité de l’odorat. Le graphique ci-dessous, résultant de ces recherches, témoigne de manière frappante de cette corrélation pour le moins inattendue.

Graphique issu de Lai-quan Zou et al., « What does the nose know? Olfactory function predicts social network size in human », Scientific Reports, 2016. 

Comment expliquer une telle relation ? D’après les différents auteurs de l’étude, « une explication possible est que les participants ayant une sensibilité olfactive plus élevée pourraient être plus sensibles à l’odeur corporelle des autres et pourraient obtenir davantage de signaux chimiques sociaux, ce qui faciliterait la communication sociale17Ibid. ».

Mais le rôle que joue l’odorat dans la détermination du rapport à l’autre ne s’arrête pas au seuil de l’impudeur : depuis les temps immémoriaux, l’odorat est aussi perçu comme le sens extrême de l’intimité sexuelle. « Ne te lave pas, j’arrive18« Lavez-vous les premiers, Messieurs les Anglais », L’Humanité, 27 juin 1995. », écrivait Napoléon à Joséphine dans une lettre par laquelle il lui annonçait rentrer la voir : rappelant l’animalité, supposé réactiver les instincts pulsionnels de l’homme à ses origines, le sens de l’olfaction des corps a longtemps joué un rôle de premier plan dans la monographie amoureuse. En lisant L’Assommoir d’Émile Zola, on ne peut être que frappé par l’omniprésence des odeurs, souvent grasses, alcoolisées, carnassières et putrides, qui caractérisent les rapports entre les gens du peuple ; ce roman, dira d’ailleurs Zola, « est le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple19Préface de L’Assommoir (1877). »; à l’inverse, dans toute le reste de l’œuvre de Zola, les rapports de séduction au sein de l’aristocratie ne sont pas régis par l’empoignement mais bien par la distance ; on utilise des parfums légers, tels qu’a commencé à les imposer Marie-Antoinette dans sa cour, pour mieux faire effet20Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 2016 [1982]..

L’odorat, vecteur des transformations urbaines

Au-delà de son rôle social, la dimension politique de l’odorat se reflète encore dans les transformations urbaines que son usage a pu justifier. L’histoire de l’urbanisme moderne n’est pas loin de correspondre à l’histoire de la domestication des effluves pestilentielles. Les odeurs furent, pendant plusieurs décennies, un fait social majeur distinguant les zones accessibles des zones dangereuses, les lieux pauvres des lieux riches ou encore les espaces naturels des espaces artificiels. Au début du XIXe siècle, dans le Paris d’avant Haussmann, les odeurs puantes dominaient ; elles seraient aujourd’hui insupportables pour le nez contemporain habitué à l’aseptisation : en remontant une ruelle, le passant était confronté aux égouts à ciel ouvert, aux déversements des produits des usines dans les rues, au crottin des chevaux et à l’urine qu’absorbait le macadam21« Hygiène : quand les odeurs putrides régnaient sur les rues de Paris », Le Figaro, 8 novembre 2020..

En conséquence, écrivait la chercheuse Nathalie Poiret22Nathalie Poiret, « Odeurs impures », Terrain, n°31, 1998, pp. 89-102., « les plaintes, d’abord isolées, surgissent de toutes parts ; l’administration ne peut y faire face et réclame impérieusement un code des établissements insalubres, obligatoire pour tout le pays ». C’est ainsi que naît une police publique des odeurs d’un genre nouveau, obéissant aux attributs classiques de la police administrative : par deux textes datant de 1810 et 1815, « les entreprises sont alors tenues, avant ouverture, de déposer une demande d’autorisation auprès de la mairie ou de la préfecture. Chacune comporte une enquête commodo et incommodo qui, aujourd’hui, s’avère très utile pour étudier les cas de pollutions olfactives, les motifs des plaintes et les mesures prises par les autorités. »23Nathalie Poiret, article cité. La soif de domestication des odeurs les plus désagréables franchit d’ailleurs les frontières de l’urbanisme pour intéresser les scientifiques les plus renommés. Comme le relève Alain Corbin dans son ouvrage mythique consacré à l’histoire des odeurs24Alain Corbin, op. cit., 57 projets scientifiques ont été conduits entre 1762 et 1856 pour tenter de désodoriser les excréments. Dans le même temps, l’accès aux bonnes odeurs, ou du moins à l’absence d’odeurs désagréables, semble être le privilège de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Si Joséphine était parfois contrainte, selon les désirs de son époux, de ne pas se laver… elle dépensait des sommes folles pour importer des parfums de Martinique et ainsi parfumer son boudoir25Alain Corbin, op. cit..

Nous serions aujourd’hui facilement tentés de croire que la domestication des odeurs et la généralisation des dispositifs visant à promouvoir l’hygiène publique constituent des avancées insusceptibles d’être remises en cause. Mais la vérité n’est pas si univoque, comme le montre Julien Damon dans un essai lumineux consacré aux toilettes publiques26Julien Damon, Toilettes publiques : essai sur les commodités urbaines, Paris, Presses de Sciences Po, 2023.. L’auteur démontre ainsi combien l’accès aux sanitaires, autrefois répandu dans les villes françaises, devient de plus en plus difficile pour les personnes en situation de sans-abrisme et de grande précarité économique, tant en raison de la disparition de certaines infrastructures, telles que les bains-douches, qu’en raison de la multiplication des obstacles tarifaires à leur utilisation, dans les toilettes des cafés ou des musées par exemple. Ici encore, le champ du sensible démontre qu’il peut être un nouveau prisme de lecture des inégalités sociales et économiques entre les individus.

Faut-il imaginer une politique de l’odorat ?

Nous l’avons vu : l’odorat a joué un rôle de structuration politique majeur et continue de refléter les grandes transformations à l’œuvre dans nos sociétés. Mais l’olfaction peut aussi être un champ de conquête politique. D’abord, il apparaît par exemple naturel de défendre des dispositifs de lutte contre la pollution olfactive, phénomène occupant une place de plus en plus importante et contribuant directement à rendre le quotidien moins « vivable » pour les individus. Contre la pollution olfactive, plusieurs instruments existent déjà : citons par exemple le Code de la santé publique, qui prohibe « les odeurs [qui] par leur intensité, leur durée ou leur répétition, portent atteinte à la qualité de l’air, à la tranquillité du voisinage ou à la tranquillité et la santé des occupants des locaux d’habitation27Article R1331-39 du Code de la santé publique, version en vigueur depuis le 1er octobre 2023. ». De la même façon, le Code du travail prohibe les cabinets d’aisance malodorants en entreprise28Article R4228-11 et suivants du Code du travail. !

Mieux, une loi récemment adoptée protège désormais le « patrimoine sensoriel » des campagnes29Loi du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises., cette fois-ci en affirmant clairement que certaines odeurs sont nécessaires à l’enracinement en certains lieux, à la construction des identités locales. Imaginée par le député Pierre Morel-À-L’huissier, ce texte vise, en creux, à répondre aux conflits de voisinage importés par les néo-ruraux ne sachant supporter les odeurs du crottin ou du fumier, le chant du coq au réveil ou encore le bruit des cigales à la campagne. Concrètement, avec ce nouveau texte, les services déconcentrés de l’État sont désormais chargés, dans chacun des territoires où ils sont représentés, de dresser l’inventaire des sensations olfactives et sonores qui font l’identité d’une zone géographique donnée et qui méritent une protection spécifique ; il s’agit d’exclure certaines sensations du champ de la justiciabilité.

Mais plus largement, la lecture du rapport préalable à l’adoption de cette loi, rédigé par le sénateur Pierre-Antoine Lévi au nom de la commission de la culture du Sénat, montre combien le sensible forge les imaginaires et les identités citoyennes. « Votre rapporteur souhaite le rappeler avec force : la ruralité n’est pas un territoire silencieux. […] Certains bruits, certaines odeurs font partie de l’environnement traditionnel d’un territoire et sont indispensables à son équilibre sociétal et économique. Ils participent à l’action dynamique des communes et des intercommunalités rurales, porteuses de projets de territoires et de développement30Rapport sénatorial n°269 du 13 janvier 2021 par M. Pierre-Antoine Lévi. ».

Les politiques du sensible peuvent ainsi avoir vocation à sacraliser un patrimoine sensoriel qui n’est plus reconnu et, par là même, renforcer l’attachement à leurs territoires de ceux qui en sont les principaux sujets. Les odeurs peuvent ainsi revêtir des enjeux identitaires et mémoriels ! C’est d’ailleurs, en un sens, l’objectif du projet Odeuropa, « projet pluridisciplinaire et transnational développé par une équipe d’historiens, de linguistes, d’historiens de l’art, de parfumeurs, de chimistes et de spécialistes en intelligence artificielle » qui « travaillent ensemble à l’élaboration d’une base de données répertoriant les odeurs et parfums que l’on aurait pu sentir en Europe entre le XVIe et le début du XXe siècle ».

Interdire le marketing olfactif

Un dernier sujet, enfin : nous avons abordé les liens étroits qui unissent le sujet de la dignité à celui du sensible. Le fil de cette pensée mérite d’être tiré en matière d’odorat. Il existe, aujourd’hui, un vide juridique autour du marketing olfactif, pratique de plus en plus répandue et usitée par les marques pour convaincre les consommateurs d’acheter leurs produits. Cette méthode, qui utilise l’inconscient des individus, s’immisce dans l’intimité de leur appareil sensoriel pour favoriser les achats compulsifs. On la voit de plus en plus à la mode, à l’étranger et en France. Si les marques publicitaires ne se vantent pas de cet usage, certains articles rapportent les effets démultiplicateurs de ventes incroyables de ces méthodes.

« L’une des initiatives les plus efficaces de l’histoire du marketing olfactif est celle de Dunkin Donuts », écrit le site Culture Régie. « L’entreprise a programmé de nombreux nébuliseurs dans plusieurs bus en Corée avec un arôme de café tandis que son jingle (et uniquement son jingle) était diffusé sur la radio du bus le matin, pendant que les gens se rendaient au travail et à l’école, dans le but d’augmenter les ventes de son café. Et pour couronner le tout, dès que l’utilisateur est descendu du bus, il a vu une affiche publicitaire de la société Dunkin Donuts ». Au Japon, la marque de fast-food Burger King a poursuivi les mêmes pratiques en diffusant les odeurs de son burger phare, le Whopper31Culture Régie, op. cit..

Cette pratique paraît en tous points contraire à l’appréhension du sensible comme extension du champ de la dignité. L’odorat est un sens personnel et intime. L’imposition d’odeurs dans les espaces publics ou commerciaux, déjà nombreuses et brutalisantes, peut être légitimement perçue comme une violation de la sphère privée des individus. D’autant plus que les consommateurs ne consentent pas nécessairement à être exposés à ces odeurs et n’ont souvent pas la possibilité d’y échapper, ce qui soulève des questions éthiques concernant le respect de la liberté individuelle.

Conclusion

L’odorat est un sens en voie de disparition. Telle est la thèse encore récemment défendue par Alain Damasio dans son dernier ouvrage, Vallée du silicium, qui critique l’avènement d’une société virtuelle aux « deux sens et demi », où toute l’expérience de l’individu se déroule entre les murs d’une chambre et derrière un écran, laissant de côté l’odorat, le goût et la chaleur humaine32Alain Damasio, Vallée du silicium, Paris, Seuil, 2024..

Sans aller jusqu’à l’accuser de disparition, l’odorat est en tous les cas totalement impensé. La pollution olfactive, développée avec l’industrialisation, ne figure plus au rang des priorités des politiques publiques depuis que la vie des villes a été domestiquée par de grands plans d’assainissement. Le nez est, pour sa part, un organe négligé, que l’on préfère davantage anesthésier que redécouvrir : en 2026, le marché de la bougie parfumée devrait atteindre les 600 millions de dollars.

Certes, il est peu commun de vouloir faire des cinq sens des sujets de politiques publiques. Les citoyens sont confrontés à des problèmes autrement plus importants que ceux qui touchent à leur rapport sensoriel au monde.

Le pouvoir d’achat, l’accès aux soins, une éducation de qualité pour tous… tout cela passe naturellement devant les questions qui intéressent le sensible. Mais gardons, dans un coin de notre tête, que l’odorat, comme les quatre autres sens, détermine nos perceptions et nos sensations. Il produit des imaginaires, un rapport à la nature, à la ville et à la vie collective. Si l’objectif suprême de la politique est bien d’imaginer l’épanouissement des individus dans la cité, il ne sera plus possible bien longtemps de faire l’impasse sur l’expérience vécue quotidiennement par ceux qui en sont les membres !

  • 1
    Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971, p. 66.
  • 2
    « “La Fin des choses”, de Byung-Chul Han : dans un monde désincarné », Le Monde, 14 janvier 2022.
  • 3
    « “Si la papeterie est un patrimoine, c’est un patrimoine de merde ! ” : Tarascon hantée par son “usine qui pue” », Le Monde, 3 octobre 2022.
  • 4
    « Allier : les odeurs du poulailler de Bressolles mobilisent les habitants contre le maire et l’exploitant », France Bleu Pays d’Auvergne, 13 août 2020.
  • 5
    Arrêt de la Cour d’appel de Paris n°16/22885, 11 septembre 2019.
  • 6
    Le syndrome de choc toxique menstruel a pu être favorisé par la présence de substances parfumantes dans les protections intimes féminines.
  • 7
    Genèse 2:7-23 Bible Segond 21 (S21).
  • 8
    Jean-Louis Peytavin, « Onze milliards de dollars », Autrement, n°92, dossier « Odeurs, l’essence d’un sens », 1987, pp. 160-165.
  • 9
    Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Méditation I, Des sens, 1825.
  • 10
    Friedrich Nietzsche, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est, traduction par Henri Albert, Paris, Mercure de France, nov. 1908 – janv. 1909, p. 255.
  • 11
    Fabrice Hadjadj, « Nous vivons l’avènement d’un monde sans odeur », Le Figaro, 12 mars 2021.
  • 12
    Fabrice Hadjadj, article cité.
  • 13
    Annick Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, Paris, Odile Jacob, 2022.
  • 14
    Marie Léneru, Le cas de Miss Helen Keller, 1908.
  • 15
    Brigitte Munier, « À vue de nez », Hermès, La Revue, vol. 1, n°74, 2016, pp. 89-97.
  • 16
    Lai-quan Zou et al., « What does the nose know? Olfactory function predicts social network size in human », Scientific Reports, 2016.
  • 17
    Ibid.
  • 18
    « Lavez-vous les premiers, Messieurs les Anglais », L’Humanité, 27 juin 1995.
  • 19
    Préface de L’Assommoir (1877).
  • 20
    Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 2016 [1982].
  • 21
    « Hygiène : quand les odeurs putrides régnaient sur les rues de Paris », Le Figaro, 8 novembre 2020.
  • 22
    Nathalie Poiret, « Odeurs impures », Terrain, n°31, 1998, pp. 89-102.
  • 23
    Nathalie Poiret, article cité.
  • 24
    Alain Corbin, op. cit.
  • 25
    Alain Corbin, op. cit.
  • 26
    Julien Damon, Toilettes publiques : essai sur les commodités urbaines, Paris, Presses de Sciences Po, 2023.
  • 27
    Article R1331-39 du Code de la santé publique, version en vigueur depuis le 1er octobre 2023.
  • 28
    Article R4228-11 et suivants du Code du travail.
  • 29
    Loi du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises.
  • 30
    Rapport sénatorial n°269 du 13 janvier 2021 par M. Pierre-Antoine Lévi.
  • 31
    Culture Régie, op. cit.
  • 32
    Alain Damasio, Vallée du silicium, Paris, Seuil, 2024.

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