Alors que la précarité alimentaire n’a jamais été aussi forte en France, de nombreuses initiatives émergent dans les territoires pour mettre en place une sécurité sociale de l’alimentation. Pour Stéphane Junique, président du groupe Vyv, les acteurs de la protection sociale œuvrant sur le déterminant de santé et les acteurs de la démocratie alimentaire doivent travailler ensemble à la constitution de ce nouveau droit social.
Les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) se sont historiquement mobilisées pour permettre à tous l’accès à l’alimentation. Alors qu’émergent dans les territoires des initiatives de sécurité sociale de l’alimentation, une convergence entre plusieurs familles de l’ESS devient possible pour construire une jonction entre les acteurs engagés de la protection sociale souhaitant travailler sur le déterminant de santé majeur et le riche écosystème ESS de l’alimentation. Cette alliance arrivera-t-elle à créer un nouveau droit social ? Le mouvement mutualiste, qui a su le préfigurer pour la sécurité sociale dans la santé, et qui continue à œuvrer pour l’effectivité du droit à la santé, est prêt à y prendre sa part.
L’émergence d’une démocratie alimentaire : de l’aide alimentaire à la sécurité sociale de l’alimentation
De l’essoufflement du modèle de l’aide alimentaire…
Les prémisses de l’aide alimentaire sont anciennes et apparaissent en même temps que l’assistance aux personnes les plus démunies, portée par des associations de charité, de secours ou liée à des mouvements progressistes. C’est dans les années 1980 que se structure le modèle des banques alimentaires en France pour répondre à des besoins d’une autre ampleur. La montée du chômage et la diversification de la précarité entraînent une étape majeure de développement. Cette période voit par exemple la création de la Banque alimentaire (1984) et des Restos du cœur (1985) avec comme mot d’ordre la célèbre phrase : « aujourd’hui on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid ».
Ce modèle de l’aide alimentaire est aujourd’hui structurant et majoritaire, mais présente des signes d’essoufflement depuis une vingtaine d’années. Malgré les efforts continus des pouvoirs publics et du tissu associatif, le niveau de la précarité alimentaire reste à un haut niveau, et s’aggrave avec l’inflation actuelle. Le secteur fait également face à des évolutions sociétales : recherche d’aliments plus qualitatifs et bons pour la santé, demande d’une approche moins stigmatisante pour les bénéficiaires, baisse des invendus et donc des dons par les distributeurs du fait de l’émergence de plateformes numériques (Too Good To Go, Phénix…).
4 millions de personnes sont concernées par l’aide alimentaire en France métropolitaine en 2021.
Source : Insee.
88% des Français ont vu le poste de dépenses alimentaires de leur foyer augmenter en 2023, contre 69% en 2019 (soit +19 points).
Source : Observatoire Sociovision.
49% des Français déclarent ne pas manger comme ils le voudraient, parce que l’alimentation est devenue trop chère, contre 33% en 2019 (soit +16 points par rapport à 2023) – un chiffre qui varie de 60% à 81% dans les catégories sociales les plus vulnérables économiquement. En tête des aspirations de consommation des Français (réponses « ne le fait pas mais aimerait le faire ») : les achats de produits locaux en circuits courts (23%), de produits fabriqués en France (20%), de produits bio (18%).
Source : Observatoire Sociovision.
… à l’émergence de modèles hybrides, engageant une démocratie alimentaire et soutenant la transformation des pratiques agricoles
Au cours des années 2000 et 2010, des changements majeurs s’opèrent dans la production avec un essor de la production bio et des circuits courts. Les modes de production comme les circuits de distribution sont réinterrogés. Les politiques d’aide alimentaire connaissent également une nouvelle dynamique d’innovation sociale avec l’apparition de modèles hybrides dans la distribution alimentaire et la création d’épiceries sociales ou épiceries solidaires. On recherche alors à donner plus de dignité aux bénéficiaires en créant des lieux reprenant les codes classiques des enseignes de distribution. Les épiceries reprennent l’organisation en rayonnage des épiceries, demandent une petite contribution financière aux bénéficiaires. Les liens se développent avec les collectivités locales, et notamment les centres communaux d’action sociale (CCAS). Dans certains projets, les bénéficiaires commencent à être associés à la gouvernance de la structure, posant ainsi les prémisses d’une forme de « démocratie alimentaire ».
Les années 2010 voient l’émergence de plusieurs innovations sociales mettant en avant une participation accrue des bénéficiaires avec la recherche de création d’une gouvernance dite de « démocratie alimentaire ».
Ainsi, l’association VRAC (Vers un réseau d’achat en commun) est créée en 2013. Elle développe dans les quartiers prioritaires (QPV) des groupements d’achats alimentaires de produits bio ou locaux. Les bénéficiaires gèrent directement une épicerie temporaire, souvent en pied d’immeuble, et sont investis dans la sélection des aliments qui sont proposés. L’association crée ainsi un espace d’échanges et de décisions sur les choix d’alimentation.
En 2016, La Louve, le premier supermarché coopératif français, ouvre et initie un maillage territorial de projets couvrant aujourd’hui les principales villes de l’Hexagone. Inspiré d’un modèle new-yorkais, ces supermarchés portent une démocratie alimentaire étendue par rapport aux précédents modèles. Les « consommateurs-coopérateurs » doivent donner du temps bénévole chaque mois pour faire fonctionner le lieu. Ils sont aussi invités à débattre pour définir ensemble aussi bien le choix des aliments qui sont proposés, les critères de qualité des aliments à retenir, que les producteurs – souvent locaux – à référencer.
En parallèle de l’émergence de ces nouveaux modèles de distribution, des projets étendent leurs questionnements sur l’ensemble de la filière en interrogeant les modes de production alimentaire au sein de leur territoire.
Un enjeu fort existe par exemple sur la préservation de fonciers agricoles et leur accessibilité pour de nouveaux paysans. Depuis 2003, Terre de Liens organise un mécanisme de préservation du foncier agricole dans un contexte de départ massif à la retraite d’une génération d’agriculteurs (25% de départ d’ici à 2030) et de montée de l’acquisition de foncier par des sociétés financières. Ils créent une foncière solidaire permettant d’acquérir ce foncier agricole pour le louer à des paysans qui s’installent et qui sont dans une dynamique d’agriculture biologique.
Le projet Terres de sources, initié à Rennes en 2012, construit une étape complémentaire d’accompagnement de la transformation des pratiques de production agricole dans les territoires. Il innove en créant un label pour les producteurs et transformateurs, qui permet de lier la structuration d’un marché public alimentaire (appels d’offres pour les cantines des collectivités et structures publiques) à l’amélioration des pratiques de préservation de la qualité de l’eau et de la qualité de l’air. Cette initiative associe ainsi alimentation et santé, au moment où la nécessité de s’engager dans la transition écologique s’impose au monde agricole et industriel, et devrait ouvrir la voie vers un modèle d’alimentation accessible, durable et résiliente.
… jusqu’aux projets de « sécurité sociale alimentaire »
C’est dans ce contexte d’innovations sociales tant du côté de la consommation/distribution que de la production que l’idée de créer une « sécurité sociale de l’alimentation » (SSA) apparaît, avec l’ambition de créer un droit à l’alimentation pour tous les citoyens et une gouvernance dite de « démocratie alimentaire ».
Au tournant des années 2010, l’association ISF-Agrista, membre de la Fédération Ingénieurs-sans-frontières (ISF), initie une réflexion sur les limites du modèle agricole et alimentaire1Voir leur site pour aller plus loin sur le projet de sécurité sociale de l’alimentation initié par ISF-Agrista.. À partir de 2019, d’autres associations la rejoignent pour former le Collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation (Collectif SSA), parmi lesquelles le Réseau Salariat, le Réseau Civam, la Confédération paysanne, VRAC, le Secours catholique. Ce collectif travaille à l’intégration de l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale, avec trois principes : universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement, financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée. Il s’inspire ainsi de la création de la Sécurité sociale de 1945 avec pour objectif de transformer la société en créant un nouveau droit universel.
Ces réflexions nourrissent par ailleurs l’impulsion d’expérimentations concrètes au niveau territorial, à l’initiative de collectifs citoyens ou de quelques grands élus locaux qui ont vu leurs prérogatives s’élargir avec les lois de décentralisation (comme la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale dite « 3DS » en 2022). L’épidémie de Covid-19 et l’expérience des confinements ont particulièrement mis en avant leur rôle dans la mise en place de solutions pour les populations dont ils ont la charge, sur l’isolement social, la distribution alimentaire, les protections sanitaires… Durant cette période, la seconde phase du déploiement des projets alimentaires territoriaux (PAT)2Créés en 2014, les projets alimentaires territoriaux (PAT) ont « l’ambition de fédérer les différents acteurs d’un territoire autour de la question de l’alimentation, contribuant ainsi à la prise en compte des dimensions sociales, environnementales, économiques et de santé de ce territoire », comme le ministère de l’Agriculture le précise. Ils ont pour objectif d’« accélérer la transition agricole et alimentaire dans les territoires, en rapprochant les producteurs, les transformateurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs et permettre notamment de développer des relations entre territoires urbains et ruraux ». Le dispositif comprend deux phases : la première entre 2016 et 2020 a consisté en l’accompagnement financier, la deuxième à partir de 2021 à sa mise en œuvre. a fortement accéléré la capacité à penser la résilience alimentaire grâce au cadre de coopération multi-acteurs qu’ils initiaient sur les territoires.
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Abonnez-vousLes expérimentations territoriales de sécurité sociale de l’alimentation
Nous observons, depuis 2017, l’émergence d’un archipel de projets de SSA qui fleurissent au niveau local. On peut par exemple citer Territoires à vivre à Montpellier, Toulouse, Marseille ou Lyon ; la SSA Gironde, porteuse des projets Acclimat’action dans plusieurs collectivités et la SSA étudiante en Gironde également ; la SSA Alsace ; ainsi que des projets portés par des villes telles que Grenoble ou Paris. Il s’agit d’une diversité de projets d’expérimentations rassemblant des écosystèmes d’acteurs autour de modèles variés, n’affichant pour l’instant pas de volonté de convergence vers un modèle unique.
Leur point commun ? Rassembler un écosystème d’acteurs locaux de l’ESS et publics autour de l’organisation d’une caisse d’alimentation, dont l’objectif est de permettre à une population donnée l’accès à des produits alimentaires de qualité, dans un réseau de magasins conventionnés, via une contribution. Beaucoup s’inscrivent également dans la philosophie affirmée de faire évoluer les dispositifs d’aide alimentaire vers un modèle plus démocratique et inclusif pour les plus précaires.
Créer un droit à l’alimentation : un nouveau combat pour les mutualistes
Prospective des modèles : mutuelle alimentaire ou sécurité sociale alimentaire ?
Parce qu’elles ne sont pas de simples « rembourseurs de soins » mais de véritables acteurs de santé, les mutuelles cherchent à agir sur les déterminants de santé. La santé, ce n’est pas uniquement des questions financières ou techniques, c’est avant tout une question de citoyenneté. La sécurité sociale alimentaire doit venir rendre effectif un droit à l’alimentation. Elle n’arrivera pas à ces objectifs par une démarche institutionnelle et centralisée mais par la mise en place d’une stratégie d’alliance entre acteurs, au service d’un projet de société et de territoire.
Les projets territoriaux de SSA sont encore au stade de l’expérimentation et les formes qu’elles pourraient prendre dans une phase de passage à l’échelle ne sont pas encore stabilisées. L’expérience des mutuelles est un socle pour déployer le droit à l’alimentation, en misant sur quatre atouts : leur culture de l’innovation sociale, le savoir-faire d’une mutualisation au service des solidarités et des droits effectifs, la capacité à conventionner avec des partenaires, la fertilisation et la mise en œuvre d’une citoyenneté active.
Miser sur la culture mutualiste de l’innovation sociale
Si les projets de SSA poursuivent un objectif de moyen-long terme de création de caisses de sécurité sociale comme il en existe pour la santé, les formes d’expérimentation actuelles relèvent de collectifs citoyens, souvent alliés à des collectivités locales, des producteurs et des distributeurs. Elles ressemblent à ce titre aux premières sociétés de secours mutuels qui ont préfiguré la Sécurité sociale. Cette comparaison historique rappelle qu’entre l’expérimentation d’acteurs de l’ESS et la généralisation par l’État, le délai peut être long : deux cents ans dans le cadre de la Sécurité sociale. L’ESS joue ici son rôle d’innovation sociale en défrichant de nouvelles pratiques, en créant de nouveaux droits et en montrant les possibles, avant que l’État ne se saisisse du sujet.
Les expérimentations actuelles pourraient ainsi être amenées à trouver des modèles permettant de durer dans le temps en s’inspirant des préfigurations des autres sécurités sociales. Les modalités d’émergence ancrent des sentiers de développement, les choix actuels seront par conséquent structurants pour les années à venir.
Miser sur le savoir-faire mutualiste des solidarités par mutualisation pour rendre effectif le droit à l’alimentation
Les mutuelles peuvent partager l’expérience acquise sur la construction de dispositif de solidarités par mutualisation. Construire une communauté solidaire, rechercher le consentement à cotiser des tarifs différents selon ses moyens, construire des mécanismes de redistribution entre adhérents sont autant de savoir-faire intrinsèques au fonctionnement des mutuelles.
Contractualiser entre partenaires sur le modèle des conventionnements mutualistes
Les SSA reposent sur un conventionnement choisi de distributeurs, et parfois de producteurs en vente directe. Les mutuelles ont expérimenté depuis plusieurs dizaines d’années plusieurs formats possibles de conventionnement avec des professionnels de santé (réseau ouvert, réseau fermé…). Ils permettent à la fois de rendre accessibles financièrement aux adhérents des équipements de santé, mais aussi d’établir des normes de qualité et de proposer des services d’accompagnement associés.
L‘accompagnement des adhérents sur leur alimentation peut être un sujet de convergence entre mutuelle et SSA
Avec l’émergence des contrats collectif en santé, les mutuelles sont en interface avec les entreprises et peuvent ainsi accompagner des démarches vertueuses d’employeur pour l’alimentation de leurs salariés.
Des dynamiques citoyennes et territoriales
Un travail avec les projets de SSA sur les coûts évités pour les adhérents et pour les territoires seraient également intéressant à mener. Et les mutuelles pourraient prendre part aux écosystèmes locaux pour contribuer à des expérimentations de nouveaux modèles. Au-delà des écosystèmes, l’implication directe des citoyens, à partir de la culture de l’éducation populaire inhérente au modèle mutualiste, est aussi un atout pour que ce droit à l’alimentation soit mis en œuvre au plus près de la réalité des besoins de ses bénéficiaires et en faire un droit utile.
Vers un véritable droit à la santé et donc un droit à l’alimentation
L’émergence des expérimentations de SSA questionne le mouvement mutualiste à plusieurs titres. De la même façon que les sociétés de secours mutuels ont inventé et préfiguré ce qui deviendra ensuite en 1945 la Sécurité sociale, les acteurs mutualistes ont-ils un rôle à jouer ? Si les mutuelles devaient accompagner l’émergence d’un nouveau droit à l’alimentation, quelles expériences pourraient-elles mobiliser ?
Le droit à la santé pour lequel se battent historiquement les mutuelles doit désormais s’inscrire et répondre aux modifications systémiques introduites par le changement climatique. Les apports de l’approche One Health, liant santé humaine, santé animale et santé de la planète, proposent un nouveau cadre de pensée alliant enjeux de santé et de l’environnement. Cette vision holistique légitime ainsi la coopération entre acteurs de l’ESS œuvrant dans des domaines jusqu’alors séparés. Pour les mutuelles, elle ouvre une approche globale de santé intégrant les déterminants de santé et l’accompagnement des adhérents en matière de santé-environnement : vers un logement bénéfique à la santé, vers une alimentation favorable à la santé de l’adhérent et de la planète… Ces domaines sont tous des biens communs essentiels ; tout comme la petite enfance, l’autonomie ou l’éducation, ils doivent être protégés des excès de la financiarisation qui ne poursuit pas les mêmes objectifs de bien-être collectif. L’ESS doit revendiquer un rôle prépondérant dans ces domaines, il en va de notre capacité à envisager les transitions écologiques et démographiques dans un esprit de justice sociale.
- 1Voir leur site pour aller plus loin sur le projet de sécurité sociale de l’alimentation initié par ISF-Agrista.
- 2Créés en 2014, les projets alimentaires territoriaux (PAT) ont « l’ambition de fédérer les différents acteurs d’un territoire autour de la question de l’alimentation, contribuant ainsi à la prise en compte des dimensions sociales, environnementales, économiques et de santé de ce territoire », comme le ministère de l’Agriculture le précise. Ils ont pour objectif d’« accélérer la transition agricole et alimentaire dans les territoires, en rapprochant les producteurs, les transformateurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs et permettre notamment de développer des relations entre territoires urbains et ruraux ». Le dispositif comprend deux phases : la première entre 2016 et 2020 a consisté en l’accompagnement financier, la deuxième à partir de 2021 à sa mise en œuvre.