La France à table (2/2) : Alimentation et fragmentations

L’alimentation est un outil d’analyse de la société française qui pointe plusieurs tensions et contradictions majeures et urgentes à résoudre. Aujourd’hui instrumentalisé comme objet de clivages identitaires, le sujet de l’alimentation pourrait au contraire être rassembleur. C’est ce que proposent Simon Borel et Guénaëlle Gault qui, dans cette deuxième partie de leur analyse1La première partie s’intitule : La France à table (1/2) : les mutations de l’alimentation., souhaitent que s’ouvre un débat sur les solutions à retenir pour mettre en œuvre un nouveau contrat social et une démocratie alimentaire.

Recompositions et fragmentations

Les recompositions du modèle alimentaire contribuent à donner un visage très éclaté du champ de la consommation alimentaire, tant en termes de valeurs, de représentations et d’attentes que d’habitudes, de contraintes et de comportements.

Les Français acteurs de la transition alimentaire

La transition alimentaire, qui regroupe 45% de la population, n’est de fait pas univoque. Elle prend des orientations diverses selon le poids et l’importance des caractéristiques évoquées dans la note précédente. Une segmentation de la population issue de l’Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques dans l’alimentaire2Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques dans l’alimentaire, L’ObSoCo, 2021. dessine ainsi plusieurs orientations différentes dans le rapport des Français à la transition alimentaire (TA).

Les militants : une démarche éthique éco/égo-logique

Les militants (8% de l’échantillon) rassemblent une population plus féminine, en bonne santé, diplômée, urbaine, à l’abri de la contrainte budgétaire, très soucieuse de l’environnement et de sa santé et très fortement engagée dans une transformation en profondeur de son alimentation et de son régime alimentaire. Cette population développe une posture éthique affirmée et orientée vers le manger « sain » et l’écoresponsabilité. Les militants adoptent une démarche à la fois égocentrée et engagée pour l’écologie – dont la synthèse réside dans l’« écologie de soi » pour laquelle « s’alimenter sainement n’est pas qu’une occasion de répondre à des exigences sanitaires et alimentaires propres à la construction d’un corps sain », mais aussi « une manière de penser le monde et de le pratiquer »3Camille Adamiec, Devenir sain. Des morales alimentaires aux écologies de soi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016..

Ces individus sont, pour des raisons éthiques, généralement très attentifs à l’origine et à la composition des produits de même qu’à leur impact environnemental, qu’il s’agisse de leur production, de leur conditionnement ou transport. Cette attention se manifeste via une fréquentation assidue des petits producteurs, des marchés et des magasins bio et un engagement fort dans des formes d’autoproduction alimentaire et le fait maison.

Cela passe également par des démarches de purification de son corps et des comportements alimentaires frugaux dont témoignent la très forte pratique de régimes alimentaires spécifiques permanents, flexitariens, « sans viande » et « sans » (lactose, gluten, sucre, sel…) et l’engouement pour les protéines végétales alternatives à la viande.

Les hédologistes : une démarche visant à (ré)concilier plaisir et responsabilité

Les membres de ce groupe représentent 21% de la population et associent très fortement l’alimentation au plaisir, qu’ils cherchent à concilier avec équilibre et responsabilité. À ce titre, le goût compte autant pour eux que les qualités nutritionnelles, les apports en calories des produits alimentaires ou les critères éthiques. C’est dans cet esprit d’équilibre que les hédologistes se montrent davantage enclins à pratiquer l’autoproduction alimentaire, en faisant pousser eux-mêmes leurs fruits et légumes. Pour ceux qui ne sont pas engagés dans des régimes alimentaires, ils sont nombreux à vouloir sauter le pas.

Les mangeurs « sans » : une démarche « santé » synonyme de « moins » et de « sans »

Le groupe des mangeurs « sans » représente 10% des Français engagés dans une intensification de leur conversion dans des régimes différents du modèle standard en lien avec une démarche de préservation de leur santé. Les membres de ce groupe sont majoritairement féminins, souvent urbains et très sensibles à la cause animale. Surtout, ce qui les caractérise est qu’ils souffrent, en plus forte proportion que les autres, d’une maladie diagnostiquée qui les empêche de manger certains aliments (allergie, intolérance, excès de cholestérol, obésité, diabète…). Ils montrent un intérêt important pour les qualités nutritionnelles des produits alimentaires qu’ils consomment et ont tendance à se tourner vers des régimes alimentaires permanents spécifiques – notamment flexitarien et « sans » (éliminant des substances néfastes pour la santé) – et à réduire les quantités d’aliments ingérés.

Les solutionnistes : une démarche technophile confiante dans les innovations alimentaires  

Tout aussi préoccupés et investis que les précédents groupes dès lors qu’il s’agit de leur alimentation, les solutionnistes (6% de la population) adoptent une posture optimiste sur les capacités de l’agroalimentaire et de la distribution à évoluer vers une transition alimentaire favorable à la qualité. Ils se montrent disposés à s’engager dans toutes les formes d’innovation alimentaire. Plus jeunes et plus urbains que la moyenne de la population, plutôt diplômés avec un bon niveau de vie, les solutionnistes font davantage confiance au progrès économique, technologique et scientifique, et en la capacité de l’humanité à faire face aux défis qu’elle a à relever, tout en intégrant les préoccupations environnementales. 

Les membres de ce groupe diversifient au maximum leurs modes d’approvisionnement alimentaire en recourant aussi bien aux artisans qu’au e-commerce alimentaire et à la livraison. Accordant une grande importance aux qualités nutritionnelles des produits et à leur impact environnemental global, ils font un usage important des applications anti-gaspillage et d’évaluation des produits.

Un peu plus de la moitié (53%) des solutionnistes sont actuellement engagés dans des régimes alimentaires permanents (dont 28% de flexitariens). Fidèles à leur sensibilité moderne, les membres de ce groupe sont relativement ouverts à l’idée de consommer de la viande de synthèse fabriquée en laboratoire.

Ces Français à l’écart de la transition alimentaire

Si 45% des Français sont aujourd’hui engagés dans la transition alimentaire, une majorité (55%) est encore en retrait de cette dynamique, par indifférence, par mise à distance ou par hostilité.

Indifférence des consommateurs traditionnels

Groupe le plus important de la typologie (36% de la population), les consommateurs traditionnels sont globalement plus âgés que la moyenne, souvent retraités et peu ou pas diplômés. Bien que moins préoccupés par le lien entre l’alimentation et les questions de santé, d’environnement ou de responsabilité que les groupes précédents, ils s’y montrent tout de même relativement sensibles.  

Mais pour eux, l’alimentation doit être un équilibre entre le goût, la santé, l’innocuité et la responsabilité. Leurs choix alimentaires résultent d’un arbitrage entre leur budget et la qualité des produits. Pour eux, bien manger est avant tout synonyme de cuisine faite maison et de plats traditionnels.

Si neuf consommateurs traditionnels sur dix ne pratiquent aucun régime alimentaire permanent, un peu plus d’un tiers d’entre eux comptent en suivre un à l’avenir (principalement le flexitarisme). Bien ancré dans ses habitudes, ce groupe pourra, à défaut d’en être le vecteur, emboîter le pas de l’évolution de la société.

Les désimpliqués : mise à distance de la transition alimentaire, valorisation de la convivialité et attention au prix

Peu désireux de changer, les désimpliqués (12% des Français) se montrent en outre bien moins attentifs aux effets de l’alimentation sur leur santé et moins sensibles à l’environnement que la moyenne, même s’ils le sont majoritairement. Pour eux, bien manger est avant tout synonyme de plaisir des sens et de convivialité, et la qualité alimentaire est centralement incarnée par le goût. Une recherche de plaisir donc, tout en étant très attentifs à minimiser leur budget alimentaire.

Les réfractaires : un rejet critique de la TA sur fond de précarité

Le groupe des réfractaires (6% de l’échantillon) rassemble une fraction de la population précaire, très contrainte financièrement et qui adopte une attitude critique systématique.

Les réfractaires ne se préoccupent pas ou très peu des conséquences sociales ou environnementales de leur consommation et se montrent peu sensibles à la condition animale. En plus mauvaise santé que le reste de la population (33% des répondants qui se déclarent en très mauvaise santé appartiennent à ce groupe), ils ne sont pourtant pas non plus attentifs ni préoccupés par les effets de leur alimentation sur leur santé. Empreints d’une insatisfaction concernant la vie qu’ils mènent (63%), corrélée à leurs conditions de vie matérielle, les réfractaires entretiennent un rapport à l’alimentation strictement fonctionnel, centré sur la praticité. Les réfractaires sont en recherche d’une alimentation bon marché, pratique et roborative et se tournent vers des produits industriels (plats tout faits, pizzas surgelées, pâtes à tartiner…).

Très critiques à l’égard de l’ensemble des acteurs de l’offre alimentaire, ils expriment une nette défiance à l’égard des produits bio vendus en grandes et moyennes surfaces (GMS), qu’ils ne consomment pas ou peu, et des produits porteurs des attributs de la transition alimentaire.

Fragmentation et instrumentalisation politique du rapport à l’alimentation

L’individualisation du rapport à l’alimentation

Cette fragmentation du modèle alimentaire standard est accentuée par la montée en puissance des « alimentations particulières »4 Claude Fischler (dir.), Les Alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, Paris, Odile Jacob, 2013. dans un contexte d’affirmation des singularités et identités multiples.

Cela peut alors prendre la forme de régimes alimentaires permanents (végétarisme, végétalisme, véganisme, crudivorisme, locavorisme, sans gluten/lactose, etc.). Le mangeur hypermoderne se caractérise également par une affirmation et une mise en visibilité, via les partages en ligne, notamment, des contours de son alimentation comme signe d’identité et d’appartenance particulière.

De nouvelles communautés s’organisent également autour du refus de consommer certains aliments – c’est le cas des « Nomilk » (exclusion du lactose) ou des « Noglu » (exclusion du gluten) –, de la pratique d’ascèses alimentaires – comme le montre l’engouement contemporain pour les régimes amincissants, les cures de « détox » et les jeûnes. Des préférences pour telle ou telle cuisine, tel ou tel assemblage, tel ou tel syncrétisme alimentaire, dont internet devient le territoire d’expression privilégié.

Cette individualisation du rapport à l’alimentation se retrouve également dans l’accélération de la recomposition des rythmes/modes de vie avec une plus grande atomisation des repas et une diversification des modes de confection et d’approvisionnement. Ainsi, de plus en plus, les Français dînent à l’extérieur avec des menus simplifiés ou ont recours à des services de livraison alimentaire à domicile (courses, plats cuisinés, etc.).

Politisation de l’alimentation, support des luttes pour l’hégémonie culturelle

Au-delà de ces expressions particulières, l’alimentation se fait surtout support et vecteur d’affrontements idéologiques et de recomposition des affiliations/revendications politiques, culturelles et identitaires entre groupes d’appartenance et communautés d’émotion et d’indignation5Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021., souvent minoritaires, mais très actifs et visibles. Car l’expression des goûts et des dégoûts « permet de dire autrement à la fois l’espace du corps, l’espace de soi et l’espace social »6Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb, « Introduction : la fabrication du dégoût », Ethnologie française, vol. 41, n°1, 2011, pp. 5-16. et de se définir et/ou de s’opposer (par rapport) à d’autres groupes sociaux. Entre les partisans d’une alimentation identitaire de tout poil, les nostalgiques du « repas à la française », les militants écologistes en faveur du bien-être animal, les adeptes des régimes permanents spécifiques et les défenseurs d’une « version plus métissée et inclusive de l’alimentation », plus aucun « référentiel ne fait consensus », pire, chacun se pose et se manifeste contre les autres. La polémique récente à l’égard des propos du candidat Fabien Roussel, selon qui « un bon vin, une bonne viande, un bon fromage, […] c’est la gastronomie française »7Propos du 9 janvier 2022 dans l’émission « Dimanche en politique » sur France 3., montre à quel point il est devenu difficile de faire « assiette commune8Nicolas Santolaria, « Jean-Laurent Cassely : “Le steak-frites est passé à droite” », Le Monde, 27 janvier 2022. ». 

Les partisans d’une cuisine française traditionnelle riche en protéines animales s’opposent ainsi à ceux qui privilégient des régimes sans viande et des protéines végétales pour des raisons écologiques, sanitaires et éthiques : la « diabolisation » de la viande par le véganisme animaliste et écologiste versus sa « vénération » par les « viandards » identitaires.

Ces oppositions peuvent également venir outiller des conflits et lignes de partage entre féminisme et masculinisme. « Avec la musculation, la barbe ou certaines marques vestimentaires, la viande rouge fait partie des nouveaux marqueurs lifestyle des identitaires, associée à une idée de santé, de force, de virilité9Ibid.. » À l’inverse, les protéines végétales sont davantage positionnées dans le registre du « féminin10À cet égard, les résultats de l’Observatoire du rapport des Français aux éthiques dans l’alimentaire (L’ObSoCo, 2016) montrent que deux tiers des personnes très « sensibles à la cause des femmes et aux valeurs féminines dans la société » sont disposés à remplacer les protéines animales par des protéines végétales contre seulement 37% des individus « pas du tout sensibles ». », du moins viril.

Sur un autre registre, les partisans d’une déconstruction de la gastronomie française jugée excluante des minorités s’opposent aux partisans d’un retour (fantasmé) au repas traditionnel « à la française » – incarné notamment par la viande et le vin rouge. On voit ainsi s’affronter différents prescripteurs de normes. Les « foodistas » identitaires à travers des émissions YouTube (« Repas du seigneur ») qui, dans une culture viriliste, « louent le gras, le lourd, le terroir », font de l’assiette une « conjuration » et un « antidote face à la peur du grand remplacement alimentaire, figuré par la multiplication des kebabs11Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite : bienvenue dans la “mangeosphère” », Le Monde, 29 janvier 2022. ». Inversement, le concept de « blanchité alimentaire12Mathilde Cohen, « The Whiteness of French Food. Law, Race, and Eating Culture in France », French Politics, Culture, and Society, Forthcoming, 2021. » est brandi par certains mouvements indigénistes pour contester les « performances blanches » dont ferait partie la culture alimentaire française. Les habitudes culinaires des classes moyennes et supérieures blanches seraient « érigées au rang de normes, au regard desquelles les autres régimes sont jugés déviants (régime végétarien, nourriture halal, casher) ». De fait, brandir l’étendard ou le repoussoir du « halal » ou celui du « jambon beurre » constitue un moyen imagé et réducteur de mettre en scène les oppositions identitaires, culturelles et religieuses.

Un même comportement alimentaire peut revêtir un sens différent en fonction des personnes : certains privilégient le local par respect de l’écologie alors que d’autres le font dans le cadre d’un mode de vie national-sécuritaire-identitaire.

Fracture sociale et citoyenneté : les grands oubliés de la question alimentaire

La rupture croissante et la fragmentation du modèle de développement industriel telle qu’elle se déploie dans le rapport à l’alimentation est souvent interprétée sous l’angle des logiques individualistes et politico-identitaires. Des minorités agissantes contribuent notamment à positionner ces questions sur un terrain identitaire en surjouant des fractures communautaires opposant le « eux » et le « nous », le parti des autres et le parti du même, l’individu tout-puissant et la collectivité réunie et fantasmée.

Pourtant, à reprendre notre segmentation, ces oppositions n’apparaissent pas du tout clairement chez les Français. À l’exception du groupe des militants dont la sensibilité politique écologiste s’exprime plus clairement (16% se déclarent proches de ces mouvements contre 5% de l’ensemble), et de celui des réfractaires qui se positionnent, quant à eux, davantage à l’extrême droite de l’échiquier politique (15% versus 9%), mais surtout expriment plus intensément le fait de ne pas se sentir représentés (48% versus 37%).

Plutôt qu’identitaire ou politique, il semblerait qu’une lecture attentive de la réalité sociale montre que la vraie fracture dans le rapport à l’alimentation est avant tout sociale et que le surinvestissement des identités alimentaires particulières ne soit finalement que le symptôme du déficit de démocratie et de citoyenneté alimentaire.

L’inégal engagement dans la transition alimentaire

L’engagement dans la dynamique de transition alimentaire, finalement très peu corrélée au positionnement politique des répondants, s’avère en revanche orienté par des facteurs économiques, sociaux et culturels. Les groupes les moins engagés sont les moins préoccupés par l’environnement, la cause animale et leur santé. Le niveau de vie et de diplôme des individus est également un facteur non négligeable.

77% des membres des catégories aisées se disent attentifs aux effets de l’alimentation sur leur santé, contre 62% des catégories modestes. Si 85% des premiers se disent préoccupés par l’environnement, c’est le cas pour 76% des seconds.

Par ailleurs, 51% des membres des CSP modestes sont engagés dans la transition alimentaire, mais ce sont 62% des catégories aisées, 51% des non-diplômés pour 66% des diplômés du supérieur. Et les plus modestes qui sont engagés expriment aussi plus massivement leurs difficultés financières à convertir leurs aspirations en comportements. « Cela coûte trop cher », disent 88% des revenus modestes pour 59% des revenus les plus élevés, 75% de ceux qui ne s’en sortent pas vraiment pour 30% de ceux qui vivent confortablement13Nouvelle(s) vie(s) française(s), L’ObSoCo, 2021..

La dotation en capital économique (moyens de se tourner vers des produits alimentaires plus « sains »), en capital social (bénéficier de l’expérience et des connaissances de son réseau et facilité d’accès à une diversité d’offres alimentaires) et culturel (capacité à s’informer sur la qualité des produits alimentaires consommés) apparaît donc déterminante dans la propension à s’engager dans la transition alimentaire.

Si 67% des Français aisés disent privilégier la qualité quitte à payer plus cher, c’est le cas de 58% des catégories intermédiaires, mais seulement 49% des catégories modestes et 38% des chômeurs. Deux catégories que l’on retrouve parmi les désimpliqués et réfractaires de notre typologie, qui disent majoritairement minimiser leur budget alimentation quitte à faire des sacrifices sur la qualité (70%).

Un sentiment d’exclusion de la transition alimentaire et des injonctions qui nourrissent la culpabilité et le ressentiment

Un peu plus d’un tiers des Français (34%) évoquent un sentiment de restriction dans ses dépenses alimentaires – sentiment qui concerne la moitié des chômeurs et des bas revenus. Ce sentiment de restriction risque de s’aggraver davantage avec l’inflation annoncée pour 2022 dans les domaines de l’énergie et de l’alimentation – hausse du prix des carburants, mauvaises récoltes, augmentation du cours des matières premières agricoles et du prix des containers dans un contexte de hausse de la demande mondiale. Si l’inflation a été contenue en 2021 – à l’exception notable des fruits et légumes dont les prix ont bondi de +9% en deux ans –, les prévisions sont davantage préoccupantes pour 2022.

Ce retour de l’inflation est d’autant plus problématique que l’alimentation constitue souvent la première variable d’ajustement du budget des ménages les moins favorisés. En 2021, à peine 48% des personnes interrogées se reconnaissent dans l’affirmation « Vous pouvez manger tous les aliments que vous voulez », contre 63% en 201314Pascale Hébel, « Comment mangerons-nous en 2040 ? », Sésame, 9 novembre 2021..

Ces restrictions des dépenses alimentaires passent notamment par l’achat de produits en promotion, la consommation d’aliments peu chers (riz, pâtes, œufs, viande blanche…) et/ou la limitation ou le renoncement aux produits alimentaires de grandes marques – une solution encore privilégiée par la moitié des foyers modestes15Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques dans l’alimentaire, vague 3, L’ObSoCo, 2021.. Ces restrictions concourent à abaisser la qualité de l’alimentation. À l’automne 2021, un baromètre Ipsos /Secours populaire révélait notamment que 32% des Français ne peuvent pas consommer des fruits et des légumes frais tous les jours (+3 points et +5 points par rapport à 2018) et 30% sont dans l’impossibilité de se procurer une alimentation saine en quantité suffisante pour faire trois repas par jour (+7 points)16Olivier Vilain, « Baromètre Ipsos/SPF : la précarité déborde encore une fois en 2021 », Secours populaire, 9 septembre 2021.. L’accès aux fruits et légumes s’affirme donc comme un véritable un marqueur social en matière alimentaire.

Or, les ménages modestes se trouvent souvent pris entre leurs contraintes financières qui les conduisent à rogner sur le budget alimentaire et à faire des sacrifices en se recentrant sur les « essentiels » (pâtes, farine, pain) – et des injonctions administratives (autorités de santé) et morales à manger mieux.

À ce titre, les « émeutes au Nutella » dans les magasins Intermarché en 2018 ou la polémique récente (janvier 2022) sur le prix de la baguette vendue par Leclerc (à 29 centimes) sont révélatrices des tensions en matière de niveau de vie et de contrainte budgétaire dans l’accès à la qualité/diversité alimentaire. Chercher à expliquer à des individus comment faire pour consommer mieux, avec un pouvoir d’achat qui se réduit, peut produire l’effet inverse : « Finir par les culpabiliser de ne pas pouvoir répondre aux normes de consommation d’une alimentation durable et, potentiellement, les voir contester ces recommandations. D’autant qu’elles proviennent de ceux qui ont le plus d’argent, de temps et d’espace pour les mettre en œuvre17Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, Une écologie de l’alimentation, Versailles, Quae, 2021.. »

Ce rejet de la rhétorique du manger « mieux » est, bien sûr, évident pour les publics précaires, victimes d’une exclusion alimentaire et qui dépendent souvent de l’aide alimentaire pour vivre (et pour qui la qualité et la diversité de l’alimentation sont les derniers des soucis). Mais il est aussi manifeste chez les classes populaires qui continuent de percevoir l’accès à l’alimentation industrielle comme un moyen d’affiliation et d’appartenance aux classes moyennes et qui vivent difficilement les injonctions morales au manger « mieux » des classes urbaines créatives.

Les réfractaires à la transition alimentaire rejettent ainsi les valeurs véhiculées par ces acteurs qui peuvent être vus comme des entrepreneurs de morale contestés et réprouvés dont l’action militante concoure à l’augmentation des standards et des prix alimentaires et contre lesquels on assume un modèle alimentaire standard peu regardant sur la qualité.

Le rejet de la transition alimentaire est davantage le reflet d’un sentiment d’exclusion, de déclassement social et de remise en cause du statut de consommateur appartenant encore au monde d’hier industriel qu’un rejet catégorique de l’enjeu de la qualité. Les aspirations au mieux manger ne sont pas l’apanage d’une fraction privilégiée de la population, mais concernent une très large majorité de Français. Personne ne veut manger mal. Ainsi, 41% des bénéficiaires de l’aide alimentaire ont le sentiment de ne pas se sentir en bonne santé et 53% se disent sensibilisés à l’importance d’une alimentation équilibrée 18Enquête Banques alimentaires/CSA, janvier 2021.. Mais cette sensibilité est aussi une souffrance sociale importante face au manque des ressources – matérielles, bien sûr, mais aussi sociales, culturelles et symboliques – des personnes touchées par la précarité alimentaire. L’aide alimentaire actuelle tend à enfermer durablement les bénéficiaires dans une logique de dépendance alimentaire et d’assistanat passif, un cercle vicieux de pauvreté et d’exclusion – en nourrissant parfois une forme de honte et de stigmatisation – qui ne prend pas en compte les besoins de dignité, de participation et d’accompagnement vers la reprise en main de son alimentation19Magali Ramel et al., « Se nourrir lorsqu’on est pauvre. Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité », Dossiers et documents de la revue Quart-Monde, n°25, 2016..

Une véritable « fracture alimentaire » se creuse donc entre ceux qui ont accès à une éducation du goût et à des produits de qualité et ceux, soumis à une peur du déclassement, aux restrictions et aux privations, pour qui le bien manger est inaccessible.

Conclusion

L’alimentation est donc un outil d’analyse de la société française qui pointe plusieurs tensions et contradictions majeures et urgentes à résoudre :

  • une recherche de dépassement du modèle industriel sans rompre avec le libre choix et sans retour à une alimentation de pénurie ; 
  • un engagement croissant des Français dans la transition alimentaire, mais dont les multiples orientations favorisent une fragmentation de la société française ;
  • une quête d’amélioration et de démocratisation de l’accès à une alimentation durable qui se heurte à un modèle clivé entre alimentation bio/saine d’un côté et une alimentation industrielle et aide alimentaire distributive de l’autre ;
  • une (re)valorisation et réhabilitation de la souveraineté alimentaire de la France dans un contexte de crise du modèle agricole intensif et productiviste, de déclin et précarité du monde paysan et d’une guerre aux tarifs les plus bas à laquelle se livre la grande distribution.

Ces tensions mettent en exergue la question centrale de la fracture sociale alimentaire qui entrave la transition alimentaire et les objectifs en matière de bien manger, encore largement inaccessibles à une partie de la population. La problématique se focalise alors sur les questions identitaires en exacerbant les alimentations particulières antagonistes et en interprétant l’individualisation du rapport à l’alimentation comme un individualisme égocentré contraire à la commensalité plutôt que de comprendre les recompositions à l’œuvre du lien social alimentaire. Or, les fragmentations du modèle alimentaire qui recouvrent celles à l’œuvre dans les modes de vie et de consommation ne sont synonymes de « séparatismes » et de conflits culturels que parce qu’elles négligent les enjeux de sécurité, de démocratie et de citoyenneté alimentaires aptes à redéfinir les contours d’un nouveau contrat social alimentaire. 

Ce nouveau contrat social intégrerait les coûts (environnementaux, sociaux et de santé) liés à l’alimentation – qui sont autant d’externalités payées par les citoyens (impôts, sécurité sociale, etc.) – pour déterminer un prix négocié avec tous, dans l’esprit d’une réelle « démocratie alimentaire20Dominique Paturel et Aurélie Carimentrand, « Un modèle associatif de circuits courts de proximité pour les épiceries sociales et solidaires : vers une démocratie alimentaire ? », Revue de l’organisation responsable, vol. 13, n°1, 2018, pp. 43-54. ». Celle-ci garantirait un droit à une alimentation durable pour tous et permettrait une réappropriation de la décision démocratique quant à « la façon d’accéder à l’alimentation, dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture, et plus largement les conditions de sa production (économiques, sociales et environnementales)21France Caillavet et al., Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs, Terra Nova, 10 novembre 2021. ». Elle supposerait l’exercice d’une citoyenneté alimentaire dans laquelle tous retrouveraient « les moyens d’orienter l’évolution de leur système alimentaire à travers l’ensemble de leurs décisions et pas uniquement celles qui concernent leurs actes d’achat ». Cette citoyenneté alimentaire comporterait enfin un volet éducatif visant à diffuser et partager les connaissances et les outils pour bien se nourrir sans véhiculer de nouvelles normes culpabilisantes.

Une solution retient de plus en plus l’attention : un projet de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), dispositif universel visant à répondre aux enjeux de l’accès égalitaire à une alimentation durable et de l’inclusion sociale par l’alimentation22Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation. Entretien de Dominique Paturel réalisé par Marie-Noëlle Bertrand, Paris, Arcane 17.. À l’image du système de santé qui garantit un accès aux soins et aux médicaments pour tous, la SSA permettrait d’accéder à une alimentation choisie, saine, durable, dont les conditions de fabrication sont connues par les citoyens-consommateurs et financée par les cotisations sociales. Concrètement, chacun recevrait ainsi une somme par mois – nécessaire pour assurer la dignité et le choix alimentaire – versée sur une carte vitale alimentaire permettant d’accéder à des produits conventionnés, démocratiquement, par l’ensemble des acteurs – mangeurs, producteurs, entreprises, magasins… —, dans des « caisses » décentralisées (ou gouvernement d’alimentation durable)23Voir Jean-Claude Balbot, Mathieu Dalmais et Yan Vanherzeele, « La démocratie dans l’alimentation, seule réponse possible aux enjeux agricoles et alimentaires », Raison présente, n° 214-215, octobre 2020, pp. 163-172..

Le débat est ouvert sur les solutions à retenir pour mettre en œuvre ce nouveau contrat social et cette démocratie alimentaire. Au lieu d’être instrumentalisé comme objet de clivages identitaires, le sujet de l’alimentation pourrait au contraire être porteur et rassembleur tant, précisément, il articule le privé et le public, l’intime et le social, concerne tout un chacun et porte aussi notre histoire, notre patrimoine tout en participant du lien social dans notre pays.

Un débat autour de la table donc. Cette table dont on rappellera pour conclure qu’elle est pour Hannah Arendt la métaphore même de ce que devrait être l’espace public ou politique : un espace qui à la fois sépare et permet les expressions individuelles, mais aussi relie par l’échange et le débat24Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1958..

  • 1
  • 2
    Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques dans l’alimentaire, L’ObSoCo, 2021.
  • 3
    Camille Adamiec, Devenir sain. Des morales alimentaires aux écologies de soi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  • 4
    Claude Fischler (dir.), Les Alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, Paris, Odile Jacob, 2013.
  • 5
    Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021.
  • 6
    Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb, « Introduction : la fabrication du dégoût », Ethnologie française, vol. 41, n°1, 2011, pp. 5-16.
  • 7
    Propos du 9 janvier 2022 dans l’émission « Dimanche en politique » sur France 3.
  • 8
    Nicolas Santolaria, « Jean-Laurent Cassely : “Le steak-frites est passé à droite” », Le Monde, 27 janvier 2022.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    À cet égard, les résultats de l’Observatoire du rapport des Français aux éthiques dans l’alimentaire (L’ObSoCo, 2016) montrent que deux tiers des personnes très « sensibles à la cause des femmes et aux valeurs féminines dans la société » sont disposés à remplacer les protéines animales par des protéines végétales contre seulement 37% des individus « pas du tout sensibles ».
  • 11
    Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite : bienvenue dans la “mangeosphère” », Le Monde, 29 janvier 2022.
  • 12
    Mathilde Cohen, « The Whiteness of French Food. Law, Race, and Eating Culture in France », French Politics, Culture, and Society, Forthcoming, 2021.
  • 13
    Nouvelle(s) vie(s) française(s), L’ObSoCo, 2021.
  • 14
    Pascale Hébel, « Comment mangerons-nous en 2040 ? », Sésame, 9 novembre 2021.
  • 15
    Observatoire du rapport à la qualité et aux éthiques dans l’alimentaire, vague 3, L’ObSoCo, 2021.
  • 16
    Olivier Vilain, « Baromètre Ipsos/SPF : la précarité déborde encore une fois en 2021 », Secours populaire, 9 septembre 2021.
  • 17
    Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, Une écologie de l’alimentation, Versailles, Quae, 2021.
  • 18
    Enquête Banques alimentaires/CSA, janvier 2021.
  • 19
    Magali Ramel et al., « Se nourrir lorsqu’on est pauvre. Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité », Dossiers et documents de la revue Quart-Monde, n°25, 2016.
  • 20
    Dominique Paturel et Aurélie Carimentrand, « Un modèle associatif de circuits courts de proximité pour les épiceries sociales et solidaires : vers une démocratie alimentaire ? », Revue de l’organisation responsable, vol. 13, n°1, 2018, pp. 43-54.
  • 21
    France Caillavet et al., Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs, Terra Nova, 10 novembre 2021.
  • 22
    Manger. Plaidoyer pour une sécurité sociale de l’alimentation. Entretien de Dominique Paturel réalisé par Marie-Noëlle Bertrand, Paris, Arcane 17.
  • 23
    Voir Jean-Claude Balbot, Mathieu Dalmais et Yan Vanherzeele, « La démocratie dans l’alimentation, seule réponse possible aux enjeux agricoles et alimentaires », Raison présente, n° 214-215, octobre 2020, pp. 163-172.
  • 24
    Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1958.

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