Dans un contexte de précarité alimentaire inédit, de nouvelles pratiques émergent pour permettre l’accès pour tous à une alimentation durable. Dans cette contribution, Jean-Luc Gleyze, président du département de la Gironde, et Pierre Hurmic, maire de Bordeaux, pour la Fabrique girondine de l’écologie solidaire, accompagnés d’autres élus du département1Corinne Martinez, vice-présidente du département de la Gironde chargée des finances et de la commande publique, Stéphane Le Bot, vice-président du département de la Gironde chargé de l’agriculture, de l’alimentation, des mers et des forêts, Amélie Cohen-Langlais, adjointe au maire de Bègles chargée des solidarités, de l’habitat, de la politique alimentaire et des anciens combattants, Ève Demange, conseillère municipale de Bordeaux en charge de la résilience alimentaire et de la sobriété numérique, Christelle Guionie, maire de Sainte-Foy-la-Grande et conseillère départementale du canton Le Réolais et Les Bastides, Harmonie Lecerf Meunier, adjointe au maire de Bordeaux chargée de l’accès aux droits, des solidarités et des seniors., présentent les contours de l’expérimentation de la sécurité sociale de l’alimentation qu’ils ont lancée en mars dernier sur leur territoire.
Le 19 mars dernier, l’expérimentation de la sécurité sociale de l’alimentation (SSA) girondine a été lancée à la Fabrique Pola, un lieu de création, de diffusion et de partage d’art et de culture, comme un écho à ce projet qui vise à réinventer la place que prend l’alimentation dans nos vies, dans notre société, et à recréer les formes de sa gestion, de la production à la consommation.
Le principe de la SSA consiste à intégrer l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale, tel qu’il a été initié en 1946 : universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement, financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée. Concrètement, une carte vitale de l’alimentation à laquelle tout le monde a droit donnera accès à des produits et des points de vente conventionnés pour un montant déterminé, par mois et par personne. Les critères de conventionnement des produits sont décidés démocratiquement par les citoyens au sein de caisses locales où chacun cotisera selon ses moyens et recevra selon ses besoins.
L’ambition de la Caisse commune girondine est d’expérimenter une caisse alimentaire gérée par des citoyens et des citoyennes de quatre territoires pour contribuer significativement au droit à une alimentation durable en Gironde. Elle est aussi de nourrir, avec un réseau national d’expérimentations, un plaidoyer pour une nouvelle branche de la Sécurité sociale : une sécurité sociale de l’alimentation. Enfin, il s’agit d’impulser un changement de modèle agricole, vers une agriculture nourricière, rémunératrice pour les producteurs, respectueuse du vivant.
Jean-Luc Gleyze, président du département de la Gironde, Pierre Hurmic, maire de la ville de Bordeaux, le collectif Acclimat’Action2Association Acclimat’Action regroupe un collectif de citoyens, d’acteurs girondins de l’éducation populaire, de l’économie sociale et solidaire, du travail social ou de la recherche scientifique. Ils travaillent ensemble depuis trois ans sur les questions d’accès à une alimentation durable et le développement d’une démocratie alimentaire en Gironde. Acclimat’Action assure le portage juridique et financier de l’expérimentation. L’association porte également un plaidoyer pour un droit à l’expérimentation avec le collectif national pour une SSA dont il fait partie, et le Conseil départemental de la Gironde. et l’ensemble des territoires expérimentateurs portent ensemble l’idée d’un droit à l’émancipation et à la subsistance, par la « mise en démocratie » de la question alimentaire, considérant que ce que nous mangeons est un bien commun qui ne saurait être régi par les lois du marché et dont les normes doivent être définies collectivement.
« C’est nous qui mangeons, c’est nous qui décidons »
Quant à l’État, il ne met rien en œuvre pour nous aider à prendre le virage de la transition écologique. Nous, on ne veut plus de chèque, on veut vivre de nos productions. On ne veut plus subir un marché mondialisé via les accords de libre-échange.
Marion Debats, porte-parole de la Confédération paysanne en Lot-et-Garonne (Sud-Ouest, 23 janvier 2024).
Un an avant la crise agricole qui s’est ouverte, en janvier 2023, conscients des nombreux signes avant-coureurs, le département de la Gironde et la ville de Bordeaux créent la Fabrique girondine de l’écologie solidaire autour d’un projet socle : la sécurité sociale de l’alimentation. Convaincus que les politiques publiques actuelles de transition n’obtiennent que des effets limités du fait de leur fléchage en direction des comportements individuels et du marché (labels, certifications, baisse des coûts de production, responsabilisation du seul consommateur) et achoppent sur la question des inégalités sociales et territoriales, ils décident de s’associer au collectif Acclimat’Action afin d’expérimenter la mise en œuvre du droit à l’alimentation3Le droit à l’alimentation est reconnu à l’international (en 2019 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU) mais non appliqué en France. durable et d’amorcer la transformation du système agricole et alimentaire local. Un volet de recherche est associé à cette initiative pour ancrer sa légitimité théorique et technique. Cinq chercheuses et chercheurs accompagnent le projet depuis le début et des partenariats sont noués avec les projets de recherche issus de l’Agence nationale de la recherche (ANR), « SSAciété 4« SSAciété » est le nom du projet déposé par Acclimat’Action dans le cadre de l’AAP « Mieux manger pour tous » de l’État. ».
Plus d’un an plus tard, ce chantier commun d’acteurs associatifs, institutionnels avec les Girondines et les Girondins sollicités aboutit à un programme opérationnel pour :
- développer un système de conventionnement démocratique des producteurs et distributeurs à partir de la charte établie par les citoyens engagés et signée par l’ensemble des parties prenantes (cinq critères : accessibilité et inclusivité ; pratiques agricoles durables ; localité des produits ; bien-être au travail ; transparence et juste rémunération) ;
- instaurer un système de cotisation solidaire sur le principe de « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins », dans le but de financer 40% des allocations ;
- créer des caisses locales qui endosseront, au-delà du versement d’une allocation mensuelle, des missions de sensibilisation et d’accompagnement aux changements des pratiques agricoles et alimentaires.
Ce chantier poursuit deux objectifs : redonner le « pouvoir » aux citoyens de choisir leur alimentation et insuffler un « échappement de marché » en faveur des paysans.
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Abonnez-vousL’alimentation, entre caisse et cause commune
La charrue en traçant le premier sillon a creusé les fondations de la société. Ce n’est pas seulement du blé qui sort de la terre labourée, c’est une civilisation tout entière.
Alphonse de Lamartine
Concrètement, 391 Girondines et Girondins issus de 178 foyers (de tous statuts et de tous revenus, conformément à l’ambition universelle du projet) ont été tirés au sort parmi des volontaires selon des critères de représentativité (revenus et composition du foyer) pour participer à l’expérimentation.
Ils habitent des territoires ruraux – le Pays Foyen et le Sud-Gironde – et urbains – Bègles, Bordeaux (secteurs de Bordeaux-Nord et La Benauge). Ils cotisent selon leurs moyens et se répartissent de manière égale une allocation financière dédiée à l’alimentation.
Figure 1. Nombre de foyers par catégorie et par territoire
Nombre de foyers (Bordeaux) – recrutés | Nombre de foyers (Sud Gironde) – recrutés | Nombre de foyers (Pays foyen) – recrutés | Nombre de foyers (Bègles) – recrutés | |
Ménage seul – bas revenu | 7 | 7 | 8 | 6 |
Ménage seul – moyen (-) | 6 | 5 | 5 | 7 |
Ménage seul – moyen (+) | 3 | 6 | 3 | 5 |
Ménage seul – haut revenu | 2 | 1 | ||
Ménage avec famille – bas revenu | 9 | 9 | 13 | 8 |
Ménage avec famille – moyen (-) | 10 | 8 | 7 | 8 |
Ménage avec famille – moyen (+) | 4 | 8 | 8 | 8 |
Ménage avec famille – haut revenu | 2 | 1 | 1 | 3 |
43 | 44 | 46 | 45 |
Chaque participant percevra une allocation mensuelle sous la forme d’une « monnaie alimentaire » (MonA). Cet outil a été créé spécialement pour l’achat de produits conventionnés dans le cadre de l’expérimentation. Il présente plusieurs avantages :
- il permet un suivi des dépenses par le comité scientifique pour analyser l’évolution des pratiques alimentaires ;
- il est plus sécurisé qu’une monnaie physique et permet un suivi scientifique grâce à un compte nominatif pour chaque participant ;
- il permet une double comptabilité facilitée pour les commerçants (une monnaie « virtuelle » ne nécessite pas de conversion comme cela aurait été le cas avec une monnaie locale, par exemple) ;
- la Gemme, monnaie locale girondine, dispose déjà d’une charte de conventionnement incompatible avec celle produite par les citoyens de l’expérimentation, elle ne pouvait donc pas être utilisée dans ce cadre.
Chaque mois, les participants recevront 150 monnaies alimentaires (1 MonA = 1 euro) par foyer + 75 MonA par personne supplémentaire. Les participants pourront s’approvisionner au sein de lieux de vente conventionnés, selon les critères démocratiquement définis dans la charte : l’accessibilité et l’inclusivité, le bien-être au travail, la transparence et la juste rémunération des productrices et des producteurs, la localité des produits, la durabilité des pratiques agricoles (cf. Annexes 1 et 2).
La cotisation de chacun des participants est auto-déterminée, sur la base de critères indicatifs tels que le revenu, le « reste à vivre » et le budget alimentaire mensuel. Les MonA sont reçues sur un compte numérique, il est ensuite possible de les dépenser dans les lieux conventionnés à l’aide d’un code à quatre chiffres, à la façon d’un terminal de carte bleue5La différence est que la manipulation se fait sur un écran de smartphone, d’ordinateur ou encore de tablette..
Quatre caisses locales de l’alimentation sont constituées (une sur chaque territoire), et les participants et participantes s’y retrouveront chaque mois pour prendre les décisions relatives au fonctionnement de leur caisse, comme le conventionnement de nouveaux points de vente. Les acteurs du territoire, les points de vente, les citoyens non cotisants peuvent contribuer à la caisse locale mais ne peuvent prendre part aux décisions.
La Caisse commune girondine redistribue les allocations et coordonne les quatre caisses locales. Elle assure le suivi financier, scientifique et global du projet, tout en travaillant au plaidoyer6Composée du conseil d’administration d’Acclimat’Action et des représentants des quatre caisses locales, elle se réunira tous les deux mois environ..
Loin de prétendre s’y substituer du jour au lendemain, cette expérimentation s’inscrit en complémentarité avec les initiatives et actions déjà existantes autour de l’alimentation. À l’échelle locale, le lien est fait avec les épiceries sociales et solidaires, les acteurs de l’aide alimentaire ou encore le réseau de fermes Gironde Alimen’terre. À l’échelle nationale, des liens sont tissés avec les autres territoires expérimentant la SSA : Montpellier, Cadenet (Vaucluse), Lyon – et bientôt l’Alsace, Paris, Toulouse, Grenoble, Clermont-Ferrand, Saint-Étienne, Nantes, Montreuil, les Landes, les Pyrénées-Atlantiques7Une série de webinaires inter-collectivités a démarré, pour rassembler l’ensemble des acteurs institutionnels engagés ou intéressés par l’objet SSA, afin de faire culture commune, de monter en compétence, d’observer les complémentarités entre les différents dispositifs expérimentés dans la perspective de construire un plaidoyer commun à l’issue desdites expérimentations.…
Manger local, agir global
La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent.
Anthelme Brillat-Savarin
En effet, d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire, la précarité est double. Rien qu’en Gironde, 200 000 personnes sont en situation de précarité alimentaire, soit 12% de la population départementale8Données issues de l’Observatoire girondin de la pauvreté et de la précarité.. Quant à ceux qui nous nourrissent, le revenu moyen d’un paysan girondin est de 600 euros9Donnée issue de l’outil de diagnostic CRATer conçu par les Greniers d’abondance. Voir les détails en ligne.. Entre 1970 et 2020, le nombre d’exploitations a ainsi été divisé par 4,5 tandis que la surface agricole utile (SAU) moyenne a triplé, avec une baisse particulièrement importante des plus petites exploitations.
Actuellement, le département de la Gironde ne dispose que d’une semaine d’autonomie alimentaire1022% de la consommation girondine pourrait être assurée par la production locale ; or, 90% des produits consommés sur le territoire sont importés, et 90% de la production est exportée. Données issues de l’outil de diagnostic CRATer conçu par les Greniers d’abondance., d’où la nécessité d’interroger les stratégies à mettre en place dans un territoire aux multiples enjeux (fonciers, économiques, environnementaux…) dans un contexte géopolitique où la souveraineté alimentaire est devenue un sujet crucial.
L’alimentation est la première variable d’ajustement du budget des ménages en France, et la quête de productivité a engendré une externalisation des coûts sur la santé et l’environnement, avec des dommages écologiques importants et une décorrélation entre la production et la consommation. Résultat, un fossé se creuse entre deux branches d’un même système qui n’arrive plus à répondre aux enjeux de notre époque.
Le système actuel de lutte contre cette précarité, l’aide alimentaire, est aujourd’hui nécessaire mais nous ne pouvons nous en satisfaire. Indépendamment de l’engagement sincère et solidaire de celles et ceux qui la portent, cette aide créée à l’origine pour répondre à l’urgence est bien souvent détournée par l’industrie agroalimentaire qui y voit une filière éthique d’écoulement de son surplus et une manne financière.
Pour offrir une alternative digne et durable, la SSA entend dans un premier temps mettre en cohérence les interrelations locales existant entre notre santé, nos écosystèmes, nos chaînes d’approvisionnement, nos modes de production, de consommation et nos limites planétaires, pour construire un système alimentaire durable, résilient et nourricier au sein duquel les citoyens-mangeurs sont au cœur des décisions. Comme pour la Sécurité sociale, les effets positifs majeurs de la SSA viendront de sa généralisation et de son universalité.
Ce changement de modèle est d’autant plus nécessaire qu’à l’heure actuelle, on abuse de l’argent public pour subventionner un système délétère d’un point de vue social et sanitaire, pour la biodiversité, l’agriculture11Les dépenses liées à l’impact du système agricole sur la biodiversité sont estimées à 418 millions d’euros (cf. Secours catholique-Caritas France, Civam, Solidarité Paysans et Fédération française des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, 2024, p. 11). et donc pour l’économie puisque « 80% des soutiens [publics] entretiennent une logique de volumes, allant de pair avec la standardisation des matières premières agricoles et une pression sur leurs prix12Pour la méthodologie, voir le Civam.. Le pourcentage exact est de 82,8% », comme le révèle un rapport publié le 17 septembre 2024 par quatre organisations non gouvernementales et associations13Voir Secours catholique-Caritas France, Civam, Solidarité Paysans et Fédération française des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, 2024.. En comparaison, seulement 6,2% des soutiens publics bénéficient aux acteurs qui participent à des logiques de valorisation des matières premières, le plus souvent labellisées via des signes officiels de qualité, d’origine contrôlée ou de commerce équitable, fondées sur des prix agricoles plus élevés14L’injuste prix de notre alimentation, op. cit., p. 77..»
Conséquence ? Selon les auteurs du rapport, cela induit des coûts cachés de 19 milliards d’euros pour compenser et réparer les dégradations sociales (3,4 milliards), sanitaires (12 milliards) et environnementales (3,4 milliards). Choisir et développer une alternative systémique comme la SSA permet non seulement de refonder nos modes de production, de transformation, de distribution et de restauration mais aussi de repenser l’action publique en matière d’alimentation. Aujourd’hui, la décision est fragmentée entre les ministères et souvent réduite au seul prisme du ministère de l’Agriculture. Or, pour aborder un sujet qui touche à des politiques différentes (économiques, sociales, agricoles, écologiques, de santé), une gouvernance interministérielle aurait du sens pour mener une action cohérente et une véritable stratégie nationale.
Par ailleurs, le modèle agro-alimentaire international est à l’origine d’un accaparement sans précédent des terres et d’une paupérisation des paysans qui subissent l’hégémonie d’un système internationalisé. L’agronome Marcel Mazoyer rappelle ainsi qu’à l’échelle mondiale, 100 entreprises concentrent 74% des achats de denrées de base produites par les 2,6 milliards de paysans et agriculteurs qui cultivent la terre15Conférence de Marcel Mazoyer, 25 mars 2011, à Longueuil, tirée de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart (dir.), La fracture agricole et alimentaire mondiale. Nourrir l’humanité aujourd’hui et demain, Paris, Universalis, 2005.. En parallèle, 80% des individus qui souffrent de la faim dans le monde sont ceux-là même qui nous nourrissent16Voir à ce sujet l’éclairant court-métrage Le paradoxe de la faim, SOS Faim et Îles de paix..
La concurrence mondiale a favorisé les producteurs qui peuvent produire le plus à moindre coût, avec des dommages écologiques et environnementaux conséquents dont les conséquences se font ressentir dans notre pays avec la paupérisation croissante des acteurs agricoles. De la France au monde entier, un changement radical de modèle s’impose donc. La SSA peut l’incarner.
Reconnaître le rôle des paysans dans la sauvegarde des paysages autant que de notre santé, sortir d’une logique d’aide « d’urgence » pour aller vers un dispositif stable et égalitaire, reconnecter les réalités rurales et urbaines en créant une continuité géographique et humaine entre la production et la consommation, tisser le lien social grâce à un parcours d’engagement partagé entre les citoyens, associations et les collectivités locales, c’est tout l’intérêt d’une telle expérimentation.
Cultiver nos nourritures démocratiques
Souvenons-nous de l’avenir que portait l’ordonnance du 4 octobre 1945, instituant la Sécurité sociale comme une « garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes ». Comment ne pas y entendre aujourd’hui un appel à faire un nouveau pas dans le renforcement de notre protection sociale, en instituant une sécurité sociale de l’alimentation, socle d’une véritable démocratie alimentaire ?
Bien sûr, on nous opposera les coûts et l’utopisme d’une telle expérimentation. Nous répondrons d’une part que les coûts existent déjà : sociaux, écologiques et de santé publique, ils sont engendrés par l’insécurité alimentaire, les maladies qu’elle cause, et les conséquences environnementales désastreuses générées par la surproduction et la consommation alimentaire présentes. Par ailleurs, si l’utopie peut prêter à sourire, elle est nécessaire : n’était-ce pas elle qui a animé le programme des « Jours heureux » dont nous célébrons cette année les quatre-vingts ans ?
Aujourd’hui, dans les pas de la Sécurité sociale, ce qui réunit les collectifs d’expérimentations de la SSA, c’est le désir de changer la société. Même s’il n’y a pas – à ce jour – de relais politique semblable à Ambroise Croizat17Ambroise Croizat a été député de 1936-1942 et en 1947, avant de devenir ministre du Travail (1945-1947) et de faire adopter la sécurité sociale., l’action du Collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation, le tissage d’un réseau interinstitutionnel qu’anime le département et la ville de Bordeaux ou des initiatives comme « À fond les caisses18« À fond les caisses » est un projet issu du groupe de travail « intercaisses » du Collectif national pour une sécurité sociale de l’alimentation. Il a vocation à mettre en réseau les différentes caisses de l’alimentation qui émergent sur le territoire français. », participent d’un essaimage progressif et par la base des outils et valeurs de la sécurité sociale de l’alimentation. Nous sommes convaincus que c’est grâce à des structures citoyennes déjà ancrées et fonctionnelles que les expérimentations des territoires pourront devenir la norme, comme cela a été le cas en 1946 avec les 1 200 caisses locales de Sécurité sociale sans lesquelles l’État n’aurait pu généraliser l’initiative.
Aussi, pour affirmer la lucidité et la pertinence de cette « utopie », la démarche girondine dialogue avec d’autres sur l’ensemble du territoire notamment pour évaluer :
- le coût global (en Gironde mais aussi dans la perspective d’un déploiement à l’échelle nationale) et proposer des pistes de financement ;
- la « recette » : imaginer un fonctionnement pour la cotisation nationale et explorer des pistes (répartition des parts salariales et patronales, cotisations sur le capital ou la valeur ajoutée, introduction d’une taxe sur le modèle de la taxe soda, etc.) ;
- les coûts sociaux (dépenses de santé, non-recours à l’aide alimentaire, baisse du recours au RSA) et environnementaux évités ;
- le potentiel de structuration d’une filière agricole saine, nourricière, locale, rémunératrice pour les paysans et offrant des perspectives pour le secteur agricole ;
- la capacité d’auto-organisation de la société civile à gérer un système solidaire et démocratique, en percevant les cotisations « selon les moyens » et en les redistribuant « selon les besoins » (avec comme idéal une redistribution égale pour toutes et tous).
La SSA pourrait à ce titre être un complément à d’autres expérimentations émancipatrices comme le Revenu d’autonomie (RA) ou une fenêtre ouverte vers de nouveaux modèles à l’image de la Dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA19Dans son principe, la DIA consiste à garantir à tous les membres d’une collectivité (ville, région, pays…), de la naissance à la mort, l’accès gratuit à la quantité minimum de biens (eau, énergie, sol, nourriture, vêtements…) et de services (santé, éducation, transport, culture…) considérée par cette collectivité comme indispensable à une vie humaine digne d’être vécue. Cette quantité est décidée démocratiquement, donc localement, dans le respect des limites écologiques du territoire occupé par les humains concernés.). C’est ainsi que nous cultiverons nos nourritures démocratiques.
Car derrière l’enjeu de faire de l’alimentation durable un droit pour tous et non le privilège d’une minorité, il y a la volonté de sortir de la logique du profit, de battre en brèche la mondialisation néolibérale et les replis nationalistes, pour s’orienter vers une vie bonne et digne, garantie par notre protection sociale.
Portée ensemble par la société civile et les territoires, la SSA est donc aussi l’occasion de réfléchir à l’articulation des enjeux alimentaires avec ceux des conditions de travail, de redistribution et de partage de la valeur, et finalement de la vie démocratique elle-même.
Annexe
Les lieux conventionnés au 21 septembre 2024
Localisation et typologie des lieux conventionnés
- 1Corinne Martinez, vice-présidente du département de la Gironde chargée des finances et de la commande publique, Stéphane Le Bot, vice-président du département de la Gironde chargé de l’agriculture, de l’alimentation, des mers et des forêts, Amélie Cohen-Langlais, adjointe au maire de Bègles chargée des solidarités, de l’habitat, de la politique alimentaire et des anciens combattants, Ève Demange, conseillère municipale de Bordeaux en charge de la résilience alimentaire et de la sobriété numérique, Christelle Guionie, maire de Sainte-Foy-la-Grande et conseillère départementale du canton Le Réolais et Les Bastides, Harmonie Lecerf Meunier, adjointe au maire de Bordeaux chargée de l’accès aux droits, des solidarités et des seniors.
- 2Association Acclimat’Action regroupe un collectif de citoyens, d’acteurs girondins de l’éducation populaire, de l’économie sociale et solidaire, du travail social ou de la recherche scientifique. Ils travaillent ensemble depuis trois ans sur les questions d’accès à une alimentation durable et le développement d’une démocratie alimentaire en Gironde. Acclimat’Action assure le portage juridique et financier de l’expérimentation. L’association porte également un plaidoyer pour un droit à l’expérimentation avec le collectif national pour une SSA dont il fait partie, et le Conseil départemental de la Gironde.
- 3Le droit à l’alimentation est reconnu à l’international (en 2019 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU) mais non appliqué en France.
- 4« SSAciété » est le nom du projet déposé par Acclimat’Action dans le cadre de l’AAP « Mieux manger pour tous » de l’État.
- 5La différence est que la manipulation se fait sur un écran de smartphone, d’ordinateur ou encore de tablette.
- 6Composée du conseil d’administration d’Acclimat’Action et des représentants des quatre caisses locales, elle se réunira tous les deux mois environ.
- 7Une série de webinaires inter-collectivités a démarré, pour rassembler l’ensemble des acteurs institutionnels engagés ou intéressés par l’objet SSA, afin de faire culture commune, de monter en compétence, d’observer les complémentarités entre les différents dispositifs expérimentés dans la perspective de construire un plaidoyer commun à l’issue desdites expérimentations.
- 8Données issues de l’Observatoire girondin de la pauvreté et de la précarité.
- 9Donnée issue de l’outil de diagnostic CRATer conçu par les Greniers d’abondance. Voir les détails en ligne.
- 1022% de la consommation girondine pourrait être assurée par la production locale ; or, 90% des produits consommés sur le territoire sont importés, et 90% de la production est exportée. Données issues de l’outil de diagnostic CRATer conçu par les Greniers d’abondance.
- 11Les dépenses liées à l’impact du système agricole sur la biodiversité sont estimées à 418 millions d’euros (cf. Secours catholique-Caritas France, Civam, Solidarité Paysans et Fédération française des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, 2024, p. 11).
- 12Pour la méthodologie, voir le Civam.
- 13Voir Secours catholique-Caritas France, Civam, Solidarité Paysans et Fédération française des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, 2024.
- 14L’injuste prix de notre alimentation, op. cit., p. 77.
- 15Conférence de Marcel Mazoyer, 25 mars 2011, à Longueuil, tirée de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart (dir.), La fracture agricole et alimentaire mondiale. Nourrir l’humanité aujourd’hui et demain, Paris, Universalis, 2005.
- 16Voir à ce sujet l’éclairant court-métrage Le paradoxe de la faim, SOS Faim et Îles de paix.
- 17Ambroise Croizat a été député de 1936-1942 et en 1947, avant de devenir ministre du Travail (1945-1947) et de faire adopter la sécurité sociale.
- 18« À fond les caisses » est un projet issu du groupe de travail « intercaisses » du Collectif national pour une sécurité sociale de l’alimentation. Il a vocation à mettre en réseau les différentes caisses de l’alimentation qui émergent sur le territoire français.
- 19Dans son principe, la DIA consiste à garantir à tous les membres d’une collectivité (ville, région, pays…), de la naissance à la mort, l’accès gratuit à la quantité minimum de biens (eau, énergie, sol, nourriture, vêtements…) et de services (santé, éducation, transport, culture…) considérée par cette collectivité comme indispensable à une vie humaine digne d’être vécue. Cette quantité est décidée démocratiquement, donc localement, dans le respect des limites écologiques du territoire occupé par les humains concernés.