Pour interroger ce qui apparaît comme les nouvelles frontières de l’action politique, la Fondation a initié sous l’égide de Paul Klotz la publication de cinq notes consacrées à l’usage des sens dans la cité et aux leviers de transformation politique qu’ils incarnent. Après une première sur le sens de la vue et une deuxième sur le sens de l’odorat, la troisième porte sur le sens du toucher.
Pourquoi vouloir nourrir une réflexion politique sur le toucher ? Probablement parce que, de tous les sens, le toucher est celui qui donne le contact le plus concret au monde. « Surface, volume, densité, pesanteur ne sont pas des phénomènes optiques. C’est entre les doigts, c’est au creux des paumes que l’homme les connut d’abord », écrivait l’historien de l’art Henri Focillon en 19341Henri Focillon, Éloge de la main, 1934, notamment disponible en ligne.. En touchant, l’individu obtient le degré d’information le plus élevé : la finesse des textures, la différence des poids et des formes, l’expérience de la chaleur ou de la marche ; toutes ces composantes habitent l’espace et contribuent à le définir. C’est d’ailleurs pour cette raison, peut-être, que le toucher est considéré par une branche de la philosophie comme le sens le plus étroitement lié à l’édification de la conscience humaine.
Faire la révolution tactile dans la société du sans-contact
Mais le toucher a plus qu’un rôle d’information, d’évaluation et d’alerte : il occupe également une fonction anthropologique de premier plan. L’histoire de la civilisation occidentale pourrait en effet se résumer à celle de la mise à distance du toucher : de l’apparition des bonnes manières à table, interdisant aux individus de manger avec les doigts ou directement dans l’assiette de leurs voisins, aux règles de politesse formalisées, acceptant les poignées de main et les bises pour seuls contacts physiques, notre rapport haptique au monde (hapto venant du grec « toucher ») s’est progressivement appauvri au profit d’autres sens2Claire Richard, Des mains heureuses : archéologie du toucher, Paris, Seuil, 2023.. Parmi eux, la vue fait aujourd’hui office de sens premier : la pratique de plus en plus courante de la distanciation sociale, conjuguée à l’émergence massive des écrans dans nos quotidiens, ont fait de nos sociétés des milieux « hyper-optiques3Laurence de Charette, « Fabrice Hadjadj : « Nous vivons l’avènement d’un monde sans odeurs » », Le Figaro, 14 mars 2021. ».
À l’oubli progressif du toucher s’est ajoutée la crise liée à la pandémie de Covid-19, dont les confinements successifs ont un peu plus affirmé la possibilité d’une vie humaine « sans contact ». Or, nous ne prendrions pas trop de risque à dire qu’une vie sans contact est une vie malheureuse : l’accolade, la caresse, le geste affectueux sur l’épaule… toutes ces pratiques tactiles jouent un rôle primordial dans le bien-être des individus.
C’est la raison pour laquelle de nombreux débats prospèrent sur la nécessité, pour les soignants, d’accompagner leurs soins de gestes délicats et délibérément tendres : dans le sillage des nouvelles philosophies du care, le toucher devient un nœud de « rencontre dans le contact4Laurence de Charette, « Marie de Hennezel : « Le toucher nous manque cruellement depuis un an » », Le Figaro, 11 mars 2021. », c’est-à-dire de communion entre le touchant et le touché. Cette communion, celui qui touche peut aussi la ressentir à l’égard de la nature : tandis que la nécessité de mener à bien la transformation écologique se fait plus urgente chaque jour, le toucher peut également être un moyen de redonner aux individus le goût de la richesse et de la diversité du vivant.
Rôle écologique, rôle de soin, rôle social : le toucher est un sens au carrefour de toutes les dimensions de la vie de la cité. Imaginer des politiques du sens du toucher, au-delà de l’apparente incongruité du propos, revient en réalité à penser les grandes crises qui lézardent la société contemporaine, de l’enjeu environnemental à celui du lien social, de l’enjeu de la santé mentale à l’enjeu éducatif !
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Abonnez-vousUne brève philosophie du toucher : et si notre conscience résidait au bout de nos doigts ?
Le toucher est un sens particulier, peut-être même le sens qui soulève les interrogations philosophiques les plus grandes. En donnant une matérialité physique au monde environnant, il réaffirme son existence dans la conscience de l’individu, d’une manière bien plus sûre que ne le feraient les autres sens. C’est la caractéristique « touchante » de la main qui la rend « sentie du dedans5Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 2000. », explique Merleau-Ponty. Or, en étant ainsi « sentie du dedans », la main donne accès au monde par « l’intérieur du monde6Adrian NiŢĂ, « La chair du monde chez Merleau-Ponty », Annals of the University of Craiova, Series: Philosophy, 22 (2), 2008, pp. 120-129. ». Le monde s’éprouve. Dans le même temps, dans le dehors, la main est tangible : puisque je peux la toucher de mon autre main, elle prend place « parmi les choses qu’elle touche ». Mon toucher répond donc d’une double caractéristique : le touchant et le tangible, soit « deux systèmes qui s’appliquent l’un sur l’autre, comme les deux moitiés d’une orange7Maurice Merleau-Ponty, op. cit. ». Cette double caractéristique est essentielle, car elle traduit « l’être au monde » que seul confère le toucher.
En effet, le monde s’exprime à la surface extérieure et tangible de ma peau, en même temps que ses signaux bouleversent mes sensations, mes perceptions et ma conscience une fois qu’ils s’engouffrent dans mes terminaisons nerveuses. Cette double fonction du toucher permet donc d’abolir la distinction classique d’une séparation entre le monde des choses physiques et le monde de l’existence, entre l’extérieur fixe et statique et celui la conscience, au profit d’un seul « être au monde ». C’est ce que Merleau Ponty appelle « l’univocité de la chair » : l’individu est au monde, d’abord, par sa corporéité, qui n’est pas une simple courroie de transmission entre le dedans et le dehors. Penser le toucher, philosopher autour de ce sens si fréquemment oublié, revient donc avant tout à penser la naissance de notre rapport au monde, qui s’établit par des expériences physiques et sensorielles agissant sur nos représentations mentales, lesquelles ne seraient d’ailleurs que la somme de perceptions et de sensations.
À ces réflexions philosophiques, qui donnent au toucher une importance première, il faut ajouter que ce sens est lui-même multiple et que ses degrés d’implication sur la construction et les représentations des individus varient. Ainsi, il existe un domaine du toucher inconscient, fait de pratiques quotidiennes totalement banalisées : marcher sans tomber, manipuler des objets… tandis que l’esprit se concentre essentiellement sur un toucher conscient, permettant de travailler avec des outils, de caresser l’autre, de reconnaître les choses, d’appréhender leurs caractéristiques, leurs textures et leurs poids8Vincent Hayward, Académie des sciences, « Le toucher, un sens discret mais essentiel », L’Humanité, 21 octobre 2021.… Imaginer une politique du toucher suppose, d’après nous, de prendre en compte l’intégralité du spectre de ce sens. Ainsi, courir, fouler le sol, se bousculer et même s’allonger sont des expériences tactiles essentielles.
Rares sont toutefois les travaux universitaires et scientifiques qui nourrissent des réflexions transversales sur le sens du toucher. Il faut à ce titre saluer le travail de l’Association pour la fondation du toucher (AFONT9Bertrand Verine, « Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience », inclus dans Bertrand Verine, « Tentative de description de ce qu’un lieu fait à la peau », dans Patrick Moureaux et Dominique Le Nen (dir.), Prière de toucher, Séné, Donjon éditions, 2024, pp. 167-193.), qui s’efforce d’élaborer, sur le temps long, une véritable bibliographie permettant de mieux comprendre les enjeux unissant les sciences sociales au sens du toucher. Leurs réflexions ont été utiles à l’auteur de cette note.
La poignée de main entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, ou comment la rencontre tactile agit comme le déclencheur de la reconnaissance de l’autre, dans son intégrité et sa dignité.
Peur de l’autre et assiettes propres : quand toucher devient tabou
Force est de constater qu’il existe un fossé immense entre l’importance abstraite et philosophique du sens du toucher et la conception que s’en font les individus. Car nous avons cessé de penser le toucher. Paul Valéry parlait à ce titre, dans une belle formule, de « notre fonctionnelle ignorance de nous-mêmes »10Paul Valéry, Discours aux chirurgiens, 1938.. Avec l’avènement du progrès technique, l’avancement de la science et l’urbanisation croissante, le toucher est progressivement devenu un sens relégué au second plan, considéré comme porteur de dangers. Ainsi apparaissent, au cours du XIXe siècle, des premières pathologies du toucher qui se manifestent notamment par la phobie du contact physique11Anne Vincent-Buffault, Histoire sensible du toucher, Paris, L’Harmattan, 2017, pp. 88-97. ; la crainte des mendiants se développe dans les rues et l’on cherche à échapper à toute forme de proximité avec ces derniers, considérés comme porteurs de maladie12Antony Kitts, « La peur des mendiants et des vagabonds au XIXe siècle : entre fantasmes et réalités », dans Frédéric Chauvaud (dir.), L’ennemie intime, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.. Il faut ajouter à cela que, dans le même temps, les grandes découvertes de la médecine confèrent au cerveau une place centrale ; des premiers chercheurs comprennent qu’il est l’organe central du fonctionnement corporel et même le siège de la conscience ; en miroir, la peau devient un organe périphérique, l’organe de la surface, qu’il convient naturellement de déconsidérer.
Mais ces évolutions procèdent de changements anthropologiques plus amples. Pour Norbert Elias, le processus même de civilisation se caractérise par une mise à distance du toucher : les sociétés occidentales modernes se sont en effet construites sur une série de principes et de règles de bienséance parmi lesquelles figurent, par exemple, l’interdiction de toucher autrui autrement que par des pratiques formalisées (la bise, l’accolade, la poignée de main…) ou encore la définition très stricte de règles de proxémie (c’est-à-dire la distance physique implicite à respecter avec son interlocuteur lors d’un échange)13Norbert Elias, Sur le processus de civilisation, 1939.. Pour Elias, les manières à table sont également révélatrices de ces transformations : tandis qu’il était fréquent de manger avec ses doigts ou de boire dans la même coupe, au Moyen Âge, une rupture nette s’est produite à partir du XVIIe siècle avec l’apparition des assiettes et des fourchettes. Manger avec ses doigts devint signe de gloutonnerie !
Ce phénomène de déconsidération du toucher est remarquable en ce qu’il est surtout occidental. Sous les latitudes d’autres cosmogonies, il en va différemment. Prenons, à ce titre, un exemple que relève Boris Cyrulnik dans son ouvrage La naissance du sens14Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Paris, Poche Pluriel, 2010. : « en Nouvelle-Guinée, il est très bien élevé de passer sa main sous l’aisselle de celui qu’on quitte et de porter ses doigts sous son nez pour signifier qu’on garde en soi l’odeur de l’ami éloigné. On peut aussi mettre sa main sous le mont de Vénus d’une femme estimée… ». Nous sommes ici à dix mille lieues de la société quasiment haptophobe que décrit Elias dans son Processus de civilisation.
Du toucher royal au doigt vandale : l’art de se tenir à distance
Au-delà de ces changements anthropologiques plus profonds, il convient aussi de relever que le « toucher » est un sens ayant mauvaise presse dans l’opinion. Lorsqu’il est associé à la sexualité, le toucher peut être le signe d’intentions malveillantes ou d’agressions ; lorsqu’il se rapporte à l’éducation, il est renvoyé au caractère enfantin : on demande aux enfants de « toucher avec les yeux » ; lorsqu’il concerne les objets précieux, enfin, le toucher peut rapidement être synonyme de vandalisme : « ne pas toucher », indiquent les écriteaux des musées devant les œuvres d’art. À bien des égards, nous sommes très loin de la sacralité du « toucher royal » que décrivait Marc Bloch dans Les Rois thaumaturges15Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, 1923., ouvrage à l’occasion duquel il étudiait le rite du toucher des écrouelles des rois de France, destiné à soigner miraculeusement les malades autant qu’à affirmer le caractère divin de la monarchie.
Étant déterminée par des considérations sociologiques, la fonction du toucher varie donc selon les époques. Ainsi, on remarquera qu’elle peut véhiculer ou prolonger d’anciens stéréotypes de genre : l’anthropologie a montré à plusieurs occasions que, dans la majorité des sociétés, la distinction du travail manuel assigné aux hommes et aux femmes se faisait sur la base de la texture des matériaux. On a pu parler, à ce propos, du principe de « séparation des matières premières16George P. Murdock et Caterina Provost, « Factors in the division of labor by sex. A cross-cultural analysis », Ethnology, 12 (2), 1973. » : historiquement, le travail des hommes s’est toujours porté sur les matières dures et rigides, telles que la pierre, l’os et le bois, tandis que celui des femmes s’est structuré autour des matières souples et moelleuses, telles les tissages, l’argile ou les peaux17Paola Tabet, « Les mains, les outils et les armes », L’homme, 1979, pp. 5-61..
Quand caresser devient un acte révolutionnaire : le rôle politique du toucher
Sens trop longtemps impensé, le toucher est pour autant éminemment politique, car il contribue à l’organisation de la vie de la cité. D’abord, il a, pour celui qui en est doué, un rôle d’information. Helen Keller, grande militante américaine du XXe siècle s’étant battue pour la reconnaissance des droits des personnes sourdes, muettes et aveugles, nous a probablement offert la somme de réflexions la plus pertinente consacrée à la question des sens. Elle écrit, à propos du toucher, qu’il « n’y a rien de confus ni d’incertain en ce que nous pouvons toucher. Par le sens du toucher je connais le visage de mes amis, la variété sans limites des lignes droites et courbes, toutes les surfaces, les accidents de terrain, le délicat façonnage des fleurs, les mille formes des arbres et la course des vents puissants18Marie Léneru, Le cas de Miss Helen Keller, Paris, Mercure de France, 1908. ». Le toucher est le sens de la compréhension du monde, bien plus précisément, d’après Helen Keller, que ne pourraient l’être la vue ou l’odorat !
C’est d’ailleurs cette même représentation, faisant du toucher le sens de la subtilité et de la présence poétique au monde, que l’on retrouve dans la poésie ou la littérature. Pensons au magnifique poème Sensation de Rimbaud : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. / Je laisserai le vent baigner ma tête nue.19Approches poétiques du toucher, AFONT, 2021. » Pour décrire l’émerveillement d’une sensation, le poète utilise une référence à la vue à une reprise (la couleur bleue des soirs d’été) contre quatre références tactiles (fouler, picoter, fraîcheur et baigner).
Le rôle politique du toucher peut également se manifester dans les ponts qu’il est susceptible de créer entre l’Homme et la nature, à l’heure où la transformation écologique se fait impérative. « Toucher et se laisser toucher par la nature, dans la douceur des matières molles ou l’énergique ténacité des matières résistantes, c’est être convoqué dans sa présence de vivant, sa subjectivité et ses capacités de réplique sensible aux textures du monde », écrit le philosophe Jean-Philippe Pierron dans son Éloge de la main20Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main, Paris, Arkhé, 2024.. D’ailleurs, le lien tactile entre l’individu et la nature est, ancestralement, considéré comme une solution au renforcement du bien-être mental. La médecine traditionnelle japonaise a longtemps conseillé à ses patients de pratiquer des « bains de forêt », par lesquels les Japonais étaient invités à s’immerger plusieurs heures ou plusieurs jours dans un bois, en y randonnant. Cette technique, appelée le shinrin-yoku, n’est pas sans rappeler la pratique de la sylvothérapie. Aussi, le shinrin-yoku est aujourd’hui une pratique reconnue et recommandée au Japon, tandis que les effets de ces bains de forêt sur la santé mentale ont été démontrés21Qing Li, « Effets des forêts et des bains de forêt (shinrin-yoku) sur la santé humaine : une revue de la littérature », Revue forestière française, vol. 70, n°2-3-4, 2018..
Rappelons enfin qu’en 2013, en France, 87% des enfants de 8 à 12 ans ne savaient pas identifier la betterave ; 5 enfants sur 10 ne savaient pas reconnaître l’abricot ; 22% ne savaient pas quel était l’aliment à la base de la frite22Enquête réalisée par l’ASEF auprès d’un panel de 910 élèves, âgés de 8 à 12 ans, dans une vingtaine d’écoles de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur au cours du premier trimestre 2013.. Dans le domaine de la connaissance de l’environnement et de la compréhension des mécaniques du vivant, notamment chez les plus jeunes, le toucher peut avoir un rôle d’éveil à jouer. En éprouvant tactilement la culture de certains légumes, au travers de potagers placés dans les cours de récréation des écoles par exemple, la sensibilité à la nature de l’enfant pourrait se trouver considérablement renforcée !
Mais le rôle central du toucher se trouve dans sa capacité à être producteur de solidarité, à tisser des liens d’empathie et de tendresse avec autrui. C’est là sa principale fonction politique, dans un monde où la crise du lien social se fait chaque jour plus prégnante.
Le bourreau du toucher : comment le Covid-19 a mis nos gestes en quarantaine
La crise liée à la pandémie de Covid-19 fut, pour le sens du toucher, un énième séisme le plaçant au bord de l’oubli. Sa fonction sociale, si essentielle à la construction de nouveaux liens sociaux, au développement de l’empathie, à la pratique effective du soin, aurait encore décliné. La pandémie aurait contribué à mettre « l’autre à distance »23Anne Muxel, L’Autre à distance, Paris, Odile Jacob, 2021., en habituant les individus à une distanciation sociale nouvelle qui nous replaçait au cœur des quartiers d’Oran dépeints dans La Peste de Camus24Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1945. ; elle eut d’ailleurs l’effet d’un choc anthropologique redessinant les contours de l’altruisme et des relations entre les individus.
Mais la pandémie de Covid-19 n’est pas arrivée à n’importe quel moment : elle a elle-même cristallisé l’expérience d’un sentiment de solitude allant croissant dans la majeure partie de la population, en particulier chez les jeunes. En 2019, un an avant la pandémie, la Fondation de France révélait que, hormis le cercle familial, tous les réseaux sociaux des individus étaient en déclin. Les Français interagissaient de moins en moins avec leurs voisins, collègues ou dans les réseaux associatifs25Fondation de France, Isolement relationnel et mobilité, novembre 2019.. En parallèle, à la sortie de la pandémie, nombre de contacts physiques (accolades, bises, poignées de main) n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant crise, alors même qu’ils pouvaient être des remparts essentiels contre la résurgence de cette épidémie de solitude26François Legrand, La France est-elle confrontée à une épidémie de solitude ?, Fondation Jean-Jaurès, 25 janvier 2021..
Car les scientifiques s’accordent à dire que le toucher joue un rôle de premier plan dans le bien-être individuel. En ce sens, une corrélation très nette a été établie entre la qualité de la santé mentale des individus et les règles de distanciation sociale auxquelles ils étaient soumis27J. Packheiser, H. Hartmann, K. Fredriksen et al., « A systematic review and multivariate meta-analysis of the physical and mental health benefits of touch interventions », Nature Human Behaviour, 8, 2024, pp. 1088–1107.. Aussi, comme le montre le graphique ci-dessous à partir de données collectées auprès de patients au mois de mars 2020, plus la distanciation que s’imposaient les individus lors de la pandémie était stricte, plus les symptômes de dépression étaient nombreux28Brett Marroquín, Vera Vine, Reed Morgan, « Mental health during the Covid-19 pandemic: Effects of stay-at-home policies, social distancing behavior, and social resources », Psychiatry Research, vol. 293, 2020.. Si elle ne porte pas stricto sensu sur le caractère tactile des interactions, cette étude nous rappelle l’importance d’un contact physique régulier avec autrui pour notre propre bonheur !
Association entre les comportements personnels de distanciation sociale et l’augmentation des symptômes de dépression et d’anxiété de février à mars 2020
Comportement de distanciation : −1 = contact social accru, 0 = aucun changement signalé dans les comportements par rapport à avant la pandémie de Covid-19, 1 = comportement de distanciation.
D’autres études montrent, quant à elle, l’effet direct du contact physique sur le bien-être individuel. Ainsi, on relève avec l’appui de 130 études internationales que le toucher peut avoir des effets bénéfiques à tous les âges de la vie, chez les personnes malades comme en bonne santé. Chez les nouveaux-nés et les enfants, la stimulation sensorielle par le toucher est essentielle au développement et à la croissance29Evan L. Ardiel, Catharine H. Rankin, « The importance of touch in development », Paediatrics & Child Health, vol. 15, n°3, mars 2010, pp. 153–156.. Chez les adultes, avoir un contact physique (être touché ou toucher soi-même) « diminue les symptômes d’anxiété et de dépression, il réduit la sensation de douleur, de fatigue et améliore le sommeil. Il permet également de faire baisser la pression artérielle, la fréquence cardiaque et le taux de cortisol (l’hormone du stress)30Géraldine Zamansky et Martin Ducret, « Les bienfaits du toucher », France Info, 21 avril 2024. ». On notera même qu’à défaut de contacts physiques entre humains, le contact à un objet tel qu’un robot peut lui aussi avoir des effets bénéfiques durables sur la santé mentale31M. Eckstein, I. Mamaev, B. Ditzen et U. Sailer, « Calming effects of touch in human, animal, and robotic interaction-scientific state-of-the-art and technical advances », Front. Psychiatry, 11, 555058 (2020). !
Quand une caresse vaut un cachet : vers une médecine de la tendresse ?
Les effets bénéfiques du toucher l’ont d’ailleurs conduit à être au centre des réflexions philosophiques autour du concept de care. Dans ce courant, qui s’intéresse à l’entraide, à l’empathie et notamment aux manières d’accompagner les personnes malades afin de leur redonner une dignité et un attention réelles, le sens du toucher permet d’imaginer une nouvelle organisation des rapports humains. La philosophie du care invite à doter chacun de ses gestes d’un supplément d’âme : en matière de soin par exemple, il ne s’agit pas pour le soignant de réaliser le seul geste technique qui permettra la guérison, mais encore de l’accompagner d’une douceur et d’une attention revigorant l’individu dans le sentiment de sa dignité32Agata Zielinski, « L’éthique du care : une nouvelle façon de prendre soin », Études, 12, tome 413, 2010..
Repenser le toucher à l’aune de la douceur, réhabiliter les gestes tendres et protecteurs : voici quels peuvent être les horizons d’une politique du toucher. Une étude réalisée en 2009 et portant sur l’usage du toucher dans les soins infirmiers a ainsi cherché à comparer la différence entre des actes médicaux pratiqués par le biais de gestes « neutres » et d’autres par le biais de gestes « bienveillants ». Par exemple, il était demandé aux infirmiers de ne pas tapoter le bras du patient pour faire apparaître la veine à piquer lors de la prise de sang, mais plutôt de faire doucement glisser le vaisseau sanguin dans le creux du coude. Résultat : la douleur et l’anxiété des patients concernés par les gestes bienveillants diminueraient dans le cadre de ces pratiques33F. Hentz, A. Mulliez, B. Belgacem, C. Noirfalise, H. Barrier, J. Gorrand, C. Paniagua, B. Mathé et L. Gerbaud, « Évaluation de l’impact du toucher dans les soins infirmiers – résultats statistiques d’une étude multicentrique, prospective et randomisée (Suite de la recherche précédente) », Recherche en soins infirmiers, n°97, 2, 2009, pp. 92-97..
Pour une politique des câlins !
Nous suggérons donc de réhabiliter le toucher pour réapprendre à vivre en interaction avec le monde et les autres de manière plus humaine et plus attentive. Alors que la distanciation sociale, l’urbanisation ou encore la technologie ont contribué à l’oubli progressif de ce sens pourtant fondamental, il est plus que jamais nécessaire de repenser son rôle dans nos sociétés. En somme, de politiser les câlins et les caresses !
L’action publique pourrait inaugurer plusieurs pistes de recherche nouvelles, au rang desquelles pourrait figurer la généralisation d’une pratique de la médecine orientée vers la reconnaissance de la dignité par le toucher, particulièrement chez les personnes en fin de vie ou gravement malades.
De la même façon, le toucher pourrait être réinvesti à des fins éducatives. En effet, la connaissance « fonctionnelle » de soi-même, pour reprendre le mot de Paul Valéry, est essentielle au développement du bien-être individuel. Or, « des ateliers conduits avec des étudiants ont montré […] qu’une familiarité minimale avec leur propre corps et celui de l’autre se développe chez ceux qui, dans leur parcours, ont fréquenté des ateliers de théâtre, danse, mime ou cirque », écrit le sociologue Christophe Apprill34Christophe Apprill, Slow. Désir et désillusion, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 31-32., avant d’ajouter que, « à l’inverse, ceux qui n’ont pas ce type d’expérience se trouvent déstabilisés en situation de toucher l’autre ». De telles activités sportives et parascolaires pourraient être encouragées, particulièrement pour rompre avec le modèle de la société sans contact hérité de la pandémie et qui contribue à miner le lien social.
Au-delà de ses bienfaits immédiats sur la santé mentale et physique, le toucher est porteur d’une valeur symbolique profonde : il incarne la présence, la reconnaissance de l’autre et le lien avec la nature. Penser une politique du toucher, c’est donc envisager une société plus empathique, où le soin, la douceur et l’attention se placent au cœur des relations humaines.
- 1Henri Focillon, Éloge de la main, 1934, notamment disponible en ligne.
- 2Claire Richard, Des mains heureuses : archéologie du toucher, Paris, Seuil, 2023.
- 3Laurence de Charette, « Fabrice Hadjadj : « Nous vivons l’avènement d’un monde sans odeurs » », Le Figaro, 14 mars 2021.
- 4Laurence de Charette, « Marie de Hennezel : « Le toucher nous manque cruellement depuis un an » », Le Figaro, 11 mars 2021.
- 5Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 2000.
- 6Adrian NiŢĂ, « La chair du monde chez Merleau-Ponty », Annals of the University of Craiova, Series: Philosophy, 22 (2), 2008, pp. 120-129.
- 7Maurice Merleau-Ponty, op. cit.
- 8Vincent Hayward, Académie des sciences, « Le toucher, un sens discret mais essentiel », L’Humanité, 21 octobre 2021.
- 9Bertrand Verine, « Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience », inclus dans Bertrand Verine, « Tentative de description de ce qu’un lieu fait à la peau », dans Patrick Moureaux et Dominique Le Nen (dir.), Prière de toucher, Séné, Donjon éditions, 2024, pp. 167-193.
- 10Paul Valéry, Discours aux chirurgiens, 1938.
- 11Anne Vincent-Buffault, Histoire sensible du toucher, Paris, L’Harmattan, 2017, pp. 88-97.
- 12Antony Kitts, « La peur des mendiants et des vagabonds au XIXe siècle : entre fantasmes et réalités », dans Frédéric Chauvaud (dir.), L’ennemie intime, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
- 13Norbert Elias, Sur le processus de civilisation, 1939.
- 14Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Paris, Poche Pluriel, 2010.
- 15Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, 1923.
- 16George P. Murdock et Caterina Provost, « Factors in the division of labor by sex. A cross-cultural analysis », Ethnology, 12 (2), 1973.
- 17Paola Tabet, « Les mains, les outils et les armes », L’homme, 1979, pp. 5-61.
- 18Marie Léneru, Le cas de Miss Helen Keller, Paris, Mercure de France, 1908.
- 19Approches poétiques du toucher, AFONT, 2021.
- 20Jean-Philippe Pierron, Éloge de la main, Paris, Arkhé, 2024.
- 21Qing Li, « Effets des forêts et des bains de forêt (shinrin-yoku) sur la santé humaine : une revue de la littérature », Revue forestière française, vol. 70, n°2-3-4, 2018.
- 22Enquête réalisée par l’ASEF auprès d’un panel de 910 élèves, âgés de 8 à 12 ans, dans une vingtaine d’écoles de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur au cours du premier trimestre 2013.
- 23Anne Muxel, L’Autre à distance, Paris, Odile Jacob, 2021.
- 24Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1945.
- 25Fondation de France, Isolement relationnel et mobilité, novembre 2019.
- 26François Legrand, La France est-elle confrontée à une épidémie de solitude ?, Fondation Jean-Jaurès, 25 janvier 2021.
- 27J. Packheiser, H. Hartmann, K. Fredriksen et al., « A systematic review and multivariate meta-analysis of the physical and mental health benefits of touch interventions », Nature Human Behaviour, 8, 2024, pp. 1088–1107.
- 28Brett Marroquín, Vera Vine, Reed Morgan, « Mental health during the Covid-19 pandemic: Effects of stay-at-home policies, social distancing behavior, and social resources », Psychiatry Research, vol. 293, 2020.
- 29Evan L. Ardiel, Catharine H. Rankin, « The importance of touch in development », Paediatrics & Child Health, vol. 15, n°3, mars 2010, pp. 153–156.
- 30Géraldine Zamansky et Martin Ducret, « Les bienfaits du toucher », France Info, 21 avril 2024.
- 31M. Eckstein, I. Mamaev, B. Ditzen et U. Sailer, « Calming effects of touch in human, animal, and robotic interaction-scientific state-of-the-art and technical advances », Front. Psychiatry, 11, 555058 (2020).
- 32Agata Zielinski, « L’éthique du care : une nouvelle façon de prendre soin », Études, 12, tome 413, 2010.
- 33F. Hentz, A. Mulliez, B. Belgacem, C. Noirfalise, H. Barrier, J. Gorrand, C. Paniagua, B. Mathé et L. Gerbaud, « Évaluation de l’impact du toucher dans les soins infirmiers – résultats statistiques d’une étude multicentrique, prospective et randomisée (Suite de la recherche précédente) », Recherche en soins infirmiers, n°97, 2, 2009, pp. 92-97.
- 34Christophe Apprill, Slow. Désir et désillusion, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 31-32.