La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques

La loi sur l’immigration de décembre 2023 marque un très important coup de barre à droite. Dans ce contexte, comment la gauche peut-elle peser sur le sujet ? Bassem Asseh, premier adjoint socialiste à la maire de Nantes et codirecteur de l’Observatoire de l’efficacité de l’action publique, et Daniel Szeftel, militant socialiste, analysent ses positions sur l’immigration tout au long du XXe siècle et proposent des pistes stratégiques.

Alors que la loi sur l’immigration finalement adoptée fin 2023 marque un très important coup de barre à droite, le camp progressiste n’a paradoxalement pas réussi à peser sur les débats. Alors qu’une forme de préférence nationale est introduite dans le code de la Sécurité sociale, la gauche reste inaudible. Cette impuissance n’est pas seulement liée à des choix tactiques. Elle est d’abord idéologique. Face à la volonté de réduire le champ de la protection sociale venant des Républicains, et à l’idéologie du « grand remplacement » véhiculée par l’extrême droite, la gauche aurait pourtant un espace important pour articuler sur le sujet de l’immigration ses solutions habituelles : défense de l’emploi, des salaires, de la protection sociale, de l’intégration et de l’égalité territoriale. L’examen des positions de la gauche française sur l’immigration tout au long du XXe siècle oblige à faire le constat d’une amnésie singulière. Chaque tentative de la gauche de renouer avec ses positions historiques sur la régulation de l’immigration est systématiquement assimilée par les membres de son propre camp à un discours raciste et d’extrême droite, comme si ces propositions n’avaient jamais appartenu au cœur du corpus intellectuel de la pensée socialiste et communiste de notre pays. Cette note essaiera d’y revenir en détaillant toute la portée de cet héritage idéologique avant d’évoquer sa disparition du débat public dans les années 1980 et, pour finir, les modalités de sa réactivation, condition selon nous d’un retour de la gauche au pouvoir.

« Celui-ci, depuis le matin, se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tâchant de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant partout que, si l’on ne descendait pas le lundi au Voreux, la Compagnie était décidée à embaucher des Borains. » Cette scène de Germinal1Émile Zola, Germinal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999 [1885]. évoque l’utilisation par un contremaître de la menace des Borains, des travailleurs immigrés belges comme il s’en compta en France jusqu’à un demi-million, pour convaincre les grévistes de reprendre le travail. À l’époque, les frontières ne sont pas clairement opérantes et des flux importants de main-d’œuvre viennent des pays avoisinants. Le mouvement ouvrier a donc fait face dès ses débuts à un dilemme : devoir concilier son internationalisme de principe avec la lutte pratique contre l’utilisation par le patronat des travailleurs étrangers pour casser les grèves ou baisser les salaires

Émile Zola, dans la suite du roman, illustre d’ailleurs bien cette tension en mettant en scène les réactions xénophobes à l’arrivée des Borains et les tentatives des leaders ouvriers de les protéger.

De Marx à Jaurès : une lutte contre un capitalisme qui promeut la concurrence entre classe ouvrière et main-d’œuvre étrangère

Marx prend très tôt conscience du phénomène en identifiant la tendance du capitalisme à se créer une « armée industrielle de réserve » : « le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l’homme par la femme, l’adulte par l’adolescent et l’enfant, un yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l’offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires2Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008 [1890].. » Marx approfondit par la suite son analyse des causes et conséquences de cette concurrence entre travailleurs en étudiant la situation anglaise. Désespéré que le pays le plus industrialisé du monde soit aussi le moins révolutionnaire, il voit dans la concurrence des immigrés irlandais, la principale raison de l’apathie de la classe ouvrière anglaise : « À cause de la concentration croissante de la propriété de la terre, l’Irlande envoie son surplus de population vers le marché du travail anglais, et fait baisser ainsi les salaires, et dégrade la condition morale et matérielle de la classe ouvrière anglaise. Et le plus important de tout ! Chaque centre industriel et commercial en Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles, les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. […] Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est le secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir. Et cette classe en est parfaitement consciente3Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, tome 10 (1869-1870), Paris, Éditions sociales/Gallimard, 1984.. »

Partant du constat marxiste de la tendance du capitalisme à organiser la concurrence internationale entre travailleurs et la concurrence locale par l’importation de main-d’œuvre, Jaurès livre dans un discours à la Chambre de 1895 passé à la postérité sous le titre « Pour un socialisme douanier » une réponse globale d’un point de vue socialiste. Envisageant la protection des travailleurs agricoles sous tous ses aspects, il y défend la nationalisation de l’achat du blé étranger et sa revente à prix protégé sur le marché français pour limiter la concurrence avec les productions nationales. Il défend aussi en des termes très fermes la lutte contre l’importation de main-d’œuvre agricole à bas salaires sur le sol français : « Et de même, nous protestons contre l’invasion des ouvriers étrangers qui viennent travailler au rabais. Et ici il ne faut pas qu’il y ait de méprise : nous n’entendons nullement, nous qui sommes internationalistes […] éveiller entre les travailleurs manuels des différents pays lesanimosités d’un chauvinisme jaloux ; non, mais ce que nous ne voulons pas, c’est que le capital international aille chercher la main-d’œuvre sur les marchés où elle est le plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. Nous voulons protéger la main-d’œuvre française contre la main-d’œuvre étrangère, non pas, je le répète, par un exclusivisme d’esprit chauvin, mais pour substituer l’internationale du bien-être à l’internationale de la misère4Jean Jaurès, Œuvres, tome 5. Le Socialisme en débat (1893-1897), Paris, Fayard, 2018. Le texte a également été republié en ligne dans la revue Le Vent se lève.. » Dans son dernier article dans L’Humanité avant d’être assassiné en 1914, Jaurès disait encore : « Il n’y a pas de plus grave problème que la main-d’œuvre étrangère5Jean Jaurès, « L’effort nécessaire », L’Humanité, 28 juin 1914.. »

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Des syndicats naissants à la recherche d’un équilibre entre régulation de l’immigration et solidarité internationale

Restée au stade des principes dans le discours de Jaurès, la recherche constante d’un équilibre entre régulation de l’immigration de travail et solidarité ouvrière internationale deviendra la norme au sein de la gauche socialiste. Ce sont les syndicats qui vont principalement s’emparer de la question. Dès 1919, la CGT fixe sa ligne. Certes « tout travailleur, quelle que soit sa nationalité, a le droit de travailler là où il peut occuper son activité6Léon Gani, Syndicats et travailleurs immigrés, Paris, Éditions sociales, 1972. Nous avons très largement puisé dans cet ouvrage, décisif pour la compréhension de la position des syndicats français sur l’immigration entre les années 1910 et 1970. Toutes les citations de cette note évoquant les points de vue des centrales syndicales sur le sujet en sont issues. », mais la CGT souhaite dès le départ que l’arrivée de la main-d’œuvre immigrée se fasse dans un cadre régulé : droit d’adhésion aux syndicats des immigrés, impossibilité de toute expulsion pour activisme syndical, alignement des salaires et des conditions de travail et surtout contrôle des migrations ouvrières par des organismes contrôlés par les syndicats. Cette volonté d’un contrôle ouvrier sur l’immigration est le miroir de la revendication parallèle d’un contrôle ouvrier sur la Sécurité sociale naissante. La perspective marxiste d’appropriation collective des moyens de production se prépare par la maîtrise progressive des conditions de travail et des différentes composantes du salaire.

Cette revendication majeure d’un contrôle ouvrier sur les migrations de travail est également partagée au niveau international à la conférence de Berne en 1919 associant la CGT, les trade-unions britanniques et les syndicats allemands : « Chaque État pourra limiter temporairement l’immigration dans des périodes de dépression économique, afin de protéger les travailleurs indigènes aussi bien que les travailleurs émigrants ; chaque État a le droit de contrôler l’immigration dans l’intérêt de l’hygiène publique et d’interdire l’immigration pendant un certain temps ; les États peuvent exiger des immigrants qu’ils sachent lire et écrire dans leur langue maternelle, dans le but de protéger l’éducation populaire et de rendre possible l’application efficace de la législation du travail dans les branches d’industrie qui emploient des travailleurs étrangers ; les États s’engagent à introduire des lois interdisant l’engagement de travailleurs par contrat pour aller travailler à l’étranger afin de mettre un terme aux abus des agences de placement privées. Le contrat d’engagement préalable est interdit ; les États s’engagent à dresser des statistiques du marché du travail à partir des rapports publiés par les Bourses du travail, ils échangent des renseignements par l’intermédiaire d’un Office central international. Ces statistiques seront spécialement communiquées aux unions syndicales de chaque pays. »

Face à la montée du chômage des années 1930, des premières tentatives d’encadrement de l’immigration

Ces prises de position sont confirmées dans les années qui suivent : l’accueil des travailleurs immigrés est possible, mais conditionné à la défense des intérêts de la classe ouvrière du pays : la CGT considère que sa mission est de « protéger d’abord les intérêts de la main-d’œuvre nationale » et sépare bien le cas de « la venue en France de travailleurs étrangers agissant individuellement de leur propre initiative […] et le recrutement systématique organisé par des officines patronales ». Même la très internationaliste CGTU, proche des communistes français, considère que « si l’immigration de travailleurs étrangers est absolument logique lorsque le marché du travail est déficitaire, elle ne saurait se perpétuer si l’abondance de main-d’œuvre ne la justifie plus ». C’est donc une position matérialiste qui émerge, traitant la question de l’immigration de travail sous l’angle de la concurrence qu’elle engendre et de ses effets potentiellement délétères. À la demande de la CGT, se crée en 1923 un Conseil national de la main-d’œuvre visant à identifier les emplois vacants d’un côté, les chômeurs de l’autre et à ne recourir à l’immigration qu’en cas d’impossibilité de répondre aux besoins du marché du travail. En 1926, le cartel des gauches met en place un Haut Comité de l’immigration, tentative de renforcer encore la régulation que supprimera quelques mois plus tard la droite de Raymond Poincaré. Son gouvernement votera tout de même avec la gauche la loi de 1927 sur la nationalité permettant la naturalisation de centaines de milliers de travailleurs immigrés pour compenser les pertes de la Première Guerre mondiale. Le passage de dix ans à trois ans de résidence légale pour devenir français dit bien ce que les républicains d’alors ont en tête : l’accès à la nationalité n’est plus le parachèvement d’une intégration réussie, mais l’aiguillon qui doit permettre cette intégration.

La montée du chômage dans les années 1930 entraîne une forme de raidissement de la société française concernant l’immigration. Là où des lois d’exclusion et de préférence nationale sont votées contre l’avis de la gauche (exclusion des médecins et des avocats étrangers de la possibilité d’exercer en France), les syndicats en restent à leur positionnement historique : la demande d’un contrôle ouvrier sur l’immigration de travail. Leur bête noire est alors logiquement la Société générale d’immigration (SGI), organisme patronal chargé du recrutement collectif de la main-d’œuvre immigrée, avec des offices partout dans le monde. Les syndicats veulent en prendre la gouvernance, en conjonction avec le patronat et l’État pour la CGT, selon le modèle d’un pur contrôle ouvrier pour la CGTU. Les deux centrales se réunifient anticipant le Front populaire, avec un programme commun sur l’immigration : d’une part, « faire aboutir le vote par les Chambres d’un statut des travailleurs immigrés qui leur garantisse, avec le droit de résidence, les mêmes conditions de travail, de salaire et les mêmes lois sociales qu’aux ouvriers français », d’autre part « réclamer la constitution de commissions paritaires de la main-d’œuvre étrangère auprès de l’Office national du travail et des offices départementaux ». Soit les deux piliers de la politique de la gauche face à l’immigration depuis Jaurès : réguler l’entrée de nouveaux travailleurs immigrés et faire en sorte qu’ils aient le même niveau de salaire et les mêmes droits que les travailleurs nationaux. Réalisant partiellement ce programme, le Front populaire créera le secrétariat d’État à l’immigration en 1937.

Les Trente Glorieuses : avènement temporaire d’un contrôle ouvrier sur l’immigration

Ce n’est qu’à la Libération que les syndicats réussissent à porter des coups à la SGI, qualifiée de « véritable association de négriers » par la CGT et qui est finalement dissoute en 1945 pour faire place à l’Office national de l’immigration (ONI), gouverné de manière tripartite entre État, patronats et syndicats, comme le souhaitaient ces derniers, et bénéficiant du monopole du recrutement de travailleurs immigrés. De la même façon, le discrédit qui frappe le patronat collaborationniste permet la création d’une Sécurité sociale globale sous le contrôle des organisations ouvrières. Ce contrôle sera dans un premier temps effectif, associé à des revendications susceptibles de favoriser l’intégration des travailleurs immigrés : égalité salariale, droits sociaux, liberté syndicale. Tout est fait à la fois pour éviter que le patronat utilise la faiblesse des travailleurs immigrés pour concurrencer la main-d’œuvre nationale et à la fois pour favoriser l’intégration des nouveaux arrivants dans la société française. Le dispositif est pourtant rapidement détourné par le patronat, se soustrayant aux obligations administratives de contrôle et au monopole officiel de recrutement de l’ONI. Cela amène la CGT à adopter une attitude très ferme en accord avec le ministère de l’Intérieur : refoulement des clandestins ne travaillant pas, contrôle et traduction devant la justice des employeurs se servant des clandestins et régularisation accélérée des clandestins ayant trouvé un travail, toujours dans la perspective de ne pas faire porter aux travailleurs immigrés le poids de la régulation. Cela ne dure pas, dès 1948, la CGT est exclue de l’ONI, qui devient une structure bureaucratique permettant la cogestion de l’immigration de travail entre le patronat et l’État, sans intervention décisive des syndicats.

Contre ce nouvel état de fait, la position de la CGT ne s’affaiblit pas des années 1950 à 1970 : la CGT pense toujours que le patronat utilise l’immigration pour « obtenir une main-d’œuvre à bon marché, utilisable dans les emplois les moins rémunérés, les plus pénibles ou dangereux, pour lesquels il est difficile de recruter de la main-d’œuvre » et qu’elle constitue « un moyen radical d’abaisser le coût global de la force de travail », élevant par conséquent « le taux d’exploitation de la classe ouvrière ». À chaque congrès de la CGT, le mot d’ordre est clair et répété : l’arrêt de l’immigration de travail. Retrouvant les accents de Marx, la CGT considère que l’objectif du patronat et du gouvernement, en introduisant de la main-d’œuvre étrangère en France, est d’accroître « l’armée industrielle de réserve pour exacerber la concurrence entre ouvriers, peser sur les salaires et les conditions de vie de l’ensemble de la classe ouvrière et freiner les revendications des travailleurs ». Ces demandes n’aboutissent pas, faute de débouché politique. En 1967, Le pouvoir gaulliste attaque directement l’idée même de contrôle ouvrier faisant perdre aux syndicats leur place prépondérante dans la gestion de la Sécurité sociale au profit du patronat et des représentants de l’État.

Les critiques de la CGT, mais parfois aussi de la CFDT ou de Force ouvrière (FO) à l’égard de la politique du patronat et de l’État sont d’autant plus vives que la proportion d’immigrants introduits par les services de l’ONI est passée de 78% en 1949 à 28% en 1965 et à moins de 20% en 1968 quand on est passé dans le même temps de 2 millions d’immigrés à 3,2 millions en 1968. C’est une dérégulation de l’immigration à bas bruit qui se réalise. Dans ces années, l’ONI finit d’être contourné par le patronat, avec la reprise des pratiques de la SGI, puisque les constructeurs automobiles et les patrons des mines, dans le Nord en particulier, se livrent, par exemple, dans les années 1960 et 1970 à des opérations massives de recrutement collectif dans les pays du Maghreb. Cela conduit la CFDT à revendiquer un « droit de contrôle sur les mouvements de main-d’œuvre entrant et sortant de France ». Du côté de la FO, on s’inquiète de l’arrivée massive de travailleurs immigrés dans les mines « qui pourrait avoir pour principal objet de casser les revendications ouvrières des mineurs français ». Cette situation conduit également le PCF à réaffirmer son souhait d’un contrôle de l’immigration et de la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers.

Avec la montée du chômage dans les années 1970, la CGT poursuit les analyses de Marx sur l’Irlande pour insister sur les risques de division du prolétariat : le patronat et le gouvernement « visent à introduire, si possible, un ferment de division parmi les travailleurs, en dressant les uns contre les autres prolétaires français et immigrés et en créant la concurrence entre eux. Les mêmes qui ont favorisé ces mouvements migratoires n’hésitent pas à alimenter les courants xénophobes en tentant de faire croire aux travailleurs français que les étrangers leur font concurrence, qu’ils sont responsables du chômage ou qu’ils viennent “manger leur pain” ». Pour la CGT, ce chômage est la « plaie du régime capitaliste et aussi une nécessité pour les monopoles qui, lorsqu’ils considèrent que l’armée industrielle de réserve est insuffisante, la développent artificiellement pour pouvoir, comme ils disent, détendre le marché du travail, faire pression sur l’ensemble de la classe ouvrière et freiner les luttes revendicatives ». En 1973, FO déclare qu’ « un million sept cent mille travailleurs étrangers ne devrait désormais et en aucun cas être dépassé ».

Années 1960 : la gauche syndicale parie sur l’intégration des immigrés

Face à la montée des flux migratoires, la gauche syndicale réaffirme, en même temps que la nécessité de la régulation, l’impératif d’augmenter les efforts pour l’intégration des travailleurs immigrés. Pour la plate-forme revendicative commune CGT/CFDT de 1966, cela passe d’abord par la revendication d’une égalité des salaires et des conditions de travail, puis par l’égalisation des droits syndicaux : faisant partie de la classe ouvrière, les immigrés doivent pouvoir être délégués du personnel ou élus aux comités d’entreprise. Les syndicats se mobilisent aussi pour que cette égalité concerne les prestations de Sécurité sociale, alors largement assises sur les cotisations des revenus du travail auxquels les travailleurs immigrés contribuent. Les syndicats revendiquent également la mise en place d’une politique spécifique du logement pour les immigrés, destinée à garantir le respect des engagements internationaux de la France. Les syndicats insistent aussi, au-delà de ces revendications classiques visant à garantir l’égalité entre travailleurs immigrés et travailleurs nationaux, pour la mise en place d’une politique active de mise à niveau sur l’alphabétisation et la formation professionnelle des travailleurs immigrés. La CGT considère ainsi que « sur plus de deux millions de travailleurs immigrés en France, plus d’un million sont analphabètes » et que cette situation « les place dans une situation d’infériorité dramatique ». Pour la CFDT, « le droit fondamental à la connaissance, répondant aux besoins de libération des travailleurs est plus impérieux que toutes autres revendications formulées en faveur des immigrés ». La CGT et la CFDT entendent confier ce rôle d’alphabétisation à l’Éducation nationale à même de proposer des cours publics et gratuits et de former les formateurs et à un « organisme national d’alphabétisation fonctionnelle », là encore piloté « avec la participation des organisations syndicales et des immigrés ». Les syndicats demandent enfin le développement de la formation professionnelle des immigrés, l’accès à l’apprentissage et l’indemnisation de leur temps de travail pris par l’alphabétisation ou la formation. L’ensemble de ces revendications préfigurent une politique globale d’intégration qui ne verra le jour que plus tard. En attendant, les syndicats organisent eux-mêmes bien qu’à une échelle plus modeste l’alphabétisation des travailleurs immigrés en lien avec les organisations politiques et syndicales de leurs pays d’origine. 

Années 1970 : vers l’abandon de la perspective régulatrice ?

L’avènement progressif du chômage de masse ne conduit pourtant pas au même durcissement des syndicats et de la gauche que dans les années 1930. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Alors que la droite et le patronat étaient favorables à l’immigration dans les années 1960 pour permettre d’abaisser les coûts du travail7En 1963, Georges Pompidou déclare : « L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail, et de résister à la pression sociale », dans Danièle Lochak, « Le tri des étrangers : un discours récurrent », Plein droit, vol. 69, n°2, 2006., la droite politique s’empare dans les années 1970 du sujet de l’immigration en interdisant toute immigration de travail dès 1974 et tente même avec Valéry Giscard d’Estaing d’organiser le retour des Algériens et de mener avec Lionel Stoléru une politique pour limiter à un « million d’immigrés » la présence des étrangers sur le sol français. Le discours politique qui accompagne ces mesures a parfois une tonalité d’abord proche de celle de la CGT et du PCF. Alors que le patronat reste, lui, massivement pro-immigrationniste, Jacques Chirac déclare ainsi en 1979 : « Un pays qui compte 900 000 chômeurs, mais plus de 2 millions de travailleurs immigrés n’est pas un pays où le problème de l’emploi est insoluble8Jacques Chirac, TF1, émission « L’Événement »,19 février 1976. »,propos déjà qualifiés d’« insidieux » par la CFDT, qui se démarque de la position syndicale habituelle. On peut également retrouver à cette époque une critique de la position intégrationniste des syndicats à l’extrême gauche. Par exemple, dans le livre de Bernard Granotier, paru en 1976, Les travailleurs immigrés en France9Bernard Granotier, Les travailleurs immigrés en France, Paris, François Maspero,1970., on y lit que « la CGT se borne à condamner la politique d’immigration massive du pouvoir gaulliste [à l’unisson] de la droite la plus rétrograde ». Plus encore, pour Granotier « l’immigration a des problèmes spécifiques d’une telle envergure qu’il faut affirmer que l’ensemble des étrangers constituent une couche sociale, nettement distincte du reste de la classe ouvrière et dont les intérêts peuvent contredire ceux des travailleurs nationaux ». Dans cette perspective, promise à un brillant avenir, il ne s’agit plus de réguler l’immigration, pas davantage d’intégrer les travailleurs immigrés à la classe ouvrière, encore moins à la Nation, mais de faire déjà droit à leurs revendications et identités propres.

Campagne présidentielle de 1981 : une divergence de taille entre socialistes et communistes

La campagne présidentielle de 1981 constitue de ce point de vue un tournant. Le PCF essaie encore de préempter une opposition à l’immigration basée sur la défense de l’emploi et des salaires. Georges Marchais déclare ainsi dans un discours du 9 janvier 1981 qu’« il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France, alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés10Archives INA commentées par Pascal Perrineau. ». Georges Marchais rappelle dans le même discours qu’il « faut dans l’intérêt de tous une répartition équitable des travailleurs immigrés entre toutes les communes »,orientation qui sera suivie par des actions de lutte contre la ghettoïsation des villes communistes de la ceinture rouge (affaires du foyer de migrants de la municipalité communiste de Vitry et de la dénonciation d’un dealer de drogue marocain par le maire de Montigny, Robert Hue11Le 23 décembre 1980, le maire communiste de Vitry-sur-Seine, Paul Mercieca, lance une opération de destruction d’un bâtiment en rénovation recueillant des travailleurs maliens. Ceux-ci avaient été amenés depuis la ville de Saint-Maur plus riche et dirigée par la droite, contre l’avis du conseil municipal de Vitry. Quelques semaines plus tard, Robert Hue, maire de Montigny-lès-Cormeilles, voulant lutter contre le trafic de drogue, met en cause une famille marocaine du quartier.). Dans un contexte de concurrence à gauche, cette position du PCF, que soutient la CGT, est fortement critiquée par le Parti socialiste et la CFDT. Cette dernière condamne « toute action dirigée contre les immigrés12« M. Georges Marchais approuve « sans réserve » l’action du maire communiste de Vitry-sur-Seine », Le Monde, 8 janvier 1981. », quand Gaston Defferre, alors maire Parti socialiste de Marseille, considère que les positions de PCF « spéculent sur les réactions racistes » dans un but électoral13« L’affaire de Vitry-sur-Seine relance le débat sur la répartition des familles immigrées », Le Monde, 30 décembre 1980.. On voit même émerger à cette occasion au Parti socialiste le discours sur le « droit à la différence » sous la plume d’Yves Laurent, alors conseiller municipal de Nantes, dans une tribune au Monde en réaction aux actions du PCF : « Reconnaître aux musulmans leur identité culturelle et cultuelle, c’est concrétiser le fameux droit à la différence, affirmé trop souvent à la tribune des congrès. Refuser un lieu de culte à la communauté musulmane relève soit du racisme, soit de l’hypocrisie, soit parfois les deux14« Les lieux de culte pour les musulmans », Le Monde, 17 février 1981.. » La gauche antitotalitaire, alors qu’elle avait contre les communistes porté jusque-là la légitime critique du caractère antidémocratique du PCF et de son assujettissement à Moscou trouve dans l’accusation de racisme un vecteur bien plus porteur médiatiquement pour attaquer les communistes. Le PCF est donc sous le double feu des critiques du Parti socialiste et de cet embryon de gauche morale d’un côté et de la droite au pouvoir de l’autre, qui alerte sur le fait que « la dénonciation des nuisances de la drogue faite à propos des travailleurs immigrés risque d’être interprétée comme une forme de racisme15« “Nous ne nous laisserons pas intimider”, déclare M. Georges Marchais », Le Monde, 12 février 1981.. » La défaite du PCF et la victoire des socialistes conduisent à la réorientation massive du discours de la gauche sur l’immigration.

Et pourtant, comme le montre bien Adrien Broche, il était encore possible au Parti socialiste de porter un discours classiste et universaliste sur ce sujet dans les années 1970. Le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (Ceres), courant de la gauche chevènementiste du Parti socialiste, jouait ainsi en 1973 la partition marxiste traditionnelle : « Le patronat puise cette main-d’œuvre dans la gigantesque armée de réserve que constituent les jeunes, les femmes, les anciens travailleurs de la terre, auxquels aujourd’hui s’ajoutent plusieurs millions de travailleurs immigrés victimes du capitalisme16Adrien Broche, La gauche, les travailleurs immigrés et la question sociale : retour historique, Fondation Jean-Jaurès, 30 mars 2021.. » Prenant la défense des élus communistes, le maire d’Épinay Gilbert Bonnemaison pouvait encore écrire en 1980 : « La concentration des travailleurs immigrés dans les cités ouvrières, au-delà d’un certain seuil, entraîne inévitablement des difficultés. Il est facile de crier au racisme lorsqu’on habite loin de ces cités-ghettos17Le Monde, 14 novembre 1980.. » La position des socialistes et du tissu associatif travaillant sur l’immigration évoluera pourtant de la défense classique des immigrés, victime d’une surexploitation capitaliste vers la promotion des minorités culturelles, puis religieuses. On peut ainsi lire dans le Poing et la Rose : « L’action d’une municipalité pour une meilleure insertion de l’immigré et de sa famille est déterminante. Qu’il s’agisse […]enfin de l’expression du droit à la différence pour le soutien au développement d’une culture propre, il existe tout un champ d’initiatives possibles18Adrien Broche, La gauche, les travailleurs immigrés et la question sociale : retour historique, op. cit., 30 mars 2021.. » Cette promotion du différentialisme va jusqu’à la défense de la différence religieuse, à rebours là encore de la position matérialiste et anticléricale habituelle de la gauche ainsi que le montrent les prises de position exprimées lors du colloque « Islam et République » tenu en 1980 un an avant la prise de pouvoir19Ibid.. Il n’est donc plus question de réguler l’immigration pour des raisons économiques, ni même de faire de gros efforts d’intégration pour des raisons culturelles, puisque les différences doivent être maintenues et même défendues.

Parallèlement à ces évolutions dans la sphère politique, on trouve une dynamique similaire dans le champ syndical. Comme le montre Denis Maillard20Denis Maillard, Quand la religion s’ invite dans l’entreprise, Paris, Fayard, 2017., la CGT, initialement porteuse d’une vision classiste et matérialiste de l’immigration, va être amenée au tournant des années 1980 à soutenir des luttes spécifiques de travailleurs immigrés, notamment dans leurs aspects religieux : demande de pause pour les prières et d’aménagement du temps de travail durant le Ramadan. Cela rejoint paradoxalement une pratique patronale dans certaines entreprises comme Simca, où la religion est favorisée aux dépens du syndicalisme de gauche21Un système paternaliste avait été mis en place dans les usines Simca, absorbées par Peugeot, utilisant la religion comme facteur de cohésion et de contrôle des travailleurs immigrés.. Soutenant les « grèves saintes » dans les usines Peugeot22Comme le montre Denis Maillard, ces grèves, menées selon le mot d’ordre « 400 francs pour tous, 5e semaine accolée aux congés, 30 minutes pour le Ramadan ; nous voulons être respectés ! » mêlent des revendications sociales et d’autres apparemment religieuses. La CGT ne sut pas voir que, derrière ces dernières, il y avait le souhait de s’intégrer définitivement à la société française et de ne plus revenir que comme touriste dans le pays d’origine. C’est la lecture religieuse qui prévaudra désormais. qui s’opposaient à l’organisation raciste du travail voulue par la direction, la CGT, bien que victorieuse, n’arrivera pas à reformuler en termes universalistes des revendications qui touchaient avant tout à la dignité au travail des travailleurs immigrés. Faute pour la CGT et le nouveau gouvernement socialiste de voir dans ce conflit une demande de reconnaissance et d’intégration, les travailleurs immigrés furent là encore cantonnés dans leur statut de musulman et maintenus dans leur condition d’étrangers à qui l’on proposa le retour au pays dès que le chômage toucha leurs usines.

Un tournant idéologique mis en œuvre par les socialistes au pouvoir

La gauche au pouvoir ne fit que mettre en pratique ce tournant idéologique. S’il était encore possible au chevènementiste François Autain, secrétaire d’État aux immigrés en juillet 1981 de proposer une politique d’équilibre entre communistes et socialistes – « nouveaux droits des immigrés », mais aussi « entrées limitées et contrôles aux frontières renforcés23« La nouvelle politique du gouvernement à l’égard des travailleurs immigrés et de leurs familles », Conseil des ministres du 23 juillet 1981, Vie publique. » –, le tournant de la rigueur empêcha désormais toute mise en place de mesures de contrôle de l’immigration, l’heure étant à la dérégulation tous azimuts.  La réponse politique qui fut ainsi donnée à la marche pour l’égalité des droits dite Marche des beurs, aux revendications initialement parfaitement laïques et égalitaires de la génération des fils des travailleurs immigrés, fut celle du droit à la différence, bientôt porté par SOS Racisme, qui a de ce fait cassé la dynamique d’égalité intégratrice. La seconde réponse apportée aux fils d’immigrés fut encore plus identitaire. Comme le rapporte Marc Weitzmann, un rapport commandé en 1985 à Jacques Berque par le ministre de l’Éducation nationale sur l’intégration des « jeunes d’origine immigrée » présente de bien curieuses conclusions : refus du « cosmopolitisme à l’anglo-saxonne », mais aussi de la « tradition jacobine française assimilatrice » pour préférer « une émotion généreuse » capable de « recevoir la contribution potentielle à notre identité culturelle » de la seconde génération issue de l’immigration24Marc Weitzmann, Un temps pour haïr, Paris, Grasset, 2018.. L’idéologie sans-frontiériste à la française est alors fermement constituée : refus d’articuler la question sociale à la question migratoire conduisant à l’acceptation de l’immigration comme un état de fait, voire comme un droit, magnification du droit à la différence et exacerbation des identités. Face à la dérégulation généralisée des flux de capitaux et de personnes qui survient dans les années 1980, la gauche est désormais impuissante. De fait, la force du tournant idéologique pris à cette époque stérilisera durablement la recherche de nouvelles régulations de l’immigration au sein de la gauche syndicale et politique à l’exception d’une réflexion maintenue d’abord sur l’insertion puis sur l’intégration des immigrés. Le FN n’a plus qu’à ramasser la mise dès 1983 avec une première victoire aux municipales à Dreux, avec une campagne totalement centrée sur le thème de l’immigration25Agnès Hochet, « L’immigration dans le débat politique français », Pouvoirs, 1988, vol. 47, pp. 23-30.. Alors que ce thème était ironiquement absent de la plate-forme électorale du FN pour l’élection présidentielle de 1974 « Défendre les Français26« Le Front national veut défendre les Français d’abord » Le Monde, 6 février 1973. », le FN préempte désormais le sujet sous un angle bien éloigné de celui que vient d’abandonner la gauche : le FN parle d’« invasion migratoire », préfigurant déjà l’idéologie du « grand remplacement ».

Face à la montée du FN, la gauche gouvernementale tente dans un premier temps de se faire réaliste. Dès les législatives de 1986, le programme de la gauche remplace le terme d’« insertion », trop associé à la promotion du droit à la différence27Faisant en 1986 le bilan de la politique menée par la gauche, la Direction de la population et des migrations expliquait encore que « le rôle des pouvoirs publics est de favoriser les conditions de cette insertion [des étrangers qui vivent dans notre pays] sans supprimer ni privilégier l’identité des diverses communautés immigrées »., par celui d’« intégration », qui reprend le programme de la CGT et de la CFDT des années 1960 : égalité des droits, logement, alphabétisation, éducation, formation professionnelle. À son retour au pouvoir en 1988, la gauche met en œuvre ce service public de l’intégration à la française, alors pionnier en Europe, avec la création de secrétariats d’État portant explicitement la politique d’intégration et du Haut Conseil à l’intégration de 1990 à 2012. Cette politique sera poursuivie par la création en 2009 de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, lointain descendant de l’ONI, et par la mise en place du contrat d’accueil et d’intégration en 2003, devenu depuis le contrat d’intégration républicaine. Les politiques publiques d’intégration seront immédiatement critiquées par les défenseurs d’une pensée que l’on n’appelait pas encore « décoloniale », voyant dans l’intégration la volonté d’imposer un rapport de domination et une logique du soupçon aux immigrés pour les soumettre à un « ordre national28Abdelmalek Sayad, « État, nation et immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration », Peuples méditerranéens, n°27-28, 1984, pp. 187-205. » héritier des pratiques du colonisateur29François Héran, « L’intégration des immigrés : débats et constats », La vie des idées, 14 janvier 2020.. Prise entre ces critiques et celles opposées venant essentiellement de la droite identitaire des tenants de l’assimilation, qui met à la charge unique de l’immigré les efforts nécessaires d’insertion, la politique d’intégration ne peut jamais se développer qualitativement et quantitativement, comme chez nos voisins européens. Plus encore, faute d’être couplées avec la régulation des flux, les politiques publiques d’intégration restent condamnées à être constamment sous-dimensionnées.  

Vers la disparition du discours sur la régulation de l’immigration à gauche

Malheureusement, à gauche, le tournant idéologique pris dans les années 1980 conduit à une véritable amnésie : le discours sur la régulation de l’immigration semble oublié et chaque tentative de renouer avec lui est systématiquement assimilée à un discours raciste et d’extrême droite. Pourtant, certains s’y essaient encore : la tentative la plus aboutie de porter à nouveau des propositions de régulation de l’immigration de travail fut celle de Malek Boutih en 200530Malek Boutih, Une nouvelle politique de l’immigration, Rapport interne pour le Parti socialiste, 2005., d’autant plus significative qu’elle venait d’un ancien président de SOS Racisme et du secrétaire national du Parti socialiste aux questions de société. Celui qui déclarait dès 2001 que « que les immigrés ne doivent pas être un instrument pour conduire une politique d’ajustement à la baisse des salaires31Malek Boutih et Dominique Baillet, « L’intégration politique et économique des immigrés et de leurs enfants aujourd’hui », Confluences Méditerranée, vol. 39, n°4, 2001, pp. 129-138. » préconisait dans son rapport la « sortie d’un rapport humanitaire et charitable à l’immigration », l’établissement d’une politique de quotas pour gérer l’entrée des étrangers sur le territoire national « permettant de prévoir les besoins et les capacités d’accueil de notre société » et un parcours exigeant d’intégration démarrant dès avant l’arrivée sur le sol national. Ce rapport ne fut jamais rendu public, mais suscita un certain nombre de critiques, comme le fait d’être « répressif et rétrograde32« Malek Boutih classé X », Les Inrockuptibles, 4 mai 2005. » ou soutenant une logique de « tri sélectif33« Immigration, quotas : danger », Libération, 3 février 2005. ». C’était largement un procès d’intention, puisque les quotas de Boutih visaient à s’ajuster aux capacités d’intégration s’opposant ainsi terme à terme au projet d’« immigration choisie » du candidat Sarkozy, salué par le patronat34Mouna Viprey, « Immigration choisie, immigration subie : du discours à la réalité », La Revue de l’Ires, vol. 64, n°1, 2010, pp. 149-169. parce qu’il souhaitait concentrer l’immigration sur les métiers en tension, conduisant inévitablement à la modération salariale dans ces secteurs.

La gauche est donc enfermée dans un cercle vicieux, elle ne veut plus parler de régulation de l’immigration et même quand elle tient encore à défendre l’autre partie de son programme historique sur l’immigration, la politique d’intégration, elle fait face à un très large échec. La comparaison est en effet cruelle : d’après l’OCDE, la France fait moins bien que la moyenne des autres pays en ce qui concerne le taux de pauvreté des immigrés et de leurs descendants, mais aussi moins bien sur leur taux d’emploi35Ces faibles performances sont également liées au niveau d’éducation et de formation professionnelle des candidats à l’immigration en France, en moyenne plus basse que dans les autres États de l’OCDE. et leur état de santé. Nous sommes tout juste dans la moyenne concernant l’accès à la nationalité française et les scores PISA (niveau scolaire) des enfants d’immigrés36« Indicators of immigrant integration: Overview and challenges 2023 », OCDE/Commission européenne, 2023. Précisons toutefois que les immigrés arrivant en France sont en moyenne moins qualifiés que ceux présents en Allemagne et au Royaume-Uni.. Concernant la ségrégation sociale, frein majeur à l’intégration, les analyses de France Stratégie montrent que les indices de concentration des populations immigrées sont passés en moyenne de 17 % à 26 % entre 1990 et 201537Hugo Botton, Pierre-Yves Cusset, Clément Dherbécourt et Alban George, L’évolution de la ségrégation résidentielle en France : 1990-2015, document de travail, n°2020-09, France Stratégie, 2020. NB : cela signifie qu’un immigré extra-européen vit en 2015 dans un quartier où il y a en moyenne 26% d’immigrés extra-européens., ce qui conduit à la création de véritables ghettos, certaines unités urbaines présentant une population composée à plus de deux tiers d’immigrés extra-européens ou de leurs enfants.

Une incapacité supplémentaire à mener des politiques ambitieuses d’intégration

Cette piètre performance se fait malgré un budget conséquent consacré aux politiques d’intégration. Mais là aussi, l’idéologie nous empêche : souhaitant éviter tout reproche de reproduire une domination coloniale ou de détruire les identités d’origine, notre politique d’intégration s’est montrée singulièrement généreuse sur les dépenses passives. Ainsi, l’allocation reçue par les demandeurs d’asile est supérieure à celle allouée par la plupart des pays d’Europe, Allemagne comprise. De même, si les places en foyer d’accueil ont doublé en cinq ans pour atteindre 110 000 places, c’est le logement d’urgence, très onéreux et peu propice à l’intégration, qui a réellement explosé : nous étions à 500 millions d’euros il y a vingt ans, nous sommes aujourd’hui à 3 milliards d’euros. Idem pour la santé, où nous garantissons, pratiquement seuls en Europe, à tous les immigrés des soins urgents et non urgents gratuits38Didier Leschi, Ce grand dérangement. L’immigration en face, nouvelle édition augmentée, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023..

À côté de cela, les dépenses qui permettraient une réelle intégration sont parcimonieusement consenties : l’alphabétisation et l’apprentissage du français sont financés à hauteur de 250 millions en France, quand l’Allemagne y consacre 1 milliard d’euros39Language Training for Adult Migrants, Making Integration Work, OCDE, 2021.. Le même écart France/Allemagne peut être identifié dans l’aide à la recherche d’emploi et la formation des immigrés, enjeu très faible chez nous, quand il est majeur en Allemagne et dans d’autres pays européens, où des facilités sont apportées aux immigrés (garde d’enfants, adaptation des cours de langues) pour permettre leur recherche d’emploi. La comparaison ne nous est également pas favorable sur le parcours civique proposé en France et expédié en quatre jours, alors qu’il dure trois semaines en Allemagne. Concernant la ségrégation sociale, les politiques allemandes de répartition directive des immigrés et danoise de lutte contre la formation de ghettos, où une utilisation stratégique du logement social est mise en place, sont à comparer avec la quasi-absence de politiques de ce type en France. Si l’on ajoute la très faible conditionnalité des aides et de l’accès aux titres de séjour, se dessinent les raisons de l’inefficacité de notre modèle d’intégration. Alors que les délivrances annuelles de premiers titres de séjour sont passées de 171 000 à 270 000 entre 2077 et 202140« Immigrés et descendants d’immigrés », Insee, 2023., notre système reste très généreux sur des politiques avec un impact de court terme, très chiche sur les politiques avec un impact sur le long terme, mal considérées, parce qu’elles demandent un engagement des immigrés ou qu’elles pourraient être jugées trop conditionnelles à un comportement vertueux de leurs bénéficiaires ou trop directives.

Un décrochage électoral de la gauche à partir des années 2000

L’impossibilité pour la gauche de formuler à nouveau des thèses régulatrices et intégrationnistes sur l’immigration fait apparaître, au courant de ces années 2000, un segment en déshérence dans les enquêtes d’opinion, celui des classes populaires favorables à la Sécurité sociale et opposées à l’immigration41Raul Magni Berton, « Immigration et soutien à l’État providence. Une analyse de l’opinion publique française », Revue d’économie politique, vol. 124, n°1, 2014, pp. 75-100.. En déshérence parce que ce segment est alors plus abstentionniste que la moyenne, ne se reconnaissant plus dans la gauche qui a renoncé à tout discours sur l’immigration et l’intégration, pas davantage dans une droite qui veut casser l’État social, cet électorat vote alors minoritairement pour le FN. Ce segment électoral se distingue de l’anti-immigrationnisme de droite par le fait qu’il considère les travailleurs immigrés comme une concurrence sur le marché du travail et un danger pour les équilibres de la protection sociale, rejoignant les analyses de Marx et de Jaurès, là où l’électorat de droite les considère comme un fardeau, faiblement productif et dont la présence conduit à une fiscalité accrue. Cet électorat a donc bien perçu ce que les analyses de Pierre Rosanvallon démontrent : le niveau élevé de solidarité consenti au travers de la Sécurité sociale (31% du PIB) ne se conçoit qu’à destination de la communauté nationale ou des travailleurs qui vont bientôt en faire partie. Une solidarité ouverte comme l’aide au développement qui se déploie au-delà des nationaux est structurellement beaucoup moins généreuse (1%)42Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 2015.. Au-delà de la protection sociale, la perception de ces électeurs populaires qui voient dans l’immigration une menace pour l’emploi et les salaires tend à être confirmée par le consensus scientifique grandissant des économistes. L’effet de l’immigration apparaît en effet dans certaines études économétriques comme négatif au global avec un impact négatif plus important sur les bas salaires, les faibles qualifications, les salariés précaires et les travailleurs appartenant à la vague précédente d’immigration43Pour s’en convaincre, on pourra consulter les synthèses produites par les groupes de recherche sur le sujet à Science Po (Hélène Thiollet, et Florian Oswald, « Migration, salaire et emploi : un aperçu de la recherche », Cogito, Sciences Po, 16 novembre 2020) et à Oxford (Martin Ruhs et Carlos Vargas-Silva, « The labour market effects of immigration », The Migration Observatory, Université d’Oxford, 2014)..

Déjà attiré par le FN/Rassemblement national (RN), du fait de la promesse de « préférence nationale », cet électorat sera progressivement aimanté par Marine Le Pen à partir du moment où celle-ci accentuera son discours social. C’est ce que met en lumière Pascal Perrineau dans ses travaux sur le gaucho-lepénisme44Pascal Perrineau, « Le gaucho-lepénisme », dans Anne Muxel (dir.), Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016 ; Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, Paris, Seuil, 2017.. Cet ouvrage ajoute à l’approche quantitative des enquêtes d’opinions une série d’une dizaine d’entretiens permettant de mieux cerner les motivations du basculement d’électeurs ou de militants de gauche vers le RN. Parmi ces raisons, l’évolution doctrinale de la gauche, comme le souligne dans un entretien un homme de 24 ans, étudiant en sciences sociales, ancien électeur de gauche : « Les communistes dans les années 1980 étaient bien contre l’immigration ! Ils le disaient déjà et très clairement qu’accepter l’immigration de masse n’est qu’une façon de baisser les salaires du peuple ! Et aujourd’hui la gauche est ultra-immigrationniste et ultra-cosmopolite, ils sont le bras armé du capitalisme. » Le livre de Perrineau identifie également comme facteur d’adhésion le tournant social du RN, ainsi que le montre cet entretien avec un jeune étudiant, ancien électeur de gauche : « Cela a totalement changé à partir du moment où le FN s’est prononcé pour la retraite à 60 ans, qu’il a commencé à y avoir des syndicalistes qui passaient au FN, je me suis dit bon, bah là, voilà, c’est bon le FN, ça a changé et on veut changer, je vais m’y mettre. » À la suite de Laurent Bouvet, Pascal Perrineau conclut la description de ce gaucho-lepénisme en regrettant « l’embourgeoisement social et culturel de la gauche qui a changé profondément le dispositif et le fait que le discours sur l’immigration, sur les valeurs d’ordre et d’autorité, sur la valorisation nationale par rapport à des outgroups plus ou moins stigmatisés ne trouve plus sa place dans l’univers de la gauche ».

Rejetées dans l’abstention et de plus en plus dans l’extrême droite par le sans-frontiérisme de la gauche, les classes populaires viennent, de facto, servir de force d’appoint à l’identitarisme remigrateur du pôle RN/Reconquête. Les électeurs de gauche sont en effet près d’un sur deux (48%) à penser qu’il y a trop d’immigrés en France aujourd’hui (+21 points depuis 2018). Ce sentiment est même majoritaire chez les sympathisants de La France insoumise (LFI) (51%, +20) et ceux d’Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) (50%, +22)45Adelaïde Zulfikarpasic, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), Fondation Jean-Jaurès, 11 avril 2023.. Sans jugement de valeur, on peut simplement constater qu’il est nécessaire de traiter la question avant que l’état de l’opinion et ensuite les résultats électoraux ne deviennent encore plus favorables aux RN qu’ils ne le sont déjà. Rappelons que, selon un sondage de sortie des urnes Elabe de 2022, 68% des ouvriers votant s’étaient prononcés pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, probablement faute d’offre politique adéquate à gauche. En effet, là où les aspirations populaires sont à la régulation, à l’intégration et à une forme de protectionnisme évitant le dumping social et la mise en danger de l’État-providence, l’extrême droite traite certes le sujet, mais comme elle l’a toujours fait, sous l’angle purement identitaire et raciste, avec ses ressorts classiques issus du nationalisme intégral et de l’idéologie du « grand remplacement » : ségrégation ethnique des migrants, critiques de l’intégration et de l’assimilation, dénationalisation de certains Français et ultimement remigration des dénationalisés. Ces idées sont pourtant en porte-à-faux avec l’opinion d’une grande majorité de Français qui considèrent de manière écrasante (62%) qu’une « lutte vigoureuse contre le racisme est nécessaire en France », soit un niveau semblable à celui mesuré par la CNDH il y a vingt ans (59% en 2002)46« Les Français face à la lutte contre le racisme et la question des discriminations au travail », Ifop,  21 mars 2022.

La gauche impuissante face au projet de loi sur l’immigration de 2023

Dès lors, le piège se referme sur la gauche : de moins en moins en phase avec les attentes des classes populaires, son électorat naturel, elle voit celui-ci rejoindre majoritairement le vote RN, ce qui conduit en retour à un embourgeoisement supplémentaire et une accentuation des réflexes no border, qui marginalisent encore davantage la gauche chez les ouvriers, grevant toute chance sérieuse de victoire électorale et toute capacité réelle de lutte contre l’influence de l’extrême droite. À la suite de Malek Boutih, certains essaient de sortir de ce cercle vicieux et de réactiver la thématique de la régulation de l’immigration pour protéger emplois et salaires. À côté d’Arnaud Montebourg, François Ruffin et Fabien Roussel qui s’y sont essayés, le plus emblématique est le Jean-Luc Mélenchon de 2018 : « Oui, il y a des vagues migratoires. Oui, elles peuvent poser de nombreux problèmes aux pays d’accueil.Elles posent de nombreux problèmes quand certains s’en servent pour faire du profit sur le dos des malheureux47« Jean-Luc Mélenchon pris en étau sur l’immigration », Le Figaro, 4 septembre 2018.. »Comme pour les communistes en 1981 et pour Malek Boutih en 2005, les accusations de nationalisme et de racisme en retour n’ont pas manqué, du NPA à LREM, conduisant rapidement LFI à abandonner ce positionnement.

C’est ce piège qui peut expliquer la remarquable impuissance de la gauche à peser sur les politiques d’immigration, comme l’a illustrée la dernière séquence politique autour du projet de loi « immigration » de 2023. Le texte était initialement inspiré par une logique proche de celle de l’immigration choisie de Nicolas Sarkozy : régularisons et favorisons l’immigration là où il y a un besoin de main-d’œuvre et de qualifications, c’est-à-dire dans les fameux « secteurs en tension ». Ce projet, porté par l’aile gauche de Renaissance autant que par les secteurs du patronat concernés par un déficit de main-d’œuvre (restauration, bâtiment, agriculture) aurait pu s’étendre au reste de la gauche jusqu’au PCF. En témoigne la pétition « Travailleurs sans papiers : un appel uni et unique pour la régularisation48« Travailleurs sans papiers : un appel uni et unique pour la régularisation », tribune collective, Libération, 11 septembre 2023. ». La position de LFI, favorable à la régularisation de tous les sans-papiers a ramené la gauche à son sans-frontiérisme classique. À aucun moment, la question de l’impact de l’immigration sur l’emploi, les salaires ou la protection sociale n’a été posée à gauche.

De leur côté, Les Républicains (LR), qui auraient sans doute pu voter le texte gouvernemental s’ils avaient été au pouvoir, s’en sont tenus, au Sénat et à l’Assemblée, à la posture habituelle de la droite lorsqu’elle est dans l’opposition : limitation de l’immigration et introduction d’une forme de préférence nationale dans les mécanismes de protection sociale en y introduisant une forme de préférence nationale. Privé de ses soutiens de gauche et de droite, le texte gouvernemental s’est retrouvé minoritaire et sanctionné par une motion de rejet votée par le RN, LR et la gauche. La refonte de la loi en commission mixte et le soutien du RN ont conduit à ce que le projet de LR se substitue à celui de Renaissance : retours des quotas d’immigration définis tous les trois ans par le Parlement, durcissement du regroupement familial, relèvement du niveau de maîtrise requis de langue française pour accéder à des titres de séjour et surtout exclusion pour cinq ans des étrangers réguliers de certaines prestations sociales (aide au logement, allocations familiales). Ces prestations étant financées au moins en partie par les revenus du travail (cotisations, CSG), le projet de LR introduit une rupture avec les principes de la Sécurité sociale à la française qui lie « cotisations et affiliation » pour « garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature ».

La séquence politique a donc vu s’affronter toutes les options politiques sur l’immigration, sauf la position historique de la gauche qui lie régulation de l’immigration et défense de l’emploi, des salaires, des conditions de travail et de la Sécurité sociale. Cette position était pourtant attendue par ses électeurs et anciens électeurs. François Ruffin a essayé de la tenir au début du débat en défendant le principe de la régulation (« Il y a un droit à notre pays de réguler les migrations, de dire qui on veut et qui on veut pas. »), en critiquant l’immigration dans les secteurs en tension (« Je ne veux pas d’une immigration choisie, quand j’entends qu’on manque de main-d’œuvre dans certains métiers et que peut-être une immigration subsaharienne pourrait y répondre, je m’y refuse. ») et surtout en liant la question migratoire avec celles des salaires (« Ce qu’il faut faire, c’est améliorer le statut et les revenus. Tous ces métiers en tension sont ceux pour lesquels on s’est dit pendant quarante ans que la main-d’œuvre n’était qu’un coût qu’il fallait diminuer49« Le Grand Entretien », France Inter, 18 septembre 2023. »). François Ruffin n’a pas été écouté et n’était rejoint sur cette position que par Marine Le Pen, qui a tenu un temps un discours proche : « Ça fait quarante ans qu’on nous dit que le patronat réclame de la main-d’œuvre étrangère dans les métiers en tension, parce que les Français ne veulent pas travailler dans ces métiers. Ce ne sont pas des feignants, ils ne veulent pas travailler à un salaire qui ne leur permet pas de vivre, alors qu’évidemment la main-d’œuvre étrangère accepte de le faire. Cela crée au moment où nous parlons des milliers de travailleurs pauvres50« Réforme des retraites, motion référendaire, projet de loi sur l’immigration, Ukraine… Ce qu’il faut retenir de l’interview de Marine Le Pen », France Info, 1er février 2023.. » Cette triangulation, maintenant habituelle au RN sur toutes les positions traditionnelles de la gauche (patriotisme, laïcité, retraites), n’a cette fois pas fait long feu. Le RN s’est en effet rallié au projet de LR : se positionner comme le parti anti-immigration, y compris sur des positions racistes et anti-sociales, étant prioritaire sur toute autre considération. C’est d’ailleurs au moins à court terme un bon calcul politique, puisque le RN sort renforcé par cette séquence politique pour 65% des électeurs, quand ce sentiment n’est partagé que par 7% des électeurs pour la gauche51« Les Français satisfaits que le projet de loi immigration ait été voté », sondage Elabe, 20 décembre 2023..

Conclusion. Un espace politique majeur pour une gauche responsable sur l’immigration

Rendue inaudible par son sans-frontiérisme, la gauche a paradoxalement un espace politique majeur si elle renoue avec son héritage historique. Face au caractère anti-social du projet LR, face à l’idéologie du « grand remplacement » de l’extrême droite et à l’idéologie no border en son sein, il est possible d’établir un programme clair.

Pour faire pièce au sans-frontiérisme habituel de la gauche, ce programme passe d’abord par l’acceptation de certaines dimensions du projet gouvernemental pour faire pièce. L’idée d’une définition d’orientations pluriannuelles de la politique d’immigration et d’intégration par le Parlement (nombre d’étrangers accueillis, moyens consacrés à l’intégration) doit être préservée. Elle est au principe même de toute stratégie démocratique de régulation de l’immigration. Elle est approuvée par 60% des électeurs de gauche et 80% des Français52Ibid.. Le principe d’un accès conditionnel aux titres de séjour en fonction des efforts d’intégration doit également être conservé. Cet équilibre des droits et des devoirs est seul à même de remettre en tension les politiques d’intégration pour les rendre plus efficace.

Pour contrer le discours économiciste du centre droit sur l’immigration choisie vers les « métiers en tension », la gauche pourrait proposer de conditionner toute vague d’immigration ou de régularisation à la poursuite de l’amélioration des conditions de travail, de l’’harmonisation des minimas de branche et de l’égalité salariale pour le bénéfice de tous les salariés – qu’ils soient récemment arrivés en France ou présents ici depuis plus longtemps ou depuis toujours.

Face au discours anti-social de la droite LR et du RN, tels qu’ils se sont exprimés lors du débat sur la loi de 2023, la gauche devra porter de nouveaux équilibres associant, à l’instar de la gauche danoise, maîtrise de l’immigration avec extension de la protection sociale, notamment dans le champ de la santé, avec un refinancement du système public ou sur les retraites.  

Contre l’idéologie du « grand remplacement », la gauche devra montrer qu’avec un volontarisme et un investissement public fort dans une intégration enfin active, il est possible de refaire des Français, d’abord, par l’investissement massif dans l’accès à la langue et l’acquisition par les nouveaux venus des principes républicains qui constituent le socle commun à tous les citoyens. Ensuite, par le développement prioritaire de la formation continue des immigrés pour une meilleure adaptation des compétences des salariés nouvellement arrivés aux besoins du marché du travail. Enfin, par la lutte résolue contre la ségrégation sociale, d’autant plus efficace que les flux d’entrée seront régulés. Si l’on ajoute à cela la naturalisation de ceux qui travaillent ici et contribuent à la vie sociale depuis longtemps et la consolidation d’une politique d’asile généreuse par le biais de procédures raccourcies se dessine un volontarisme en faveur des nouveaux venus qui sera alors au moins aussi conséquent que le volontarisme qui permet aux jeunes enfants nés en France de bien grandir ici.

Ce n’est qu’à ces conditions que la gauche peut casser la montée jusqu’ici inexorable de l’extrême droite, reconquérir les classes populaires, redevenir majoritaire et espérer gouverner.


Retrouvez les autres contributions de la série Asile, immigration, intégration :

  • 1
    Émile Zola, Germinal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999 [1885].
  • 2
    Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008 [1890].
  • 3
    Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, tome 10 (1869-1870), Paris, Éditions sociales/Gallimard, 1984.
  • 4
    Jean Jaurès, Œuvres, tome 5. Le Socialisme en débat (1893-1897), Paris, Fayard, 2018. Le texte a également été republié en ligne dans la revue Le Vent se lève.
  • 5
    Jean Jaurès, « L’effort nécessaire », L’Humanité, 28 juin 1914.
  • 6
    Léon Gani, Syndicats et travailleurs immigrés, Paris, Éditions sociales, 1972. Nous avons très largement puisé dans cet ouvrage, décisif pour la compréhension de la position des syndicats français sur l’immigration entre les années 1910 et 1970. Toutes les citations de cette note évoquant les points de vue des centrales syndicales sur le sujet en sont issues.
  • 7
    En 1963, Georges Pompidou déclare : « L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail, et de résister à la pression sociale », dans Danièle Lochak, « Le tri des étrangers : un discours récurrent », Plein droit, vol. 69, n°2, 2006.
  • 8
    Jacques Chirac, TF1, émission « L’Événement »,19 février 1976.
  • 9
    Bernard Granotier, Les travailleurs immigrés en France, Paris, François Maspero,1970.
  • 10
  • 11
    Le 23 décembre 1980, le maire communiste de Vitry-sur-Seine, Paul Mercieca, lance une opération de destruction d’un bâtiment en rénovation recueillant des travailleurs maliens. Ceux-ci avaient été amenés depuis la ville de Saint-Maur plus riche et dirigée par la droite, contre l’avis du conseil municipal de Vitry. Quelques semaines plus tard, Robert Hue, maire de Montigny-lès-Cormeilles, voulant lutter contre le trafic de drogue, met en cause une famille marocaine du quartier.
  • 12
    « M. Georges Marchais approuve « sans réserve » l’action du maire communiste de Vitry-sur-Seine », Le Monde, 8 janvier 1981.
  • 13
    « L’affaire de Vitry-sur-Seine relance le débat sur la répartition des familles immigrées », Le Monde, 30 décembre 1980.
  • 14
    « Les lieux de culte pour les musulmans », Le Monde, 17 février 1981.
  • 15
    « “Nous ne nous laisserons pas intimider”, déclare M. Georges Marchais », Le Monde, 12 février 1981.
  • 16
    Adrien Broche, La gauche, les travailleurs immigrés et la question sociale : retour historique, Fondation Jean-Jaurès, 30 mars 2021.
  • 17
    Le Monde, 14 novembre 1980.
  • 18
  • 19
    Ibid.
  • 20
    Denis Maillard, Quand la religion s’ invite dans l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.
  • 21
    Un système paternaliste avait été mis en place dans les usines Simca, absorbées par Peugeot, utilisant la religion comme facteur de cohésion et de contrôle des travailleurs immigrés.
  • 22
    Comme le montre Denis Maillard, ces grèves, menées selon le mot d’ordre « 400 francs pour tous, 5e semaine accolée aux congés, 30 minutes pour le Ramadan ; nous voulons être respectés ! » mêlent des revendications sociales et d’autres apparemment religieuses. La CGT ne sut pas voir que, derrière ces dernières, il y avait le souhait de s’intégrer définitivement à la société française et de ne plus revenir que comme touriste dans le pays d’origine. C’est la lecture religieuse qui prévaudra désormais.
  • 23
    « La nouvelle politique du gouvernement à l’égard des travailleurs immigrés et de leurs familles », Conseil des ministres du 23 juillet 1981, Vie publique.
  • 24
    Marc Weitzmann, Un temps pour haïr, Paris, Grasset, 2018.
  • 25
    Agnès Hochet, « L’immigration dans le débat politique français », Pouvoirs, 1988, vol. 47, pp. 23-30.
  • 26
    « Le Front national veut défendre les Français d’abord » Le Monde, 6 février 1973.
  • 27
    Faisant en 1986 le bilan de la politique menée par la gauche, la Direction de la population et des migrations expliquait encore que « le rôle des pouvoirs publics est de favoriser les conditions de cette insertion [des étrangers qui vivent dans notre pays] sans supprimer ni privilégier l’identité des diverses communautés immigrées ».
  • 28
    Abdelmalek Sayad, « État, nation et immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration », Peuples méditerranéens, n°27-28, 1984, pp. 187-205.
  • 29
    François Héran, « L’intégration des immigrés : débats et constats », La vie des idées, 14 janvier 2020.
  • 30
    Malek Boutih, Une nouvelle politique de l’immigration, Rapport interne pour le Parti socialiste, 2005.
  • 31
    Malek Boutih et Dominique Baillet, « L’intégration politique et économique des immigrés et de leurs enfants aujourd’hui », Confluences Méditerranée, vol. 39, n°4, 2001, pp. 129-138.
  • 32
    « Malek Boutih classé X », Les Inrockuptibles, 4 mai 2005.
  • 33
    « Immigration, quotas : danger », Libération, 3 février 2005.
  • 34
    Mouna Viprey, « Immigration choisie, immigration subie : du discours à la réalité », La Revue de l’Ires, vol. 64, n°1, 2010, pp. 149-169.
  • 35
    Ces faibles performances sont également liées au niveau d’éducation et de formation professionnelle des candidats à l’immigration en France, en moyenne plus basse que dans les autres États de l’OCDE.
  • 36
    « Indicators of immigrant integration: Overview and challenges 2023 », OCDE/Commission européenne, 2023. Précisons toutefois que les immigrés arrivant en France sont en moyenne moins qualifiés que ceux présents en Allemagne et au Royaume-Uni.
  • 37
    Hugo Botton, Pierre-Yves Cusset, Clément Dherbécourt et Alban George, L’évolution de la ségrégation résidentielle en France : 1990-2015, document de travail, n°2020-09, France Stratégie, 2020. NB : cela signifie qu’un immigré extra-européen vit en 2015 dans un quartier où il y a en moyenne 26% d’immigrés extra-européens.
  • 38
    Didier Leschi, Ce grand dérangement. L’immigration en face, nouvelle édition augmentée, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023.
  • 39
    Language Training for Adult Migrants, Making Integration Work, OCDE, 2021.
  • 40
    « Immigrés et descendants d’immigrés », Insee, 2023.
  • 41
    Raul Magni Berton, « Immigration et soutien à l’État providence. Une analyse de l’opinion publique française », Revue d’économie politique, vol. 124, n°1, 2014, pp. 75-100.
  • 42
    Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 2015.
  • 43
    Pour s’en convaincre, on pourra consulter les synthèses produites par les groupes de recherche sur le sujet à Science Po (Hélène Thiollet, et Florian Oswald, « Migration, salaire et emploi : un aperçu de la recherche », Cogito, Sciences Po, 16 novembre 2020) et à Oxford (Martin Ruhs et Carlos Vargas-Silva, « The labour market effects of immigration », The Migration Observatory, Université d’Oxford, 2014).
  • 44
    Pascal Perrineau, « Le gaucho-lepénisme », dans Anne Muxel (dir.), Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016 ; Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, Paris, Seuil, 2017.
  • 45
    Adelaïde Zulfikarpasic, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), Fondation Jean-Jaurès, 11 avril 2023.
  • 46
    « Les Français face à la lutte contre le racisme et la question des discriminations au travail », Ifop,  21 mars 2022.
  • 47
    « Jean-Luc Mélenchon pris en étau sur l’immigration », Le Figaro, 4 septembre 2018.
  • 48
    « Travailleurs sans papiers : un appel uni et unique pour la régularisation », tribune collective, Libération, 11 septembre 2023.
  • 49
    « Le Grand Entretien », France Inter, 18 septembre 2023.
  • 50
    « Réforme des retraites, motion référendaire, projet de loi sur l’immigration, Ukraine… Ce qu’il faut retenir de l’interview de Marine Le Pen », France Info, 1er février 2023.
  • 51
    « Les Français satisfaits que le projet de loi immigration ait été voté », sondage Elabe, 20 décembre 2023.
  • 52
    Ibid.

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