Loi immigration : un point de bascule

Le vote de la loi immigration, sur l’ensemble de l’échiquier politique, a constitué un moment de bascule, notamment du fait des conditions dans lesquelles elle a été adoptée. Boris Vallaud, député des Landes et président du groupe « socialistes et apparentés » à l’Assemblée nationale, livre son analyse d’une séquence politique inédite, témoignant d’une irrémédiable dérive droitière de la majorité présidentielle.

Je suis entré à l’Assemblée nationale avec le sentiment d’être encadré par deux compagnons exigeants : la justice et la démocratie. L’une est aujourd’hui brutalisée et l’autre se trouve, à bien des égards, trahie.

Je ne me suis dans cette affaire réjouis de rien. Je n’ai jamais eu la fascination du spectacle de la chute et je suis trop conscient des vents mauvais de l’époque. Je tiens le moment pour grave, il l’est, et je sais confusément depuis longtemps la clarification politique inéluctable. Le tragique est que ce moment se soit noué dans la trahison des valeurs communes, celle de la République ou de l’idée que je m’en fais, laquelle trahison révèle plus profondément l’inquiétante difficulté, jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, de croire ce en quoi nous croyons.

La loi immigration, ou l’histoire d’une irrémédiable dérive droitière

Il est d’abord une histoire fausse qu’il faut solder, celle derrière laquelle une majorité présidentielle penaude pensait se cacher pour se blanchir un peu de son forfait, rejointe aussi par des voix mieux intentionnées, se demandant si la gauche ne s’était pas éhontément, et à tout dire coupablement, soustraite à son devoir de législateur en votant une motion de rejet au soutien de laquelle se sont opportunément portées les voix de la droite et de l’extrême droite. La question est légitime et j’ai cru nécessaire de me poser à nouveau la question de mon choix, pensant méthodiquement contre moi. Certains ont cru, tout aussi sincèrement, à la possibilité par le débat parlementaire d’un « moindre mal ». Je leur dis que nous n’y avons jamais cru et que c’était déjà s’accommoder du mal, ce à quoi nous n’avons jamais voulu nous résoudre. Il est selon moi des principes indivisibles qui par nature ne souffrent d’aucun « en même temps ». À celles-là, à ceux-là, qui nous interpellent, je dis qu’ils ne consacrent pas trop d’énergie à la flagellation de leurs amis et se concentrent sur leurs vrais adversaires. Qu’ils évitent de se faire les faciles professeurs de vertu qui toujours raisonnent mais jamais ne décident. Trois choses méritent d’être rappelées : le dépôt, comme le vote, d’une motion de rejet font partie des pratiques parlementaires habituelles, pour ne pas dire banales ; nous ne sommes, par définition propriétaires de nos seuls suffrages, aucunement comptables des voix de la droite et de l’extrême droite ; et enfin, nous ne sommes pas les supplétifs d’une majorité relative sur un texte qui avait déjà franchi un certain nombre de lignes rouges de nos fondamentaux. La crise politique, en définitive, ne réside pas dans le rejet du texte par les oppositions, car l’affaire dans toute démocratie libérale en serait restée là – respect de l’expression de la représentation nationale, retrait du texte, démission du ministre -, mais dans son maintien à toute force, dans les choix faits ensuite par le gouvernement et la majorité, dans les tristes stratégies florentines mises au service d’un dessein populiste.

Je remonte le fil d’une histoire commencée il y a plus d’un an, faite de tergiversations, de faux départs et de fausses promesses. Je crois pouvoir dire que tout était écrit pour s’achever dans cette étrange défaite. Nous n’avons fait qu’en accélérer le calendrier.

Depuis des mois, la pente était prise d’une irrémédiable dérive droitière. Dans le choix d’introduire le projet de loi au Sénat d’abord, dont nul ne pouvait ignorer ni la composition, ni l’orientation politique en matière migratoire ; dans les négociations exclusives engagées ensuite par le ministre de l’Intérieur avec la droite d’Éric Ciotti qui avait sans fard présenté son projet dans les colonnes du Journal du dimanche et épousé déjà les thèses et le programme du Rassemblement national ; dans la disparition sans avis de recherche du ministre du Travail ; dans la façon dont ont été conduits, enfin, les débats à la Chambre haute avec la complicité du gouvernement qui en a accompagné les errances et les excès. Est-il besoin de rappeler les avis de sagesse portant sur la suppression de l’Aide médicale d’État (AME) ou sur la préférence nationale ? Faut-il souligner le vote des sénateurs de la majorité présidentielle en faveur d’un texte qui ne ressemblait plus au projet originel du gouvernement qui déjà prétendait abusivement à l’équilibre entre humanité et fermeté ?

Quant à la commission des lois de l’Assemblée nationale, dont je fus l’un des membres, elle n’avait que très partiellement « nettoyé », avec l’aide de la seule gauche, le texte du Sénat et multipliait encore les concessions à l’avantage de la droite et de l’extrême droite – quotas, durcissement du regroupement familial, rétrécissement du titre étranger malade, raidissement du contrôle des étudiants étrangers, rabougrissement des régularisations par le travail, remise en cause de l’inconditionnalité de l’accueil… Le débat dans l’hémicycle formulait déjà, par la voix du ministre de l’Intérieur, la promesse de nouvelles concessions aux Républicains puisqu’il annonçait une loi future sur l’AME, satisfaisant aux préjugés les plus faux et les plus vils, et le rétablissement du délit de séjour irrégulier…

Sans motion de rejet votée, les quinze jours de débat dans l’hémicycle auraient été au bénéfice exclusif de la droite courant après l’extrême droite, avec la bénédiction du ministre et sous les commentaires gourmands, xénophobes et menteurs des médias de Vincent Bolloré. Ils se seraient conclus sans majorité avec, au choix, un aventureux 49.3 auquel la droite avait promis une motion de censure ou une commission mixte paritaire dans la même configuration que celle que nous avons connue, avec les mêmes exigences délirantes des Républicains et la même lâche complaisance d’un exécutif prêt à tout pour avoir un texte. Car ce qui se jouait n’était déjà plus la question migratoire mais, d’un côté, la capacité du président de la République de maintenir son autorité et ainsi de poursuivre un quinquennat dont il ne sait en vérité que faire et, de l’autre, celle d’un ambitieux ministre de l’Intérieur de trouver une majorité sur un texte, quel qu’il fût et quoi qu’il en coûtât à l’État de droit. Il s’agissait pour lui moins d’écrire un texte que de dessiner un avenir politique.

Ces quinze jours de débat, donnant à voir et à entendre le pire, auraient conduit au même résultat, à la même dramaturgie, au même lâche soulagement. Nous avons par notre vote, non pas refusé un débat, dont l’honnêteté devrait conduire tout observateur sagace à admettre que depuis des mois il avait eu lieu – au Parlement dès octobre 2022 à l’initiative du gouvernement, en juin puis en septembre 2023 au Sénat d’abord, en commission des lois de l’Assemblée ensuite, quatre-vingt-trois heures de débat rien que sur la loi… – mais désigné le mur des principes sur lequel le gouvernement et la majorité se précipitaient. Ceux-là pouvaient freiner, ils ont choisi d’accélérer. Rien n’oblige jamais à l’obstination déraisonnable, ni aux accommodements avec les principes. Nous n’avons en aucune manière contraint le gouvernement et la majorité à embrasser à pleine bouche la droite et l’extrême droite, à renoncer aux principes essentiels sur le respect et la défense desquels nous avions fait élire Emmanuel Macron contre l’extrême droite par deux fois. Nous les avons mis face à un choix. Ils l’ont accompli de leur plein gré, en conscience, parfois en mauvaise conscience, ils n’en sont que plus coupables. Certains dans la majorité ont prétendu pour toute explication à leur vote – piteuse excuse – qu’ils n’avaient eu d’autre choix que ce pacte faustien. Rien n’est plus faux. Rien n’est ni mieux et ni plus dignement démenti que par le vote de celles et de ceux qui, dans la majorité, tout autant tiraillés que d’autres entre des fidélités contradictoires, ont voté contre ce texte. Je salue leur clairvoyance et leur courage. Et l’existence d’un seul Aurélien Rousseau, démissionnaire de ses fonctions ministérielles, suffit à donner tort à tous les autres. Quant à Élisabeth Borne, alors Première ministre, puisqu’il me faut en dire un mot au moins, prétendant avoir le « sentiment du devoir accompli »1« Élisabeth Borne : « J’ai le sentiment du devoir accompli » après l’adoption de la loi immigration », France Inter, 20 décembre 2023., j’ai peur qu’elle ait depuis longtemps perdu de vue ce qu’est son devoir… Il ne suffit pas de se tenir droit dans ses bottes, encore faut-il que ce soient les siennes.

Un rendez-vous manqué et un grand mensonge

Ce débat sur l’immigration méritait pourtant mieux que cette coalition funeste de l’ignorance, des préjugés et de l’opportunisme. Cette loi est, à n’en pas douter, un rendez-vous manqué autant qu’un grand mensonge fait aux Français.

La mondialisation des hommes appartient au cycle présent de notre histoire. Or nous regardons cela sans saisir que l’expression de la seule souveraineté des États ne suffit plus à réguler un phénomène mondial. A-t-on seulement compris que ce monde-là n’existe plus et qu’il appelle des réponses nouvelles ? Tout reste à comprendre, à imaginer. Tout reste à faire pour en définir les règles nouvelles. Si on ne le fait pas, la question migratoire risque d’être au contraire une cause de désordres et déjà de désastres humanitaires. Nous avons besoin d’une perspective globale capable de saisir dans un même mouvement sociétés de départ, sociétés d’accueil et migrants eux-mêmes. Les réponses d’hier appliquées à la situation d’aujourd’hui ne feront qu’aggraver le mal.

Cette loi n’est en définitive qu’une vulgaire loi de police des étrangers qui prétend à l’ordre. Mais de quel ordre parle-t-on lorsque l’on expulse non plus sur la base de peines prononcées mais de peines encourues, qu’on ne parle plus de politique migratoire mais de politique anti-immigrés ? De l’ordre qui règne à Budapest sous la férule de Viktor Orbán ? de celui de Matteo Salvini ? de Giorgia Meloni ? Il y a l’ordre qui cache le désordre et celui qui s’oppose à la justice. Quel ordre ? L’ordre sanglant qui laisse mourir en Méditerranée, où l’homme se nie lui-même ? L’ordre qui prend ses pouvoirs dans la haine, où la République s’ignore ? Assurément cet ordre-là n’est pas le nôtre. Cet ordre-là n’est pas l’ordre républicain. « Ce n’est pas l’ordre qui renforce la justice, c’est la justice qui donne sa certitude à l’ordre2Albert Camus, « Éditorial », Combat, 12 octobre 1944.. » Voilà avec Camus notre façon de concevoir la chose.

Cette loi est un grand mensonge fait aux Françaises et aux Français parce qu’elle ne règle rien des questions effectivement posées par la question migratoire. Va-t-elle permettre de « contrôler » l’immigration ? Rien ne permet de le dire. Y aura-t-il moins d’hommes et de femmes quittant leur pays pour y fuir la misère ou la répression ? Y aura-t-il moins de passeurs ? Moins de noyés dans la Méditerranée, moins de mineurs arrivant sur nos côtes européennes ? Qui peut le croire ? Y aura-t-il moins de gens dans des tentes, à la rue ou sous les ponts ? Moins de files d’attente devant les préfectures ? Moins de contentieux devant les tribunaux administratifs ? Plus de laisser-passer consulaires et de reconduites ? Je ne le crois pas. Moins de travailleurs sans papiers ? Non. Quant à l’intégration, elle n’est qu’un mot, elle n’existe que dans l’intitulé de la loi.

Ce que veulent les Français, ce que proposent les socialistes

La gauche et singulièrement les socialistes, au nom desquels je crois pouvoir ici m’exprimer, n’ont pas esquivé le débat, entravés qu’ils seraient par je ne sais quelle gêne s’agissant de la question migratoire ; ils l’ont au contraire nourri d’un discours rénové – adopté en octobre dernier à l’unanimité du bureau national du Parti socialiste3Parti socialiste, « Immigration, asile, inclusion : un cadre clair pour mieux accueillir », 4 octobre 2023. – s’interrogeant sur la meilleure des façons de répondre à une question qui, de fait, sans être au sommet de leurs préoccupations, taraude les Françaises et les Français. Nous nous sommes refusés à l’ignorer tant à beaucoup l’avenir est incertain, le présent difficile et l’idéal de l’intégration malmené.

Les Français veulent le respect de l’ordre républicain, nous proposons de remettre en « bon ordre » le grand bazar de la politique migratoire du gouvernement : un droit des étrangers illisible et incompréhensible ; un empilement désordonné de réformes successives ; des procédures inefficaces ; des instructions ubuesques ; un manque accablant de moyens des préfectures ; une dématérialisation dysfonctionnelle ; des tribunaux administratifs embolisés ; une politique d’éloignement défaillante ; des obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées sans discernement et en définitive rarement exécutées… Une politique migratoire maîtrisée, c’est d’abord une politique migratoire claire, organisée, applicable et appliquée. Cela relève pour l’essentiel du pouvoir réglementaire, d’instructions ministérielles, de l’organisation des services de l’État. Avant même que d’envisager une 29e loi en quarante ans, rétablir le bon ordre est le préalable à une refondation en profondeur de notre politique migratoire sur laquelle bâtir un nouveau consensus républicain et des parcours migratoires sans violence.

Les Français sont attachés à la valeur du travail et la reconnaissance des travailleurs, nous proposons une politique de régularisation par le travail. Nous parlons ici d’hommes et de femmes dans l’emploi bien qu’invisibles, des ouvriers des travaux publics ou du bâtiment, comme ceux croisés sur les chantiers du village olympique ; nous parlons de ces employés en grève de Chronopost, des livreurs de chez UberEats ou de Deliveroo, de cette dame que l’on ne croisera pas, levée avant le soleil, repartie avant l’aube, pour faire le ménage de nos bureaux, de cet homme ramassant nos poubelles dans le froid ou sous la pluie, de cette femme qui s’occupe peut-être de nos enfants aujourd’hui, de nos parents demain, ou de celui-ci qui est en cuisine dans notre restaurant de quartier… Des travailleurs qui travaillent et sans lesquels des pans entiers de notre économie ne fonctionneraient pas. Je vous parle de sortir de l’hypocrisie, beaucoup payent déjà des impôts et des cotisations sociales. Nous avons besoin d’eux aujourd’hui, nous en aurons plus besoin encore demain.

Les Français veulent remettre en route une intégration en panne, nous proposons une politique d’inclusion globale, convaincus que le processus d’intégration est au cœur de la constitution du peuple français comme nation. Une vraie politique d’inclusion se plaçant autant du point de vue de celui qui arrive que de la société qui reçoit, qui impliquerait les élus locaux, les associations comme les entreprises, qui poserait la question de l’accueil et de ses modalités, de l’accès au logement, aux soins, y compris en santé mentale, à la formation professionnelle, à l’emploi en particulier des femmes arrivant dans le cadre du regroupement familial. Une politique d’inclusion qui renforcerait et interrogerait l’enseignement de la langue et des valeurs de la République, lutterait contre toutes les discriminations ; penserait la répartition solidaire des populations étrangères sur le territoire national. Une politique qui se préoccuperait de scolarisation des enfants allophones, d’aide à la parentalité, d’accompagnement médico-social, d’accès à la culture, au sport, aux loisirs, aux vacances. Une politique globale, transversale, rattachée au Premier ministre et qui échapperait ainsi à la main du seul ministère de l’Intérieur.

Parce que l’immigration est un phénomène mondial, enfin, qui appelle tout à la fois une compréhension mondiale, une gouvernance mondiale et des régulations régionales, nous plaidons pour un « GIEC » et des accords de Paris des migrations dans le cadre du pacte mondial des migrations. C’est en ce sens qu’aucun débat sur la question de l’asile et de l’immigration ne peut s’isoler dans le huis clos national et que nous rejetons les propositions formulées par la droite et l’extrême droite qui, pour l’essentiel, se situent désormais non seulement en dehors du camp républicain mais aussi du champ européen. L’Europe n’est pas le problème mais une part importante de la solution, nous avons besoin d’une politique commune : voilà pourquoi nous défendons à la fois le droit d’asile en France et la réforme du système de Dublin en Europe, voilà pourquoi nous plaidons aussi pour une harmonisation de la politique des visas, des titres de séjour, mais également des conditions d’accueil et des procédures d’asile, ainsi que pour une reconnaissance mutuelle des décisions de protection internationale. Notre approche fondée sur l’accueil digne et le respect des droits humains n’est pas compatible avec certaines des pratiques actuelles de l’Union européenne (UE). Si la coopération avec les pays de transit des migrants, pour lutter par exemple contre les mafias des passeurs, est indispensable, les politiques visant à financer massivement des pays non européens pour garder sur leur territoire les migrants dans des conditions dégradées voire inhumaines n’est pas acceptable et constitue une politique à courte vue. De même, nous refusons toute « conditionnalité migratoire » dans les politiques d’aide au développement visant à refuser toute aide à des pays qui refuseraient de s’engager à « reprendre » « leurs » migrants. Il n’est pas certain que le Pacte européen sur l’immigration et l’asile satisfasse pleinement à ces exigences et ait trouvé le bon équilibre entre responsabilité et solidarité. Malheureusement.

Cette loi est un rendez-vous manqué et un grand mensonge donc, mais là n’est pas l’essentiel.

Une victoire idéologique de l’extrême droite

L’essentiel réside dans le grand ébranlement moral et l’effondrement intellectuel que constitue le vote d’un texte participant comme jamais auparavant de la normalisation de l’extrême droite et de la banalisation de ses idées, lui offrant ce qu’elle tient elle-même pour une « victoire idéologique4Clément Guillou, « Projet de loi « immigration » : le baiser de la mort de Marine Le Pen, qui revendique une « victoire idéologique » », Le Monde, 20 décembre 2023. » et c’est d’abord au président de la République, orchestrant la débâcle, qu’il faut faire reproche d’avoir manqué de ce type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de code moral dont parlait Pierre Mendès France à propos de la démocratie. Chacun sent et sait que l’extrême droite a désormais l’organisation politique et, peut-être aussi, la force sociale pour conquérir le pouvoir et que l’emballement de la défiance est partout. Lorsqu’on a, dès lors, par deux fois été élu pour faire barrage à l’extrême droite, la rectitude républicaine doit commander chaque décision et toute pratique. Toute concession faite à l’extrême droite est une faute morale et toute tentative de triangulation pour, prétendument, lui faire échec une erreur tactique car c’est oublier que « la domination même est servile quand elle tient à l’opinion car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés »5Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation, 1762.. C’est obsédé par la possibilité de ce jour malheureux qu’il faut agir. À propos des lois scélérates de 1893 et 1894 visant à réprimer le mouvement anarchiste, Léon Blum écrivait en 1898 dans La Revue blanche : « Tout le monde avoue que de telles lois n’auraient jamais dû être nos lois, les lois d’une nation républicaine, d’une nation civilisée, d’une nation probe. Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge (…) Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens ». Et celui-ci d’ajouter, « surtout, il ne faut pas qu’une réaction de demain s’en serve ». Nous en sommes là : la réaction nous veille, et c’est aussi parce que nous connaissons l’histoire que nous avons l’obsession qu’après nous, aucune réaction ne se serve de l’ordre républicain que nous aurions bâti pour se retourner contre la République elle-même.

Depuis de longs mois déjà, nous nous alarmons de la cécité d’un président de la République obstinément enfermé dans l’étroit espace intellectuel de ses certitudes, ne se sentant en rien obligé par les conditions de son élection et désespérément incapable de saisir les implications politiques et institutionnelles d’une absence de majorité à l’Assemblée. Je me souviens, aux premiers jours de juillet 2022, de cette question posée à sa demande par la Première ministre à chacun des présidents de groupe, « à quels compromis êtes-vous prêts ? », nous signifiant par la même que le président n’en ferait aucun. Il aura fini d’épuiser une Ve République à bout de souffle, pathologiquement défavorable à la concertation et aux compromis, et d’abîmer la politique dans ce que les Françaises et les Français lui conservaient encore de crédit. La machine à trahir, c’est lui.

L’honnêteté doit nous conduire à admettre que ce « parlementarisme de fait » issu des urnes fut pour nous tous une surprise avant que d’être un objet institutionnel non identifié qu’il nous fallait comprendre et apprivoiser, au moment même où l’extrême droite y rentrait en nombre. Chacun s’est interrogé sur sa façon d’être au Rassemblement national, nous avons fait le choix à gauche du front républicain, bien seuls, quand la majorité glissait, elle, dans l’urne des bulletins pour faire élire l’extrême droite au bureau de l’Assemblée. Nous avons réfléchi sur ce que pouvait être cette hydre politique faisant vivre ensemble le cerveau de la IVe République et le corps de la Ve, à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse ? Pas un parlementaire qui ne se soit demandé, dans un apprentissage hasardeux, quelle opposition être, ce que majorité relative veut dire. J’ai adressé à la présidente de l’Assemblée au nom du groupe socialiste six pages de propositions – demeurées sans réponse – pour tenter de nous donner un mode d’emploi et pour mieux articuler les fonctions d’évaluation, de contrôle et de législateur de notre assemblée.

« Le peuple n’a pas besoin de tuteur ni de maître, il a besoin de guides honnêtes et intelligents qu’il s’est lui-même choisis. (…) Le tort des hommes qui nous dirigent, c’est de ne pas croire à la possibilité de cette démocratie libérée », disait Lamartine6Discours du 4 juin 1843.. Le seul en définitive qui ne se soit jamais interrogé, c’est le président de la République, jamais avare, quoi qu’il en coûte à la démocratie, d’une brutalisation de nos institutions, d’un coup de force ou d’un coup de menton inaugurant des pratiques dont d’autres après lui pourraient dès lors se revendiquer sans qu’on n’y puisse rien opposer. Adoptant le point de vue de Sirius, j’avais à la tribune de l’Assemblée, au moment de la réforme des retraites, interrogé la Première ministre sur la façon dont nous considèrerions et qualifierions un régime qui utiliserait les procédures parlementaires les plus expéditives pour conduire une réforme aussi importante, demeurerait indifférent à l’opposition unanime des organisations syndicales, resterait sourd aux manifestations millionnaires de son peuple et adopterait en définitive sans vote du Parlement une réforme engageant plusieurs générations7Boris Vallaud, Discours à l’occasion du débat sur la proposition de loi abrogation du recul de l’âge effectif de départ à la retraite, Assemblée nationale, 8 juin 2023.. La réponse était dans la question. Voilà comment on pave le chemin mauvais des démocraties illibérales.

Et que dire du soin capon laissé au Conseil constitutionnel de faire le ménage d’un texte dont l’exécutif convient lui-même qu’il est perclus d’inconstitutionnalités, sinon qu’il se laisse à nouveau, lui et sa majorité, coupablement enfermer dans le piège tendu par l’extrême droite ? Car c’est bien l’expression de la volonté populaire que les députés de la majorité ont exprimé par leur vote. Chacun lit ici sans peine la suite inquiétante de l’histoire et les conséquences politiques de l’annulation d’une très grande partie de la loi. Il en naîtra immanquablement une polémique, la droite et l’extrême droite en tirant la démonstration que le respect de la « volonté du peuple » s’en trouve contrariée par la Constitution elle-même et plus largement par un bloc de constitutionnalité qui dès lors doit être réformé… La Constitution, le préambule de 1946, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tout y passera puisque tout aura été constitutionnellement tenté pour « régler » la question migratoire. Qui s’opposera alors à cet appétit de réforme constitutionnelle, à l’idée qu’une loi votée par une majorité parlementaire puisse prévaloir sur la Constitution et les conventions internationales ? Qui résistera à l’inscription de la préférence nationale dans la Constitution ? Le président de la République prêt à élargir le champ du référendum à la question de l’immigration ? La majorité ? Le lâche espoir que les dispositions inconstitutionnelles soient annulées aura pour seul effet de renforcer les propositions de celles et de ceux qui voudront demain changer la Constitution, se mettre à l’abri des conventions européennes et du « gouvernement des juges », et in fine en finir avec la démocratie libérale et l’État de droit. Voilà à quoi conduit la rencontre tragique des idéologues sans substance ni boussole du pragmatisme et des maquignons du patriotisme occupés à mettre en pièce leur propre patrie.

Un retour du clivage gauche-droite

Ce moment dit une chose importante et consacre un fait politique majeur : la fin du « en même temps », c’est-à-dire de la promesse originelle, à laquelle certains ont honnêtement cru – que j’ai pour ma part toujours tenue pour viciée –, du « et de gauche et de droite ». La fin du macronisme lui-même et le début d’une cohabitation sans fard avec la droite. C’est sans doute là pour le président de la République que se trouve sa majorité jusqu’alors introuvable, autant que le point d’équilibre de son camp, pour mettre en œuvre le programme de droite sur lequel il a été élu. Le macronisme n’était pas une troisième voix, il était une voie sans issue. Chacun aura aussi fait le constat de l’impuissance et donc de l’inutilité d’une aile gauche dans une majorité obstinément de droite.

Il y a dans ce moment une lueur. Le retour possible du clivage droite-gauche qui n’est pas la part maudite de la politique mais au contraire la condition de sa survie ; ce qui rend possible le débat, les alternances apaisées, les compromis authentiques et les lois immortelles dont la République parfois s’honore. Il nous éloigne de ce dilemme posé par Emmanuel Macron, « moi ou le chaos », qui finissait, tourné en son contraire, par nourrir l’envie grandissante du chaos.

Il offre à la gauche, à la plus grande gauche, rassemblée et unie, qui dans ce moment sombre a parlé de la même voix, une responsabilité historique et un chemin. Mais la gauche de demain ne peut pas être celle de la rumination morose de son passé, ni moins encore celle perpétuellement en guerre contre elle-même, conscients que nous sommes d’être moins veillés, peut-être, par la révolution écologique et sociale que par la révolution nationale. Cette gauche doit être une gauche de la réinvention, de l’audace, de la conquête de la liberté pour tous, une gauche qui retrouve le goût des grandes odyssées, de la culture, une gauche au service de celles et de ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre, du côté de celles et de ceux qui subissent « l’Histoire avec sa grande hache » comme disait Georges Perec, une gauche au service de l’Homme. Nous devons retrouver l’audace du réformisme radical perdue dans la culture gestionnaire et renouer avec le geste de la rupture qui mena François Mitterrand à la victoire : rompre avec un monde invivable du fait des injustices et inhabitable du fait du dérèglement climatique. Une gauche républicaine, sociale, humaniste, universaliste, écologiste, fraternelle, aimantée par deux idées exigeantes et cimentée par l’impératif de fraternité sans laquelle la vie en commun est impossible : la poursuite de l’égalité et la promesse d’émancipation.

Cette gauche existe dans les partis politiques certes, pour peu qu’ils acceptent de se concevoir dans leur diversité, se parlent, travaillent ensemble et acceptent de construire des compromis, mais cela ne peut-être leur affaire seuls. La gauche vit aussi dans les syndicats, les associations, les mouvements d’éducation populaire, les collectivités territoriales, dans les universités, les théâtres, les journaux et les bibliothèques. Parmi les Françaises et les Français qui partout se désespèrent de nous autant qu’ils espèrent de nous. Que cette grande gauche dispersée, et dès lors impuissante, se rassemble pour bâtir l’alternative. Il ne s’agit pas pour cette « gauche hors les murs » de prendre la carte de tel ou tel parti mais de prendre parti à l’heure où le camp de la réaction s’unifie et se consolide.

La victoire de l’extrême droite n’a rien d’inéluctable. Il ne tient qu’à nous. Il ne tient qu’à la gauche. Il est temps.


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