Dans cette huitième contribution de notre série « Asile, immigration, intégration », Emma Antropoli, maire adjointe au Pré-Saint-Gervais en Seine-Saint-Denis, revient sur les conséquences de la loi immigration pour les collectivités territoriales. Si le Conseil constitutionnel a censuré 32 articles, notamment ceux portant sur l’action sociale des collectivités territoriales, la loi immigration a une portée symbolique fragilisant le principe d’égalité et l’idéal de fraternité. Pour l’élue, c’est tout le pacte républicain et démocratique qu’il faudrait repenser.
Trente-deux articles censurés : après les aigreurs laissées par sa décision sur la réforme des retraites, le Conseil constitutionnel redonne un souffle aux institutions républicaines avec sa décision relative à la loi immigration1Décision n°2023-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration..
Entre fantasmes et représentations, les lois concernant l’immigration, principalement pour réguler celle-ci, sont un signe des temps modernes, marqués par la multiplication de crises géopolitiques, écologiques, le terrorisme et la peur de l’Autre.
En 2023, la loi immigration proposée par le gouvernement d’Élisabeth Borne et portée par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin n’a pas qu’une portée normative : elle ancre également de manière symbolique la mise en retrait de notre devise « Liberté, égalité » mais surtout « fraternité ». Débats au Parlement sur la fixation de quotas migratoires, resserrement des conditions du regroupement familial, délais pour bénéficier de prestations sociales non contributives, caution pour les étudiants étrangers afin de s’assurer de leur retour une fois les études terminées, manifestation de volonté pour l’accès à la nationalité française à 18 ans… La liste est longue, et les renoncements aussi. Le Conseil constitutionnel a reçu quatre saisines sur la constitutionnalité de ce texte voté du fait du soutien de l’extrême droite : de la part du président de la République, de la présidente de l’Assemblée nationale, du groupe Nupes à l’Assemblée nationale et de la gauche sénatoriale. Résultat, il a censuré trente-deux articles, principalement pour des questions de procédure.
Cette note propose de revenir sur les conséquences de la loi immigration pour les collectivités territoriales au regard de leurs compétences, mais également de considérer les tensions entre démocratie exercée sur le plan national et démocratie locale dans un État où la République est décentralisée et où les collectivités s’administrent librement.
Il faut toujours regarder du côté des collectivités, un peu comme le ciel rouge au coucher de soleil qui annonce un lendemain venteux. Les mesures prises par l’État dans certaines collectivités au titre de la différenciation territoriale pourraient être vues comme le signe d’une meilleure prise en compte des contextes locaux, d’une expérimentation qui pourra être généralisée, mais elles pourraient également constituer une première entaille aux principes républicains et à notre histoire commune. Déjà en 2018, la loi asile et immigration revenait sur le droit du sol à Mayotte, pourtant département français, et allongeait le délai nécessaire pour l’obtention du RSA. Cette politique au titre de la lutte contre l’immigration irrégulière implique par conséquent que la loi ne s’applique pas de manière uniforme sur l’ensemble du territoire.
La loi immigration n’est pas une réforme paramétrique des prestations sociales ; elle constitue une rupture avec le principe constitutionnel d’égalité et l’idéal de fraternité
La loi immigration avant la censure du Conseil constitutionnel impactait l’action sociale des collectivités
Parmi les collectivités les plus impactées par la loi immigration, les départements, mais également les communes, de manière différenciée en fonction évidemment de leur taille et de leur démographie migratoire. En Seine-Saint-Denis, 32% de la population est immigrée, contre 10% pour le reste du territoire national hors Mayotte. Dans le Finistère, les immigrés représentent 3,2% de la population2Localisation des immigrés et des descendants d’immigrés, Insee, 30 mars 2023..
Deux mesures de la loi immigration impactent directement les collectivités territoriales :
- l’allongement du délai pour bénéficier de prestations sociales non contributives dont certaines sont directement gérées par les collectivités (article 19). En effet, l’accès à certaines prestations sociales non contributives sera conditionné à une durée de séjour régulier en France (délai de carence) : cinq ans pour les aides personnelles au logement (APL) sauf si le demandeur travaille depuis trois mois en France ou dispose d’un visa étudiant ; cinq ans pour les allocations familiales, l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et le droit au logement opposable (Dalo) sauf si le demandeur travaille depuis deux ans et demi. Ces dispositions ne concernent pas les réfugiés, apatrides et les détenteurs d’une carte de résident (de dix ans), ni l’allocation enfant handicapé et la prestation de compensation du handicap3Site Vie publique.. Il faut noter que cette mesure a un impact indirect sur les collectivités, notamment au regard des aides facultatives octroyées par les organismes publics locaux (départements et communes via les centres communaux d’action sociale notamment) ;
- la vérification par le maire des conditions de logement et de ressource, le silence valant refus (article 5).
Ces deux articles ont été censurés par le Conseil constitutionnel.
La portée économique et symbolique de cette loi fragilise le principe d’égalité et l’idéal de fraternité
Cette loi aurait eu sans conteste une portée économique en resserrant les prestations sociales délivrées par les organismes de Sécurité sociale et par les collectivités tout en renforçant la précarité et la paupérisation des populations immigrées. Les départements de gauche ont opposé à ces mesures un « bouclier républicain ». Stéphane Troussel, président de la Seine-Saint-Denis, a annoncé, comme 32 autres présidents, refuser d’appliquer la loi concernant une des prestations directement administrées par le département : l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) au titre du principe de libre administration. Il précise que 88% des bénéficiaires de l’APA dans sa circonscription sont des personnes âgées de 75 ans et plus, contre une moyenne de 82 ans au niveau national parmi lesquels 72% de femmes4Simon Barbarit, « Fronde des départements de gauche contre la loi immigration : “Je ferai tout pour mettre en œuvre un bouclier républicain”, annonce Stéphane Troussel », Public sénat, 21 décembre 2023.. Si, au nom de la hiérarchie des normes, le bouclier aurait été fragile, le Conseil constitutionnel a mis fin à la bataille qui s’annonçait.
Cette loi aurait eu également une portée normative quant à l’interprétation du principe d’égalité sur le territoire et pour l’ensemble de la population résidente sur le territoire national. Il faut rappeler que la plupart des articles ont été censurés au titre de la procédure et non des principes constitutionnels ; en cela, cette décision n’est pas opposable pour l’avenir.
Cette loi a tout de même, pour ce qu’il en reste, et les débats qu’elle a suscités, une portée symbolique majeure. Le droit des étrangers en France a été réformé 18 fois entre 1996 et 2021, soit plus que des lois sur l’école, l’écologie ou encore la décentralisation. À chaque fois, ces lois, qui ont une portée à la fois normative et symbolique, marquent pas à pas le creusement d’une fracture entre la gauche et la droite, et une progression de la xénophobie en France. Ainsi, le rapport 2022 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie note sur la plateforme Pharos une part croissante de signalements pour « provocation publique à la haine et la discrimination raciale, ethnique ou religieuse » dans la catégorie « xénophobie et discrimination » (de 32% en 2019 à 65% en 2022)5Vie publique, « Racisme, antisémitisme et xénophobie : le bilan 2022 de la Commission des droits de l’homme », 18 juillet 2023.. Cette loi rompt également avec l’idéal républicain de fraternité et la tradition d’accueil de la France déjà pourtant bien érodée. Elle dit quelque chose de notre société où l’individualisme exacerbé s’est mué en séparatisme social. À l’image des réseaux sociaux qui nous contraignent dans une tendance ou dans un algorithme, l’Autre suscite la méfiance, la peur, le rejet, la défiance. Dans cette loi, l’étranger est accueilli à bras ouvert s’il vient grossir les rangs des métiers en tension, du « sale boulot » que les nationaux refusent maintenant de faire et d’autant plus s’il fait partie des professions recherchées notamment dans les métiers du soin pour abreuver nos déserts médicaux ! Une vision utilitariste de l’immigration a remplacé celle universaliste des droits humains et de l’accueil.
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Abonnez-vousLa loi immigration est symptomatique d’un pacte républicain et démocratique à repenser
Les tensions entre un national polarisé donc affaibli et radicalisé et une démocratie locale archipellisée
Les tensions relatives à la loi immigration et à l’annonce de « bouclier républicain » contre celle-ci sont le fruit de tensions ravivées entre jacobinistes et fervents d’une démocratie exercée à l’échelle locale, s’appuyant sur l’article 72 de la Constitution et le principe de libre administration des collectivités.
Dans un autre registre, et selon la couleur politique, différentes collectivités peuvent s’affranchir ou annoncer s’affranchir de certaines obligations : suivi des mineurs non accompagnés (MNA), mises en place des zones zéro artificialisation nette (ZAN). Les réactions concernant l’application de cette loi ne sont pas nouvelles mais au regard du droit, et notamment de la hiérarchie des normes, elles n’ont pas vocation à prospérer.
Néanmoins, dans une configuration politique émiettée et radicalisée sur le plan national et des démocraties locales matures mais archipellisées, il y a un point de tension exacerbé avec la loi 3DS (Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) qui prône la différenciation locale. Dès lors, faut-il laisser le régalien à l’État et décentraliser l’ensemble des politiques publiques dans un principe de subsidiarité ? Ce n’est pas réellement le chemin qui est pris. Néanmoins, dans un contexte social caractérisé par un désengagement démocratique et des fractures sociales et économiques, il semble indispensable de rapprocher la démocratie du citoyen et de renouer avec l’idéal de fraternité.
Un pacte démocratique à refonder autour de la dignité et de la fraternité
D’abord, il faut indiquer que si la censure de trente-deux articles de la loi immigration est une bonne nouvelle, elle l’est « pour le moment ». En effet, la plupart des censures portent sur des vices de procédures et cavaliers législatifs, pas sur une application du droit constitutionnel au regard du principe d’égalité, de dignité, de droit à une vie familiale par exemple. Si cette décision créait un précédent au regard de principes à valeur constitutionnelle, elle aurait pu être une barrière pérenne à toute tentative ultérieure, ce n’est pas le cas. Donc le soulagement doit rapidement laisser place à la vigilance démocratique.
L’immigration est inéluctable et, au regard du contexte géopolitique (multiplication des conflits, catastrophes climatiques), les flux migratoires ne vont pas diminuer. Quitter un pays en guerre, où il n’y a pas d’avenir, fuir la montée des eaux, les motifs se multiplient. Dès lors, il faudra davantage accompagner ces phénomènes plutôt que les ignorer. L’Union européenne avec 274 404 arrivées en 2023 s’est d’ailleurs dotée de règles concernant l’accueil des réfugiés et l’asile. Elle assure un traitement identique dans l’ensemble des États de l’Union et en cas de crise propose une répartition des demandeurs… ou des amendes. On se rappelle à cet égard de Giorgia Meloni, pourtant élue sur un programme frontiste, dépassée par la crise des migrants à Lampedusa en septembre dernier. Preuve une nouvelle fois que les discours d’extrême droite, en plus d’être xénophobes, sont en dehors de toute réalité pragmatique.
En France, la politique d’immigration relève du domaine régalien et doit faire l’objet d’un débat démocratique qui s’exerce au Parlement. Les collectivités sont des partenaires de cette politique puisqu’elles accueillent sur leur territoire communal, départemental ou régional les personnes immigrées qui s’intègrent au tissu local par le travail et la participation à la vie locale et associative, mettent leurs enfants dans les écoles de la République.
Dès lors, il semble urgent de refonder un lien entre la politique nationale décidée en matière d’immigration et l’échelon local qui assure l’intégration des personnes qui rejoignent et décident de s’installer en France. Or, les dispositions inscrites dans la loi immigration – le refus de la prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) pour les jeunes majeurs, la fin de l’accès à l’hébergement d’urgence après rejet de la demande d’asile notamment – mettront à l’épreuve les droits des personnes étrangères mais aussi les collectivités territoriales en charge de ces sujets.
Enfin, il est nécessaire de travailler à conjurer le sentiment de déclassement d’une partie de la population qui entretient le populisme et la montée de la peur de l’Autre. Pour cela il s’agit en matière de politiques publiques de travailler sur la question de la dignité : dignité au travail par les conditions de travail et de rémunération, dignité dans la relation avec l’Autre. L’idéal de fraternité ne pourra être approché que par la restauration de la confiance en soi d’abord, en l’Autre et surtout en nos institutions publiques.
Retrouvez les autres contributions de la série Asile, immigration, intégration :
- Contribution n°1 : Loi immigration : un point de bascule, Boris Vallaud
- Contribution n°2 : L’immigration, un enjeu français ?, Jean-Daniel Lévy
- Contribution n°3 : L’engagement des réfugiés dans la société française : une réalité avérée, par Smaïn Laacher et Alain Régnier
- Contribution n°4 : Loi immigration : préférence nationale et remise en cause des fondements de la Sécurité sociale, Jérôme Guedj, Collectif République sociale
- Contribution n°5 : L’accueil des réfugiés en France. Dix questions pour comprendre, Paolo Artini, Smaïn Laacher
- Contribution n°6 : La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques, Bassem Asseh, Daniel Szeftel
- Contribution n°7 : L’« appel d’air » : une mécanique des fluides ?, Smaïn Laacher
- 1Décision n°2023-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration.
- 2Localisation des immigrés et des descendants d’immigrés, Insee, 30 mars 2023.
- 3Site Vie publique.
- 4Simon Barbarit, « Fronde des départements de gauche contre la loi immigration : “Je ferai tout pour mettre en œuvre un bouclier républicain”, annonce Stéphane Troussel », Public sénat, 21 décembre 2023.
- 5Vie publique, « Racisme, antisémitisme et xénophobie : le bilan 2022 de la Commission des droits de l’homme », 18 juillet 2023.