L’accueil des réfugiés en France : dix questions pour comprendre

Les termes de la loi immigration votée en décembre 2023 posent question sur la manière dont les personnes arrivées sur le territoire français, après un départ contraint de leur pays, y seront désormais accueillis. Pour faire le point sur la situation des réfugiés, Smaïn Laacher, directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation, interroge Paolo Artini, représentant en France du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Introduction. La figure du réfugié, une figure constamment suspectée, par Smaïn Laacher

La figure du réfugié hante-t-elle l’Europe ? Sans aucun doute. Mais pas seulement cet espace régional. C’est une hantise partagée sur tous les continents par tous les États nationaux et par de nombreuses populations, toutes conditions et classes sociales confondues. Ce n’est certes pas nouveau, mais cette hantise ne cesse de pousser hors de toute rationalité, de tout débat serein. Il ne s’agit pas, bien entendu, de diviser dogmatiquement le monde en « persécuteurs » et en persécutés », en « méchants » et en « misérables », en « racistes » et en « victimes », etc.1La surpolitisation de ce thème aboutit le plus souvent à la production d’une opinion morale comme substitut à l’argument scientifique. Ceci a pour conséquence de se laisser imposer l’objet et ses présupposés bureaucratiques ou institutionnels. L’immigration, les immigrés, les demandeurs d’asile et les réfugiés (en d’autres termes, dans les représentations spontanées, les « pauvres », les « dominés », les « exclus », les « parias », etc.) constituent une population non seulement constamment suspectée de présence illégitime mais qui incline aussi très fortement, et presque naturellement, à basculer dans la compassion, l’idéologie ou le (grossier) parti pris politique. La liste de cette pensée par couple est infinie et toujours plus ou moins caricaturale. Il n’en reste pas moins que ce processus de méfiance et de suspicion généralisées s’est considérablement accru ces dernières décennies pour au moins trois raisons historiques. Je me permets de les énoncer brièvement.

Tout d’abord, il y a eu la fin de ce que l’on a appelé la guerre froide qui a sensiblement modifié l’intérêt stratégique de l’asile et a eu pour conséquence une modification sociologique des propriétés biographiques des demandeurs d’asile. Les dissidents des pays de l’Est et les militants antifascistes d’Amérique latine ont laissé place à d’autres populations venues d’autres continents, beaucoup plus hétérogènes socialement, économiquement et politiquement.

Par ailleurs, l’accroissement des échanges mondiaux et le développement des transports aériens et maritimes à bas coût ont réduit les distances entre les pays et donc, dans une certaine mesure, « facilité » les déplacements et la circulation des personnes.

Enfin, depuis la fin des années 1980, de manière franche et significative, nombreux ont été les pays capitalistes développés qui ont affiché une volonté politique d’« endiguer » les flux migratoires du Sud vers le Nord. Cette volonté n’a pas exclu les personnes en quête d’asile puisqu’elle s’est accompagnée d’une politique de plus en plus restrictive aboutissant à un rejet relativement massif des demandes d’asile.

La problématique de l’asile et des réfugiés, au-delà des chiffres, ne peut se réduire simplement à une relation logique entre deux catégories : l’accord ou le rejet du demandeur d’asile. Je pense que l’enjeu central de la protection des personnes, qui est une mission de plein droit des États nationaux et de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ne doit jamais être disjointe, en pratique et en théorie (et donc politiquement), d’une série d’autres enjeux : ceux des institutions ayant un rapport direct ou indirect avec la protection internationale des personnes, de la géopolitique, de l’économie, du droit, de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie. Car de quoi s’agit-il lorsqu’on évoque les demandeurs d’asile et les réfugiés ? De l’État et de ses relations aux normes internationales, de la guerre (civile ou entre États), du racisme, des frontières2Je rappelle, au passage et contrairement aux clichés en vogue, que la frontière comme enjeu de souveraineté nationale pour l’Afrique n’est pas un enjeu décisif dès lors que la très grande majorité des conflits sur ce continent sont des guerres civiles internes et non des conflits de territoires entre deux États., des déplacements forcés de populations, de persécution d’État, de conventions internationales, etc. Autrement dit, les thèmes de l’asile et plus largement ceux des réfugiés et des déplacés n’engagent pas seulement les relations entre les États. Ils sont à la fois causes et effets des transformations des sociétés et de l’ordre international. Ils sont aussi, on l’oublie trop souvent, au cœur des relations de domination et d’interdépendance entre nations et entre États. Plus précisément, les déterritorialisations et les mobilités forcées soulèvent des questions cruciales qui n’intéressent pas seulement l’Afrique ou le Moyen-Orient. La « multi-appartenance » des individus à plusieurs territoires et à plusieurs lieux, pour ne citer qu’un exemple, est une configuration plus fréquente qu’on ne le croit. Cela pose aussitôt la question de la nature de la puissance publique dans ces pays exportateurs de demandeurs d’asile et de réfugiés et de leurs rapports à la problématique générale de la protection de leurs propres ressortissants, ainsi que de ressortissants étrangers ayant besoin d’une protection internationale. La question pourrait être ainsi formulée : peut-il y avoir une « politique migratoire » (immigration, flux migratoires et asile) dans des pays où l’État est faible, déliquescent, absent, dictatorial ou privatisé ? D’où toute la difficulté à définir et à qualifier cet État. Que signifie avoir une politique migratoire lorsqu’un État ne possède pas de formes objectives, ni codifiables ni codifiées par le droit, ne compte qu’une Constitution sur le papier non contraignante et sans aucun effet juridique, ne connaît ni administrations locales ni centrale, se trouve sans réelle emprise ni contrôle sur son territoire, avec des fonctionnaires sans salaire et une fiscalité sans ressource, etc. ? Certes, tous les pays ne sont pas comparables tant dans leur histoire que dans leurs structures politiques et économiques ; tout comme ils ne sont pas tous comparables, loin de là, dans leurs traditions en matière d’asile. 

En réalité, même si elles ne sont pas explicitées organisationnellement et juridiquement, en pratique il existe des « politiques migratoires » ne serait-ce qu’en se déchargeant sur le HCR ou en appliquant des normes et des catégories produites ailleurs, principalement importées de pays développés. Il est vrai que se doter politiquement d’une « politique migratoire » et la mettre en œuvre sont deux niveaux différents. Discours et pratique (ou effectivité des pratiques) ne doivent pas être confondus. Toujours dans la même perspective, face à l’impuissance de nombreux États du Sud, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) est une institution décisive dans la production des catégories et des identités. C’est d’ailleurs moins une organisation humanitaire – comme on le croit parfois – qu’un dispositif de gouvernement des hommes dans les lieux où il lui est donné le mandat d’intervenir. Dans le champ des identités, le HCR a le pouvoir de faire exister, d’inclure ou d’exclure. En effet, plus l’absence de l’État est manifeste, plus le HCR a de pouvoirs pour décider et choisir quelles sont les personnes qui pourront accéder au statut protecteur de réfugié.

Il faut élargir notre approche afin de mettre en relation une multiplicité d’espaces sociaux et inégaux en droit au sein d’un même territoire national. Même lorsque les droits ne sont pas explicitement refusés aux étrangers, la question se pose de leurs conditions d’effectivité. La protection des immigrés, des demandeurs d’asile et des réfugiés (ceux par exemple éligibles par le HCR) est-elle possible quand le droit ordinaire ne suffit pas à protéger les nationaux3On se reportera pour de plus amples développements sur ces questions importantes à Luc Cambrézy, Smaïn Laacher, Luc Legoux, Véronique Lassailly-Jacob (dir.), L’asile au Sud. Un enjeu contemporain, Paris, La Dispute, 2008, et à Smaïn Laacher, De la violence à la persécution. Femmes migrantes sur la route de l’exil, Paris, La Dispute, 2010. ? L’enjeu de la protection ne relève pas seulement du droit ou du registre juridique. L’histoire de l’humanité est aussi une histoire de la lutte pour la construction d’un système de sécurité sociale (au sens large) qui veillerait à ce que les accidents de la vie ne soient pas des accidents fatidiques. La recherche de la protection est une donnée historique et non pas naturelle. L’histoire de l’asile doit aussi se lire dans cette perspective.

Que l’on soit contraint par la force ou par la peur de quitter son pays, que l’on sollicite une protection internationale à un autre État que le sien, que l’on soit un réfugié statutaire, voire que l’on soit un « migrant exilé », dans toutes ces situations il est aujourd’hui reconnu par de très nombreuses instances nationales et internationales que nous sommes en présence de situations de traumatismes caractérisées par une grande instabilité psychologique, sociale et économique. L’errance entre les pays, les villes et les camps pour ces populations est fréquente. Bien sûr, spontanément et en s’appuyant sur le droit, c’est à-dire sur ce que l’on pourrait appeler des catégories opérationnelles classiques, on peut sans grande difficulté nommer et qualifier ces situations et ceux et celles qui les vivent : réfugiés statutaires, clandestins, réfugiés urbains, etc. Mais, au mieux, ces descriptions ne renvoient qu’à des images instantanées ; elles sont le plus souvent incapables de rendre compte de la perméabilité et des multiples passages entre ces catégories. Car l’exil n’est pas seulement un voyage entre des espaces (pays, villes, etc.), c’est aussi un voyage entre des catégories classificatoires : un jour « sans-papiers », un autre jour « demandeur d’asile », un autre jour un « régularisé temporaire », etc. Des mots comme « immigrés », « clandestins », « sans-papiers », « migrants économiques » « faux réfugiés », etc. n’appartiennent pas seulement au registre de la langue ordinaire. Ces mots sont aussi, et probablement avant tout, des catégories d’État qui trouvent leur traduction pratique dans le droit. Ce dernier devient alors officiellement le seul qui définit les non-nationaux, les classe en ayants-droits ou sans-droits, les inclue ou les exclue de la protection, les intègre ou les écarte de la citoyenneté. De ce point de vue, il importe de ne jamais perdre de vue que le pouvoir d’État est un pouvoir producteur d’effet de théorie sans égal. Bien entendu, ces populations que l’on dit « sans feu ni loi » ne sont pas perçues, « accueillies » et traitées de la même manière selon qu’elles circulent ou qu’elles errent dans l’espace des pays du Sud, ou lorsqu’elles ont accédé aux territoires des pays riches. La question migratoire, ainsi que celle de l’asile et des réfugiés, s’est beaucoup transformée depuis le 11 septembre 2001. Pour les pays capitalistes développés, la question de l’immigration est devenue, par extension et effet d’homogénéisation idéologique, la question de l’immigration, du droit d’asile et du terrorisme. Autrement dit, depuis cette nouvelle configuration internationale, l’asile, l’immigration et le terrorisme sont pensés dans un même seuil d’indifférenciation.

Dix questions à Paolo Artini

Smaïn Laacher : Pourriez-vous rappeler les principales missions de la délégation française du HCR en France ?

Paolo Artini : Le HCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés, a le mandat de protéger, assister et trouver des solutions pour les réfugiés.

Dans le contexte français, où le HCR est en activité depuis 1952, nous travaillons pour mobiliser et soutenir les réfugiés dans le monde comme en France. Au-delà du soutien financier, nous collaborons avec différents acteurs français pour faciliter l’ouverture et le maintien de voies légales pour les réfugiés, comme pour le programme de réinstallation. La France est aussi un acteur clé concernant les discussions sur la solidarité européenne dans ce domaine, comme ce fut le cas pour les réfugiés d’Ukraine, qui ont bénéficié de la protection temporaire.

Nous collaborons aussi étroitement avec les instances d’asile, et notamment l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et la Cour nationale du droit d’asile, pour assurer la qualité de la procédure d’asile. Une de nos priorités est également de travailler avec nos partenaires pour faciliter l’inclusion socio-économique des réfugiés. Les acteurs du secteur privé, entreprises et fondations, sont peu à peu devenus des interlocuteurs clés, en particulier concernant l’accès au travail pour les réfugiés. Nous travaillons enfin avec un réseau de réfugiés bénévoles qui participent à nos projets, y compris dans la sensibilisation de la jeunesse à la question du déplacement forcé.

Smaïn Laacher : Quels sont, d’après le HCR, les principaux traits des mouvements migratoires internationaux aujourd’hui ? 

Paolo Artini : C’est une question importante, car le contexte global du déplacement forcé est très inquiétant, avec un nombre croissant d’urgences humanitaires auxquelles nous devons faire face.

Selon les estimations du HCR, le nombre de personnes contraintes de fuir a de nouveau augmenté : fin septembre 2023, elles seraient plus de 114 millions, soit six millions de plus qu’à la fin de l’année 2022.

Dans le monde, à la mi-2023, 52% des réfugiés et autres personnes en besoin de protection internationale provenaient des trois pays suivants : la Syrie (6,5 millions), l’Afghanistan (6,1 millions) et l’Ukraine (5,9 millions). Ce chiffre est en constante augmentation en raison de crises qui s’inscrivent dans la durée, auxquelles s’ajoutent de nouvelles crises, qui risquent de passer inaperçues et d’être oubliées. La reprise du conflit au Soudan a déplacé presque huit millions de personnes, dont plus d’un million de réfugiés dans des pays tels que le Tchad, le Soudan du Sud et l’Égypte, pour lesquels le soutien à la réponse humanitaire est insuffisant.

Contrairement aux idées reçues, 75% des réfugiés et personnes en besoin de protection sont accueillis par des pays à faible ou moyen revenu, et 69% le sont dans des pays voisins. Les principaux pays d’accueil des réfugiés étaient la Turquie (3,4 millions de réfugiés, dont 97% de Syriens), l’Iran (3,4 millions), la Colombie (2,5 millions, essentiellement vénézuéliens), l’Allemagne (2,5 millions) et le Pakistan (2,1 millions, en majorité afghans).  

N’oublions pas, enfin, alors qu’ils comptent pour 30% de la population mondiale, les enfants représentent 40% des personnes déplacées dans le monde. Tandis que les femmes et les filles, qui sont souvent victimes de violence basée sur le genre, représentent près de 50% des personnes déplacées de force dans le monde.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Smaïn Laacher : Combien sont les réfugiés statutaires et combien sont ceux que l’on appelle les « déplacés » internes ?

Paolo Artini : La plupart des personnes qui sont contraintes de fuir ne franchissent jamais une frontière internationale, restant déplacées à l’intérieur de leur propre pays. Les déplacés internes représentent en effet 57% de toutes les personnes déplacées de force, soit 62,5 millions à la fin de l’année 2022. Sur les six premiers mois de 2023, 6,8 millions de nouveaux déplacements internes ont été enregistrés, dont 83% en Afrique subsaharienne.  

Dans le monde, le nombre de réfugiés qui ont franchi les frontières de leur pays pour trouver une forme de protection a augmenté de 35% par rapport à 2021, pour un total de 34,6 millions fin 2022. Les réfugiés relevant du mandat du HCR dans le monde sont passés de 21,3 millions en 2021 à 29,4 millions fin 2022 puis à 30,5 millions à la mi-2023. C’est impressionnant. 

Les phénomènes simultanés d’augmentation et de pérennisation, voire d’« enlisement », dans la durée, des crises humanitaires exigent davantage de solidarité avec les pays qui accueillent plus de réfugiés, ce qui est un objectif prioritaire du Pacte mondial sur les réfugiés.  

Smaïn Laacher : Pouvez-vous expliquer ce qu’est le Pacte mondial sur les réfugiés et comment il est mis en œuvre ? 

Paolo Artini : Le Pacte mondial sur les réfugiés a été adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2018, avec l’objectif de renforcer les mécanismes de solidarité internationale avec les principaux pays hôtes des réfugiés à travers la collaboration de tous les acteurs concernés : donc pas seulement les États mais aussi la société civile, le secteur privé, les villes et collectivités locales, ainsi que les réfugiés eux-mêmes.

En décembre 2023 s’est tenu à Genève le deuxième Forum mondial sur les réfugiés, où tous les acteurs ont pu prendre des engagements formels, échanger et partager les bonnes pratiques, entre autres. Plus de 4 200 participants de 168 pays ont assisté au Forum en 2023, dont plus de 300 délégués réfugiés. Le Forum a vu plus de 1 600 engagements pour soutenir les réfugiés et leurs communautés d’accueil, dont 43 engagements multipartites menés par des gouvernements.

La France, pays co-parrain de ce Forum, a joué un rôle important en développant notamment un engagement multi-acteurs en faveur des femmes réfugiées. J’ai pu constater une grande participation des acteurs français au Forum, y compris de la société civile, du secteur privé et du monde académique. En particulier, la participation de huit réfugiés experts basés en France a contribué de façon significative à la qualité des discussions et des engagements pris.

Smaïn Laacher : Avez-vous été associé, en tant que HCR, aux discussions avec les autorités françaises sur la loi sur l’immigration et quel regard portez-vous sur le débat qui a accompagné cette loi ? 

Paolo Artini : Nous avons suivi de près le débat sur ce projet de loi « pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration » qui a commencé il y a près d’un an maintenant. Le HCR a d’ailleurs été associé aux discussions avec les autorités françaises, en particulier en participant aux consultations organisées par le ministère de l’Intérieur, tout au long de l’année, et également aux auditions à la commission des lois du Sénat, à la Commission nationale consultative des droits de l’homme et à la commission des lois de l’Assemblée nationale.

La loi a subi des transformations importantes au cours du processus législatif. Le débat public entourant les discussions et l’adoption de cette loi a été très animé et parfois en décalage avec ce qui est observé par les acteurs de l’asile. Pourtant, une gestion équilibrée et rationnelle des flux des migrants et réfugiés peut contribuer à alléger la pression sur le système d’asile, réduire les délais et simplifier les procédures. Le sujet est en tout cas éminemment complexe et méritait un débat serein, objectif.

Smaïn Laacher : Est-ce que certains points de la loi soulèvent des inquiétudes, notamment en matière de droit d’asile ?

Paolo Artini : La loi, dont les dispositions sont à l’examen du Conseil constitutionnel, touche beaucoup plus à l’immigration qu’à l’asile. La plupart des inquiétudes, soulevées par un grand nombre d’acteurs qui œuvrent en faveur des migrants et de la solidarité, concernent justement le volet migration. 

Concernant l’asile, je voudrais attirer l’attention sur trois points qui nous interrogent.

Nous sommes d’abord particulièrement inquiets des restrictions au bénéfice de la réunification familiale, notamment pour les mineurs. Selon la loi, il ne sera désormais plus possible pour un mineur réfugié en France d’être rejoint par ses frères et sœurs, ce qui a pourtant été introduit en 2018,plaçant les parents dans le dilemme cornélien de devoir faire le choix d’abandonner l’un ou l’autre de leurs enfants. L’enfant réfugié accompagné en France d’un de ses parents ne pourra également plus être rejoint par son autre parent au titre de la réunification familiale. Ces ajouts nous paraissent contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant, droit essentiel garanti par la Convention relative aux droits de l’enfant, ainsi qu’au principe général du droit international qu’est le droit à l’unité et à la vie familiale. En outre, la loi a introduit l’exclusion du conjoint et enfants du bénéficiaire de protection internationale qui ont « cessé d’entretenir des relations stables et continues » avec celui-ci, ainsi que l’ajout de conditions de ressources et d’hébergement passé le délai de dix-huit mois à compter de l’octroi de la protection, ce qui apparaît fort éloigné de la réalité concrète de l’expérience et des conditions matérielles extrêmement précaires du déplacement forcé.

Nous sommes également préoccupés par d’autres points touchant à la procédure d’asile même. La loi introduit par exemple une notion d’irrecevabilité pour les demandeurs d’asile qui bénéficient d’une « protection équivalente » dans un pays tiers. Cette notion, qui n’est pas définie dans le texte, reste difficile à saisir, et pourrait être en deçà des garanties et des droits prévus par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. 

Enfin, nous sommes inquiets de l’ajout de la loi excluant des personnes déboutées de l’asile des dispositifs d’hébergement d’urgence, sauf circonstances exceptionnelles, ainsi que les bénéficiaires de la protection internationale et demandeurs d’asile ne respectant pas le règlement intérieur du lieu d’hébergement, et nous souhaitons donc rappeler que des alternatives peuvent et doivent être trouvées, garantissant la dignité des personnes. C’est dans l’intérêt de tout le monde d’éviter que plus de personnes encore soient à la rue !

Et naturellement il y a la question de ce qui va changer par rapport au fonctionnement de la Cour nationale du droit d’asile…

Smaïn Laacher : Quel est l’avis du HCR en matière de remplacement de la formation de jugement à trois juges par le juge unique ?

Paolo Artini : La procédure d’asile devant la Cour nationale du droit d’asile, qui a fêté en 2022 son soixante-dixième anniversaire, fait partie de la tradition de l’asile française, et a permis de développer une jurisprudence très avancée. Une des spécificités de cette procédure est qu’une des personnalités qualifiées qui participent aux audiences collégiales est nommée par le HCR en raison de ses compétences juridiques et géopolitiques. Cette collaboration historique a permis, je crois, de faire un bon travail pour protéger les personnes qui fuient la guerre et les persécutions.     

Dans ce contexte, la collégialité a été la meilleure garantie pour assurer la cohérence et la prévisibilité de la jurisprudence et pour assurer une justice de qualité. Le croisement des questionnements et des perspectives à l’audience est essentiel pour garantir la qualité de la procédure devant la Cour, car cela permet de confronter les points de vue de trois juges de l’asile aux parcours différents et de prendre une décision qui se doit d’être juste et objective, car il faut bien comprendre l’enjeu de fond : cette décision est irréversible et porte sur la vie et le destin même des demandeurs d’asile.

Ce croisement reste utile, en particulier pour les cas soulevant des problématiques géopolitiques ou juridiques complexes ou nuancées. Il y a aussi des questions qui sont particulièrement difficiles, par exemple dans l’évaluation de la crédibilité du requérant, ou pour les demandes concernant des personnes ayant des vulnérabilités spécifiques, et pour lesquelles un regard « multidisciplinaire » peut continuer à contribuer à une justice de qualité et à prendre les bonnes décisions en matière d’asile. N’oublions pas qu’il y a de nombreux pays qui regardent de près ce modèle français dans le développement de leur propre système d’asile.

La loi prévoit également une territorialisation de la Cour, ce qui doit nécessairement s’accompagner d’une formation des juges amenés à siéger en région et des interprètes en raison du contentieux très spécifique de l’asile où l’appréciation de la crédibilité appelle une compétence irréprochable.

Smaïn Laacher : À propos de l’asile, que préconisez-vous dans les domaines du travail et de la rétention administrative ?

Paolo Artini : L’inclusion socio-économique des réfugiés est fondamentale. L’expérience de l’accès au marché du travail des bénéficiaires de la protection temporaire des réfugiés d’Ukraine a d’ailleurs mis en lumière des bonnes pratiques dans ce domaine, qui pourraient être appliquées aux demandeurs d’asile et réfugiés en provenance d’autres pays.

Concernant la loi immigration et intégration, alors que le projet initial prévoyait l’accélération d’accès au marché du travail des demandeurs d’asile, cette mesure a été abandonnée alors même qu’elle constituait un levier essentiel pour une intégration réussie, dès les premiers mois, qui est pourtant un des objectifs de la loi.

Le HCR travaille avec une multiplicité d’acteurs du gouvernement et du secteur privé pour voir comment lever ensemble les freins administratifs à l’emploi des réfugiés, améliorer l’information pour les réfugiés et les entreprises et contribuer à changer le regard de façon positive dans ce domaine. Par exemple en 2023, le HCR et ICC France, avec le soutien de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés (DIAIR), la Direction de l’intégration et de l’accès à la nationalité (DIAN) et « Les Entreprises s’engagent » (groupement d’intérêt public créé à l’initiative du ministère du Travail), ont mené une étude auprès des entreprises à l’échelle du territoire français pour identifier leurs besoins.

Le sujet de la rétention administrative est très différent. Comme vous le savez, le HCR recommande de privilégier les alternatives à la rétention pour tous les demandeurs d’asile, en particulier ceux qui ont des besoins spécifiques, et de garantir l’accès à des structures d’accueil appropriées pour les enfants et leurs familles. Par exemple, le principe que nous défendons est que les enfants ne devraient pas être placés en rétention dans le cadre de procédures migratoires.

Un point de la loi immigration et intégration qui nous interroge également, et dont les contours restent flous pour l’heure, est la rétention des demandeurs d’asile qui présenteraient des risques de fuite. Une telle mesure pourrait conduire au placement en rétention de nombreux demandeurs d’asile qui verront alors la qualité de l’examen de leur demande détériorée.

Un point à saluer dans la loi est la fin de la présence de mineurs de moins de dix-huit ans dans les centres de rétention administrative. Il reste néanmoins regrettable qu’elle n’ait pas été étendue à tous les lieux d’enfermement dont les zones d’attente et lieux de rétention administrative, y compris en Outre-mer, comme à Mayotte.

Smaïn Laacher : Quel est votre regard sur le Nouveau Pacte sur la migration et l’asile convenu par l’Union européenne (UE), et en particulier sur les nouvelles procédures obligatoires aux frontières extérieures et la réforme de l’actuel Règlement de Dublin ?

Paolo Artini : La situation actuelle des flux mixtes des réfugiés et migrants vers l’Europe nous montre une fois encore le besoin de plus de solidarité au niveau européen pour affronter ces défis et éviter des violations des droits humains. La priorité reste de sauver des vies en Méditerranée. Les États doivent renforcer leurs capacités quant au secours en mer, tout en veillant à ne pas stigmatiser le travail humanitaire des organisations non gouvernementales (ONG). Il faut prévoir aussi des mécanismes prévisibles et proportionnés pour relocaliser les personnes sauvées en mer. Surtout, il faut éviter les pratiques de push back aux frontières externes de l’Union européenne ainsi que les différentes tendances à l’« externalisation » des obligations de l’asile.

Dans ce contexte si complexe, le Pacte européen sur la migration et l’asile, même s’il n’est pas un instrument parfait, peut porter des réponses importantes tant qu’elles se baseront sur la collaboration entre les États. C’est le principe du partage de la responsabilité, une pierre angulaire de la solidarité internationale.

En ce qui concerne les procédures d’asile, le HCR est favorable à des procédures rapides et efficaces, mais cela ne devrait pas être fait au détriment des garanties fondamentales et d’une prise en charge adaptée des personnes vulnérables, y compris dans le contexte des procédures à la frontière. Ce qui compte, c’est avant tout d’assurer la possibilité pour les personnes ayant besoin de protection d’avoir accès au territoire.

Concernant le Règlement de Dublin, malgré ses améliorations, il faut le dire, il a été une source de souffrances pour des milliers de demandeurs d’asile. Il faudrait développer un système plus efficace et qui tienne compte des aspirations légitimes des demandeurs d’asile, comme celle d’être plus proches de leurs familles. Dans le contexte de l’arrivée des réfugiés d’Ukraine, une des clés du succès de la gestion des millions des réfugiés, dans une période relativement courte, a été le fait qu’ils ont pu se rendre là ou leurs communautés et leurs familles habitaient. Cela va sans dire, mais la reconstitution de ce tissu social permet évidemment une mise en dynamique et en réseau plus efficace, vers davantage d’autonomie.  

C’est également important pour le HCR d’affronter les problèmes des flux mixtes de réfugiés et migrants, selon une approche d’avantage fondée sur les « routes », c’est-à-dire les itinéraires les plus empruntés par ces personnes en mouvement (« route-based approach »), pour s’assurer que protection, solutions et voies légales soient disponibles pour les réfugiés tout au long des parcours et le plus tôt possible.

Nous avons par exemple constaté que la plupart des personnes qui sont dans le nord de la France à Calais pour traverser la Manche sont originaires du Soudan. En janvier 2024, plus de cinq personnes ont déjà perdu la vie dans cette traversée dangereuse, y compris un enfant de quatorze ans originaire de Syrie. Je me demande si ces vies auraient pu être sauvées si des alternatives existaient plus en amont pour ces personnes qui ont fui des situations de guerre.

Smaïn Laacher : Avez-vous des exemples de réfugiés statutaires qui se sont intégrés dans des zones non urbaines en France et ailleurs ?

Paolo Artini : Absolument, j’ai été témoin personnellement de nombreuses success stories qui, au-delà de l’anecdote, représentent une réalité incontestable, une tendance de fond. 

Je me rappelle par exemple d’une visite dans un village près de Chartres où un groupe de réfugiés réinstallés en France avait été embauché avec succès par une entreprise de soudeurs. Le chef d’entreprise nous a confié que, sans leur contribution professionnelle, il aurait dû fermer l’entreprise… Néanmoins, il faut accompagner l’accès à l’emploi par toute une série de mesures pour faciliter l’accès à l’apprentissage de la langue et au logement pour préparer le terrain.

Nous espérons que le nouveau projet AGIR, un programme d’accompagnement global et individualisé des réfugiés déployé progressivement par le ministère de l’Intérieur sur l’ensemble du territoire français, et qui a été pensé sous différents angles (administratif, socio-économique, socio-culturel), pourra contribuer de façon significative dans ce domaine.

Souvent, c’est dans les petits villages que l’inclusion socio-économique se passe le mieux. Nous l’avons vu avec plusieurs exemples, y compris dans la période de la pandémie, comme ce fut le cas à Pessat-Villeneuve. En ce qui concerne le milieu rural, des exemples sont également cités dans la récente étude de la Délégation interministérielle à l’accueil et l’intégration des réfugiés.

Naturellement, l’inclusion socioéconomique des réfugiés dans les petites et moyennes villes ne se fait pas automatiquement : elle doit être planifiée en amont, faire l’objet de consultations régulières avec les acteurs ancrés sur le territoire et être rigoureusement accompagnée. Quand ces conditions sont réunies, on peut alors voir émerger des dynamiques d’inclusion gagnant-gagnant ainsi que de nouveaux projets et opportunités qui bénéficient à tout le monde.  

Surtout, de mon expérience, dans la plupart des cas où il y a des possibilités de rencontres, les liens et relations se nouent entre les réfugiés et les communautés d’accueil et cela se passe très bien !


Retrouvez les autres contributions de la série Asile, immigration, intégration :

  • 1
    La surpolitisation de ce thème aboutit le plus souvent à la production d’une opinion morale comme substitut à l’argument scientifique. Ceci a pour conséquence de se laisser imposer l’objet et ses présupposés bureaucratiques ou institutionnels. L’immigration, les immigrés, les demandeurs d’asile et les réfugiés (en d’autres termes, dans les représentations spontanées, les « pauvres », les « dominés », les « exclus », les « parias », etc.) constituent une population non seulement constamment suspectée de présence illégitime mais qui incline aussi très fortement, et presque naturellement, à basculer dans la compassion, l’idéologie ou le (grossier) parti pris politique.
  • 2
    Je rappelle, au passage et contrairement aux clichés en vogue, que la frontière comme enjeu de souveraineté nationale pour l’Afrique n’est pas un enjeu décisif dès lors que la très grande majorité des conflits sur ce continent sont des guerres civiles internes et non des conflits de territoires entre deux États.
  • 3
    On se reportera pour de plus amples développements sur ces questions importantes à Luc Cambrézy, Smaïn Laacher, Luc Legoux, Véronique Lassailly-Jacob (dir.), L’asile au Sud. Un enjeu contemporain, Paris, La Dispute, 2008, et à Smaïn Laacher, De la violence à la persécution. Femmes migrantes sur la route de l’exil, Paris, La Dispute, 2010.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème