Henri Nallet, une vie d’engagements

Henri Nallet, président d’honneur de la Fondation Jean-Jaurès, est décédé le 29 mai 2024, à 85 ans. C’est un grand homme d’État que la France a perdu.

L’hommage de Jean-Marc Ayrault

Discours prononcé à la Fondation Jean-Jaurès, le 18 juin 2024

Mesdames, messieurs, chers amis, chère Thérèse, cher Vincent,

On parle, pour désigner certains, de « stars de la politique ».

Des hommes ou des femmes qui, sans que personne ne puisse leur attribuer un réel accomplissement législatif ou une quelconque contribution intellectuelle, parfois pas même une conviction, cristallisent l’attention autour de leur personne.

Il me semblait important de commencer cet hommage à notre ami par ce compliment : Henri Nallet n’était pas une star de la politique.

Henri Nallet était un responsable politique. Un expert et un élu. Un homme de conviction et un homme d’État, avec tout ce que ces qualités impliquent de labeur et de dévouement, de sacrifices et d’ingratitude. C’est ce que je suis venu rappeler aujourd’hui, pour ce dernier hommage à un homme qui en mérite tant.

Certains arrivent en politique comme une évidence. Parce qu’ils ont un réseau familial qui s’y prête et les y encourage, ou parce que, très tôt habités par une ambition débordante, ils préparent méticuleusement les étapes qui doivent mener à leur ascension. Ils entrent dans les bonnes écoles, suivant les bonnes études, se rapprochant des bonnes personnes.

Henri n’appartenait pas à cette catégorie. De la politique, il disait que rien ne l’y prédestinait.

Il se souvenait seulement de la façon dont son grand-père, un ancien professeur, l’avait initié à la lecture. Il racontait comment cet homme, exigeant et libéral, lui avait appris à défendre son point de vue lors des très sérieuses conversations qu’ils avaient ensemble sur les chemins de la campagne charentaise où Henri venait passer les vacances de son enfance, et dont il disait que ses meilleurs souvenirs de jeunesse s’y trouvaient.

Cette jeunesse n’a pas été consacrée à préparer son destin. Mais elle a été marquée, disait-il, par la façon dont celui de son père a été brisé par les infortunes.

C’est là, disait-il, au cœur des hivers mal chauffés de Lespinasse, dans l’angoisse qui étreint l’enfant témoin du flirt de ses parents avec la misère, qu’il a compris que son changement de condition passerait par l’école.

Il fallait que ses études soient brillantes, et elles le furent. Mais, en réalité, l’important n’était pas là. Ce qu’il a appris sur les hommes et les organisations, mais aussi sur le prix à payer pour défendre ses convictions, c’est à son parcours au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne et à son engagement contre la guerre d’Algérie qu’il le devait. Pareillement, c’est dans son travail au sein de nombreuses revues militantes et dans ses années au sein du syndicalisme agricole que s’est faite sa véritable formation intellectuelle.

Et c’est à cette période qu’il rencontrera Thérèse – Henri, journaliste à Réforme, Thérèse à Croissance des jeunes nations. Ils partageaient des valeurs chrétiennes et des idéaux qui inspireront toute une vie d’engagement. Leur fils Vincent naîtra de cette union.

Henri disait que la France pompidolienne était trop étroite, trop refermée. Il aspirait, comme beaucoup de jeunes de ces années-là, à en ouvrir les fenêtres, à la moderniser.

Cette époque où toute une génération brûlait d’échapper à ses carcans et d’inventer de nouvelles façons de vivre ensemble fut exaltante, douloureuse comme le sont souvent les fins d’aventures militantes au sein de la gauche française, mais fondatrice.

C’est là que s’est développé son appétit pour l’engagement et le collectif. C’est là qu’est née sa méfiance des hiérarchies qui paralysent trop souvent ces derniers. C’est là que se sont affirmés les talents qui l’ont tant servi dans ses fonctions suivantes. Et c’est là, enfin, qu’il a pris goût aux questions agricoles.

Beaucoup de militants des années 1960 n’ont jamais su quitter le confort de la théorie politique. Henri, lui, a tracé son sillon, dans tous les sens du terme. Chercheur à l’Inra, il y a développé une expertise de l’agriculture, qui est devenue à la fois le fil rouge de sa vie et sa porte d’entrée vers la politique.

Certains se glissent dans les équipes de campagne et s’imposent dans les cabinets ministériels grâce à leur habileté. Henri, lui, y a été invité pour sa maîtrise des dossiers.

François Mitterrand entrait en campagne, et il fallait quelqu’un pour répondre aux questions de ceux qui étaient curieux de connaître les positions du futur président : que prévoyait-il pour la production laitière et la culture des petits fruits rouges ? Que pensait-il sur l’élevage porcin et la viticulture méridionale, sans oublier évidemment le chablis ? Quelle était sa philosophie concernant la culture du chanvre et des plantes à parfum ? Que comptait-il faire sur la hiérarchie des prix et la crise viticole ? Était-il favorable à la culture des tomates sous serre et à l’application de la TVA à l’agriculture ? Un candidat à la présidence de la République doit pouvoir répondre à tout !

Pierre Joxe vint chercher Henri, et c’est en cela qu’il se distinguait des autres hommes politiques. Beaucoup d’entre nous ont besoin de la politique. Avec Henri, c’est la politique qui a eu besoin de lui.

Ce fut le cas lorsqu’on lui demanda de rejoindre la campagne de 1981. Ce fut le cas lorsqu’on lui demanda de conseiller Édith Cresson. Ce fut le cas lorsqu’on lui demanda de rejoindre François Mitterrand à l’Élysée. Ce fut le cas lorsque François Mitterrand lui demanda de remplacer Michel Rocard au ministère de l’Agriculture.

Henri n’était pas un mitterrandiste historique. Il n’était pas encore membre du PS. Mais il a su, par son travail, sa compétence et sa loyauté, devenir un des hommes de confiance du président. Cette nomination en était la preuve, et il y en a eu par la suite de nombreuses autres.

Voilà comment Henri est passé de l’engagement militant chrétien au combat politique, et comment, conseiller de l’ombre, il a été poussé à devenir un acteur politique de premier plan, jusqu’à devenir un ministre de la Justice réformateur et exigeant.

Henri aurait pu se satisfaire de cette place enviable au cœur de la politique nationale. Pour beaucoup, ces postes au sein d’un cabinet présidentiel ou dans un gouvernement sont un aboutissement. Pour Henri, ce fut un point de départ. C’est ce qu’il appelait en riant son « cursus honorum inversé ».

Il fallait du courage, en 1986, face à des législatives qui s’annonçaient comme un désastre pour la gauche, pour décider de se lancer dans une carrière d’élu local. Il fallait du courage pour le faire dans une circonscription qui lui était totalement étrangère. Il fallait du courage pour troquer l’adrénaline des négociations européennes contre les réunions chez les militants de la section locale du PS. Il fallait du courage pour passer d’un mercredi de séance de questions au gouvernement à l’Assemblée à un dimanche de tractage sur les marchés de l’Yonne.

Mais Henri a eu ce courage, et ce courage a été récompensé.

Ce fut le début d’une longue et belle carrière de député de l’Yonne et de maire de Tonnerre.

Henri le reconnaissait lui-même, à propos de la vie politique locale : il lui a fallu apprendre. Apprendre à se précipiter sans trop de gêne sur des inconnus pour leur prendre la main avec chaleur et complicité. Apprendre à négocier avec les barons. Apprendre à ne dormir que quelques heures à l’Hôtel des maréchaux d’Auxerre. Apprendre à travailler ses dossiers locaux dans la voiture l’emmenant dans l’Yonne, et ses dossiers ministériels dans celle le ramenant à Paris.

Mais il y avait aussi chez Henri des qualités qui ne s’apprennent pas, et dont il a fait profiter ses administrés pendant de longues années. Sa gentillesse. Sa délicatesse. Son empathie. Sa capacité d’écoute. J’ai pu l’apprécier aussi personnellement. 

Ce sont elles qui lui ont permis d’affronter le quotidien exaltant et difficile qui est celui d’un maire. Les compromis qu’il faut négocier au conseil municipal. La mort accidentelle qu’il faut la nuit aller annoncer à des proches. Les inondations après lesquelles il faut reloger des sinistrés. Les gens du voyage à qui il faut trouver un emplacement. Les appels à l’aide de mères épuisées. Les dossiers de demande d’aide mal ficelés et qu’il faut reprendre ensemble, crayon à la main. Toutes ces longues journées de permanence au cours desquelles on prend à la figure la violence du monde et la détresse qui frappe les plus défavorisés, et face à laquelle même la meilleure volonté politique demeure parfois impuissante.

Henri insistait sur ce dernier aspect, car sa carrière municipale s’est faite dans un moment particulier de notre histoire.

Les usines rachetées par des fonds étrangers commençaient à délocaliser. Les commerces des centres-villes découvraient la concurrence inégale des grands magasins périphériques. Les services publics débutaient leur cure de rationalisation budgétaire.

Henri était lucide sur l’aveuglement dont certains avaient alors fait preuve à gauche face à ces phénomènes. Il avait vu les ravages sociaux de ces errements, et pressenti leurs conséquences politiques.

Mais il était fier, et il pouvait l’être, du travail qu’il avait accompli pour sauver tout ce qui pouvait l’être. Aller chercher des subventions à Paris pour une entreprise agro-alimentaire. Réussir à sauver une fabrique textile. Échouer à convaincre un conglomérat japonais de poursuivre des activités d’une usine de caméscope. Trouver un repreneur pour l’atelier devenu silencieux. Accompagner les stages de formation des uns et les retraites anticipées des autres. Se battre pied à pied pendant trois longues années avec les tutelles pour sauver un hôpital dont dépendent tant d’emplois dans la région, et négocier en parallèle avec les syndicats pour leur faire consentir aux efforts imposés par le réel.

Henri disait que le maire était souvent la dernière bouée de sauvetage à laquelle certains peuvent s’accrocher pour ne pas couler. Qu’il avait été épuisé, et parfois découragé, par la responsabilité qui était la sienne. Mais que c’était précisément pour ces raisons qu’il estimait indispensable pour tout responsable politique de s’y confronter.

Lorsque la Fondation l’avait interrogé l’an dernier sur le sujet pour ses archives, Henri avait d’ailleurs eu cette réponse : « Quand je vois certains parlementaires actuels, je me dis que ça leur ferait le plus grand bien d’avoir été maire de Tonnerre ».

Cette passion pour l’action locale était sincère, mais elle ne lui a jamais fait perdre son goût pour le travail de fond, son intérêt pour les grands dossiers nationaux, sa passion pour la construction européenne ni son obsession pour la réflexion de long terme. Toutes ces inclinaisons, c’est au sein de la Fondation Jean-Jaurès qu’il a pu les poursuivre jusqu’au soir de sa vie.

Pierre Mauroy, qui fréquentait Henri depuis les années 1960 après l’avoir rencontré au sein du Conseil français des mouvements de jeunesse, avait eu cette idée novatrice d’importer en France le modèle des fondations politiques allemandes. Il s’agissait dans son esprit de renforcer la démocratie et la gauche française en créant une structure capable d’aider les élus, les syndicats et les militants à renouveler sans cesse leur logiciel.

Il fallait, au travers d’un lieu de formation et de débat, leur permettre de rester à la fois au contact de la recherche universitaire et en prise avec la société.

Henri fut de l’aventure dès le début. Pierre Mauroy le choisit pour lui succéder à sa présidence et, grâce à leur travail, j’ai pu prendre à leur suite la tête de ce qui était entre-temps devenue la plus importante fondation politique française dont on a, je crois, plus que jamais l’utilité dans le débat public.

Si l’équipe de la Fondation Jean-Jaurès est aujourd’hui bouleversée par la disparition de leur président d’honneur, je la sais totalement déterminée à continuer à faire vivre cet héritage intellectuel, politique et humain auquel Henri attachait tant d’importance.

Henri nous quitte alors que le pays fait face au plus grand péril politique depuis la Libération. Les prochaines années annoncent des défis à la hauteur desquels la gauche peine encore à se hisser. Mais j’ai bon espoir que, lorsqu’elle y parviendra, cela sera en partie au travail de la Fondation qu’elle le devra. Et nous serons alors quelques-uns, ce jour-là, à savoir la dette que cette victoire aura à l’égard de Pierre Mauroy et d’Henri Nallet, et à la justesse de l’intuition qu’ils eurent en 1992 en créant la Fondation Jean-Jaurès.

Je voudrais terminer en m’adressant à la famille d’Henri. Il m’est impossible de conclure sans vous adresser quelques mots, et sans vous dire combien nous savons tous ici qu’aucun homme ne laisse un tel legs dans sa vie publique sans être parfaitement entouré et soutenu dans sa vie privée. Cet hommage politique à Henri vous a laissés bien peu de place, mais sachez, chère Thérèse, cher Vincent, qu’il vous est pleinement adressé.

Je sais les sacrifices auxquels la famille d’un homme politique doit consentir. Je sais le sentiment de dépossession qui peut naître au bout de longues années d’engagement, et les questions ou les regrets qui peuvent assaillir l’esprit au moment d’en dresser le bilan.

Je veux simplement vous dire qu’à l’annonce de sa mort, j’ai remarqué, au milieu de nombreux autres, un hommage qui se distinguait. Celui des Restos du cœur. Ils ont souhaité remercier Henri de l’aide décisive qu’il leur avait apportée au moment de leur création. Ce n’était pas non plus un hasard qu’il soit resté près de vingt ans à l’association Droits d’urgence qui agit pour l’accès au droit des personnes en situation de précarité.

Cela ne rattrape pas le temps perdu, et cela ne remplace pas un mari, un père ou un grand-père. Mais je crois que cela donne du sens à ceux qui en chercheraient, et que cela permet d’avancer dans la vie la tête haute.

Non, Henri Nallet n’était pas une star de la politique dont tout le monde se souviendra sans bien savoir pourquoi. Henri Nallet était un responsable politique, un expert et un élu. Un homme de conviction et un homme d’État. Les bonnes personnes se souviendront de lui, et ils le feront pour les bonnes raisons.

Les contributions d’Henri Nallet à la Fondation

Les essais et livres

Une sélection de ses interventions en colloque

  • Soirée-hommage à Jean Jaurès au Parlement européen (septembre 2014), table-ronde avec Gianni Pittella, Pervenche Berès, Vincent Peillon et Marc Tarabella
  • « Trente ans après la petite idée de Coluche, s’engager encore » (septembre 2015), colloque avec Claude Bartolone, Véronique Colucci, Cynthia Fleury, Patrick Savidan, Nicole Notat, Luc Carvounas, Dominique Schnapper, Bruno Le Maire…
  • « François Mitterrand : La conversion à la communication » (février 2016), table-ronde avec Michèle cotta, Pierre-Emmanuel Guigo, Mazarine Pingeot et Joseph Daniel
  • « Pierre Mauroy et François Mitterrand, une longue histoire (1965-2013) » (juin 2016)
  • « 1936-2016 : La part du rêve. Le gouvernement de Front populaire et l’économie » (novembre 2011), colloque avec Catherine Tasca, Mathieu Fulla, Laure Machu, Alain Chatriot, Laure Quennouëlle-Corre, Bernard Ramanantsoa, Jean Vigreux
  • « François Mitterrand et les territoires, sensibilité et pouvoirs » (mars 2017), colloque avec Alain Claeys, Didier Moreau et Yves Jean
  • « Nourrir la planète en 2050 » (décembre 2018), discours d’inauguration 

Les hommages et appels

  • « Les sols vivants, un bien public mondial » (juin 2019), tribune, avec Gilles Finchelstein
  • « Michel Rocard : disparition d’une figure de la gauche » (juillet 2017), hommage, avec Gilles Finchelstein
  • « Michel Rocard, un bel exemple » (juillet 2017), hommage

Merci à Plantu pour son dessin d’hommage à Henri Nallet !

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