Henri Nallet, président de la Fondation Jean-Jaurès, apporte un témoignage très personnel sur Michel Rocard et son rôle dans la vie politique française.
Michel Rocard, c’est d’abord pour moi la lutte pour la décolonisation, pour la paix en Algérie, en 1956-1957. Encore adolescent, je militais dans un mouvement d’action politique spécialisé – la JEC – et les « chrétiens de gauche » que nous n’étions pas encore critiquaient avec une égale véhémence le MRP de Georges Bidault et la SFIO de Robert Lacoste. Michel Rocard et ses amis de l’UNEF – comme Michel de la Fournière ou Robert Chapuis) – de France Observateur, de Témoignage chrétien, de Réforme et du Semeur nous facilitèrent le passage à une gauche non marxiste, ouverte, concrète (le syndicalisme et le local) et nombre d’entre nous, surtout après les Assises du socialisme de 1974, rejoignirent le nouveau Parti socialiste.
Cette migration, dont les effets furent décisifs dans la victoire de 1981, avait Michel Rocard pour référent, pour caution ou pour porte-drapeau. Il n’en fut pas l’organisateur, le tacticien, mais sans lui, sans son discours bâti sur l’engagement, l’analyse, les solutions raisonnables, elle n’aurait pas eu lieu avec une telle ampleur et plus nombreux auraient été parmi nous ceux qui seraient allés se perdre dans les aventures gauchistes.
Ce passage d’un catholicisme social à un humanisme démocratique et socialisant ne concernait pas que des étudiants et des intellectuels. Il touchait aussi les salariés urbains de la CFTC/CFDT passés par la JOC et l’ACO – comme Eugène Descamps ou Edmond Maire – et, dans le milieu rural, les militants et responsables professionnels issus de la JAC dans les vieilles terres catholiques. J’ai bien connu ce mouvement qui permit à la fin des années 1960 et jusqu’en 1981 une évolution de grande ampleur dans tout l’Ouest de la France. Sa figure de proue en était Bernard Lambert, leader paysan au charisme étonnant, et qui écrivit en 1970 un livre-manifeste, Les paysans dans la lutte des classes, chaleureusement préfacé par Michel Rocard ! Ce déplacement politique massif et durable du Grand Ouest n’est pas pour rien dans la victoire de François Mitterrand en 1981. Elle doit à Michel Rocard bien plus que la part qu’on lui reconnaît habituellement…
Cette attirance des anciens de la JAC pour le leader du PSU lui valait intérêt et respect dans de nombreuses organisations agricoles, et c’est parce que je connaissais cette organisation originale que, alors conseiller agricole de François Mitterrand et préoccupé par la profonde dégradation des relations des paysans avec le gouvernement socialiste, je plaidais, avec d’autres, auprès du Président, pour la nomination, à première vue surprenante, de Michel Rocard au poste exposé de ministre de l’Agriculture. Ce qui fut fait en mars 1983, peut-être avec malice… Mais il sut ramener le calme rapidement. Entouré d’une excellente équipe animée par Jean-Paul Huchon, il connaissait ses dossiers, les expliquait brillamment dans toutes ses dimensions, y compris internationales, et il jouissait d’une grande autorité au Conseil des ministres de Bruxelles où se prenaient toutes les décisions importantes. Dans cette œuvre de pacification importante, il réussit même l’exploit de faire adopter à l’unanimité la loi organisant les relations du puissant enseignement agricole privé avec l’Etat que nous avions préparé en cachette, à quelques-uns, pendant dix-huit mois…
J’avais donc l’occasion de travailler très fréquemment avec le ministre de l’Agriculture. La démarche était toujours la même : analyser la question de manière complète et bien informée, connaître les positions des uns et des autres, fixer le but recherché, et exprimer les possibles. Toujours analyser et raisonner. Peu d’idéologies là-dedans, sinon quelques principes comme des repères, et tout cela dans la simplicité, la bonne humeur et la loyauté. Ne pas oublier aussi la rapidité de pensée et d’exécution. Et puis il fallait aller soumettre les décisions à prendre au Président de la République… A plusieurs reprises, François Mitterrand m’a demandé d’assister à son entretien avec le ministre de l’Agriculture. J’étais le seul témoin de ces rencontres. L’un, soucieux de bien faire, et se sachant constamment soupesé, se lançait dans des explications techniques de plus en plus raffinées avec un débit de plus en plus rapide. L’autre, calé dans son fauteuil, et tapotant le creux de sa main avec un coupe-papier, ne cachait même pas son impatience devant son « charabia » qu’il ne comprenait pas. Méprisait-il aussi l’homme ? Je ne le crois pas. Il savait son poids politique, son influence, sa forme d’intelligence aussi. Mais ces deux personnages de premier plan, aux expériences formatrices différentes, appartenaient à des mondes culturels et idéologiques étrangers l’un à l’autre. Sans doute même à des morales différentes. Ils ne se faisaient pas confiance. J’en eu la preuve lorsque le Président Mitterrand, en fin 1983, me demanda d’aller vérifier à quelles conditions les viticulteurs du Midi et les pêcheurs du Golfe de Gascogne pouvaient accepter l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la CEE, sans en parler surtout au ministre de l’Agriculture…
Et puis, un beau matin d’avril 1985, j’ai succédé à Michel Rocard au ministère de l’Agriculture parce qu’il avait décidé de démissionner, la nuit précédente, pour protester contre le retour du scrutin proportionnel. J’ai toujours pensé que François Mitterrand avait voulu montrer par cette nomination que l’on pouvait remplacer la coqueluche des sondages d’alors par un conseiller technique de son cabinet inconnu. Mais Michel Rocard, qui pourtant claquait la porte du gouvernement, m’accueillit avec chaleur, me confia une partie de ses collaborateurs, et m’accompagna à Bruxelles pour me présenter à ses anciens collègues, enfin se mit à ma disposition. J’ai découvert alors une autre qualité de Michel Rocard : sa bienveillance. Cet homme, qui avait reçu sa part de coups, ne connaissait pas la méchanceté, le bon mot, la vacherie, la médisance… Cette humanité, chaleureuse mais réservée, et pour tout dire pudique, m’a encore rapproché de lui.
J’ai donc été heureux et fier qu’il propose au Président de la République de me nommer dans son gouvernement de 1988, d’abord à l’Agriculture puis au poste alors très exposé de Garde des Sceaux. A en croire les observateurs, ce gouvernement a laissé un bilan positif dans de nombreux domaines. Ce n’est, bien sûr, pas à moi de le dire. Mais le mérite de Michel Rocard fut d’autant plus remarquable qu’à plusieurs postes importants, de vieux fidèles de François Mitterrand ne lui passaient pas grand chose, ou piaffaient de le remplacer. Mais il tint bon et assuma sa fonction avec un courage silencieux et une efficacité politique réelle. Et avec des résultats !
A ce poste-là, et dans ces conditions particulières, il a démontré qu’il était bien un homme d’Etat, d’abord préoccupé de l’intérêt général plus que de son propre avenir, fidèle à ses engagements éthiques, attentif à la réalité du monde et de la communauté dont il avait la charge, toujours attaché à l’analyse et à la raison. En tout cela, il me paraît, avec le temps qui est passé, être le grand successeur de Pierre Mendès France et reste donc pour nous tous un dirigeant politique dont les leçons méritent bien d’être énoncées, comprises et retenues. Il n’a pas été Président de la République ? La belle affaire ! Il a fait beaucoup plus pour réformer la France et donner de l’espoir aux Français que bien des présidents brillamment élus. Et toutes les louanges entendues depuis trois jours ne sont pas toutes hypocrites. Elles disent aussi que nos concitoyens comprennent et apprécient le bel exemple qu’il fut.