Le 19 juin 2015 se tenait à Lille une journée d’études organisée par la Fondation Jean-Jaurès, l’Institut François Mitterrand et Sciences Po Lille. Henri Nallet, président de la Fondation Jean-Jaurès, revient sur les enjeux de cette rencontre et reprend une part du témoignage qu’il avait livré lors de l’ouverture des débats.
En 2016, nous avons célébré le centième anniversaire de la naissance de François Mitterrand, le vingtième anniversaire de son décès, le trente-cinquième anniversaire de la victoire de mai 1981 et le soixante-dixième anniversaire de sa première élection comme député de la Nièvre, en novembre 1946. Ce fut une année chargée à laquelle la Fondation Jean-Jaurès a apporté sa contribution aux côtés de l’institut François-Mitterrand présidé par un ami de longue date, Hubert Védrine. À la veille de cette année de commémoration autour de François Mitterrand, deux ans après la disparition de Pierre Mauroy, il nous avait semblé intéressant de chercher à faire vivre la relation politique entre les deux hommes, construite dès l’élection présidentielle de 1965 et qui est, au fil des années, devenue une forme de relation exceptionnelle résistant à de nombreuses épreuves. Cette rencontre s’est déroulée le 19 juin 2015 à Sciences Po Lille, et je remercie Pierre Mathiot, qui était alors son directeur, et Jacques Staniec, professeur d’histoire, de leur précieuse collaboration.
En 1965, en effet, une alliance se noue entre François Mitterrand et Pierre Mauroy. Ce dernier est alors délégué départemental du candidat François Mitterrand pour le Nord et il a une première conversation assez longue avec lui dans le train les ramenant tous les deux à Paris. Dans ses Mémoires, Pierre Mauroy écrit : « Cette première vraie conversation dans le train devait me marquer durablement. Bien avant de sceller les engagements politiques qui ont permis de réussir le congrès d’Épinay, ce tête-à-tête avait installé un accord profond entre lui et moi. J’avais été séduit par la méthode un peu stupéfiante qu’il avait avancée. Selon lui, pour réussir la rénovation de la gauche, il était nécessaire de pouvoir s’appuyer sur une centaine d’hommes et de femmes décidés, solidaires, ayant confiance les uns dans les autres. Je m’étais senti prêt à être l’un de ceux-là. »
Cette alliance qui se noue donc dès 1965 et qui va connaître beaucoup de hauts, quelques bas aussi qu’il ne faut pas nier, cette alliance est, à écouter Pierre Mauroy, entièrement orientée vers la prise de pouvoir. Et ce qui la rend originale, du moins à mes yeux, c’est qu’elle dure une fois le pouvoir obtenu, ou du moins qu’elle ne se transforme jamais, à aucun moment, en concurrence ou en opposition. Et c’est en cela que cette relation me semble tout à fait exceptionnelle. Ce point de départ nous a servi en quelque sorte de prétexte pour construire cette journée d’étude et donner la parole aux historiens et aux politologues qui étudient cette période. Cette rencontre a permis d’entendre aussi ceux qui furent des témoins de cette relation. Louis Mermaz, c’est le début, Michel Delebarre, c’est Matignon, Bernard Roman, c’est le Nord. Daniel Vaillant, c’est le parti. Je tiens aussi à remercier Patrick Kanner, alors ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports.
J’ai connu Pierre Mauroy dans les années 1960, dans les mouvements d’éducation populaire et, dès cette époque-là, il avait des traits de caractère qui nous surprenaient, nous qui étions assez agités et contestataires. Il avait déjà cette volonté et cette capacité de rassembler au-delà de son camp. Et c’est ainsi que nous en avons fait en 1961 le président du Conseil français des mouvements de jeunesse avec le vote de tous les mouvements catholiques, ce qui était à ce moment-là un peu nouveau ! Il était le seul qui nous rassemblait tous.
Par la suite, entre 1981 et 1984, j’ai travaillé auprès de François Mitterrand, surtout sur les questions européennes et communautaires parce que j’étais chargé des questions agricoles. À cette époque, il fallait réformer le marché commun car on devait déjà restreindre le budget communautaire, imposer des sacrifices. La France a présidé le Conseil européen en 1984 et elle a négocié l’élargissement de notre Communauté à l’Espagne et au Portugal, ce qui posait des problèmes agricoles massifs. J’ai donc eu la chance de travailler de très près avec le président Mitterrand, de l’accompagner dans ses déplacements et de négocier avec lui sur ces sujets. Ce qui m’a beaucoup impressionné alors chez lui, c’est à la fois sa détermination politique et son autorité sur ses homologues. J’ai assisté à la totalité du Conseil européen d’Athènes en 1983 qui portait sur les réformes budgétaires et qui s’est terminé par un échec. J’ai même vu Mme Thatcher impressionnée par l’autorité de François Mitterrand. Ces années que j’ai passé comme conseiller chargé des questions agricoles m’ont appris qu’il y avait chez le président François Mitterrand à la fois une grande distance par rapport aux responsabilités qu’il confiait aux uns et aux autres, et une ligne politique très ferme et très claire sur les questions européennes. Plus tard, dans les années 1988-1992, j’étais membre du gouvernement en même temps que Michel Delebarre, d’abord à l’Agriculture, ensuite à la Justice. J’ai connu une période beaucoup plus mouvementée dans les relations de François Mitterrand et de Pierre Mauroy. La contribution sur le congrès de Rennes revient longuement sur ce point. J’y étais l’un des trois ou quatre avec Roland Dumas et Édith Cresson qui ont régulièrement téléphoné pendant les trois jours du congrès à François Mitterrand pour le tenir informé des péripéties des débats qui ont sans doute marqué le début du déclin du Parti socialiste. C’était alors un président qui s’occupait du parti. Et il s’en occupait dans le détail, commentant les demandes des uns et des autres au comité directeur ou au bureau national…
Lors de la fameuse « nuit des résolutions », je revois encore au fond de la salle, dans la mairie de Rennes, tout seul, Pierre Mauroy debout avec une rose à la main qui dit : « Je rentre à Lille, je n’en peux plus. » Et face à lui, une quarantaine d’hommes, de femmes qui n’ont qu’une idée en tête, se tuer mutuellement. Je n’ai jamais senti une telle violence entre des hommes qui prétendaient partager une aventure et j’en suis resté profondément marqué, et pour toujours méfiant à l’égard de la camaraderie du parti.
En 1988, Pierre Mauroy ne s’est pas conduit comme le souhaitait François Mitterrand. Le président préférait que ce soit Laurent Fabius qui prenne le parti et prépare la suite. Cela n’a pas été possible pour une quantité de raisons que vous saurez rappeler. Mais, s’il n’était pas d’accord sur le déroulement du congrès de Rennes, je n’ai jamais entendu de la part du président la moindre critique sur Pierre Mauroy. Il y a eu cependant un moment un peu difficile dans leur relation, qui concerne les affaires de financement politique, où nous étions toutes les semaines harcelés par la droite. Je me rappelle une remarque du président François Mitterrand : « Mais enfin, qu’est-ce qu’ils attendent pour se battre ? » C’est-à-dire rendre coup pour coup, cogner. Il considérait que les mises en cause étaient injustes et que le PS se laissait malmener.
Et puis un dernier souvenir : après le décès de François Mitterrand, j’ai eu l’occasion de travailler avec Pierre Mauroy lorsqu’il était président de l’Internationale socialiste et que j’étais responsable des questions internationales au PS. Et là, j’ai découvert un thème qui rapprochait fondamentalement Pierre Mauroy de François Mitterrand, c’était sa conviction européenne. Quand je rapportais devant le bureau national, alors que j’étais vice-président du PSE sur les questions européennes, peu de gens m’écoutaient. Ils semblaient s’en désintéresser tous, sauf un, Pierre Mauroy, qui intervenait chaque fois sur ce sujet avec beaucoup d’allant et de détermination. Je le signale parce que je crois que c’est un engagement qui leur est commun.
Ce que j’ai vu de la relation de ces deux hommes, c’est que François Mitterrand appréciait chez Pierre Mauroy sa loyauté, sa solidité et son courage que tout le monde reconnaît. Et Pierre Mauroy admirait chez François Mitterrand sa volonté politique, son sens tactique et puis aussi, bien sûr, il le disait volontiers, sa culture. Mais au fond, qu’est-ce qui les unit ? Qu’est-ce qui les unit si fortement ? Je crois d’abord qu’ils avaient en commun un projet politique très clair. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agissait de sortir la gauche de son isolement, de la conduire au pouvoir et de l’y faire durer. C’était à la fin des années 1960 un vrai projet politique qui s’appuyait aussi sur une foi européenne. Je crois que l’un et l’autre étaient persuadés qu’ils construisaient quelque chose qui était plus grand encore que leur pays qu’ils aimaient – parce qu’ils étaient l’un et l’autre, à leur manière, patriotes. Et cette foi européenne était pour l’un et l’autre vraiment fondamentale et les unissait profondément.