La politique de défense après le « changement d’époque » : l’approche de la France

Quelles évolutions et continuités de la politique de défense en France et en Allemagne suite à la guerre en Ukraine ? Pour y répondre, un projet conjoint de réflexion a été mené entre la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation Friedrich-Ebert, donnant lieu à une analyse de la politique allemande en matière de défense par Peer Teschendorf, conseiller sur la politique extérieure et de sécurité à la Fondation Friedrich-Ebert, et à une analyse de la politique française (disponible également en allemand) par Renaud Bellais et Axel Nicolas, directeurs de l’Observatoire de la défense de la Fondation Jean-Jaurès, dont cette note est issue.

Le retour de la guerre entre États en Europe a constitué une surprise en France. À la veille de l’invasion russe de l’Ukraine, les décideurs français continuaient de croire que les manœuvres russes étaient une tentative d’intimidation. Une fois l’effet de sidération passé, le réveil a été difficile pour la France, car elle n’envisageait pas un tel conflit avant la prochaine décennie – qui plus est sur le sol du continent européen – et voyait un risque plutôt en Indo-Pacifique en raison de la compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine. Ceci explique l’accent mis ces dernières années sur la « Stratégie indo-Pacifique » et les orientations de la Revue nationale stratégique1Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, Revue nationale stratégique 2022, 28 novembre 2022..

De plus, la défense française a été structurée par les importants déploiements en opérations extérieures (Libye, Syrie, Mali…). Depuis trois décennies, même si elle se prépare toujours à une guerre majeure, la France a organisé ses moyens militaires pour réaliser une projection de forces dans des pays lointains pour lutter contre des forces insurrectionnelles.

La dissuasion nucléaire reste au centre de la politique de défense. Elle est fondée sur la doctrine de réponse en second et sur le principe de stricte suffisance : la France souhaite se doter uniquement des moyens assurant la crédibilité de sa défense. Or, les moyens de la dissuasion sont entrés dans un cycle de renouvellement qui va peser de manière importante sur le budget afin de répondre à l’évolution des contremesures qui pourraient à terme amoindrir la crédibilité de la dissuasion. Cette dimension explique d’ailleurs en grande partie le doublement des dépenses militaires entre 2017 et 2030.

De ce fait, la France apparaît moins préparée à une guerre interétatique, car elle a repoussé les investissements nécessaires à un horizon de long terme jusqu’au choc de février 2022 en ne prévoyant un « modèle d’armée complet » uniquement à l’horizon 2030. Ceci explique que le président Macron ait appelé au passage à une « économie de guerre » même si la loi de programmation militaire 2024-2030 ne se caractérise pas par de réelles ruptures concernant l’évolution des dépenses militaires, le modèle d’armée ou les choix d’équipements. Il est pertinent de parler d’inflexions plutôt que de remise en cause de la reconstruction de l’outil de défense qui a été engagée depuis 2018.

Cette note présente les caractéristiques de la défense de la France pour souligner à la fois les ruptures ou évolutions résultant de la guerre en Ukraine. Elle vise ainsi à clarifier les fondements de la politique de défense et à expliquer les différences avec celle de l’Allemagne tout en facilitant le dialogue pour construire ensemble un monde de paix.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Impacts de la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine a provoqué un changement de perspective pour la défense française en termes de préparation et d’adéquation des moyens. Les armées françaises ont conscience des limites de leurs ressources depuis plusieurs années, notamment à la suite des opérations extérieures des années 2010, comme le soulignent régulièrement les chefs d’état-major ces dernières années dans leurs auditions parlementaires, mais le risque de guerre majeure semblait éloigné dans le temps. La guerre en Ukraine a montré que la construction d’un modèle d’armée devait répondre à l’évolution de la menace et non à une gestion budgétaire des efforts.

Cependant, les leçons tirées du conflit sont très partielles pour le moment et n’ont qu’un impact limité sur la politique de défense. La guerre en Ukraine conduit à une accélération des besoins, sans toutefois que cela se traduise par une augmentation forte du budget. En effet, la croissance des dépenses d’ici à 2030, prévue dans le projet de loi de programmation militaire 2024-2030, correspond à une trajectoire déjà programmée depuis 2018 par les états-majors au travers du modèle d’armée 2030. Elle sert principalement à assurer le renouvellement des flottes d’équipements qui arrivent en fin de vie.

Pour dépasser cette contradiction, le chef d’état-major évoque aujourd’hui un « modèle d’armée cohérent » (garantissant que les briques disponibles fonctionnent bien entre elles), pour reprendre la définition du chef d’état-major des armées le général Thierry Burkhard, et repousse l’achèvement d’un « modèle d’armée complet » (permettant d’avoir toutes les forces et les équipements pour opérer de manière autonome) à 2035. Faute d’avoir un accroissement approprié des dépenses pour un changement d’échelle de la défense en effectifs et en matériels, les armées vont chercher à utiliser le surcroît de budget pour obtenir la meilleure efficacité des moyens disponibles. Il n’est donc pas possible d’identifier une évolution quantitative des équipements de défense à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine.

La guerre a toutefois accéléré la place de nouveaux moyens qui peuvent servir de démultiplicateur de puissance. Ainsi, les budgets pour le spatial, les drones et le cyber vont connaître des augmentations importantes selon le rapport annexé à la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. Ceci reflète une leçon qualitative de ce conflit, qui révèle le sous-investissement de la France dans ces domaines. Les armées françaises ont été impressionnées, en particulier dans les premiers mois du conflit, par l’emploi des drones (pour l’observation et le ciblage ou comme kamikazes) et des munitions rôdeuses2Missiles capables de voler un certain temps dans une zone de combat avant de frapper une cible.. Or la France accuse un retard certain pour compléter la gamme de ses équipements militaires en partie en raison de priorités accordées à des systèmes plus classiques depuis des années en termes d’investissement, comme le révèlent l’achat « sur étagère » de drones Reaper américain en 2013, faute d’une solution française disponible, ou le lancement dans l’urgence par l’Agence de l’innovation de défense de deux programmes pour des munitions rôdeuses Colibri et Larinae en mai 2022. Ces retards sont révélés aussi dans les priorités affichées dans le rapport annexé à la LPM, mentionnées précédemment.

De même, les armées françaises ont bien perçu le rôle du renseignement, notamment spatial, et de l’intelligence artificielle pour accélérer la compréhension d’une situation opérationnelle et assurer une plus grande réactivité des forces. Pour être efficace et éviter les frappes adverses, il est important de comprendre vite la situation et d’être mobile afin d’éviter des pertes. Ceci explique l’intérêt accru pour la numérisation des forces et l’utilisation de l’intelligence artificielle.

Toutefois, ces prises de conscience n’ont qu’un impact limité sur les orientations de la politique de défense dans les publications de référence. Certes, une Revue nationale stratégique a été publiée en novembre 2022, mais sa préparation a été très rapide, avec un recul insuffisant sur les leçons de la guerre. Ce document sert plus à conforter des orientations antérieures à l’invasion russe et à les accélérer qu’à donner une nouvelle direction. Il en est de même pour la loi de programmation militaire 2024-2030 qui vient d’être adoptée par le Parlement.

Le paradoxe est que les déclarations de politique de défense depuis février 2022 mettent assez peu l’accent sur la défense européenne. Si la France a réaffirmé le rôle clé de l’Alliance atlantique et la logique de solidarité pour la sécurité de l’Europe, dans les faits, les documents majeurs concernant la défense font apparaître une dynamique centrée sur l’effort national. Cette tendance semble souligner la nécessité pour le pouvoir exécutif actuel de renforcer le socle national avant d’envisager une dynamique collective entre Européens.

Le discours du président Macron lors de la conférence sur la sécurité à Bratislava en mai 20233Site officiel de l’Élysée, Discours officiel au sommet Globsec 2023, 1er juin 2023. semble confirmer ce choix, avec l’entrée dans une nouvelle dynamique de la France en faveur de la défense collective en Europe. Il a alors tenté de réparer les relations de la France avec les pays d’Europe de l’Est en faisant un exercice d’humilité stratégique, pour reprendre l’expression du Financial Times. Il s’est excusé de ne pas avoir tenu compte des avertissements lancés de Varsovie à Tallinn concernant la menace posée par la Russie, promettant qu’ils pourraient désormais compter sur la France. Il a reconnu que la France avait été perçue comme « arrogante, distante et peu intéressée » en ne prenant pas assez en considération leur approche, notamment concernant l’importance de l’OTAN pour la défense européenne. Cette évolution reste à confirmer.

Processus de décision de la politique de défense

En France, le processus de décision concernant la politique de défense est défini par la Constitution de 1958. Il a été conçu pour concentrer les décisions au plus haut sommet de l’État et permettre ainsi une grande réactivité face à une situation de crise, comme l’a illustré le déploiement très rapide des forces françaises au Mali lors de l’opération Serval en 2013. Cette construction institutionnelle est à l’opposé du fonctionnement des institutions allemandes, qui repose sur une armée parlementaire. Elle constitue une réponse aux difficultés de prises de décision sous le régime parlementariste de la IVe République entre 1946 et 1958.

  • Le président de la République est le chef des armées. Il lui revient d’établir les décisions principales sur l’orientation de la politique de défense. Spécificité française, il préside le Conseil de défense et de sécurité nationale qui est un conseil des ministres en format restreint coordonnant la politique de sécurité et de défense nationale.
  • Le Premier ministre assure la mise en œuvre de cette politique, notamment en coordonnant les actions des différents ministères pour assurer sa mise en œuvre, en particulier en cas de guerre sur le territoire national. Il s’appuie pour cela sur le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui lui est rattaché.
  • Le ministre des Armées gère les aspects militaires et budgétaires de la politique de défense.

La défense est donc un sujet éminemment politique au plus haut niveau de l’État dans un régime semi-présidentiel. De ce fait, le Parlement n’a en réalité qu’un rôle consultatif sur les orientations de la politique, puisque le gouvernement a l’initiative de la loi.

Ces grandes orientations sont définies au travers de Livres blancs (1972, 1993, 2008, 2013) et, depuis quelques années, de Revues stratégiques (2017, 2022). Ces documents justifient les missions principales des armées et fixent le modèle d’armée dont la France doit se doter à un horizon donné, établissant une feuille de route pluriannuelle aux armées.

Ces documents de cadrage servent aussi à élaborer une planification des dépenses. En effet, la construction d’un modèle d’armée répondant aux enjeux géostratégiques nécessite d’inscrire les efforts sur plusieurs années, parfois plusieurs décennies pour garantir une autonomie stratégique qui est l’objectif ultime. Il n’est donc pas possible de gérer la mise en œuvre de cette politique uniquement au travers de budgets discutés chaque année au Parlement, car cela risque d’entraîner des décisions peu cohérentes et inefficaces. C’est pourquoi la Constitution prévoit la possibilité d’avoir des lois de programmation pluriannuelles (dont l’application ne se limite pas d’ailleurs à la politique de défense).

Les lois de programmation militaires (LPM) ont une durée ad hoc de trois à sept ans, en fonction des besoins du pouvoir exécutif. Elles définissent les objectifs et les moyens pour les atteindre à la fois budgétaires et de fonctionnement du ministère des Armées.

Le Parlement approuve chaque année le budget des différentes missions dont le ministère des Armées a la charge. Il s’agit d’un vote global sur ces enveloppes budgétaires. Avant ce vote, le Parlement peut proposer des amendements modifiant les différentes lignes budgétaires. Toutefois, ces amendements ont peu de chance d’être adoptés s’ils ne sont pas proposés par la majorité parlementaire, c’est-à-dire s’ils ne sont pas approuvés par le gouvernement. Une fois ces crédits votés, leur gestion est entièrement dans les mains du ministère et le Parlement n’intervient pas dans le processus de décision4Contrairement au Parlement allemand pour l’approbation des investissements de plus de 25 millions d’euros..

Les LPM restent des documents politiques et seules les lois annuelles de finances ont une valeur légale, ce qui explique parfois des écarts entre le contenu des LPM et la réalité des dépenses. De même, le gouvernement peut être amené à des arbitrages en cours d’année, notamment en raison de dépenses de personnel ou d’opérations extérieures plus élevées que prévu.

Efforts budgétaires de défense

En France, le chiffre souvent utilisé pour parler des dépenses militaires ne correspond pas en réalité au budget du ministère, mais uniquement à celui de la « mission défense », qui constitue le cœur de cet effort car il permet de conduire les missions militaires. Ainsi, selon le projet de loi de finance pour 2023 (qui est la base des chiffres présentés dans cette partie), la mission défense a reçu 43,9 milliards d’euros. Toutefois, il faut lui ajouter les dépenses de pensions militaires (9,2 milliards) et pour la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation » (1,8 milliard). Ainsi, les dépenses militaires atteignent en réalité 55 milliards d’euros, qui est le bon chiffre pour établir des comparaisons internationales.

Le budget de la défense en France accorde la priorité aux équipements par rapport à beaucoup de pays européens. En 2023, 25,6 milliards sont consacrés à l’équipement (46,5%) incluant 8 milliards pour la recherche et développement (dont 1 milliard pour la recherche et technologie, c’est-à-dire la R&D sans le développement) et 5 milliards pour l’entretien programmé des matériels.

Le ministère des Armées emploie aujourd’hui 208 000 militaires (412 000 en 1996 avant la suspension de la conscription) et 63 000 civils. Les armées fonctionnent en flux tendu en raison d’effectifs insuffisants. Comme 85% des militaires ont moins de vingt-cinq ans et que beaucoup ont des contrats courts, elles doivent recruter 24 000 soldats par an pour maintenir son effectif.

Il faut aussi noter que le budget de la défense comprend une ligne pour les opérations extérieures et les opérations de sécurité intérieure qui atteint aujourd’hui 1,2 milliard d’euros. Il s’agit d’une provision instaurée il y a une quinzaine d’années pour éviter que le coût de telles opérations ne vienne réduire les autres dépenses.

La France était engagée depuis 2018 sur une loi de programmation militaire qui prévoyait d’engager 295 milliards d’euros entre 2019 et 2025 pour la mission défense. De 1,8% du PIB en 2018 avec 34,2 milliards, le budget devait atteindre les 2% en 2025, avec 50 milliards. Cette progression est le moyen de construire le modèle d’armée qui répond aux enjeux de sécurité internationale. Il a été conçu dès la première élection du président Macron en 2017, donc bien avant la guerre en Ukraine.

Étant donné le déclenchement de la guerre en Ukraine, le gouvernement a engagé des travaux pour une nouvelle LPM couvrant la période 2024-2030. 413 milliards d’euros sont prévus, soit une augmentation d’un tiers par rapport à la précédente LPM. Concrètement, le budget de la mission défense augmentera progressivement de 47 milliards en 2024 pour atteindre 69 milliards en 2030. Toutefois, il s’agit de montants en euros courants et non constants. Les dépenses militaires représentaient 1,8% du PIB en 2022 et atteindront un peu moins de 2,5% en 2030.

Constituant habituellement un exercice politique consensuel, la dernière LPM a été plutôt mal reçue par les experts de la défense et les partis d’opposition au Parlement. La guerre en Ukraine et la cible budgétaire annoncée laissaient espérer une remontée en puissance des capacités militaires. Finalement, un modèle d’armée cohérent est privilégié, avec un accent sur le soutien des matériels en service (« maintien en condition opérationnelle ») et un comblement de capacités manquantes, comme la défense sol-air, les drones ou les munitions rôdeuses. L’accroissement des flottes et des stocks de munitions n’est pas au rendez-vous avec un certain nombre de cibles de matériels décalées, notamment dans l’armée de terre. Le modèle d’armée complet est désormais envisagé en 2035 alors qu’il était attendu pour 2030.

La LPM traduit l’ambition française d’avoir un rôle militaire de premier rang. La capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opération, comme en 2013 au Mali, est maintenue en gardant des capacités de projection. De même, la France souhaite pouvoir être en mesure de diriger une coalition. Concrètement, un équipement comme le porte-avions permet d’agréger autour de lui un « groupe aéronaval », avec parfois des navires étrangers. De même, l’armée de terre va insister sur ses capacités de commandement.

Rôle de l’industrie d’armement

L’industrie de défense de la France a été développée sur une base nationale depuis le milieu des années 1950 afin d’assurer une autonomie stratégique de la France. Pour ce faire, l’État a considéré qu’il n’était pas possible de dépendre d’un pays étranger pour la fourniture d’équipements majeurs. La politique industrielle de défense a ainsi bénéficié d’un effort constant depuis les années 1950. Elle a permis de créer une base industrielle assez complète que les gouvernements successifs ont cherché à préserver par-delà des aléas budgétaires.

Toutefois, la baisse des budgets d’investissement après la fin de la Guerre froide a entraîné une contraction de cette base industrielle. Pour en préserver le cœur, la France a été contrainte de rechercher un complément de commandes à l’exportation (voir la partie « Vision géostratégique nationale ») afin de maintenir une capacité minimale de production au service des armées nationales et de pouvoir accompagner, le cas échéant, leur remontée en puissance.

L’attribution de licences d’exportation fait toutefois l’objet d’un contrôle très rigoureux par une commission sous l’autorité du Premier ministre, la CIEEMG (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre), en particulier concernant la prise en considération des conséquences de la livraison de matériel à un pays tiers. L’exportation d’armement est un acte politique qui doit répondre aux exigences de la politique internationale et de défense de la France. Ces ventes internationales sont décidées principalement par l’État sur des critères de politique de défense, afin de préserver l’autonomie stratégique nationale en trouvant des commandes complémentaires de celles des armées françaises, et non par les entreprises pour une recherche de profits.

La France dispose donc d’une base industrielle assez complète mais réduite à ses capacités humaines et manufacturières les plus essentielles. Les programmes d’armement ont été conçus depuis trois décennies dans cet objectif : assurer un flux minimal continu d’activités des bureaux d’études et de la production pour garantir l’autonomie stratégique dans le long terme. L’outil industriel actuel a été dimensionné pour un temps de paix. Les investissements ont été déterminés au plus juste pour réduire les coûts et les capacités industrielles excédentaires, héritées de la guerre froide, ont été supprimées. Le conflit en Ukraine a souligné les limites de cette stratégie car l’industrie peut augmenter ses productions dans une faible proportion.

Les programmes ont été étalés dans le temps pour garantir un flux a minima sur tout le cycle de vie d’un matériel. De ce fait, l’industrie a perdu l’habitude de cadences élevées. Elle doit réapprendre à fabriquer en quantités plus importantes et à des cadences plus élevées, ce qui nécessite un changement d’organisation et des recrutements. Depuis un an, l’industrie et le ministère des Armées ont travaillé ensemble pour mettre en œuvre ce changement de rythme. Des pistes de progrès ont été identifiées par l’industrie et la Direction générale de l’armement (DGA)5Équivalent du BAAINBw en Allemagne. et mises en œuvre avec des effets déjà visibles.

La DGA est capable de porter une réelle politique industrielle de défense, car elle dispose de toutes les dimensions requises : financement de la recherche et développement, gestion de l’acquisition de matériels, supervision de la base industrielle, accompagnement des exportations. Elle est aussi dotée de moyens budgétaires importants car elle gère l’essentiel des achats d’équipements militaires depuis leur conception jusqu’au soutien des flottes en service. Pour gérer la base industrielle, elle dispose de pouvoirs larges, définis par des instructions ministérielles, afin de contrôler les entreprises et de définir leur prix, qui sont le plus souvent des prix définis sur la base d’enquêtes de coûts et d’un objectif de marge maximal qui ne doit pas être dépassé.

La limite d’un changement d’échelle est l’absence de commandes nationales pour justifier les dépenses requises, malgré les prises de position politiques sur le passage à une « économie de guerre ». En effet, la France a passé très peu de commandes qui n’étaient pas déjà programmées avant février 2022, ce qui limite l’évolution de l’industrie. L’industrie ne peut réaliser des investissements et des recrutements qu’à partir du moment où les entreprises disposent de commandes fermes. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, ce qui crée une contradiction entre les attentes de l’État (« produire plus, plus vite, moins cher ») et la réalité industrielle.

Pour dépasser les limites des capacités nationales et acquérir plus de marges de manœuvre, le passage à une échelle européenne apparaît indispensable pour la France. En effet, la coopération est un moyen pour élargir la taille du marché afin de réduire le coût des programmes pour les pays participants, mais aussi pour assurer la viabilité à long terme de l’industrie.

Les programmes en coopération sont donc une dimension essentielle de la politique industrielle de défense concernant les systèmes militaires les plus ambitieux. La France ne souhaite pas une communautarisation des programmes, mais des coopérations entre pays partageant des ambitions similaires. En Europe, l’Allemagne et le Royaume-Uni apparaissent comme les partenaires naturels. La France souhaite aussi travailler avec l’Italie, l’Espagne, la Suède, la Belgique ou encore la Pologne à partir du moment où les enjeux communs sont bien identifiés et que la coopération est réalisable.

Sécurité de l’Europe : le rôle de l’OTAN et de l’Union européenne

Le multilatéralisme est au cœur de la conception française des relations internationales. La France souhaite ainsi le maintien des institutions internationales créées à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour garantir la paix et le respect des droits de tous les pays. Elle souhaite contribuer activement au maintien d’un ordre multilatéral par son implication dans des opérations militaires, que ce soit sous mandat du Conseil de sécurité (Irak, Libye, Syrie) ou dans le cadre d’un partenariat stratégique avec un autre État (bande sahélo-saharienne).

La relation de la France à l’Alliance atlantique reflète cette vision de son rôle international. L’Alliance atlantique est essentielle pour la sécurité de la France, qui a toujours souhaité être un contributeur de premier rang. La sortie de l’Alliance n’a jamais été une option envisagée par un parti de gouvernement.

Tous les documents de référence de la politique de défense ont rappelé que l’Alliance atlantique est au centre de la sécurité internationale de la France et que cette dernière souhaite jouer un rôle actif de premier plan dans le fonctionnement de l’OTAN. La France est sortie entre 1966 et 2009 du commandement intégré de l’OTAN pour assurer son autonomie de décision, mais elle a toujours participé à une coordination étroite, à l’exception de la planification nucléaire car la dissuasion nucléaire relève d’une décision souveraine. Constatant les contraintes résultant du fait de ne pas être dans le commandement intégré, la France a choisi de le rejoindre, ce qui démontre sa volonté d’assumer pleinement son engagement auprès de ses Alliés.

Toutefois, la France ne veut pas être dépendante de l’OTAN pour sa sécurité ou pour sa politique internationale. Ceci découle des conclusions tirées après la crise de Suez en 1956. Alors dépendante des États-Unis pour ses approvisionnements en matériels militaires, la France a très mal vécu l’embargo américain. Elle a décidé en conséquence de ne plus être dépendante d’un allié pour ses équipements essentiels et a progressivement construit une politique d’autonomie stratégique. Cette politique ne vise pas à s’opposer aux États-Unis, mais simplement à ne pas être dépendant.

Le président Emmanuel Macron a fait de « l’Europe de la défense » une priorité dans le cadre de sa politique européenne, dès le début de son premier mandat. Le discours de la Sorbonne en septembre 2017, portant sur le renforcement de la souveraineté européenne, mentionnait ainsi la défense en bonne place.

Depuis 2017, la France a mené des actions auprès de ses partenaires européens en faveur d’une européanisation dans la défense dans trois domaines : le rôle de la Commission européenne, la destination de ses exportations et les grands programmes en coopération. Paris a ainsi fortement soutenu la mise en place en 2021 du Fonds européen de la défense (FED). La France a aussi poussé pour l’adoption de la Boussole stratégique de l’Union européenne, dont la préparation a été lancée sous la présidence allemande du Conseil de l’Union et qui a été adoptée sous la présidence française.

De même, le continent européen est devenu une priorité pour les exportations d’armements françaises afin de ne pas trop dépendre des marchés tiers, avec quelques réussites et beaucoup de déceptions. Le Rafale a été exporté en Croatie et en Grèce et la France a signé un accord majeur dans les véhicules terrestres avec la Belgique, mais cette stratégie se heurte au fait que les pays européens continuent de privilégier des acquisitions auprès des États-Unis plutôt que de fournisseurs européens.

Enfin, Paris et Berlin ont lancé ensemble le MGCS (Main Ground Combat System) pour remplacer les chars Leclerc et Léopard 2 et le SCAF (Système de combat aérien du futur) pour succéder au Rafale et à l’Eurofighter. En cinq ans, le SCAF a eu un démarrage lent en raison de négociations complexes, tandis que le MGCS n’a pas beaucoup avancé.

Malgré ces fortes ambitions européennes, les documents de référence publiés récemment par la France ont peu pris en compte les dimensions européennes. La Revue nationale stratégique de 2022 n’a pas été pensée en cohérence avec la Boussole stratégique, voire avec les exercices stratégiques réalisés par des pays alliés, en particulier la Nationale Sicherheitsstrategie adoptée en juin 2023 par l’Allemagne. Dans la LPM 2024-2030, seuls quatre paragraphes du rapport annexé mentionnent les coopérations européennes.

Cet exercice de réflexion et de cohérence de la politique nationale avec la dimension européenne est d’autant plus important que la France est un pays qui dépense beaucoup dans sa défense et avec des capacités bien établies. Alors que le Fonds européen de la défense est mis en œuvre avec un budget moyen de 1,2 milliard d’euros par an, quelle cohérence avec les milliards que la défense française dépense en R&D ? Alors que la France possède des entreprises munitionnaires bien établies, quelle logique avec les initiatives européennes dans ce domaine ? Les prochaines années seront cruciales pour la France en termes d’adaptation de sa politique de défense aux dynamiques européennes.

Vision géostratégique nationale

La France considère qu’elle a un rôle international à jouer au regard de ses obligations dans les institutions internationales. Elle est en effet le seul membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies au sein de l’Union européenne, ainsi que le seul pays doté de l’arme nucléaire. Elle possède aussi un vaste ensemble de territoires outre-mer, héritage de son histoire, qui en font un acteur global présent dans toutes les régions du monde.

À l’instar du Royaume-Uni, ce passé de grande puissance militaire conduit à une volonté de maintenir le pays comme une puissance militaire de premier rang avec l’ambition de ne pas dépendre d’un autre pays pour sa sécurité internationale. C’est la raison expliquant que la dissuasion nucléaire est au centre de la politique de défense de la France.

La place de la dissuasion dans la sécurité internationale de la France
Suite à l’opération de Suez en 1956, le maréchal soviétique Nicolaï Boulganine a écrit au président du Conseil des ministres Guy Mollet pour faire arrêter les opérations militaires de la France, du Royaume-Uni et d’Israël menaçant ces pays d’une frappe nucléaire. Cela a convaincu la France que seule la détention de l’arme nucléaire pourrait lui donner une pleine garantie de sa sécurité internationale.
La dissuasion nucléaire vise à protéger la France de toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux en se dotant de la capacité d’infliger à l’adversaire des dommages absolument inacceptables. « La dissuasion est la garantie ultime de la sécurité, de la protection et de l’indépendance de la Nation. Elle garantit en permanence notre autonomie de décision et notre liberté d’action dans le cadre de nos responsabilités internationales » (Livre blanc de 2013).
La dissuasion est fondée sur une capacité de frappe « en réponse » (légitime défense), ce qui suppose de disposer d’une capacité permanente et invulnérable, sans exclure la capacité à délivrer « un ultime avertissement nucléaire » (unique et non renouvelable) pour rétablir la dissuasion, c’est-à-dire pour entrer dans un « dialogue » conduisant à renoncer à son agression.
La dissuasion n’exclut pas de poursuivre l’objectif du désarmement. La France n’a jamais participé à la course aux armements, ni réalisé tous les types d’armes que ses capacités technologiques lui auraient permis de concevoir. Elle applique un principe de stricte suffisance et maintient son arsenal au niveau le plus bas possible compatible avec le contexte stratégique.
Le système repose entièrement sur le président de la République, en particulier concernant la définition des intérêts vitaux qui expliqueraient une réponse nucléaire face à un adversaire que les capacités conventionnelles n’ont pas réussi à dissuader.
La nucléaire n’est pas une arme d’emploi. La crédibilité de la dissuasion repose sur les principes de fiabilité, de résilience, de pénétration et de portée. Il n’y a pas de continuum entre moyens conventionnels et nucléaires. La France a fait le choix de refuser la réponse graduée nucléaire.

Ce rôle mondial est l’élément structurant des documents stratégiques de manière continue depuis le général De Gaulle. Il est rappelé et affirmé dans tous les Livres blancs et dans toutes les Revues stratégiques. La France souhaite pouvoir intervenir n’importe où dans le monde et en particulier là où les enjeux géostratégiques majeurs se trouvent. Ceci explique l’accent mis non seulement sur la sécurité de l’Europe et de sa périphérie (Méditerranée, Afrique, Grand Nord), mais aussi sur les territoires d’outre-mer dans les Amériques, en Océanie et en Asie. Il n’est donc pas étonnant que, comme le Royaume-Uni, la France ait publié une stratégie indo-Pacifique.

Il est possible de s’interroger sur les moyens qu’a la France pour porter une telle ambition au regard de ses ressources humaines, matérielles et budgétaires. Néanmoins, cette posture globale est extrêmement structurante pour la politique de défense de la France.

La construction d’une défense européenne répond à plusieurs préoccupations. L’autonomie stratégique européenne promue par la France doit se lire au regard de son histoire. La France considère que les pays européens doivent assumer leur sécurité par eux-mêmes, car il s’agit de la meilleure garantie possible. Bien entendu, cet effort doit se faire en coordination avec les États-Unis, avec lesquels les Européens partagent des intérêts et des valeurs.

La France considère qu’il ne serait pas raisonnable d’être dépendants des États-Unis et que les Européens seront de meilleurs alliés s’ils apportent des solutions et des moyens au sein de l’OTAN. Une défense européenne par les Européens apparaît ainsi comme une responsabilisation des Européens entre eux et vis-à-vis des États-Unis. Ceci suppose de ne pas être automatiquement aligné sur la position américaine, ce qui est souvent mal interprété par les autres Européens.

Toutefois, l’ambition européenne de la France va au-delà. Portée par sa vision globale des relations internationales, la France aimerait que l’Union européenne devienne un acteur militaire de premier ordre dans les relations internationales. Ceci explique le concept régulièrement utilisé d’« Europe puissance ».

L’opinion publique et la défense

La politique de défense est un sujet de premier ordre dans les médias en France avec une couverture régulière des questions internationales, des actions des armées et du rôle militaire du président de la République. Les opérations extérieures sont ainsi régulièrement mises en avant par les médias. Lors de l’élection présidentielle, aborder les questions de défense avec sérieux est une nécessité pour asseoir la stature présidentielle d’un candidat.

La guerre en Ukraine a conduit à un intérêt plus marqué dans l’opinion, qui constitue davantage une plus forte intensité des débats plutôt qu’une rupture, car la défense est considérée comme intimement liée à la souveraineté nationale. La discussion des sujets de défense est donc assez constante depuis la guerre froide. Cela remonte même beaucoup plus loin puisque, depuis la Révolution française de 1789, la « nation en armes » pour défendre les acquis de la Révolution et la patrie est un concept fondateur des institutions républicaines, ce qui se reflète tout à fait dans la Constitution de 1958.

Loin des clivages des années 1970 entre une droite pro-défense et une gauche plutôt antimilitariste, les militaires apparaissent comme une profession globalement appréciée6Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022. puisqu’elle recueille 91% de bonnes opinions pour les sympathisants de droite et 76% pour ceux de gauche. Les sympathisants de La France insoumise (LFI), à la gauche du Parti socialiste, se distinguent avec seulement 8% de très bonne opinion, contre 21% pour les sympathisants écologistes et 39% pour les sympathisants socialistes. À droite, les sympathisants d’Emmanuel Macron (Renaissance) se démarquent avec seulement 21% de très bonne opinion contre 40% à 65% pour les sympathisants des autres partis de droite.

La position critique des armées à gauche reflète un courant pacifiste très ancien, qui a cependant reculé au Parti socialiste depuis l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981 avec une prise de conscience de la nécessité, parfois, du recours aux moyens militaires afin de défendre les populations et de promouvoir les valeurs humanistes et la paix, comme le reflète la promotion du concept d’« ingérence humanitaire » (afin de dépasser le principe de non-ingérence dans une crise intérieure à un pays en droit international lorsque les droits humains et humanitaires étaient bafoués et les populations en danger7Pour aller plus loin, l’Encyclopédie Britannica offre une vision synthétique de ce concept en droit international.) ou l’implication de la France dans les opérations de l’Union européenne.

La suspension de la conscription8La conscription n’a pas été abolie comme dans d’autres pays, mais simplement suspendue. Elle pourrait donc être réactivée facilement et rapidement par le gouvernement en cas de nécessité sans que cela ne nécessite un vote du Parlement. en 1997 a paradoxalement pacifié les relations entre les citoyens et les armées. Le service militaire était mal vécu par les jeunes en raison d’activités jugées souvent vaines, représentant pour eux une simple perte de temps. L’image des militaires a aussi été améliorée par leur déploiement massif (jusqu’à 10 000 militaires) sur le territoire national après les attentats terroristes de 2015. L’opération de sécurité intérieure « Sentinelle » a contribué à rassurer la population tout en donnant un visage aux soldats. Elle a ainsi renforcé le lien armées-nation, même si elle n’offre pas nécessairement une image précise des missions des armées.

Comme le soulignait Erwan Lestrohan de l’institut Odoxa, « les militaires (qui nous protègent) se maintiennent aux côtés des infirmières (qui nous soignent) et des agriculteurs (qui nous nourrissent) parmi les professions les plus populaires aux yeux des Français, suscitant une quasi-unanimité de soutien dans l’opinion »9Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022..

La professionnalisation tend cependant à faire des armées un monde à part, séparé de la société civile, ce qui pourrait poser un problème à terme. Ceci explique les débats politiques récurrents sur la restauration de la conscription ou, tout du moins, d’un service national. Les propositions couvrent l’ensemble des possibles allant d’un service militaire (principalement à droite) à un engagement civique purement civil (surtout à gauche). Les trois quarts des Français, de la droite à la gauche, sont favorables à la mise en place d’un service national10Ifop, sondage « Les Français et le Service national universel », 9 mars 2023.. mais dont le format reste vague et potentiellement conflictuel selon les sensibilités politiques, sociales ou générationnelles. Ainsi, les associations estudiantines s’opposent au rétablissement d’une certaine forme de service militaire qui ne dit pas son nom.

L’attachement à la patrie dépasse les clivages politiques. Les trois quarts des Français11Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022. considèrent que la notion de patriotisme a encore du sens aujourd’hui et se disent personnellement patriotes dans la même proportion. La revendication patriotique varie toutefois significativement selon l’âge et les préférences politiques. 59% des moins de 25 ans se disent patriotes contre 66% pour les 25-34 ans et 74% pour les 35-49 ans quand cette revendication dépasse 80% pour les plus de 50 ans. À gauche, seuls 62% des sympathisants écologistes et d’extrême gauche se disent patriotes contre 79% de ceux du Parti socialiste (dont la moyenne d’âge est plus élevée). L’amplitude des opinions est moins marquée à droite : 82% pour Renaissance, 85% pour le Rassemblement national et 89% pour Les Républicains.

Trois quarts des sondés estiment toujours que leur pays est une grande puissance militaire, mais seuls 14% en sont tout à fait convaincus12Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022.. La guerre en Ukraine semble avoir révélé les limites de ce que les armées françaises sont capables de faire, amplifiant une impression déjà forte après le retrait du Mali et du Burkina Faso. Sur les réseaux sociaux, les Français débattent d’ailleurs de l’intérêt d’avoir une armée puissante. Les interrogations à propos du sens des opérations extérieures le montrent. Les citoyens ne comprennent pas toujours les raisons de ces engagements loin du territoire national, entraînant des pertes humaines.

La Russie est plus que jamais perçue comme la plus grande menace pour la sécurité de l’Europe13Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022. (80% des répondants, soit un doublement par rapport à 2019). Les Français apparaissent inquiets de la situation en Ukraine sur l’ensemble du spectre politique14Ifop, sondage « Le regard des Français sur le conflit russo-ukrainien », 25 mai 2023.. La Chine et la Corée du Nord sont considérées comme les deux autres menaces majeures pour 54% et 37% des répondants respectivement15Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022..

Une large majorité de Français sont favorables à la poursuite et même à l’accroissement du soutien à l’Ukraine. Toutefois, ils favorisent les mesures indirectes16Antoine Bristielle, Regards européens sur la guerre en Ukraine, Fondation Jean-Jaurès, 10 juillet 2023 ; Ifop, « Regards européens sur la crise en Ukraine. Vague 5 », juin 2023. : un renforcement des sanctions économiques contre la Russie (66%) et de l’aide militaire à l’Ukraine (58%). Ils restent majoritairement opposés à une intervention militaire française ou de l’OTAN. Cette position est assez consensuelle sur l’ensemble du spectre politique.

Les trois quarts des Français sont favorables à une augmentation des dépenses militaires17Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022.. Ce besoin fait largement consensus sur l’ensemble de l’échiquier politique, même si le soutien n’est que des deux tiers pour les sympathisants écologistes ou d’extrême gauche. L’impact de la guerre en Ukraine est indéniable. Ainsi, seule une faible majorité souhaitait des dépenses militaires plus élevées en 2019.

Positions des partis politiques

Depuis 2022, la vie politique française semble se diviser en trois pôles distincts, représentant environ un peu plus d’un quart de l’électorat : l’extrême droite représentée par le Rassemblement national ; les libéraux conservateurs, représentés majoritairement par le parti Renaissance du président Macron ; et la gauche avec l’alliance Nupes regroupant les socialistes, les écologistes, les Insoumis et les communistes.

Les questions de défense ne sont plus un marqueur politique, ni même un sujet de clivage politique depuis l’acceptation de la défense par la gauche de gouvernement lors de la présidence de François Mitterrand (1981-1995). La quasi-totalité des partis politiques ont soutenu l’augmentation des budgets proposés par la nouvelle LPM, à l’exception des communistes.

Les Républicains (autrefois le RPR, puis l’UMP) ont toujours eu une position assez favorable aux dépenses militaires. Cela reflète la revendication d’une tradition gaulliste en faveur d’un État fort et indépendant, capable d’être un acteur international de premier rang. Ils considèrent que les dépenses militaires répondent à un besoin avéré de sécurité internationale et qu’elles ont un impact positif sur l’économie en termes d’emplois, de création de valeur et d’équilibre du commerce extérieur, ce qui explique un soutien politique appuyé aux exportations d’armement.

Paradoxalement, dans les années 1990, la droite de gouvernement a fortement réduit les dépenses militaires afin de baisser les dépenses publiques, dans une approche assez semblable à l’austérité fiscale prônée la CDU ou le FDP en Allemagne. Cependant, depuis le début des années 2000, la droite, y compris les partis centristes, est de nouveau favorable à l’augmentation des budgets de défense, ce qui marque la fin de la parenthèse de l’après-guerre froide. Cette tendance est plus marquée à l’extrême droite (Rassemblement national, parti d’Éric Zemmour).

Le parti Renaissance (autrefois LREM ou La République en marche) du président Macron s’inscrit dans la même orientation que les Républicains. Sa particularité est d’avoir une forte orientation en faveur d’une défense européenne quand les Républicains sont plus souverainistes. Il tente de conjuguer un État fort internationalement et une maîtrise de la dépense par la rigueur budgétaire. Ceci explique le choix d’augmenter les dépenses militaires dans la nouvelle LPM, mais en-deçà de ce que les armées demandaient et de ce dont elles auraient besoin au regard du contrat opérationnel fixé par l’exécutif.

Trois sujets entraînent aujourd’hui des oppositions entre partis politiques, parfois majeures : les alliances militaires (en particulier l’OTAN), la place de la dissuasion nucléaire et le contrôle parlementaire de la politique de défense.

Sur les alliances militaires, seuls les partis du centre sont favorables à la participation de la France à l’OTAN et sont prêts à la construction d’une défense commune au sein de l’Union européenne. Lors des débats au Parlement, les autres partis rappellent régulièrement leur attachement à la souveraineté nationale dans le domaine de la défense, bien que ce soit pour des raisons très différentes : volonté de repli national à droite, critique de l’impérialisme américain à gauche. C’est pour cette raison que le Rassemblement national a régulièrement exprimé son opposition aux projets franco-allemands de programmes en coopération dans l’armement. Les Écologistes souhaitent de leur côté que l’Alliance atlantique soit remplacée à terme par une défense européenne.

La dissuasion nucléaire reste un sujet globalement consensuel et peu discuté sur le fond car considéré comme un choix incontournable par le gouvernement. L’Assemblée nationale a tenu des auditions en 2023 mais uniquement sur la mise en œuvre de cette politique et non sur sa poursuite. Le désarmement nucléaire est un marqueur clé pour les Écologistes. À l’occasion des débats sur la LPM, ils ont ainsi porté un amendement pour que la France adhère au Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Même si elles expriment leur attachement au Traité de non-prolifération (TNP), les autres forces politiques ne mettent pas le désarmement nucléaire au cœur de leurs préoccupations et elles ont même émis des inquiétudes sur le TIAN.

La place du contrôle parlementaire distingue notamment la gauche des autres forces politiques. La gauche souhaite en effet avoir un réel équilibre entre l’exécutif et le législatif en renforçant les pouvoirs du Parlement. Lors des débats sur la LPM, la Nupes a ainsi proposé une série d’amendements pour renforcer le contrôle du Parlement sur des décisions majeures comme les programmes d’armement franco-allemands ou le contrôle des exportations. Il convient de noter que le Sénat, majoritairement de droite, a repris certains des amendements rééquilibrant les rôles respectifs du Parlement et du gouvernement, ce qui prouve la complexité des rapports de force dans un contexte où les institutions de la Ve République montrent leurs limites.

Pour aller plus loin

Renaud Bellais, Dienstpflicht statt Wehrdienst : Der Service National Universel in Frankreich, Friedrich-Ebert-Stiftung, juillet 2020
Renaud Bellais, « Loi de programmation militaire : une boussole pour l’investissement de défense », DSI, mai 2022
Renaud Bellais, Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France, Fondation Jean-Jaurès, octobre 2022
Renaud Bellais, Axel Nicolas, Quels fondements pour une politique de défense de gauche ?, Fondation Jean-Jaurès, janvier 2021
Lucie Béraud-Sudreau et al., Russia’s war against Ukraine: A new impetus for the harmonisation of European arms export policies? A trilateral perspective from France, Germany, and Sweden, ARES, 2023
Antoine Bristielle, Regards européens sur la guerre en Ukraine, Fondation Jean-Jaurès, 10 juillet 2023
Bénédicte Chéron, Le soldat méconnu. Les Français et leurs armées : état des lieux, Paris, Armand Colin, 2018
Olivier De France, PeSCo: The French Perspective, ARES, 2019
Jean-Pierre Devaux, Gaspard Schnitzler, Defence Innovation: New Models and Procurement Implications. The French Case, ARES, 2020
Ifop, « Le regard des Français sur le conflit russo-ukrainien », 25 mai 2023
Ifop, « Les Français et le Service national universel », 9 mars 2023
Ifop, « Regards européens sur la crise en Ukraine. Vague 5 », juin 2023
Raspar Kempin (dir.), Frankreichs Außen- und Sicherheitspolitik unter Präsident Macron, SWP, 2021
Claudia Major, Christian Mölling, Pragmatisch und europäisch: Frankreich setzt neue Ziele in der Verteidigungspolitik, DGAP, 2017
Jean-Pierre Maulny, Covid-19 and the French Defence Technological and Industrial Base: Impact and Policy Responses, ARES, 2020
Ministère de la défense français, DrOID 2022, Reference document guiding defence innovation, 2022
Ministère de la défense français, French Defence and National security White Paper 2013, 2013
Christian Mölling, Jean-Pierre Maulny, Consent, Dissent, Misunderstandings: the Problem Landscape of Franco-German Defense Industrial Cooperation, DGAP et IRIS, 2020
Axel Nicolas, Mettre le Parlement au cœur de la politique de la défense, Fondation Jean-Jaurès, juin 2021
Odoxa, « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022
Odoxa, « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022
Alice Pannier, Critical technologies and industrial capabilities: National definition and policy implications. The French Case, ARES, 2022
Cédric Perrin, Jean-Marc Todeschini, Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ?, Sénat, février 2023
Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, Revue nationale stratégique 2022, novembre 2022

  • 1
    Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, Revue nationale stratégique 2022, 28 novembre 2022.
  • 2
    Missiles capables de voler un certain temps dans une zone de combat avant de frapper une cible.
  • 3
    Site officiel de l’Élysée, Discours officiel au sommet Globsec 2023, 1er juin 2023.
  • 4
    Contrairement au Parlement allemand pour l’approbation des investissements de plus de 25 millions d’euros.
  • 5
    Équivalent du BAAINBw en Allemagne.
  • 6
    Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022.
  • 7
    Pour aller plus loin, l’Encyclopédie Britannica offre une vision synthétique de ce concept en droit international.
  • 8
    La conscription n’a pas été abolie comme dans d’autres pays, mais simplement suspendue. Elle pourrait donc être réactivée facilement et rapidement par le gouvernement en cas de nécessité sans que cela ne nécessite un vote du Parlement.
  • 9
    Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022.
  • 10
    Ifop, sondage « Les Français et le Service national universel », 9 mars 2023.
  • 11
    Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022.
  • 12
    Odoxa, sondage « Les Français, le patriotisme et l’armée à l’occasion de l’armistice du 11 novembre », 10 novembre 2022.
  • 13
    Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022.
  • 14
    Ifop, sondage « Le regard des Français sur le conflit russo-ukrainien », 25 mai 2023.
  • 15
    Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022.
  • 16
    Antoine Bristielle, Regards européens sur la guerre en Ukraine, Fondation Jean-Jaurès, 10 juillet 2023 ; Ifop, « Regards européens sur la crise en Ukraine. Vague 5 », juin 2023.
  • 17
    Odoxa, sondage « 14 juillet, la guerre en Ukraine change tout », 13 juillet 2022.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème