La commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a adopté un rapport d’information sur l’opération Barkhane en avril dernier. Ce travail parlementaire est en soi un événement puisque, comme le rappelle Axel Nicolas, membre de l’Observatoire de la défense de la Fondation, alors que la France est engagée depuis janvier 2013 dans le Sahel, le dernier vote du Parlement sur le sujet remonte à avril 2013. Comment expliquer cette mise à l’écart évidente du Parlement sur les questions de défense ? Axel Nicolas plaide pour rééquilibrer la relation entre législatif et exécutif en matière de défense à travers une série de propositions.
Le 14 avril 2021, la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a adopté un rapport d’information sur l’opération Barkhane. Ce travail parlementaire est en soi un événement : alors que nos soldats sont engagés depuis janvier 2013 dans le Sahel, le dernier vote du Parlement sur le sujet remonte à… avril 2013 !
Lancée à la suite d’un appel à l’aide du gouvernement malien, l’opération a depuis changé plusieurs fois de dimensions. Initialement cantonnée au Mali, elle a été étendue à quatre autres pays de la bande sahélo-saharienne sans accord du Parlement en 2014, l’opération Serval devenant alors Barkhane. De même, en 2020, l’exécutif a décidé d’un « surge » – une montée en puissance –, en accordant plus de moyens humains et matériels à nos soldats, sans débat préalable au Parlement. En janvier 2021, après exactement huit années d’engagement, une majorité des Français s’opposait toutefois à l’opération Barkhane (51% selon l’Ifop). Dans le cadre d’une démocratie représentative, comment s’étonner d’une telle opposition quand le débat public sur le fond de l’intervention n’a jamais eu lieu au Parlement, instance représentative du peuple souverain ?
Loin d’être un parlementarisme rationnalisé, la mise à l’écart de nos assemblées pour les décisions concernant la défense est aujourd’hui un handicap. Trois situations récentes illustrent le déséquilibre de la relation entre l’exécutif et le législatif – systématiquement au détriment du Parlement – sur les questions de défense : l’actualisation de la loi de programmation militaire (LPM), le contrôle des exportations d’armements et les programmes militaires franco-allemands. Les raisons de ce déséquilibre sont à trouver dans les institutions, mais aussi dans le traitement politique des questions de défense. Alors que les échéances électorales de 2022 approchent, des changements sont envisageables pour rétablir le fonctionnement démocratique de nos institutions.
Une mise à l’écart évidente du Parlement sur les questions de défense depuis 2017
Le contrôle parlementaire de l’opération Barkhane est loin d’être la seule situation où le Parlement ne peut pas remplir son rôle de caisse de résonance de l’opinion publique : l’actualisation de la loi de programmation militaire (LPM), le contrôle des exportations d’armements et la relation franco-allemande de défense sont trois exemples d’un Parlement limité dans son action.
La LPM est un exercice majeur puisqu’elle planifie les dépenses militaires sur plusieurs années, actuellement sur la période 2019-2025. Étant donné son caractère pluriannuel, elle fait l’objet d’un point d’étape à mi-parcours. C’est le but de l’actualisation de la LPM prévue en 2021. Néanmoins, en février 2021, la ministre des Armées Florence Parly a expliqué devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale qu’elle ne souhaitait pas passer par la case législative pour l’actualisation de la LPM. Selon elle, le fait que la loi garde « sa pertinence » et qu’elle soit mise en œuvre « à l’euro près » ne justifie pas un vote, malgré les « ajustements » sur « certaines ambitions ». Cette position pose d’autant plus problème que la LPM ne fixe pas le montant du budget pour les deux dernières annuités. D’une certaine façon, le gouvernement explique que le vote de la LPM par le Parlement en 2018 est synonyme d’un chèque en blanc. Cette remise en cause des règles du contrôle démocratique est notée et justifiée par la présidente de la commission de la défense Françoise Dumas, qui souligne que « ce choix [de ne pas passer par un texte législatif] n’est pas une surprise dans la période actuelle, [mais il] ne doit pas toutefois conduire à exclure le Parlement de [la] réflexion. »
On peut s’interroger sur les conditions de la « période actuelle » – à savoir la crise sanitaire – qui permettent de ne pas consulter le Parlement. Mais, surtout, il convient de noter que la présidente de la Commission demande à l’exécutif de pouvoir participer à la réflexion et non à la décision : c’est une illustration parfaite de la relation déséquilibrée entre le Parlement et le gouvernement. Des députés n’hésitent pas à critiquer la situation, comme Jean-Charles Larsonneur qui dénonce un manque d’association du Parlement dans la « co-construction » de l’actualisation de la LPM. De son côté, la commission de la défense et des affaires étrangères du Sénat a monté une mission d’information sur le sujet, emmenée par le président Christian Cambon. Encore une fois, le Parlement semble se reposer sur le Sénat pour émettre une critique constructive.
Le contrôle des exportations d’armements est une autre illustration de la marginalisation du Parlement. Le 31 octobre 2018, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale décidait de lancer une mission d’information sur le contrôle des exportations d’armements, confiée aux députés Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR). Le rapport d’information a mis deux années à être publié, ce qui est une durée plutôt longue et rare. Par ailleurs, la date de présentation a été repoussée plusieurs fois, comme l’a noté le député Sébastien Nadot. Finalement, le rapport présenté en novembre 2020 souligne le déséquilibre de la relation entre le gouvernement et le Parlement, notant que « la faiblesse des informations communiquées par l’exécutif jette un doute sur la robustesse du système de contrôle. »
Alors que le ministère des Armées met souvent en avant le rapport annuel au Parlement sur les exportations d’armements comme la démonstration de l’implication des parlementaires, les deux députés notaient que ce rapport n’est pas un outil de contrôle, mais seulement d’information. Ce rapport publié chaque année depuis 1999 présente la politique d’exportation de la France, le contrôle exercé, mais aussi et surtout des annexes statistiques. Jacques Maire et Michèle Tabarot préconisaient finalement de permettre un contrôle a posteriori du Parlement via un comité dédié aux exportations d’armements. Sans tarder, c’est-à-dire avant-même la publication du rapport, l’exécutif s’opposait aux préconisations des deux députés par la voix du SGDSN. Le sujet du contrôle des exportations d’armements est donc une autre illustration récente du déséquilibre institutionnel : alors que le Parlement dépend du gouvernement pour obtenir des informations pour exercer son action démocratique, il semblerait en revanche que le gouvernement soit au courant avant même le Parlement du contenu des rapports parlementaires.
Si les deux cas précédents ont une rationalité, dans le sens où l’exécutif tenterait de protéger ses prérogatives régaliennes, le cas de la coopération franco-allemande en matière d’armements illustre la contre-productivité du modèle institutionnel français. Le système politique allemand est pleinement parlementaire : le centre de gravité du pouvoir est donc au Bundestag. En 2017, Paris et Berlin ont lancé deux programmes majeurs d’armements et, à maintes reprises, le Parlement allemand est intervenu en bloquant les discussions pour défendre des intérêts allemands. À Paris, cette situation a toujours suscité l’incompréhension. Un journaliste référence du secteur de la défense écrivait ainsi en février 2020 : « Le parlement allemand a bizarrement (constitution allemande oblige) le « go » entre ses mains pour faire décoller ce programme européen [ndlr : le Système de combat aérien du futur (SCAF)]. » De son côté, la France souffre d’un manque d’affirmation de son Parlement, et notamment de son Assemblée nationale, qui joue en sa défaveur en déséquilibrant la relation bilatérale. Tandis que la France ne peut compter que sur son exécutif, la dilution des pouvoirs outre-Rhin et la centralité du Parlement semblent jouer en faveur de Berlin. La multiplicité des acteurs allemands permet à l’Allemagne dans son ensemble de multiplier les demandes. De façon symptomatique, en travaillant sur les perceptions franco-allemandes mutuelles en matière de défense, les chercheurs Jean-Pierre Maulny et Christian Mölling notaient : « Les acteurs allemands n’ont pas mentionné le Parlement français comme un acteur important dans ce domaine [la défense]. »
Ces trois situations illustrent la mise à l’écart volontaire du Parlement par le gouvernement, qui refuse de facto tout débat de fond sur les questions de défense avec la représentation nationale. En plus d’être un problème démocratique, cet état de fait est contre-productif, comme le montre le déséquilibre de la relation franco-allemande, le Bundestag n’ayant pas d’interlocuteur pesant suffisamment du côté français. Cette situation n’est néanmoins pas nouvelle, puisqu’elle est notamment due à la Ve République et à son fonctionnement.
Aux racines du mal : la Ve République et sa pratique paralysante
Les institutions de la Ve République marginalisent le Parlement, d’autant plus dans le « domaine réservé » qu’est la défense. L’article 15 de la Constitution consacre ainsi le président de la République comme « le chef des armées ». Pourtant, loin d’être seulement un passage obligé et une « case législative », le Parlement peut permettre par son travail de contrôle, de débat et d’information une meilleure efficacité de la politique publique de défense dans ses orientations et sa mise en œuvre.
« La défense fait figure d’idéal type concernant la marginalisation du Parlement […] sous la Ve République » : ces mots de chercheurs en sciences politiques en 2012 résument l’étendue de la problématique, tout en soulignant qu’elle ne se limite pas au secteur de la défense. Au-delà des affaires militaires, le gouvernement possède les outils pour mettre au pas le Parlement, comme le vote bloqué, l’article 49.3 ou l’impossibilité d’engendrer une modification du budget. Dans le domaine spécifique de la défense, le chef des armées qu’est le président de la République n’est pas responsable devant le Parlement. Avant la réforme constitutionnelle de 2008, le Parlement n’avait même pas à être consulté sur les nouvelles opérations extérieures (OPEX). Les règles du jeu sont clairement en faveur de l’exécutif.
Au-delà des textes, l’alignement des élections législatives sur l’élection présidentielle semble avoir eu un rôle important sur la liberté d’action des parlementaires. Depuis 2002, le résultat des élections législatives est directement corrélé à la présidentielle et, d’une certaine façon, les députés « doivent » leur élection au président de la République. Entre 1997 et 2002, la commission de la défense de l’Assemblée avait ainsi produit trois rapports d’information « sensibles » sur les opérations militaires françaises au Rwanda entre 1990 et 1994, sur le contrôle des opérations extérieures et sur le contrôle des exportations d’armement. Alors que ces sujets n’ont jamais été autant d’actualité, la commission de la défense actuelle de l’Assemblée est plutôt silencieuse sur ces thèmes. Le contrôle des exportations d’armements a ainsi été travaillé par la commission… des affaires étrangères.
Dans le livre Les Opérations extérieures de la France, Thibaud Mulier distingue utilement « le régime de la Ve République et la pratique ». Dans les faits, les parlementaires ne sont pas incités à travailler sur les questions de la défense, tant celles-ci sont peu attrayantes politiquement et tant les moyens donnés au Parlement sont faibles. Le chercheur Olivier Rozenberg définissait en 2012 trois types de motivations pour un parlementaire : conserver son éligibilité, tenter de progresser et influencer les politiques. Pour conserver son éligibilité, à part pour des circonscriptions où l’industrie de défense ou des régiments militaires sont présents, les questions de défense sont peu « attractives » car elles ne pèsent pas dans les choix des électeurs. Le consensus politique sur ces questions est fort et l’intérêt médiatique pour le débat politique de défense faible : le domaine n’offre pas les moyens de se distinguer.
Deuxièmement, le domaine de la défense offre peu de possibilités de « faire carrière ». Si Jean-Yves le Drian s’était longtemps illustré sur les bancs de la commission de la défense de l’Assemblée avant de devenir ministre de la Défense, ce n’était pas particulièrement le cas de ses prédécesseurs, ni de sa successeuse. In fine, il semble bel et bien que les parlementaires investis sur la défense soient engagés pour influencer les décisions dans le domaine, malgré le peu de marge de manœuvre qu’ils ont. Les questions de défense sont d’autant plus compliquées à aborder qu’elles sont considérées comme exigeant une expertise importante, comme en témoigne le nombre de parlementaires effectuant une formation à l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN). Cependant, mis à part leur propre expertise, les parlementaires ont peu de moyens pour contrôler efficacement la politique de défense du gouvernement. Ce manque n’est pas complété par un outil assimilable à la Cour des comptes. Aux États-Unis, où la chercheuse Maya Kandel parle « d’exécutif fort et de législatif fort », le Congrès dispose du Government Accountability Office (GAO), avec plus de 500 millions d’euros de budget annuel et 3000 employés.
La marginalisation du Parlement sur les questions de défense est d’autant plus paradoxale qu’elle est synonyme d’une moindre efficacité pour les politiques publiques. Le travail des parlementaires est utile pour aiguiller le gouvernement. Lors de la Première Guerre mondiale, le Parlement a ainsi joué un « rôle pionnier » pour permettre la fabrication d’une artillerie moderne. L’historienne Fabienne Bock le dit sans détour : « le harcèlement qu’ils [les parlementaires] ont fait subir aux administrations et aux ministres concernés a incontestablement servi d’aiguillon. » Beaucoup plus récemment, lors de la législature précédente, la commission de la défense de l’Assemblée a effectué des contrôles « sur pièce et sur place » à propos de sujets sensibles. Enfin, dès les mois de mai et juillet 2020, des sénateurs avaient alerté l’exécutif sur l’enjeu du financement des entreprises de défense par le secteur bancaire, alors que cette thématique n’avait pas été identifiée par le gouvernement comme constituant un enjeu pour la politique industrielle de défense.
Les exemples récents montrent que l’exécutif craint la parole parlementaire, comme si celle-ci était incongrue et dangereuse, alors qu’elle est simplement nécessaire au fonctionnement démocratique de nos institutions. Plus qu’une simple expression, le travail parlementaire permet une information et un contrôle salutaire de l’exécutif, malgré les moyens limités qui lui sont dévolus. En 2018, la chercheuse Bénédicte Chéron soulignait que, malgré les apparences d’une image positive, les Français connaissaient mal leurs armées. Le Parlement, en tant qu’émanation de la nation, a un rôle primordial à jouer pour le lien armée-nation. Il doit être l’espace où nos armées font l’objet d’un débat politique informé et contradictoire, condition essentielle à la légitimité démocratique de leurs missions.
Rééquilibrer la relation entre législatif et exécutif en matière de défense
À l’approche des échéances électorales de 2022, il est indispensable que la gauche et les écologistes adoptent des propositions ayant vocation à renforcer le rôle du Parlement dans le domaine de la défense. La légitimité de la décision politique en serait renforcée, tout comme son efficacité. Trois axes d’efforts sont possibles.
1/ L’exécutif doit impliquer le pouvoir législatif dans les décisions sur les orientations et la mise en œuvre de la politique de défense. Lors de la législature 2012-2017, le ministre de la Défense s’était rendu 49 fois devant la commission de la défense de l’Assemblée, soit quasiment une fois par mois, permettant une information efficace.
- L’exécutif doit informer et accepter le débat au Parlement. Il n’y a pas de concurrence mais une complémentarité.
- Le déséquilibre du régime présidentiel français est un handicap dans le cadre de la construction européenne : la diplomatie parlementaire doit être activement soutenue, notamment dans sa dimension franco-allemande via l’Assemblée parlementaire franco-allemande (APFA). L’organisation d’une « Université d’été de la défense européenne » entre parlements pourrait être une initiative bienvenue.
2/ Le Parlement doit avoir les moyens du contrôle. Son manque de moyens crée une situation de dépendance du législatif vis-à-vis de l’exécutif, le premier étant soumis à la bonne volonté du second en matière de transparence.
- Les moyens humains et financiers de contrôle du Parlement français doivent être renforcés. L’exemple du GAO américain est une piste qui pourrait être étudiée.
3/ Le Parlement doit voir son rôle formellement renforcé. Le précédent de la réforme constitutionnelle de 2008 avait été notable et constructif en exigeant du Parlement un vote quatre mois après l’engagement d’une OPEX. Il est nécessaire de poursuivre sur la voie du renforcement du pouvoir de contrôle et d’information des deux chambres du Parlement.
- Instauration d’un débat annuel en séance plénière sur les engagements des forces armées, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs.
- Instauration d’un vote annuel sur les opérations extérieures majeures des forces armées françaises.
- En accord avec le rapport d’information des députés Jacques Maire et Michèle Tabarot, instauration d’un comité parlementaire de contrôle des exportations d’armements. Sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), ce comité contrôlerait les exportations a posteriori et produirait un rapport annuel.