Quels fondements pour une politique de défense de gauche ?

L’outil de défense n’est pas neutre : il est au service d’une vision de la nation, de ses valeurs et de l’État, et chaque citoyen doit pouvoir comprendre les orientations en matière de défense et les engagements militaires. La défense doit prendre sens au regard d’un projet politique, ainsi que le rappellent ici Renaud Bellais et Axel Nicolas, membres de l’Observatoire de la défense-Orion de la Fondation Jean-Jaurès, qui proposent trois fondements pour un projet de gauche dans la défense : une définition de la sécurité prenant l’individu comme point central de référence, un rôle actif du peuple souverain pour fixer les objectifs à atteindre et un engagement internationaliste résolu.

L’organisation de la paix internationale et de la défense nationale sont solidaires.
(Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, 1910)

Depuis toujours, les socialistes et plus largement les progressistes ont une relation complexe avec la défense. Les inflexions antimilitaristes vont de pair avec l’affirmation de l’importance de la conscription pour assurer un lien armée-nation. De même, la production d’armes est regardée avec suspicion, tout en étant aussi perçue perçue comme un moyen d’aider nos partenaires à l’international et de défendre nos valeurs. In fine, cette relation d’amour-haine du fait militaire et de ce qui l’accompagne rend peu lisible une pensée progressiste sur ce que doit ou devrait être cet outil régalien.

En 2007, le politologue Bastien Irondelle s’interrogeait pour savoir si la politique de défense était « a-politique ». Il remarquait qu’en France, les alternances politiques n’avaient pas entraîné de changement fondamental dans la défense et que l’ensemble des discours se félicitait du « consensus » dépassant les clivages partisans. Pourtant, l’acceptation de l’outil de défense ne signifie pas qu’il y ait consensus sur les fondements, l’emploi et les finalités de cet outil. Pour la gauche, ne pas conceptualiser ce qu’est la défense revient à accepter des choix faits par d’autres ou un héritage qui n’est aménagé qu’à la marge. Or l’outil de défense n’est pas neutre : il est au service d’une vision de la nation, de ses valeurs et de l’État.

Dans un domaine aussi régalien et essentiel à la sécurité de la nation, accepter sans débat un statu quo serait insatisfaisant, voire dangereux. Une telle situation amène fatalement à des malentendus, à des incompréhensions et donc, très probablement, à un rejet. La défense ne doit pas être le monopole d’experts techniques qui débattent des budgets et de la mise en œuvre des moyens militaires. Il est essentiel de poser les fondements d’une politique de défense de gauche à partir desquels les citoyens puissent comprendre les orientations de la défense et les engagements militaires pour débattre de leur légitimité politique et sociétale. Comme pour tout domaine, la défense doit prendre sens au regard d’un projet politique.

Cette note propose trois fondements pour un projet de gauche dans la défense : une définition de la sécurité prenant l’individu comme point central de référence, un rôle actif du peuple souverain pour fixer les objectifs à atteindre et un engagement internationaliste résolu.

La violence internationale comme réel, la paix comme idéal

« Aller à l’idéal et comprendre le réel » : c’est ainsi que Jean Jaurès définissait le courage dans son discours à la jeunesse à Albi en 1903. Dans le domaine de la défense, comprendre le réel, c’est voir que la paix exige une force d’interposition pour protéger les droits humains. Pour autant, l’idéal de paix ne se résume pas à l’absence de conflit et doit être défini comme une valeur positive, qui peut être promue et défendue avec l’aide de nos soldats. 

La sécurité humaine comme but ultime des interventions militaires 

En dépit de la diminution notable des guerres entre États depuis la fin des années 1990, les droits humains sont encore trop souvent bafoués par une violence endémique partout dans le monde. La guerre classique entre États menée par des armées régulières a en grande partie été remplacée par de multiples formes de violence à l’intérieur des pays liées à des guerres civiles (par exemple, entre Singhalais et Tamouls au Sri Lanka, entre Birmans et minorités shan et rohingya au Myanmar, en Syrie, etc.) ou à des mouvements insurrectionnels (insurrection touareg au Mali, djihadiste au Nigeria, etc.). Ces conflits sont moins meurtriers que de grandes batailles classiques, mais ils durent de nombreuses années et déstabilisent profondément les pays concernés ainsi que les pays avoisinants, comme le montrent tristement les crises récurrentes dans la région des grands lacs (République démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, Ouganda). 

La défense des droits humains conduit à en faire la promotion, notamment par la diplomatie et le développement économique et social. Toutefois, ces actions, bien qu’indispensables, ne sont pas suffisantes quand des pays subissent le joug de voisins mal intentionnés. La condamnation internationale ou les embargos ne réussissent que rarement à arrêter les violences à l’encontre de certaines populations. Une vision irénique des relations internationales est non seulement irréaliste mais fondamentalement contradictoire avec une véritable protection des populations.

Depuis près d’une décennie, la Libye est ainsi plongée dans une guerre civile qui est nourrie par l’immixtion de puissances étrangères, la Turquie et le Qatar derrière le gouvernement de Tripoli, d’une part, et l’Égypte et les Émirats Arabes Unis avec le Maréchal Haftar, d’autre part. En dépit d’embargos sur les armes, des livraisons de matériels de guerre sont régulièrement faites aux belligérants. De plus, certains pays n’hésitent pas à payer des mercenaires, comme le groupe russe Wagner, pour pousser leur avantage, en dépit des risques liés aux actions de forces irrégulières pour les populations locales.

Pour défendre les droits humains, il faut être capable de s’opposer efficacement à ceux qui les bafouent. La maîtrise de la violence nécessite une capacité d’interposition associant des forces de police et des contingents militaires pour créer les conditions de la sécurité pour les populations locales quand les institutions du pays concernées sont en cause ou sont défaillantes, comme c’est le cas dans le cadre des opérations de maintien de la paix de l’ONU, de l’Union européenne (par exemple au Kosovo) ou de l’Union africaine (par exemple en République Démocratique du Congo). Le monopole de la violence devient légitime quand ceux qui la mettent en œuvre sont placés sous une autorité civile et démocratique. L’enjeu n’est donc pas l’existence ou non d’une armée – ou d’une police – mais la définition d’un cadre d’action et d’un contrôle démocratique permettant de faire des armées l’outil de protection et même de promotion des droits humains. 

Si le monde post-Guerre froide est marqué par les conflits civils, il voit aussi les forces d’interposition, au service du « maintien de la paix », se multiplier et se pérenniser. Ainsi, l’ONU est engagée depuis 1999 en République Démocratique du Congo (MONUSCO) et au Kosovo (UNMIK), depuis 2011 au Sud Soudan, depuis 2013 au Mali (MINUSMA) ou encore depuis 2014 en République Centrafricaine (MINUSCA). Faute de ressources suffisantes, ces opérations parviennent juste à maintenir un équilibre précaire entre les forces en présence. Ces opérations soulignent que la paix ne se résume pas à l’inexistence de conflit armé, mais à la réduction durable des graines du conflit et de la violence.

Dans un monde où les conflits ne sont plus uniquement entre États, les individus sont directement menacés par des phénomènes qui sortent du champ militaire, comme la famine ou les effets du réchauffement climatique, mais qui sont tout autant générateurs d’insécurité et de violence. La sécurité des individus nécessite donc d’intégrer ces autres facteurs dans une approche plus large. Cette vision d’une « sécurité humaine » amène à repositionner l’outil militaire, qui doit être un moyen politique parmi d’autres au service de l’émancipation des individus. Pour reprendre les mots de Jaurès dans Socialisme et Liberté (1898) : « La patrie n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. » Pour mesurer le respect des droits humains, la notion de sécurité humaine doit donc s’ajouter à celle de sécurité nationale. 

La paix en héritage et en partage comme valeur humaniste

La paix doit être abordée comme une valeur positive, un objectif à rechercher en soi, et non négativement comme uniquement l’absence de guerre. Ce changement d’approche est important, car il détermine la manière dont les interventions militaires sont conçues dans le cadre des règles internationales. Dès le départ, ces opérations militaires ne doivent être qu’une étape transitoire vers la paix, définie par des critères de développement économique et social, de concorde civile et de respect des droits humains au niveau international. Toute intervention militaire doit être conçue comme un moyen, pour une période limitée, de stopper la violence et de créer les conditions propices au développement d’un règlement pacifique des conflits.

Les conflits en Afghanistan et en Irak le montrent bien. Les succès militaires ne se transforment pas nécessairement ou automatiquement en restauration du droit et de la concorde. La fragilité des institutions nouvellement créées conduit à maintenir une présence militaire importante. À force de trop durer, les opérations de restauration de la paix sont progressivement perçues par les populations locales comme des forces d’occupation. Ce phénomène n’épargne pas la force française Barkhane dans la bande sahélo-saharienne ces derniers mois après huit ans de présence au Mali.

Que signifie rechercher la paix du point de vue des actes ? Tout d’abord, la diplomatie, le désarmement et la prévention doivent prévaloir autant que possible sur l’intervention militaire, qui devrait toujours être envisagée comme l’ultime recours. Imaginer l’intervention armée en dernière instance ne doit cependant pas conduire à réduire les efforts de défense : les dissuasions conventionnelle et nucléaire sont une arme de soft power (influence), qui permettent de ne pas mettre en œuvre la force militaire en conduisant les parties adverses à accepter un compromis ou un règlement pacifique. Il faut parfois posséder des armées fortes pour ne pas avoir à s’en servir : le déploiement d’une force navale par la France au large de la Grèce face aux manœuvres turques en août 2020 et l’envoi régulier d’avions de chasse pour la mission Baltic Air Policing en Estonie depuis 2007 prouvent l’importance du caractère dissuasif de simples démonstrations des capacités militaires. La situation inverse peut conduire à l’impuissance face aux manœuvres adverses (comme l’a vécu l’Ukraine face à l’appui russe aux mouvements sécessionnistes dans ses provinces de l’Est) ou à des engagements périlleux, quand ils sont inévitables, faute de moyens adaptés (comme l’a constaté la Géorgie en affrontant la Russie en 2008 ou l’Arménie face à l’Azebaïdjan en 2020).

Par ailleurs, les conflits actuels démontrent qu’il n’est pas possible pour un pays de chercher à vivre dans une bulle, isolé du monde : les crises dans le Sahel et au Levant ont ainsi des conséquences sur la sécurité intérieure de la France. C’est depuis Raqqa en Syrie que les attentats du Bataclan ont été commandités. L’instabilité au-delà des frontières peut aboutir à une insécurité sur le territoire national. Vouloir la paix en France et en Europe exige donc d’être en mesure de pouvoir intervenir militairement à l’extérieur en réponse à des enjeux de sécurité internationale, dans le respect du droit international, c’est-à-dire sous mandat de l’ONU et, si possible, dans le cadre d’une opération de l’Union européenne. Les armées doivent servir à défendre les citoyens, mais aussi les valeurs portées par ceux-ci au-delà des frontières, en aidant les forces de progrès et en se comportant de manière irréprochable en opérations.

Du « peuple en armes » au contrôle démocratique du Parlement 

Décider d’envoyer un contingent en opération est une action qui engage des vies et un pays sur le long terme, ce qui demande un lien fort entre les armées et la nation. L’action des armées sera d’autant plus légitime que les liens armée-nation seront importants. C’est la raison pour laquelle la nation doit être le point de départ et d’arrivée de l’action militaire, par un engagement des citoyens dans les armées et le contrôle de leurs actions par le Parlement. 

L’engagement citoyen comme pilier essentiel

Quand les policiers et les soldats sont ressentis par les citoyens comme une menace, comme c’est le cas aux États-Unis récemment (avec le mouvement Black Lives Matter à la suite du décès de George Floyd en 2013), la politique de sécurité tend à perdre sa raison d’être : garantir les droits humains. Une telle tendance reflète souvent une déconnexion croissante, voire une opposition entre les forces de sécurité et la nation. Or, ce lien est essentiel dans une vision progressiste de la sécurité. Dans le cas contraire, le monopole de la violence apparaît de moins en moins légitime et peut conduire ceux qui le contrôlent à agir à l’encontre des droits humains. Sans une relation forte et réciproque, les forces armées risqueraient de ne plus comprendre les citoyens qui, en retour, pourraient percevoir les forces armées comme une menace. 

Renforcer l’esprit de civisme et de défense dans la population est donc important pour deux raisons. D’une part, les citoyens doivent avoir conscience de la nature de l’engagement des militaires afin de ne pas considérer le métier des armes comme un simple emploi. D’autre part, les militaires doivent rester insérés dans la nation afin de comprendre les attentes des citoyens et préserver un dialogue fort avec eux. 

Dans la défense, le passage à une armée de métier était une nécessité du point de vue opérationnel. Que ce soit pour des guerres classiques entre États ou pour des conflits asymétriques, le recours à des appelés serait aujourd’hui inenvisageable en France, car la nature des opérations et le type d’équipements employés requièrent une professionnalisation des troupes engagées en missions. Toutefois, la suspension du service militaire a profondément transformé le lien des citoyens à leur armée. Il est donc d’autant plus important que les forces armées reflètent la diversité de la société française sous quelque critère d’appréciation que ce soit. C’est à cette condition qu’elles peuvent être acceptées et comprises par les citoyens tout en étant capables en retour de comprendre les citoyens et de communiquer efficacement avec eux, en accord avec leurs valeurs. Les armées et la nation doivent se répondre afin d’avoir les meilleures assurances que la politique de défense reste ancrée dans un projet au service des citoyens.

Le Parlement comme organe de contrôle de la défense

Au-delà du lien entre les armées et les citoyens, les représentants du peuple doivent être les garants d’une politique de défense réfléchie et transparente. Dans le cadre d’une démocratie représentative, le Parlement est l’instance incarnant le peuple, seul détenteur légitime de la souveraineté. Les représentants de la nation ont donc la tâche d’assurer la légitimité populaire des efforts budgétaires et des engagements opérationnels, tout en évitant une remise en cause permanente dans un secteur qui a besoin de s’inscrire dans le temps long. Comme l’expliquait l’amiral Édouard Guillaud, alors chef d’État-major des armées : « Le maintien des capacités opérationnelles adaptées aux menaces constitue une exigence permanente. Voici une observation que nous enseigne l’histoire : la guerre vient toujours trop tôt. Elle surprend. […] La difficulté consiste donc à combiner en permanence une vision de long terme avec les exigences et la réactivité qu’impose le court terme. »

Par ailleurs, si les dépenses de défense sont nécessaires, elles viennent immanquablement en concurrence avec d’autres politiques publiques. Les représentants de la nation doivent donc donner le bon niveau de moyens à nos soldats, mais selon un principe de stricte suffisance. Le Parlement a pour mission de contrôler le budget, afin de s’assurer qu’il est correctement défini et employé. Au-delà du budget et du contrôle des opérations militaires, le Parlement doit participer à la compréhension de cet effort pour le légitimer concernant les objectifs et les moyens de les atteindre. Les auditions et rapports parlementaires sont ainsi indispensables au bon fonctionnement d’une démocratie en permettant l’information des citoyens et donc la confiance envers le processus politique de supervision des armées. Loin d’être un frein, un Parlement qui fonctionne et contrôle est un organe garant de l’ordre constitutionnel et de l’efficacité des politiques publiques de défense.

Le contrôle parlementaire nécessite que les députés et les sénateurs disposent des informations appropriées pour apprécier les décisions militaires. Toutefois, il est important que ces informations ne soient pas diffusées au-delà du besoin d’en connaître, tout du moins pendant les opérations en cours ou en raison d’autres enjeux qui sont liés à celles-ci. La dimension majeure est que la représentation nationale puisse exercer son rôle de contrôle et d’information en tant que de besoin pour rendre compréhensibles et légitimes les actions militaires de l’État pour les citoyens, comme le proposent par exemple Jacques Maire et Michèle Tabarot dans leur rapport sur les exportations d’armement.

Dans cette logique, le Parlement doit disposer des moyens de remplir sa mission. Les parlementaires doivent disposer des ressources humaines et financières pour contrôler les politiques proposées par le gouvernement, notamment en ayant la possibilité d’avoir une contre-expertise pour comprendre et questionner les propositions de l’exécutif. Les élus n’ont pas à être spécialisés dans les domaines qu’ils doivent contrôler, mais ils doivent pouvoir s’appuyer sur l’expertise leur permettant de comprendre les actions proposées, d’expliquer les politiques aux citoyens et d’être force de propositions. Il existe aujourd’hui un déficit dans ce domaine en France. Ainsi, le Congrès américain peut s’appuyer sur un organisme d’évaluation des politiques publiques, le Government Accountability Office, qui dispose à lui seul de plus de 3000 experts et d’un budget annuel de 650 millions de dollars. Ce qui est à peu près l’équivalent du budget global de fonctionnement de l’Assemblée nationale…

Une politique de défense résolument internationaliste

La paix est une œuvre collective entre nations. Il est vain de croire qu’un pays peut s’enfermer derrière ses frontières et ignorer ce qui se passe dans le monde. Ceci ne veut pas dire qu’il faille intervenir partout et sans cesse, mais que la défense des valeurs humanistes suppose d’être aussi citoyens du monde en cohérence avec nos valeurs et par solidarité avec les autres peuples. La promotion de la paix requiert aussi d’agir de concert avec les autres nations pour faire de la sécurité humaine un objectif partagé entre tous.

Le multilatéralisme comme fondement essentiel

Un projet de gauche dans la défense doit s’inspirer de l’œuvre jaurésienne de conciliation de l’internationalisme et du patriotisme. Si la nation est un des espaces sociaux dans lesquels les individus peuvent agir et s’épanouir, une doctrine qui promeut la sécurité humaine a naturellement comme horizon l’ensemble de l’humanité. Les droits humains sont primordiaux et la justice ne doit pas avoir de frontières. Sur un plan pratique, dans un souci d’efficacité, une vision internationale conduit à la nécessité d’une action la plus collective possible en matière de sécurité internationale. Rassembler largement les États, si possible dans un cadre multilatéral comme l’ONU et y compris lorsque l’option militaire est retenue, doit toujours être une priorité. Incontournable idéologiquement et efficace dans la pratique : l’action collective des États et des individus à l’échelle internationale est nécessaire pour faire advenir la paix. 

Le choix d’une approche multilatérale est important au moment où beaucoup de pays en contestent la légitimité. Les États-Unis rejettent de manière croissante les instances internationales depuis le début des années 2000, car ils ne sont plus en mesure de peser suffisamment sur les décisions et d’orienter ces institutions en fonction de leurs seuls intérêts. Si cette tendance a pu prendre des formes véhémentes avec Donald Trump, elle persistera sous l’administration de Joe Biden même si nous pouvons envisager un dialogue plus serein et plus constructif. De même, la Chine ou la Russie peuvent être définies comme des puissances contestataires, puisqu’elles rejettent l’ordre international actuel et les institutions associées en proposant des visions plus en ligne avec leurs propres intérêts. La Chine a ainsi promu l’Organisation de Coopération de Shanghai depuis 2001 pour la sécurité en Asie et, plus récemment, l’initiative de la « Nouvelle Route de la soie » pour une intégration économique depuis Pékin jusqu’au cœur de l’Europe.

Seule l’Union européenne et ses États membres continuent à défendre une approche multilatérale qui est essentielle pour la stabilité et la paix ainsi qu’une réelle vie démocratique au service de la sécurité humaine. Promouvoir le multilatéralisme et le rôle des institutions internationales est plus que jamais nécessaire pour garantir la défense de valeurs progressistes. Dans le cas contraire, la loi du plus fort l’emportera au détriment des plus fragiles et des plus faibles. Il est essentiel de maintenir ces institutions qui ont amélioré la vie d’une grande partie de l’humanité depuis la création de l’ONU au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

L’Union européenne doit être un acteur international

Il n’est pas innocent de parler de construction européenne sous l’angle de la défense : notre continent a entamé le projet politique de l’Union européenne précisément parce qu’il s’est entre-déchiré pendant plusieurs siècles. L’Union européenne se doit donc d’être un acteur de la paix et de la stabilité à l’échelle internationale. Ceci constitue aujourd’hui un objectif affiché : en 2019, Ursula von der Leyen a revendiqué être à la tête d’une d’une Commission européenne  « géopolitique ».

Depuis 2016 avec la publication de la Stratégie globale de l’Union européenne, l’Europe a d’une certaine façon pris « conscience d’elle-même », ou du moins s’est-elle en partie rendue compte que sa sécurité ne pouvait dépendre que d’elle-même. Les initiatives européennes et leurs fameux acronymes se multiplient : Coopération structurée permanente (CSP), Fonds européen de la défense (FED) ou encore Initiative européenne d’intervention (IEI). Il n’y a pas à craindre un enchevêtrement et des incohérences : chaque initiative a son histoire ainsi que sa propre logique au regard d’un domaine particulier, qu’il soit capacitaire ou opérationnel. Il n’y a donc pas à choisir, mais il y a le devoir de penser la cohérence de l’ensemble. 

Ces initiatives bottom-up peuvent acquérir un sens et une cohérence si elles sont accompagnées par une logique top-down, notamment via un discours intégrateur, voire fédéraliste. Ces structures communes permettent d’éviter des doublons nationaux, mais elles ont aussi le potentiel d’enclencher une prise de conscience et une intégration politique plus poussée. Si ces constructions sont à encourager, elles ne doivent pas et ne peuvent pas être pérennes sans l’approbation populaire. Les citoyens et leurs représentants dans les parlements nationaux et européen doivent être au cœur de toute politique de défense. 

La multiplication actuelle des initiatives dans la sécurité internationale à l’échelle de l’Union européenne peut apparaître comme une évidence, mais elle ne doit pas faire oublier la division profonde que notre continent a pu connaître pendant plusieurs siècles et jusqu’en 1989. La construction européenne n’est pas un jeu à somme nulle où les États péricliteraient avec le renforcement des instances communautaires et l’affirmation d’une souveraineté européenne. Elle est au contraire un amplificateur de souveraineté nationale en mettant en commun les moyens de défense pour une action militaire plus efficace et crédible. Au-delà de s’unir pour éviter une guerre entre Européens et pour disposer de moyens plus conséquents pour intervenir hors des frontières de l’Union européenne dans les cas où la sécurité serait menacée et dans le respect des règles du droit international, le processus de renforcement de la défense européenne participe également à la création de solidarités et à l’émergence d’une prise de conscience collective d’un destin commun. En effet, un outil militaire partagé oblige à penser les conditions de son utilisation : des moyens communs entraînent des fins communes ou, au moins, une réflexion sur des objectifs partagés.

Conclusion

C’est une évidence : la gauche doit investir les questions de défense. Il ne s’agit pas de « gérer » par défaut et donc de laisser la main à des techniciens, quelles que soient leurs compétences. La finalité de cet investissement du domaine de la défense est de se saisir de tous les outils politiques, dont la défense, pour servir un projet au service de l’émancipation et de l’épanouissement des individus. Une politique de défense de gauche doit donc avoir pour but ultime la sécurité humaine. La paix doit être envisagée comme une valeur positive qui ne se réduit pas à l’absence de conflit.

Un lien fort entre les citoyens, leurs représentants et leurs armées est la garantie d’un fonctionnement sain et efficace des institutions, évitant ainsi toute dérive violente et crise de confiance. Enfin, l’internationalisme, incarné dans la défense par un devoir d’engagement pour le multilatéralisme et la construction européenne, constitue une valeur essentielle et peut incarner une méthode efficace qui devrait être au cœur d’un agenda politique de gauche. 

Dans l’optique des échéances politiques à venir, concevoir idéologiquement les questions de défense est un moyen de se donner les armes de la bataille des idées. Remettre les droits humains et le rôle du citoyen au cœur d’une politique de défense, c’est éviter de laisser la main à une technocratie sans projet. Cet investissement des questions de défense représente l’opportunité pour les citoyens de prendre en main leur destin en promouvant les valeurs humanistes de la gauche.

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