Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France

Dans son discours du 13 juin 2022 au salon Eurosatory et dans l’interview qu’il a accordé le 14 juillet suivant, le président de la République a indiqué que nous étions dans une « économie de guerre ». Comment faut-il considérer cette utilisation de ce terme ? Renaud Bellais, co-directeur de l’Observatoire de la défense – Orion, décrypte les enjeux liés à ce concept et propose que s’ouvre un véritable débat démocratique sur le changement d’échelle des dépenses militaires qui s’annonce.

Nous ne sommes pas réellement en économie de guerre

Les mots ont une définition précise et il faut la préserver pour éviter de les vider de tout sens. Parler d’« économie de guerre » aujourd’hui en France peut induire les citoyens en erreur, en créant une inquiétude inutile tout en minimisant la réalité de ce que serait réellement une économie de guerre si elle devait être mise en œuvre. De la même manière que nous étions en « guerre » contre le terrorisme ou contre le coronavirus, le champ lexical de la guerre appliqué cette fois-ci à l’économie marque une forme d’instrumentalisation politique afin de générer du consensus par la sidération, en décalage avec la réalité.

Qu’est-ce qu’une économie de guerre ? Cette formule renvoie à la mobilisation des ressources de l’économie pour soutenir l’effort de guerre sur une grande échelle. Dans ce cadre, l’État met sous tutelle une grande partie des entreprises et des ressources pour les intégrer dans une planification autoritaire afin de garantir aux armées la disponibilité des moyens dont elles ont besoin.

Une telle mobilisation de l’économie et de l’industrie a eu lieu pendant les deux guerres mondiales. Toutefois, il faut prendre la mesure du basculement que cela suppose. Dans une telle situation, la société doit accepter qu’une large majorité de l’économie soit intégrée à l’effort de guerre au détriment des besoins des citoyens.

Ainsi, les dépenses militaires des États-Unis ont représenté jusqu’à 37% du PIB américain et 90% des dépenses fédérales lors de la Seconde Guerre mondiale. La production d’avions de combat a été multipliée par vingt-huit entre 1939 et 1944, par dix-sept pour les navires de guerre et par vingt pour les munitions. Avec à peine 2% du PIB consacré aux dépenses militaires aujourd’hui, nous en sommes bien loin en France. Pourtant, la France est plutôt un bon élève de l’OTAN, en dépensant quelque 50 milliards d’euros par an dans la défense, dont 20 milliards pour les équipements. Ce niveau d’effort correspond à l’objectif fixé par l’OTAN à chaque pays de l’Alliance atlantique : dépenser au moins 2% de son PIB pour la défense avec un minimum de 20% de ce budget consacrés à l’équipement.

La direction générale de l’armement (DGA) envisagerait certes de proposer que le Parlement adopte une loi permettant la réquisition de moyens industriels pour les besoins des armées en cas de crise. En cela, le ministère des Armées aimerait disposer des mêmes moyens que le Pentagone sur le modèle du « Defence Priorities and Allocations System » américain. Adopté initialement pour faire face à la guerre en Corée en 1950, le DPAS donne à l’État fédéral les moyens légaux d’assurer la disponibilité en temps utile des ressources industrielles pour répondre aux exigences de la défense nationale. Toutefois, ce type de législation ne peut relever que de situations exceptionnelles, strictement encadrées par la loi.

Nous ne sommes donc pas dans une économie de guerre, mais dans une économie qui doit à la fois gérer les conséquences (indirectes) de la guerre en Ukraine et changer de braquet pour que les armées puissent être en mesure de faire face à une hypothèse d’accélération des tensions internationales pouvant conduire à un conflit en adaptant les capacités de la base industrielle de défense.

Nous subissons les conséquences de la guerre

Si la France n’est pas directement impliquée dans le conflit russo-ukrainien, elle n’échappe pas aux conséquences économiques, industrielles et humaines de cette guerre. Au-delà de l’accueil des réfugiés ukrainiens, la guerre nous fait prendre conscience d’un fait structurant : aujourd’hui, nous vivons dans un monde d’interdépendances qui n’ont cessé de s’approfondir au cours des trois dernières décennies de mondialisation économique et industrielle.

Le conflit en Ukraine n’est pas la première guerre dans le monde depuis la fin de la guerre froide. Cependant, les contrecoups sont importants, car la Russie et l’Ukraine sont progressivement devenues des maillons importants de certaines chaînes d’approvisionnement. Les sanctions économiques contre la Russie et les conséquences de la guerre nous révèlent brutalement les dépendances que nous avons construites et acceptées. Il faut maintenant les comprendre et surtout les gérer pour ne plus les subir.

Or, notre pays et son économie n’y étaient pas préparés, tout comme le reste du monde. Ils doivent donc encaisser des chocs indirects dont les effets perturbateurs sont à la fois élevés et certainement durables, mettant aussi à l’épreuve la résilience des citoyens et donc leur volonté de soutenir la résistance ukrainienne dans la durée.

De plus, le conflit en Ukraine entraîne des conséquences indirectes qui affaiblissent la capacité de défense de la France. La guerre complique la préparation des armées en perturbant les approvisionnements indispensables à leur équipement.

La fabrication des équipements militaires repose sur des chaînes d’approvisionnement qui dépassent aujourd’hui très largement les frontières nationales, et bien souvent celles de l’Europe. Par exemple, comment continuer à fabriquer des avions de combat sans titane, provenant de Russie et d’Ukraine, ou sans composants électroniques, qui viennent très majoritairement d’Asie ?

Tout comme les industries civiles, la production d’armement doit affronter une forte augmentation des prix des matières premières et des composants, mais aussi des ruptures d’approvisionnement. Or, cette situation complique la préparation des armées, qui ont d’ailleurs cédé une partie de leurs stocks à l’Ukraine. Par exemple, la France a fourni dix-huit canons Caesar, ce qui représente 24% de sa capacité, et, de leur côté, les États-Unis ont livré un tiers de leur stock de missiles sol-air Stinger.

Il faut aussi garder en tête que les conséquences indirectes de la guerre en Ukraine réduisent le pouvoir d’achat des armées. Elles subissent également la forte poussée d’inflation. Or, à budget constant, plus les prix augmentent, plus le pouvoir d’achat des armées diminue. Le président de la République a annoncé que le budget de la mission défense augmenterait de trois milliards d’euros en 2023 (+7%). Ce qui apparaît comme une augmentation importante ne fera pourtant qu’amortir l’impact de l’inflation car, sur un an, l’indice harmonisé des prix à la consommation a augmenté de 6,5% en août 2022 selon l’Insee.

Nous devons nous adapter à un changement d’époque

Toutefois, l’impact majeur sur la défense n’est pas là. Il s’agit d’un changement d’échelle (et d’époque) en matière de défense. Ceci concerne le retour d’une armée de masse en termes d’effectifs et de stocks pour gagner en épaisseur, ce qui nécessite donc une adaptation de la base industrielle qui est une composante essentielle de la posture de défense.

Depuis 1990, la France et plus largement l’Europe ont pu vivre en temps de paix. Nous avons donc adapté notre outil de défense pour préserver des savoir-faire humains et industriels a minima. Ce choix a permis de libérer des ressources pour les politiques sociales, en comparaison de l’effort élevé de défense pendant la guerre froide, tout en conservant un socle pour permettre une éventuelle remontée en puissance.

Les formats des armées au cours des vingt dernières années ont été divisés globalement par deux, tout comme les dépenses d’équipement, souvent dans des proportions bien plus grandes (commandes de munitions divisées par trois ou quatre). Il n’est donc pas étonnant que les chefs d’état-major s’en soient émus en public et de manière régulière depuis quelques années au regard des engagements de la décennie passée (engagements pourtant limités à la lumière de la guerre en Ukraine).

Toutefois, jusque très récemment, cette remontée n’était qu’une lointaine perspective qui nous donnait l’illusion d’avoir tout le temps que nous souhaitions pour la gérer sereinement, à notre rythme. La France se préparait ainsi à la haute intensité à l’horizon 2030. Or, comme par le passé, la guerre arrive toujours plus tôt qu’on ne le croit, et donc trop tôt.

La France est certainement mieux préparée que beaucoup de pays européens qui, comme l’Allemagne, essaient de réparer à vitesse accélérée un déficit d’efforts de défense depuis de nombreuses années. Elle dispose aussi d’une industrie capable de répondre à une remontée en puissance, même si cela peut prendre du temps. Toutefois, la France, elle aussi, n’a que trop repoussé certaines dépenses et l’accélération de la menace la prend de court.

La France n’est pas en guerre et il est souhaitable qu’elle ne le soit pas. Cependant, la situation actuelle révèle le sous-dimensionnement de l’outil de défense :

  • des moyens en quantités « échantillonnaires » puisque les effectifs, les flottes de plateformes et les stocks de munitions sont trop limités pour permettre un engagement militaire majeur sur plusieurs mois ou même plusieurs années. Certains n’hésitent pas à parler de « micro-parcs » et d’échantillons pour les missiles et autres munitions disponibles depuis plusieurs années ;
  • une difficulté à remonter en puissance pour rattraper ces moyens échantillonaires. L’objectif était de préserver un noyau, mais qui n’apporte pas la profondeur nécessaire pour assurer la sécurité de la France en cas de crise majeure, à la fois pour les armées qui ne seraient pas capables de régénérer leurs forces (pertes, rotations des troupes…) et pour l’industrie qui ne dispose pas aujourd’hui des capacités manufacturières pour accroître significativement à court terme sa production.

L’enjeu est donc celui du niveau de préparation de notre outil de défense, du côté étatique comme du côté industriel, pour que nos armées soient, d’une part, capables d’encaisser un choc et, d’autre part, suffisamment crédibles pour dissuader un adversaire potentiel.

Il ne s’agit pas d’entrer dans une course aux armements ou que les armées prennent le contrôle de la société française comme cela a pu être le cas pendant les guerres mondiales. L’objectif est de convaincre un adversaire potentiel qu’il n’a pas intérêt à tester notre volonté collective ou à menacer notre nation. L’effort de défense doit être « juste suffisant » pour doter la France d’un outil de défense adapté et donc dissuasif.

Le changement ne se fera pas sans discussion et adhésion populaire

Il est important que l’effort budgétaire demandé aux citoyens soit bien utilisé et clairement argumenté. L’objectif n’est pas de « dépenser plus », mais de « dépenser juste et autant que nécessaire », c’est-à-dire de manière pertinente pour accroître la sécurité de la France et de l’Europe. Or, cela n’est possible que par une analyse poussée des besoins en matière de défense et des moyens de les satisfaire en impliquant le Parlement.

La participation du Parlement est primordiale, à la fois aux débats sur l’identification des menaces et aux échanges sur les moyens d’y répondre. Les travaux sur la résilience des sociétés démontrent que le risque réside dans la surprise, mais qu’une conscience des dangers aide les citoyens et permet de se préparer à un choc même s’il n’est pas possible de l’anticiper. La seule façon efficace de préparer les Français est donc le pari de l’intelligence collective et du débat démocratique.

Sans compréhension, il ne peut pas y avoir d’acceptation par les citoyens d’un effort plus conséquent pour la défense. Ce débat est aussi important pour garantir le bon usage des deniers publics. Les hausses importantes des dépenses militaires annoncées en Europe compensent en partie les coupes importantes après la crise de 2008. En euros constants, les dépenses militaires en 2019 avaient à peine atteint de nouveau le niveau de 2008, tandis que les dépenses d’équipement étaient encore nettement inférieures. Cependant, les crédits supplémentaires ne font pas tout, surtout quand l’augmentation des dépenses est brutale. La question est de savoir si ces crédits seront bien utilisés. Quels sont alors les enjeux et les recommandations que nous pouvons proposer ?

  1. Dépenser trop vite conduit bien souvent à des gaspillages de ressources. Mieux vaut un effort planifié sur plusieurs années, d’où l’importance d’inscrire cet effort dans une loi de programmation militaire qui construit une trajectoire pluriannuelle assurant une cohérence des efforts. Cet instrument de pilotage de la dépense manque à beaucoup de pays, dont l’Allemagne.
  2. Les choix d’investissement doivent contribuer durablement à la sécurité internationale du pays. Il ne s’agit pas d’acheter pour s’équiper, mais aussi de construire un outil de défense cohérent que nous pouvons maîtriser pour avoir la main sur les moyens de notre défense. Acheter sur étagère aux États-Unis est une solution de court terme, mais certainement pas une réponse pérenne à la protection de l’Europe. Et encore, les États-Unis ne peuvent pas livrer rapidement et serviront leurs armées avant les nôtres.
  3. Il faut que les augmentations soient préservées dans la durée. Les à-coups et le manque de visibilité dans les efforts sont ce qu’il y a de pire pour les dépenses militaires, car un outil de défense se construit dans la durée et non de manière erratique. Mieux vaut moins, mais avec constance sur plusieurs années, qu’une dépense massive puis un effondrement des crédits.

Ce changement d’échelle des dépenses militaires qui s’annonce ne peut donc reposer que sur un consensus aussi large que possible sur les choix compte tenu des efforts qui seront demandés. Cela suppose un réel débat démocratique expliquant les tenants et aboutissants des enjeux et les réponses proposées.

Propositions

Assurer le contrôle démocratique de la remontée en puissance

– Demander la réalisation régulière d’une revue stratégique impliquant à parité le Parlement (tous partis confondus) et l’exécutif. Cette revue pourrait être fixée par la loi tous les cinq ans, par exemple la deuxième ou la troisième année de la mandature de l’Assemblée nationale afin de permettre aux députés d’avoir un niveau de connaissances suffisant sur les sujets abordés 

– Mettre en place un Observatoire de la défense, financé par le Parlement et s’appuyant sur les experts des think tanks, pour fournir des notes d’analyse indépendante à la représentation nationale, par exemple au travers d’une convention-cadre pour garantir le financement approprié d’une recherche indépendante de qualité

– Organiser un séminaire annuel de réflexion entre les parlementaires et des experts pour éclairer la représentation nationale sur la situation géostratégique et sur les choix de la politique de défense, placé sous la présidence des présidents des commissions en charge de la défense à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Préparer la résilience de l’ensemble de la société

– Réfléchir sur les moyens afin de mieux informer les citoyens sur les différents aspects de la défense de la nation et leur permettre de comprendre les choix de l’État dans ce domaine. L’échec de l’invasion russe en Ukraine a mis en lumière l’importance non seulement d’une bonne préparation militaire, mais aussi de la mobilisation et de la détermination du peuple ukrainien (esprit de défense). Le choc et l’inquiétude manifestés au sein de la population française invitent à s’interroger sur sa propre capacité de résilience.

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