Dis papa, c’est quoi faire de la politique ?

Alors que les recours à la violence à l’égard des élus se multiplient en France, l’ancien ministre Jean-Louis Bianco livre ses réflexions sur le rapport des citoyens à la démocratie et la construction des décisions politiques, dans un témoignage en forme de plaidoyer pour une réhabilitation de la politique.

Que dire à un jeune homme ou une jeune fille quand la cause est entendue ? Le réquisitoire est disponible en libre-service dans tous les cafés du commerce, y compris sur les réseaux sociaux. En 2022, ce sont 79% des Français qui éprouvent des sentiments négatifs à l’égard du personnel politique et 65% qui jugent les politiques corrompus selon les données du Cevipof1OpinionWay pour le Cevipof, Le baromètre de la confiance politique, 2022.. Et pourtant je veux tenter ici un exercice difficile : réhabiliter les politiques… et d’abord réhabiliter la politique. Faire de la politique, comme on dit, ne devrait pas être un métier. Or, prendre et conserver le pouvoir a naturellement tendance depuis la nuit des temps à avoir plus d’importance que ce qu’on fait du pouvoir. À cela s’ajoute le fonctionnement du système médiatique2Jean-Louis Bianco, En un monde nouveau, Fondation Jean-Jaurès, 17 mai 2023.. « Le politique doit mener la danse politico-médiatique, sortir chaque mois, chaque semaine, chaque jour l’idée pour laquelle on sera pour ou contre »3Gérald Darmanin, Chroniques de l’ancien monde, Paris, L’Observatoire, 2017..

Je crois que la politique est fondamentalement une affaire de ressenti. Un gouvernement peut avoir les meilleurs résultats possibles (par exemple, faire baisser nettement le chômage) ; si les citoyens ne ressentent pas majoritairement dans leur quotidien (résultats factuels) et dans leur for intérieur (perception presque inconsciente) que les choses vont bien ou mieux, que l’avenir n’est pas une menace, qu’ils sont accompagnés voire protégés, alors c’est que l’on n’a pas su faire de la politique comme il faudrait. Aujourd’hui, on constate que ce ressenti collectif est inquiétant, aussi correcte soit la situation de la France, ce que soulignent les médias étrangers qui ne manquent pas de s’étonner du paradoxe entre notre réussite en tant que pays et ce sentiment négatif qui perdure.

Depuis quelques années, un vent mauvais souffle en France. Les élus sont de plus en plus souvent agressés : insultes sur les réseaux sociaux, dégradation des permanences et même attaque des domiciles et de la famille, comme cela a été le cas pour le maire de l’Haÿ-les-Roses au début du mois de juillet. Le recours à la violence est considéré comme normal, ou acceptable, ou inévitable par une proportion croissante des personnes interrogées, en particulier parmi les jeunes4Gilles Finchelstein, Les Français et l’Assemblée nationale : perception du mandat et du travail des députés, Fondation Jean-Jaurès, 23 novembre 2021.. La violence contre les politiques est la manifestation d’une violence présente dans la société. Tous les services publics sont touchés. On n’a pas suffisamment réalisé que la crise des vocations a une racine commune, qu’il s’agisse des maires, des professeurs, des soignants, des policiers…

La démocratie suppose des règles claires, connues et acceptées. C’est évidemment loin d’être toujours le cas. Dans la démocratie représentative, le peuple élit ses représentants qui votent les lois. Certains tirent argument de la complexité du monde pour s’en remettre à une « élite » ou à des spécialistes. Dans un monde complexe, c’est le contraire qui est nécessaire : il faut à l’intérieur de la démocratie représentative construire dans l’action une démocratie participative qui associe les citoyens, en particulier ceux qui sont le plus directement concernés, au diagnostic, au débat et à l’évaluation des lois. La convention citoyenne sur le climat a été une expérience intéressante quant à son fonctionnement mais décevante quant aux conclusions qui en ont été tirées, l’annonce par le président de la République (avec un chiffre : « je suis prêt à retenir 146 sur 150 de vos propositions »5 « Emmanuel Macron dit oui à 146 propositions de la Convention citoyenne pour le climat ! », Élysée, 29 juin 2020.) étant très au-dessus de ce qui a finalement été retenu6Rémi Barroux, Mariama Darame et Audrey Garric, « Avant la fin de la convention citoyenne pour le climat, de l’énervement, des accusations et des déceptions », Le Monde, 5 décembre 2020..

Mais le sujet le plus grave est ailleurs.

Pour notre démocratie, la violence de la société française est une maladie mortelle. Au nom de critiques ou d’exigences qui peuvent être fondées, elle est en train de mettre à bas les règles qui sont au cœur du fonctionnement démocratique. La violence dans les rapports sociaux et politiques ne connaît qu’une seule issue : la loi du plus fort. Pour reconstruire la démocratie, je ne crois pas au grand soir constitutionnel ni à la palabre générale. Il faut des actions exemplaires et des acteurs engagés. La contamination par l’exemple est plus efficace que l’instruction venue d’en haut. Nous devons faire, dans un contexte très difficile, un gigantesque effort pédagogique pour retrouver le sens et la pratique de ce qui fait l’armature de la démocratie : la formation de citoyens. Apprendre à comprendre avant de condamner. Apprendre à écouter les autres. Réapprendre le respect. Apprendre à débattre sans se battre. Illusoire tout cela ? Infaisable ? Non, vital.

Tout commence à l’école. L’éducation morale et civique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est très insuffisante. Il faudrait aussi organiser des « écoles des parents » capables de venir en aide aux parents en difficulté. Tout ceci ne se fera pas dans un monde abstrait, mais dans un monde façonné par des luttes et des coopérations qui déterminent une orientation politique. Ce n’est pas à la politique de déterminer le bien et le mal. Mais la politique devrait contribuer à apporter un peu plus de justice. Difficile de définir abstraitement ce qu’est la justice. En revanche, dans des situations concrètes, il est possible de partager un jugement sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. La recherche d’un monde plus juste, c’est le fil rouge de mes engagements politiques. Je vais donner trois exemples de ce que peut être la construction des décisions politiques.

Premier exemple : j’ai été maire de la commune de Digne-les-Bains dans les Alpes-de-Haute-Provence. Digne étant une ville thermale, beaucoup plaidaient pour l’installation d’un casino. D’une part, cela soulevait pour un certain nombre de conseillers municipaux un problème éthique. D’autre part, nous étions méfiants après un précédent projet qui associait certains opérateurs peu recommandables en vue d’une opération de spéculation immobilière. Sur l’opportunité du projet, la majorité municipale était divisée à cinquante-cinquante. Avec mon successeur à la mairie, nous avons donc décidé l’organisation d’un référendum, en expliquant pourquoi la question se posait et pourquoi nous étions partagés. Mais nous avons fait une seule campagne, en alternant d’un commun accord les auditions favorables à un casino et les auditions défavorables à la création d’un casino. Les opinions se sont construites de manière étayée, dans le respect mutuel. À notre surprise, le taux de participation a été de 40%, ce qui est plutôt bon en période de désaffection électorale. 60,43% des votants se sont prononcés en faveur de la réalisation d ’un casino, 39,57% contre. Le processus a donc été lancé.

Deuxième exemple, toujours pour la commune de Digne. Nous arrivons aux responsabilités avec la gestion d’un incinérateur pour les ordures ménagères qui fait l’objet d’un vif débat. Est-ce qu’il pollue ou est-ce qu’il ne pollue pas ? Est-il responsable, comme le soutiennent des médecins, de maladies respiratoires ? Nous décidons de préparer une grande audition publique pour débattre de ces questions avec les habitants. Nous choisissons quatre experts, deux locaux et deux nationaux, les uns favorables, les autres défavorables à l’incinérateur. Suit avec eux un long travail de préparation, car je veux, pour la qualité du débat, que nous soyons d’accord sur un maximum de faits et de chiffres, en tout cas sur les problématiques. Le débat dure trois heures et établit de manière indiscutable que l’incinérateur pollue et qu’il faut l’arrêter. Je demande une suspension de séance, je réunis la majorité municipale, nous revenons en séance et j’annonce que nous décidons, « sur le siège », d’arrêter l’incinérateur, ce qui fut fait dans les meilleurs délais.

Troisième exemple : le déclenchement de la première guerre du Golfe. D’emblée, François Mitterrand a une conviction : on entre dans une nouvelle époque qui signe la fin de l’équilibre entre les deux grands blocs, fondé sur la dissuasion nucléaire. Il est convaincu qu’un nouvel ordre va s’installer et que dans ce contexte la France doit faire valoir sa singularité et une relative autonomie diplomatique. Il n’est pas question d’accepter la prise de contrôle du Koweït par l’Irak, qui deviendrait un précédent et une jurisprudence dangereuse. Contrairement à ce qui est dit, le pétrole n’est pas le sujet central. Il faut faire en sorte que la guerre qui s’annonce ne soit pas une guerre américaine, avec des solutions américaines. C’est pourquoi François Mitterrand décide l’envoi d’émissaires de la majorité comme de l’opposition pour comprendre et écouter les points de vue des principaux protagonistes au Moyen-Orient. Je me rends moi-même à Riyad pour rencontrer le roi Fahd d’Arabie Saoudite, puis en Égypte auprès du président Moubarak7Communiqué de la présidence de la République, en date du 13 août 1990, sur l’envoi d’émissaires du président de la République dans certains pays étrangers à la suite de la crise ouverte par l’invasion du Koweït par l’Irak, communiqué de presse de la Présidence de la République, 13 août 1990.. Ici, faire de la politique, ce fut mettre en œuvre une diplomatie silencieuse, très opérationnelle, assortie d’une communication particulière : chaque semaine, François Mitterrand tenait une conférence de presse pour expliquer et devancer les commentateurs divers. L’objectif a été atteint, malgré le déclenchement de la guerre : tenir un discours cohérent vis-à-vis de nos partenaires et créer de l’adhésion dans l’opinion publique. Ceci n’est pas sans rappeler la stratégie d’Emmanuel Macron et d’Olivier Véran au cœur de la crise liée à la pandémie de Covid-19, avec une communication pédagogique, factuelle, destinée à « embarquer » les Français et à s’assurer que nous formions cette communauté nationale qui lutte ensemble contre la pandémie, en premier lieu par la vaccination.

Malheureusement, on fait trop souvent de la politique soit avec une communication qui n’est pas suivie d’actes, soit en ne valorisant pas assez l’action et les résultats. « Bien faire de la politique », c’est agir de manière cohérente et étayer cette action par un discours qui explique et donne le cap. Ce que François Mitterrand résumait à sa manière : « l’homme politique s’exprime d’abord par ses actes ; c’est d’eux dont il est comptable ; discours et écrits ne sont que des pièces d’appui au service de son œuvre d’action »8François Mitterrand et Elie Wiesel, Mémoire à deux voix, Paris, Odile Jacob, 1995..

Mais toutes les propositions pour renforcer la démocratie formelle sont vouées à l’échec si nous ne sommes pas capables de répondre à la colère qui s’exprime. Il manque une parole forte qui reconnaisse cette colère et il manque un combat contre les inégalités et les discriminations d’une tout autre ampleur que ce qui a été fait jusqu’ici. Encore faut-il se donner les moyens d’agir.

Pap Ndiaye, au moment de son éjection du poste de ministre de l’Éducation nationale, a eu cette phrase : « En arrivant ici, je pensais que la posture de l’intellectuel suffirait pour réussir, que je n’avais qu’à me concentrer sur mes propres dossiers pour avancer. Mais c’était une erreur. J’aurais aussi dû faire de la politique »9Marion Mourgue, « Remaniement : très controversé depuis son arrivée à l’Éducation, Pap Ndiaye prend la porte », Le Parisien, 20 juillet 2023.. Et il a ajouté : « l’époque privilégie les cogneurs aux intellos »10Claire Gatinois et Ivanne Tripenbach, « Remaniement : huit arrivées pour un nouveau gouvernement Borne au profil plus politique », Le Monde, 21 juillet 2023.. Mais qu’est-ce que faire de la politique ? Vient immédiatement l’idée d’habileté, de sens tactique, de talent manœuvrier. C’est souvent dit avec une forme de respect : « il est très politique ». On touche là un des problèmes moraux de l’action, en particulier de l’action politique : les moyens l’emportent-ils sur la fin ? Faire de la politique devrait être entendu comme se préoccuper des citoyens (qu’attendent-ils ?) et pas seulement de l’énoncé de mesures et de chiffres.

Pour faire de la politique, il faut aimer les gens. Les citoyens-électeurs peuvent être aussi bien pénibles que merveilleux. Au cours d’une permanence, vous êtes confrontés à la misère, à l’injustice, parfois au désespoir. Le poids des souffrances finit par peser sur vos épaules. Il ne faut jamais être un marchand d’illusions mais un médecin qui indique au patient ce que vous ferez et ce qu’il devra faire. Et puis, la fois suivante, vous serez porté par l’énergie créatrice d’un porteur de projets ou d’un fabricant de solutions. Dans d’autres cas, il suffit d’exprimer un minimum de respect. Je me souviens de cette dame qui à chaque réunion de quartier me posait la même question à laquelle il était impossible de dire oui. Cette dame me dit un jour : « merci monsieur le maire de m’avoir permis d’exposer mon problème devant la réunion de quartier ».

À un jeune homme ou à une jeune fille qui demanderait « dis papa, c’est quoi faire de la politique ? », voici une esquisse de réponse. Influer positivement sur le ressenti collectif, faire adhérer par l’action et le discours et jamais seulement l’un ou l’autre, aimer sincèrement les gens et être capable avant toute chose de leur donner voix au chapitre, le besoin de s’exprimer et d’être écouté dominant parfois le besoin de réponses.

J’ajouterais enfin que, pour faire de la politique, il faut vouloir ne plus en faire ! C’est-à-dire accepter que faire de la politique est une mission et pas un métier, qu’on a un mandat mais qu’il peut demain disparaître, que d’autres prendront le relais. Je pense à cette phrase d’Albane Gaillot, parlementaire issue de la société civile qui avait intégré l’Assemblée nationale en 2017 avec la vague de renouvellement autour de l’élection d’Emmanuel Macron : « la politique doit rester un engagement éphémère, quelque chose pour lequel on se bat »11Thomas Decamps et Coline de Silans, « 2017 et retour de la société civile : la politique est-elle accessible à tous ? », Welcome to the jungle, 4 avril 2022.. J’ai moi-même choisi en 2012 de cesser tout mandat électif. Parce que j’avais le sentiment d’avoir fait de mon mieux, et qu’il était temps de laisser la place. Ce qui n’empêche pas d’agir de mille et une façons, car la politique est partout !

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