En un monde nouveau

Nous sommes entrés dans un monde nouveau. Pour le comprendre mais aussi pour trouver les moyens d’avoir prise sur lui, il nous manque une vision, une espérance, une méthode. Cette tâche immensément complexe relève du programme politique à part entière, nous dit l’ancien ministre Jean-Louis Bianco qui partage ici ses réflexions sur les chantiers prioritaires à ses yeux.

Nous vivons une époque bien étrange. Elle échappe à l’imaginaire et elle fuit la prévision. Elle balaie les toiles d’araignée. Celles qui obscurcissent notre cerveau, et celles qui sont tapies dans l’inconscient, individuel ou collectif. Qui aura la force de penser ce grand remue-ménage ? Quel Christophe Colomb se lèvera pour nous aider, au moins à imaginer, peut-être à découvrir l’Amérique ?

Les événements vont si vite qu’ils noient la vie d’hier dans un passé de feu et de brouillard. Nul n’échappe à sa propre remise en cause. Si nous nous regardons dans le miroir, bien en face, au fond du fond, c’est la peur qui domine. Elle nous ronge la peau. « L’irruption de la mort personnelle jusqu’alors reportée au futur, arrive dans l’immédiat de la vie quotidienne. Nous comptons les morts1 Edgar Morin. ». L’humanité vacille, trébuche, fait face, et vaille que vaille continue à marcher.

Pourtant jamais le discours politique n’a paru aussi creux, rempli de vieilles, très vieilles formules qui, à peine entendues, s’oublient. Comme s’il continuait à commenter le monde d’hier.

La réalité n’est pas la réalité

Nous sommes entrés dans un nouveau monde. Un monde où la réalité n’est pas la réalité mais la répétition sur tous nos écrans d’images et de commentaires. C’est ainsi que se fabrique subrepticement l’air du temps. L’air du temps échappe à la prévision. Il peut être fragile ou durable. Il est pour un moment la référence partagée, implicite et invisible, des opinions et des croyances. « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances2 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, p. 179.. »

« Le maître, ce n’est pas l’homme, c’est le réseau3 Enki Bilal.. » L’homme lui-même est devenu un objet connecté, prisonnier de ses propres objets.

Le temps est fragmenté

De quel temps parle-t-on ?
Du temps qui s’accélère : trois ans depuis le premier cas de Covid-19 détecté en France et cela semble une éternité.
Du temps de chacun, mélange évolutif entre les images du passé, les contraintes du présent et les rêves d’avenir.
Du temps quotidien, le temps de la répétition des paroles et des gestes entre sécurité du nid et frustration ressassée.
Du temps médiatique, qui nous emporte toujours plus vite.
Du temps du discours politique, qui s’exprime résolument au présent de l’indicatif et à la première personne : « je veux, nous voulons, nous allons, je décide, je débloque… ».
Du temps de l’action publique, si lente à produire ses effets.
Du temps long des permanences culturelles ou du temps très long de l’évolution.

La confiance

Sous les pavés, la plage.
Sous nos écrans, la planète.
À regarder en face la réalité du monde, nous redécouvrons deux vérités essentielles :
1. L’histoire est tragique : tragique, parce que le mal resurgit toujours. Parce que les temps de paix et de stabilité ne semblent être finalement que des parenthèses.
2. Nous dépendons les uns des autres : il y a une seule planète, comme la pandémie de Covid-19 nous l’a dramatiquement rappelé.

Il en résulte une nécessité impérieuse, qui constitue la clé de tout programme politique, et qui s’exprime en seul mot d’ordre : la confiance.
La confiance en soi permet d’accoucher les projets dont nous sommes porteurs.
La confiance dans les autres, puisque nous faisons planète commune.
La confiance dans les institutions, qui semblent le plus souvent lointaines et étrangères à la vraie vie des « vraies gens ».
La confiance dans la politique et dans les politiques. C’est la plus difficile à atteindre, coincés que sont les politiques entre leur manque de vision et la puissance des attentes individuelles. « Le court terme hurlant ne peut occulter le long terme silencieux4 Edgar Pisani.. »

La crise

Comme toutes les crises, celle que nous traversons est à la fois matérielle (« technique ») et morale. Simultanément les régulations aussi bien économiques que géopolitiques sont en crise dans les faits et mises en doute dans les idées.

Le plan géopolitique l’emporte désormais sur le plan économique qui constituait jusqu’ici l’axe de régulation idéologiquement et matériellement dominant.

Visible ou feutrée, la bataille fait rage pour les ressources rares : matières premières, sécurité d’approvisionnement, maillons stratégiques et fragiles des chaînes de valeur, compétences ultrapointues (notamment dans la manipulation des réseaux), capacité d’influence (soft power). Le vent est au protectionnisme, à la réindustrialisation. Les discours se multiplient pour remettre en cause ce qui dérange chaque État dans les traités internationaux qu’il a pourtant dûment signés. Nous sommes entrés dans une ère de post-vérité : les certitudes s’effondrent, le relativisme se généralise, les valeurs historiques sont mises en doute, MA proclamation est LA vérité. Nous sommes entrés dans un monde imprévisible, où les crises se succèdent : crise financière en 2008, crise sanitaire avec la pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine depuis 2022. Dans ce contexte, les divergences d’anticipations deviennent parfois vertigineuses… ce qui accroît à son tour l’imprévisibilité du monde. Le cyberespace fait partie du théâtre d’une guerre qui n’est jamais déclarée et qui n’aura pas de fin.

Les rapports internationaux se restructurent. On est passé, en quelques décennies, de « l’équilibre » entre l’URSS et les États-Unis à l’hyperpuissance américaine, de l’avancée qu’on disait inexorable du Japon à la menace chinoise tous azimuts, et aujourd’hui à des recompositions multiformes. Les rapports de force s’exercent avec brutalité. Chaque pays, chaque ensemble cherche à nouer de nouvelles alliances. La mode est aux « partenariats stratégiques » qui valent souvent plus par les intentions et les craintes qu’ils révèlent que par leur contenu opérationnel.

La mondialisation

La mondialisation résulte d’abord de changements technologiques (par exemple l’usage de conteneurs pour le transport maritime, ou la digitalisation pour le bouleversement des chaînes de valeur). Ce n’est pas le marché qui crée la mondialisation, c’est la mondialisation qui crée le marché.

Comme le souligne Daniel Cohen, le commerce international, en particulier avec la construction européenne, est passé de David Ricardo à Paul Krugman. Ricardo : on commerce entre pays dissemblables, où chacun se spécialise dans les productions où il est le plus rentable. Krugman : plus on est ressemblants, plus on a intérêt à faire du commerce, car on augmente la taille du marché des entreprises, ce qui favorise l’innovation, la qualité des biens et la diversité des productions.

Mais la mondialisation n’est pas qu’une affaire de production. Elle est une machine de redistribution sociale et un enjeu de pouvoir. Très schématiquement, elle provoque l’apparition de classes moyennes (comme en Asie du sud-est), l’enrichissement des pays les plus riches, l’appauvrissement des pays les plus pauvres, l’accroissement de la pauvreté des personnes dans les pays riches et la hausse des inégalités au sein même des pays en développement sous l’effet des transformations brutales de l’économie.

En théorie, la régulation était assurée jusque dans les années 1970 par le fordisme dans lequel la hausse de la productivité et la hausse des salaires progressent de concert. Mais les réserves de productivité ne sont pas illimitées, du moins elles passent de plus en plus par des innovations capitalistiques et technologiques qui se font souvent au détriment des travailleurs. La mondialisation a résolu cette contradiction par la révolution financière : fluidité et domination du capital financier sur le capital productif. On externalise les tâches, on met tous les segments de la chaîne de production en concurrence sur la seule base du taux de rentabilité financière, on sous-traite le personnel d’entretien ou de sécurité, la cantine, la comptabilité, on délocalise à l’étranger. Les ouvriers de tous les pays sont mis en concurrence alors que la classe ouvrière est segmentée, éparpillée, tertiarisée. La gouvernance des entreprises est structurée par la recherche du taux de rentabilité maximum pour l’actionnaire. Certains pays oscillent entre participer à la mondialisation financière ou tenter de la réguler (par exemple avec la taxe Tobin). La logistique, d’abord outil au service de l’expansion du domaine marchand, conduit désormais à subordonner l’organisation à l’optimisation des flux, que ce soit au niveau d’une entreprise, d’un hôpital ou même d’un individu dans la file d’attente d’un supermarché.

En lien avec cette régulation, le sujet du partage de la valeur fait de plus en plus débat, en tous les cas génère de la frustration, en dehors parfois de la rationalité économique d’une organisation internationale : comment une entreprise qui fait des milliards de profits peut-elle déclencher des plans sociaux, rémunérer généreusement les actionnaires sans augmenter les salaires ? On constate que la rentabilité du capital s’est accélérée au détriment de celle du travail. Le politique peine à résoudre ce problème, tant les implications sur nos sociétés, essentiellement fondées sur le travail, sont immenses.

Un autre monde est possible

Le monde d’aujourd’hui est-il vraiment pire que celui d’avant ? Nous avons la mémoire courte. En tous cas, il est plus dangereux. La catastrophe climatique frappe à nos portes. Aucun modèle politique ou économique n’éclaire l’avenir.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? En France, la tendance dominante tend à incriminer le système dans son ensemble. On retrouve une vieille nostalgie révolutionnaire qui dispense de rechercher des solutions concrètes en mettant les mains dans le cambouis.

Et pourtant, s’il était vrai qu’il fallait désormais non plus réviser la machine qui nous régit mais changer de machine ? Le capitalisme, la globalisation, la financiarisation, la spéculation, le règne de l’argent, le court-termisme, l’ignorance des écosystèmes ne sont-ils pas des phénomènes qui se créent les uns les autres, qui se nourrissent les uns des autres ? Mais alors, qu’est-ce que serait aujourd’hui la révolution, au-delà des grands discours ?

Comment fonctionne le système ? Existe-t-il encore des classes sociales ? Existe-t-il encore une conscience de classe ? Existe-t-il encore une lutte des classes ?

Il est frappant de voir que les expressions « classes populaires », « classes défavorisées » et « classes moyennes » tendent à se substituer aux appellations classiques comme « classe ouvrière ». Mais la définition de ces trois catégories est particulièrement floue. Pour des raisons de confort idéologique, beaucoup de personnes se situent spontanément comme appartenant aux classes moyennes. De nouvelles catégorisations sont apparues qui éclairent sur tel aspect de la réalité mais ne permettent pas une analyse alternative à celle des classes sociales, qu’il s’agisse de la société d’archipel5Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019., de la France périphérique6Christophe Guilly, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014., de l’opposition entre les « élites » et les autres, ceux qui sont ancrés et ceux qui sont déracinés, de ceux qui sont de « somewhere » et ceux qui sont d’« anywhere »7  David Goodhart, The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Londres, Hurst Publishers, 2017.David Goodhart, The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Londres, Hurst Publishers, 2017..

Peut-on encore vouloir « changer le monde » ? Certains trouveront l’expression tout simplement ridicule. Le concept de classe sociale, on vient de le voir, a perdu de sa substance et de sa force : l’appartenance à un groupe s’est affaiblie par opposition aux destins individuels. Dans l’histoire, le changement n’est d’ailleurs jamais le seul produit de l’évolution des rapports de force entre groupes sociaux (« à la Marx »). Il est aussi la résultante d’une combinaison de facteurs : les révolutions technologiques, le mouvement des idées (« à la Gramsci »), le rôle de certains personnages « historiques »… et, tout simplement, les circonstances.

Qu’est-ce qui peut changer le système ? Les acteurs du système. C’est-à-dire aussi vous, moi, nous. À cet égard, les remises en cause qui se sont exprimées à l’occasion de la cérémonie des diplômes à AgroParisTech, HEC et d’autres sont peut-être le signe que quelque chose de plus profond est à l’œuvre. N’oublions pas non plus que notre société est violente, donc imprévisible : « Il y a quelque chose dans nos sociétés qui, en quelque sorte, devient fou. On s’habitue à la violence dans le langage, puis dans les manifestations, puis dans le rapport aux élus8 Emmanuel Macron, Discours au 104e congrès de l’AMF, 23 novembre 2022. ».

À cela s’ajoute curieusement l’espèce de maladie de langueur qui semble frapper beaucoup d’entre nous à la suite de la pandémie de Covid-19 et du confinement. Les gens se sentent dans une espèce d’entre-deux, entre hier qui est révolu et demain qu’on n’arrive pas à saisir.

Assisterions-nous au « crépuscule de la valeur travail », comme le dit Philippe Escande ? La crise sanitaire n’a-t-elle pas révélé « un ramollissement généralisé des individus » ? Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier constatent qu’en 1990, quand on interrogeait les Français sur ce qui était important pour eux, 60% citaient le travail. Ils ne sont plus que 24% en 20219 Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces, Fondation Jean-Jaurès, 11 novembre 2022..

Dans notre monde nouveau, des bribes de réponse s’esquissent elles ?

L’arme de l’individualisme peut-elle se retourner contre l’individualisme, en découvrant que chacun a intérêt à contribuer à la fabrication du commun ? Les mécanismes de l’évolution darwinienne ne vont-ils pas jouer désormais par la sélection des individus capables de solidarité ? Une contamination virale dans cette direction est-elle imaginable ? Ou bien l’humanité est-elle condamnée à des variantes de populismes manipulant les émotions, populismes où la raison s’efface ?

Pour imaginer des réponses, il faut d’abord prendre pleinement conscience de ce qu’est le nouveau monde dans lequel nous habitons désormais. Nous en sommes loin. Ce texte essaie très modestement d’y contribuer, à un moment où « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres10Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Folio Essais, 2021. ». Il nous manque cruellement une vision, un récit, une espérance. Il nous manque une méthode : « vous devez être le changement que vous voulez voir dans ce monde11Gandhi. ».

La réponse relève du programme politique à part entière et est immensément complexe. J’aimerais partager quelques réflexions qui me semblent prioritaires.

Toute petite liste…

  • Placer en priorité absolue le changement de nos comportements individuels et collectifs et assumer notre responsabilité à l’égard de la planète. La sobriété ne doit pas être qu’un slogan. Notre modèle d’ivresse, d’hubris, touche ses limites, et les consommateurs-citoyens, qui pèsent finalement peu dans l’équation, ne doivent pas être les seuls à faire des efforts.
  • Changer diamétralement nos modes de production et faire enfin advenir une croissance verte, responsable et durable, qui satisfasse à la fois nos modèles socioéconomiques et notre ambition de lutte contre le changement climatique. À cet égard, il ne faut avoir aucune naïveté : la France n’arrivera jamais seule à changer la donne – pire, si elle agit seule, elle se pénalisera seule. La diplomatie est, de ce point de vue, n’en déplaise aux idéologies radicales, un vecteur fondamental.
  • Redonner confiance dans l’économie : nous ne pouvons plus attendre de remettre en cause le partage du pouvoir et de la richesse en entreprise, la demande sociétale est là. Choisir et maîtriser sa vie, son activité, ses réseaux et ressources, son chemin vers le bonheur. L’entreprise est le lieu central de ce changement de mentalité et le dialogue social va devoir y faire sa révolution.
  • Redonner confiance dans la démocratie : c’est le plus dur. Comme le disait Churchill, « c’est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres formes qui ont été essayées au fil du temps ». Cela ne se limite pas à l’augmentation de la participation ou à faire de nos dirigeants des parangons de vertu, à toucher telle disposition technique de la Constitution ou à faire des ersatz de participation citoyenne. La démocratie génère de la confiance quand elle a des résultats. Le changement pour le changement n’a rien à voir avec l’enjeu ! « Parce qu’elle dépend essentiellement de la volonté des citoyens, parce qu’elle suppose un effort permanent, la démocratie n’est jamais acquise12Pierre Mendès France.
  • 1
    Edgar Morin.
  • 2
    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, p. 179.
  • 3
    Enki Bilal.
  • 4
    Edgar Pisani.
  • 5
    Jérôme Fourquet, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
  • 6
    Christophe Guilly, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.
  • 7
      David Goodhart, The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Londres, Hurst Publishers, 2017.David Goodhart, The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Londres, Hurst Publishers, 2017.
  • 8
    Emmanuel Macron, Discours au 104e congrès de l’AMF, 23 novembre 2022.
  • 9
    Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces, Fondation Jean-Jaurès, 11 novembre 2022.
  • 10
    Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Folio Essais, 2021.
  • 11
    Gandhi.
  • 12
    Pierre Mendès France.

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