À l’occasion de la Journée mondiale de la prévention du suicide, Michel Debout revient sur l’enquête qu’il a menée pour la Fondation Jean-Jaurès et la FEPS sur les risques suicidaires, notamment au sein de la jeune génération d’Européens.
On sait depuis les études de Durkheim1 Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 1967 [1897]., et surtout celles de son disciple Halbwachs, que chaque grande crise économique et sociale se traduit par une progression significative de la mortalité par suicide, observée dans chaque pays, et ce au cours des années qui suivent la dégradation du tissu économique et social.
Cette observation liée à la crise de 1929 a été renouvelée à la suite de la crise financière, plus proche de nous, de 2008 avec des effets de surmortalité suicidaire dans tous les pays européens.
De nombreuses études précédentes ont montré que la France se situe parmi les pays où l’on observe l’une des mortalités par suicide la plus importante en Europe.
De plus, de nombreux indicateurs, dont ceux de Santé publique France, laissent entrevoir que la période pandémique a eu des effets morbides sur la santé des Français, au-delà de ceux provoqués par le virus lui-même.
Le premier effet observé est la fragilisation psychique, liée à l’inquiétude, au deuil et risque de deuil, aux séparations, à l’isolement, se compliquant de pensées dépressives et de pensées suicidaires.
Cette préoccupation de santé publique a amené la Fondation Jean-Jaurès à publier, dès le mois de novembre 2020, une première enquête concernant ce risque suicidaire accru2Michel Debout, Suicide : l’autre vague à venir du coronavirus ?, Fondation Jean-Jaurès, 6 novembre 2020.. Les résultats de l’enquête alertaient sur l’augmentation du nombre de Françaises et Français exprimant avoir eu des pensées suicidaires, singulièrement parmi les jeunes.
Un an plus tard, il nous a paru nécessaire de faire un nouveau point sur l’état de santé psychologique de la population en cherchant, de plus, si le risque suicidaire était réparti de façon homogène, ou s’il concernait des groupes spécifiques de la population.
Étant donné le caractère international de la pandémie, il nous a paru important de comparer la situation française avec celle de cinq autres pays européens, différents en termes de démographie, d’histoire et de système social, de développement économique et de mortalité suicidaire : Allemagne, Espagne, Pologne, Irlande et Suède. Ainsi, nous pouvons repérer les spécificités de chaque pays pour élaborer des réponses préventives adaptées à chaque situation.
Ce sont les résultats de ces six enquêtes réalisées dans chaque pays par l’Ifop, selon la même méthodologie3Michel Debout, Covid-19 : alerte sur la santé psychique des Français et des Européens, Fondation Jean-Jaurès, 7 juillet 2022., que nous présentons dans cette note.
La crise liée au Covid-19 a dégradé la santé psychique de beaucoup d’Européens
Il est important de connaître les effets de la crise liée au Covid-19 sur les états dépressifs, de les comparer entre les différents pays et de repérer les groupes de population les plus à risque de les ressentir.
L’enquête montre que 40% des Français se sentent, depuis l’arrivée du Covid-19, plus déprimés qu’avant, pourcentage égal pour l’Espagne, augmenté pour l’Allemagne (44%), l’Irlande (53%) et la Pologne (55%), mais plus bas pour la Suède (38 %).
La France se situe dans la moyenne basse, par rapport aux cinq autres pays étudiés en ce qui concerne les effets dépressogènes de la crise pandémique, ce qui peut s’expliquer par le traitement social de la crise ayant évité, « quoi qu’il en coûte », la déferlante du chômage et la fermeture d’entreprises.
En termes de santé publique, cet effet post-pandémie est le plus préoccupant car les effets sanitaires des cas de Covid longs sont encore mal connus. On sait, notamment via l’Organisation mondiale de la Santé, que la dépression peut conduire au suicide et qu’au niveau mondial 5% des adultes en souffriraient.
Au-delà de cette proportion globale dans la population, il faut noter pour la France que 51% des femmes de moins de trente-cinq ans ont le sentiment d’être plus déprimées depuis l’arrivée du Covid-19, proportion conforme aux observations internationales et au cinquième rapport de l’Observatoire national du suicide (6 septembre 2022) selon lequel il a été observé « une forte hausse de gestes suicidaires chez les jeunes, en particulier les jeunes femmes, à partir du second semestre 2020 ».
On retient aussi comme facteur favorisant le sentiment d’être plus déprimé le fait de vivre dans l’agglomération parisienne (47% versus 33% pour les communes rurales). Tous les observateurs ont souligné que le fait de vivre en habitat exigu et sans contact avec la nature a rendu beaucoup plus difficiles à vivre les périodes de confinement.
Les résultats confirment ceux d’une enquête précédente de la Fondation4Michel Debout, Prévenir le suicide au travail, Fondation Jean-Jaurès, 21 février 2017., selon lesquels l’absence de travail (chômage) ou le travail toxique (harcèlement, épuisement) ont un effet très négatif sur la santé psychique des travailleurs. Le « bon travail » est un élément clé, à côté de la qualité du logement, pour l’équilibre psychosocial des individus confrontés à la crise sanitaire.
La France en tête des pays européens pour le risque de passage à l’acte suicidaire
À côté des données épidémiologiques concernant la mortalité par suicide et le nombre de personnes hospitalisées à la suite d’une tentative, nous utilisons dans cette enquête deux autres indicateurs, révélateurs d’une fragilisation de la population face aux événements vécus : les pensées suicidaires et les passages à l’acte, réalisés au moins une fois dans leur vie, selon les déclarations des personnes sondées.
Prévalence des pensées suicidaires en Europe
Les deux questions suivantes ont été posées aux personnes interrogées :
- avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ?
- pour ceux qui répondent oui : avez-vous réalisé une tentative de suicide ayant entraîné une hospitalisation ?
Pour la France, la proportion de sondés qui répondent « oui » à la question « Vous-mêmes, avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ? » est de 20%, presqu’égale à l’Espagne qui présente le taux le plus bas, à 19%.
Viennent ensuite l’Allemagne et la Pologne, avec 24% de réponses positives, et la Suède, qui se trouve à 25%. L’Irlande ferme la marche avec le taux, très élevé, de 34%.
La France est, avec l’Espagne, le pays où l’incidence des pensées suicidaires (la personne a déjà, au moins une fois dans sa vie, pensé sérieusement à se suicider, quelle que soit la période où elle a eu cette pensée) est plutôt rassurante, même si on doit relever qu’un cinquième de la population a pensé au moins une fois dans sa vie à se donner la mort.
Plus intéressant encore est de connaître la proportion de ceux qui, présentant une telle pensée, sont passés à l’acte et ont dû être hospitalisés suite à une tentative de suicide.
Ainsi, en analysant les réponses à la question « Avez-vous déjà fait une tentative de suicide qui vous a conduit à être hospitalisé ? » (question exclusivement posée à ceux qui ont répondu « oui » à la question précédente), la France et la Pologne arrivent en tête des réponses positives avec 30% de « oui », suivies par l’Irlande et la Suède à 25%, puis par l’Espagne à 22% ; quant à l’Allemagne, elle a le taux le plus bas, avec une proportion de 19% de réponses positives.
Les données pour notre pays sont, de ce point de vue, beaucoup plus préoccupantes puisque près d’un tiers des personnes qui ont pensé à se suicider seraient déjà passées à l’acte au moins une fois dans leur vie.
La comparaison de ces résultats avec ceux que nous avions obtenus lors de l’enquête précédente réalisée en 2016 (ne concernant que trois pays plus proches dans leur réalité sanitaire et sociale : la France, l’Allemagne et l’Espagne) montre une nette progression des réponses positives entre 2016 et 2022 : la France passe d’un taux positif de 22% à 30%, la plus forte hausse, suivie par l’Allemagne qui passe de 15% à 19%. Seule l’Espagne connaît une évolution favorable sur ces six dernières années, le taux diminue de 24% en 2016 à 22% en 2022.
On observe ainsi que la France présente le risque de passage à l’acte le plus important parmi les personnes présentant des pensées suicidaires en comparaison avec les cinq autres pays européens.
Non-assistance à jeunesse en danger ?
La prévalence des risques suicidaires chez les jeunes est connue depuis longtemps, notamment la fréquence des tentatives de suicide chez les adolescents et plus précisément chez les adolescentes.
Cette observation a amené la création d’unités d’accueil et de soins pour les jeunes suicidaires, confirmant ainsi le lien de ce risque avec l’âge.
La crise liée au Covid-19 – pendant les confinements puis la période qui a suivi – a largement fragilisé les jeunes, catégorie particulièrement exposée au risque accru de passage à l’acte suicidaire. Ce risque a été beaucoup relayé par la presse, qui a notamment alerté sur les cas de suicide chez les jeunes internes en médecine.
Dans un tel contexte, il nous semble indispensable que les pouvoirs publics décident d’une action prioritaire pour venir en aide à tous ces jeunes qui traversent depuis le Covid-19 une fragilisation psychique incontestable, éprouvés par l’isolement dû aux restrictions sanitaires que le pays a connues. La précarité, très présente chez les jeunes, augmente également le risque de déprime, de dépression et de suicide.
Comment ne pas rappeler que ce sont ces mêmes jeunes qui se sont vu montrés du doigt lorsqu’ils organisaient des moments festifs, certes en prenant un risque sanitaire, mais en combattant un autre risque tout aussi préoccupant : celui d’une dégradation de leur santé mentale, avec la possibilité majeure d’un passage à l’acte suicidaire parfois mortel ?
- 1Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 1967 [1897].
- 2Michel Debout, Suicide : l’autre vague à venir du coronavirus ?, Fondation Jean-Jaurès, 6 novembre 2020.
- 3Michel Debout, Covid-19 : alerte sur la santé psychique des Français et des Européens, Fondation Jean-Jaurès, 7 juillet 2022.
- 4Michel Debout, Prévenir le suicide au travail, Fondation Jean-Jaurès, 21 février 2017.