À l’occasion de la parution d’une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) et réalisée par l’Ifop, appréhendant le phénomène suicidaire dans six pays (France, Allemagne, Espagne, Pologne, Irlande, Suède), Michel Debout, professeur émérite de médecine légale, psychiatre, spécialiste du suicide et administrateur de la Fondation, en analyse les résultats.
Après la Covid-19, la vague dépressive et suicidaire atteint la France et d’autres pays européens
À la suite du premier confinement en mars 2020, la population française a subi une succession de périodes obligeant à l’isolement, à la rareté des échanges et surtout à vivre sous la menace permanente d’un risque infectieux. Sa gravité létale était comptabilisée, chaque soir, par les instances sanitaires qui venaient rappeler à chacun combien de Françaises et de Français étaient morts, depuis la veille, du coronavirus.
Un climat anxiogène s’est installé et cette peur de la « mort qui rôde » n’a commencé à s’atténuer qu’en janvier 2021, avec le lancement de la campagne de vaccination. Malgré l’action bénéfique des vaccins, le risque de développer une forme grave, avec nécessité d’hospitalisation, restait cependant présent, obligeant même à de nouvelles mesures de protections individuelles et collectives, comme le passe sanitaire, à l’origine de polémiques enflammées. Il a fallu attendre le mois d’avril 2022 pour que les dernières mesures de protection (obligation de porter un masque dans les transports collectifs) soient enfin levées.
À la fin du mois de janvier 2022 (date à laquelle l’enquête française a été réalisée), les Français commençaient à espérer une issue favorable à la crise sanitaire, mais vivaient encore sous la menace du virus, alors que la situation économique et sociale du pays, largement affectée par la pandémie, commençait à reprendre un cours plus normal.
Les travaux d’Émile Durkheim1Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007. et de son disciple Maurice Halbwachs2Maurice Halbwachs, Les Causes du suicide, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2002. ont montré que chaque grande crise économique et sociale se traduit par une progression significative de la mortalité par suicide observée dans chaque pays, et ce au cours des années qui suivent la dégradation du tissu économique et social.
Cette observation vérifiée après la crise de 1929 a été renouvelée suite à la crise financière de 2008, avec une explosion du taux de mortalité par suicide dans tous les pays européens.
Il est toutefois difficile de connaître dès maintenant les effets de la crise liée à la Covid-19 sur l’évolution du taux de suicide. Ce phénomène n’est observable qu’un certain temps après la survenance d’une crise et les données sont recueillies tardivement (nous n’avons actuellement à notre disposition que les statistiques jusqu’à l’année 2019).
De nombreuses études précédentes ont montré que la France se situe parmi les pays où l’on observe la mortalité par suicide la plus importante en Europe.
De plus, de nombreux indicateurs de Santé publique France (SPF) laissent entrevoir que la période pandémique a eu des effets morbides sur la santé des Français, au-delà de ceux provoqués par le virus lui-même3« CoviPrev : une enquête pour suivre l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie de Covid-19 », Santé publique France, 9 juin 2022..
Le premier effet observé est la fragilisation psychique, liée à l’inquiétude, au deuil et risque de deuil, aux séparations, à l’isolement, à laquelle s’ajoutent – au-delà des pensées suicidaires – des pensées dépressives.
Cette préoccupation de santé publique a amené la Fondation Jean-Jaurès à publier, dès le mois de novembre 2020, une première enquête concernant ce risque suicidaire accru4Michel Debout, Suicide : l’autre vague à venir du coronavirus ?, Fondation Jean-Jaurès, 6 novembre 2020.. Les résultats alertaient sur l’augmentation du nombre de Françaises et Français exprimant avoir eu des pensées suicidaires, en particulier parmi les jeunes, les chômeurs et les artisans commerçants contraints – à l’époque – d’arrêter de travailler.
Plus d’un an après, il nous a paru nécessaire de faire un nouveau point sur l’état de santé psychologique de la population en cherchant, en plus, si le risque suicidaire était réparti de façon homogène, ou s’il concernait des groupes spécifiques de la population. Étant donné le caractère international de la crise sanitaire, il nous a paru pertinent de comparer la situation de la France avec celle de cinq autres pays européens – Allemagne, Espagne, Pologne, Irlande et Suède – différents à bien des égards (en termes de démographie, d’histoire, de système social, de développement économique et, évidemment, de mortalité suicidaire) de façon à repérer les spécificités de notre pays et de nous interroger sur leurs causes, afin d’élaborer des solutions préventives.
Ce sont les résultats de cette enquête réalisée dans six pays par la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) et l’Ifop, suivant une même méthodologie, que nous présentons dans ce document.
La crise liée à la Covid-19 a dégradé la santé psychique des Français et de beaucoup d’Européens
Il est établi par de très nombreuses publications internationales, dont celles de l’OMS, que le fait de se sentir déprimé altère la santé psychique et globale et renforce les pensées suicidaires, voire les passages à l’acte.
Il est important de connaître les effets de la crise liée à la Covid-19 sur les états dépressifs, de les comparer entre les différents pays et de repérer, pour la France, les groupes de population les plus à risque.
L’enquête montre que 40% des Français se sentent plus déprimés depuis l’arrivée de la Covid-19 qu’avant, un pourcentage identique à celui de l’Espagne, plus faible que celui de l’Allemagne (44%), de la Pologne (51%) et de l’Irlande (53%), mais aussi élevé que celui de la Suède (38%).
Depuis l’arrivée de la Covid-19, vous sentez-vous plus déprimé qu’avant ?
Ainsi, la France se situe dans la moyenne basse, par rapport aux cinq autres pays étudiés, en ce qui concerne les effets dépressogènes de la crise pandémique, ce qui peut s’expliquer par le traitement social de la crise ayant évité, « quoi qu’il en coûte », la déferlante du chômage et de la fermeture d’entreprises.
C’est en termes de santé publique que l’effet post-pandémie est le plus préoccupant, car on connaît encore mal les effets sanitaires de la Covid longue.
Il convient toutefois de noter qu’une proportion assez importante, voire alarmante, de personnes interrogées déclarent être plus déprimées depuis l’arrivée de la Covid-19. Ce sentiment de déprime peut évoluer en dépression, voire en pensées suicidaires et en risque de passage à l’acte. L’OMS rappelle que « la dépression peut conduire au suicide » et qu’au niveau mondial 5% des adultes souffriraient de cette maladie5« Dépression », OMS, 13 septembre 2021..
Au-delà de ces chiffres qui rendent compte de la situation globale dans la population, il faut noter pour la France que 51% des femmes de moins de trente-cinq ans ont le sentiment d’être plus déprimées depuis l’arrivée de la Covid-19. Cette proportion est conforme aux observations internationales selon lesquelles la prévalence de la dépression est plus forte chez les femmes et les jeunes6Ibid..
Le lieu de résidence a également un impact sur le sentiment de déprime. Les habitants de l’agglomération parisienne sont davantage déprimés depuis le début de la crise (47%) que les habitants de communes rurales (33%).
Il a été souligné, par tous les observateurs, que le fait de vivre en habitat exigu et sans contact avec la nature avait rendu les périodes de confinement beaucoup plus difficiles à vivre. Le fait de connaître une situation de travail dégradée a également un fort impact sur le sentiment de déprime. En effet, 63% des personnes ayant déclaré être en état de stress majeur au travail, 64% des personnes en état d’épuisement professionnel (burn-out) et 56% des personnes ayant subi du harcèlement moral ou sexuel déclarent se sentir davantage déprimées depuis le début de la crise.
Enfin, 49% des personnes ayant été au chômage au cours des deux dernières années se disent plus déprimées qu’avant.
Cela confirme nos propres observations7Michel Debout, Le traumatisme du chômage, Fondation Jean-Jaurès, 15 janvier 2015. selon lesquelles l’absence de travail ou le travail toxique ont un effet très négatif sur la santé psychique des travailleurs. Le « bon travail » est un élément clé, à côté du logement, pour l’équilibre psychosocial des individus.
Si l’on compare les résultats obtenus avec ceux de la populations irlandaise (qui est la plus impactée par les pensées dépressives à 53%) et la population suédoise, la moins impactée à 38%, on obtient des réponses homogènes : prise de médication psychotrope depuis la crise (à 89%), pour les deux pays (dans ces deux pays, les personnes impactées par la crise ont le même recours à une prescription de médicament psychotrope) ; en revanche, si le fait d’avoir été au chômage provoque des pensées dépressives pour 71% des Irlandais, la proportion n’est que de 63% pour les Suédois. Il apparaît donc que le chômage soit une épreuve personnelle plus difficile à vivre en Irlande qu’en Suède, ce qui peut peut-être s’expliquer par une couverture sociale du chômage différente dans les deux pays. De plus, en Irlande, 76% des femmes de moins de 35 ans déclarent se sentir déprimées depuis la crise alors qu’elles ne le sont qu’à 70% en Suède.
Enfin, on retrouve, pour ces deux pays, l’effet mortifère du travail dégradé : 74% des travailleurs confrontés à un épuisement se sentent déprimés ; 70% en Irlande et 72% en Suède de ceux qui ont été victimes de harcèlement à leur travail se sentent également déprimés.
La France en tête des pays européens pour le risque suicidaire
On a noté précédemment la surmortalité en France du risque suicidaire. Ce fait a amené les praticiens, les associations, puis les pouvoirs publics à se préoccuper de la question de la prévention du suicide dans notre pays. Notons à ce propos que l’Observatoire national du suicide a été créé en France en 2013, bien après ceux qui ont été mis en place dans d’autres pays, notamment en Europe du Nord.
Du fait de l’effet retard concernant la mortalité ainsi que du temps nécessaire au recueil des données (en France nous disposons aujourd’hui des chiffres de mortalité remontant aux années 2019-2020), il est difficile de connaître, dès maintenant, les effets de la crise liée à la Covid-19 sur la mortalité par suicide. De plus, le constat de cette mortalité signe, en quelque sorte, l’échec des mesures de prévention qui ont pu être développées avant le passage à l’acte létal.
Pour suivre, au plus proche des événements, le risque suicidaire pays par pays, nous utilisons dans cette enquête deux autres indicateurs, qui sont révélateurs d’une fragilisation de la population face aux événements vécus : les pensées suicidaires et les tentatives de suicide.
Le nombre de tentatives de suicide peut être connu à partir des statistiques réalisées par les différents services hospitaliers où sont accueillies des personnes suite à leur passage à l’acte, c’est-à-dire principalement dans les services d’urgence et ceux à vocation psychiatrique.
Ces données – qui montrent une augmentation des passages à l’acte – ont été produites à partir de l’accueil des suicidants dans les différents services hospitaliers de France et publiées par l’Observatoire national du suicide, notamment chez les jeunes8Voir notamment les travaux de Fabrice Jollant, professeur en psychiatrie..
Cette augmentation n’est pas surprenante car nous avons alerté, dès le début de la pandémie au printemps 2020, sur les conséquences qu’aurait cette crise sanitaire, économique et sociale d’une portée sans précédent, sur l’état psychique de la population dans les années suivantes. Nous en sommes bien là.
Prévalence des pensées suicidaires en Europe
La méthode utilisée dans cette enquête, et déjà utilisée dans les enquêtes précédentes (nous permettant ainsi des comparaisons chronologiques), est de poser ces deux questions aux personnes interrogées :
- avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ?
- pour ceux qui répondent oui : avez-vous réalisé une tentative de suicide ayant entraîné une hospitalisation ?
Les réponses à ces deux questions permettent ainsi, au moment même où l’enquête est réalisée, de connaître l’impact du risque suicidaire sur la population concernée, l’évolution dans le temps de ce risque et aussi la comparaison pays par pays.
Vous-même, avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ?
Comme on peut l’observer, la France est, avec l’Espagne, le pays où l’incidence des pensées suicidaires (la personne a déjà, au moins une fois dans sa vie, pensé sérieusement à se suicider quelle que soit la période où elle a eu cette pensée) est la plus faible, même si on doit relever qu’un cinquième de la population a pensé au moins une fois dans sa vie à se donner la mort.
Si l’on s’intéresse aux résultats obtenus dans les deux pays qui entourent la moyenne (l’Irlande, avec 34% de la population, et l’Espagne, avec seulement 19% de la population générale ayant eu l’intention réelle de se suicider), on obtient des réponses très divergentes, mais cohérentes, concernant les autres facteurs étudiés : 48% contre 28% des femmes de moins de trente-cinq ans, 45% contre 22% des personnes les plus démunies, 66% vs 40% des travailleurs victimes de harcèlement, 52% vs 30% de ceux qui ont connu le chômage. Les chiffres les plus élevés, et de façon significative, se trouvent en Irlande.
Cette cohérence dans les réponses nous permet de retenir que chaque population a une sensibilité spécifique concernant les pensées suicidaires, avec des pays à haut potentiel comme l’Irlande ou à bas potentiel comme l’Espagne. De nombreux facteurs, dont les facteurs culturels et les pratiques de soins, expliquent de telle inégalité, mais cela prouve, en creux, que certains pays doivent développer encore leur politique préventive du suicide.
Plus intéressant, encore, est de connaître la proportion de ceux qui, présentant une telle pensée, sont passés à l’acte et ont dû être hospitalisés suite à ce qu’il est convenu d’appeler une tentative de suicide.
La France en tête des pays européens pour le risque de passage à l’acte suicidaire
Avez-vous déjà fait une tentative de suicide qui vous a conduit à être hospitalisé ?
Les données pour notre pays sont, de ce point de vue-là, beaucoup plus préoccupantes puisque près d’un tiers des personnes qui ont pensé à se suicider serait déjà passé à l’acte. C’est le taux le plus élevé, partagé avec la Pologne ; les comparaisons entre ces deux pays sur le plan sanitaire et social doivent toutefois être faites avec prudence.
Il est intéressant de comparer ces résultats avec ceux que nous avions obtenus lors de l’enquête précédente réalisée en 2016, qui ne concernait que trois pays (France, Allemagne et Espagne), davantage proches de la France en termes de réalité sanitaire et sociale.
Avez-vous déjà fait une tentative de suicide qui vous a conduit à être hospitalisé ?
On observe que la proportion de passage à l’acte chez les personnes présentant une pensée suicidaire a significativement progressé entre 2016 et 2022 en France, qu’elle l’a fait à un degré moindre en Allemagne, alors qu’elle est restée pratiquement stable en Espagne.
Ces données permettent aussi de calculer, pays par pays, le pourcentage de la population générale – et non uniquement de la partie présentant des idées suicidaires – de personnes ayant déjà réalisé une tentative de suicide (TS). On arrive alors aux proportions suivantes : 6% de l’ensemble des Français interrogés (30% chez ceux qui ont déjà eu des pensées suicidaires) ont déjà tenté de se suicider. Cela représente environ 3,5 millions de personnes. En Allemagne et en Espagne, 4% de la population totale est passée à l’acte, ce qui correspond respectivement à 19 et 22% des personnes ayant déclaré avoir envisagé le suicide.
La France est en tête des pays européens pour le risque de passage à l’acte suicidaire. Les autres Européens pensent donc peut-être davantage au suicide, mais les Français sont plus à même de passer à l’acte.
La comparaison chiffrée entre d’un côté l’Allemagne, qui connaît le plus faible taux de passage à l’acte, et la Pologne, et de l’autre la France – qui a le taux le plus élevé – permet d’observer une plus grande fréquence chez les hommes de moins de trente-cinq ans pour les deux pays (32% en Allemagne et 36% en Pologne), mais aussi un effet facilitant lié aux faibles revenus dans les deux pays et une disparité nette concernant les victimes de harcèlement au travail : 77% des Polonais qui en sont victimes ont fait une TS, alors que 32% des travailleurs allemands ayant subi les mêmes agressions ont fait une TS.
Puisque l’on observe ainsi que la France présente le risque suicidaire le plus important parmi les pays européens, cette donnée doit alerter et orienter les politiques de santé publique vers des pratiques préventives dans notre pays.
Ce taux de 4% de l’ensemble des Françaises et Français étant déjà passés à l’acte doit être ainsi compris comme traduisant :
- la sévérité des pensées suicidaires puisqu’elles entraînent, dans un tiers des cas, un possible passage à l’acte, ce qui en révèle la gravité clinique ;
- l’absence d’efficacité des mesures préventives puisque la prévention du suicide consiste, justement, à éviter tout passage à l’acte suicidaire chez une personne présentant un risque à le faire.
Pour construire une véritable politique de prévention, il faut, en outre, connaître les caractéristiques des groupes de la population les plus exposés à ce risque. Notre étude permet de repérer plusieurs groupes : ce sont les caractéristiques de ces groupes, en âge et en situation de travail, que nous développons ci-dessous.
Non-assistance à jeunesse en danger ?
La prévalence des risques suicidaires chez les jeunes (moins de trente-cinq ans), et notamment la fréquence des tentatives de suicide chez les adolescents, et plus précisément chez les adolescentes, est connue depuis longtemps.
Cette observation a amené la création d’unités d’accueil et de soins pour les jeunes suicidaires montrant ainsi le lien de ce risque avec l’âge du sujet. Il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve dans notre étude des données semblables ; mais il est utile d’en préciser les nouvelles caractéristiques depuis la crise liée à la Covid-19.
Ainsi, si avant cette crise c’est chez les femmes jeunes que l’on retrouve le taux de pensées suicidaires le plus important, la situation va évoluer pendant et après la crise : pendant la période de confinement, on retrouve une proportion de 35% d’hommes de moins trente-cinq ans déclarant avoir eu des pensées suicidaires alors que la proportion n’est que de 20% pour les femmes du même âge. Cette tendance se confirme pour les pensées suicidaires depuis septembre 2021 puisque 62% des 18-24 ans déclarent avoir eu des pensées suicidaires contre 34% de la population totale, et l’on constate, là encore, une prédominance masculine.
Ainsi, on peut confirmer que la crise liée à la Covid-19 – pendant la période de confinement puis la période qui a suivi – a largement fragilisé les jeunes, et en particulier les jeunes hommes dont les pensées suicidaires ont atteint des proportions jusque-là inégalées. La précarité sociale, la pauvreté vécue à cet âge et l’isolement forcé ont largement contribué à l’émergence de ces pensées.
Cette tendance est aussi confirmée par le second indicateur qui mesure le taux de tentative de suicide parmi celles et ceux ayant déclaré avoir déjà pensé sérieusement à se suicider. Ce taux atteint 40% chez les jeunes hommes de moins de trente-cinq ans. Cette catégorie de la population présente donc un risque accru de passage à l’acte suicidaire. Ce risque est beaucoup relayé par la presse, qui a notamment alerté sur les cas de suicide chez les jeunes internes en médecine9Voir à ce sujet Ariel Frajerman, La santé mentale des étudiants en médecine, Fondation Jean-Jaurès, 2 mai 2020..
Étant donné la portée de ce risque, les pouvoirs publics devraient décider d’une action prioritaire pour venir en aide et en soutien à tous ces jeunes qui traversent depuis la Covid-19 une fragilisation psychique incontestable, souvent liée à l’isolement imposé par les restrictions sanitaires, à l’absence de rencontres avec la fermeture des amphithéâtres et surtout des lieux de réunion (bars, restaurants, cinémas…). La précarité, très présente chez les jeunes, augmente également le risque le risque de déprime, de dépression et de suicide.
Comment ne pas rappeler que ce sont ces mêmes jeunes qui se sont vus montrés du doigt lorsqu’ils organisaient des moments festifs, certes en prenant un risque sanitaire, mais en combattant un autre risque tout aussi préoccupant : celui d’une dégradation de leur santé mentale, avec la possibilité majeure d’un passage à l’acte suicidaire parfois mortel ?
Les situations de travail dégradées
Nous avons déjà noté qu’à côté de l’âge, les conditions de travail influent largement sur les pensées dépressives. Mais qu’en est-il du risque suicidaire ?
33% des personnes ayant subi un état de stress majeur lié à leur travail, 39% de celles qui ont présenté une période d’épuisement professionnel (burn-out) et 37% de celles qui ont été victimes de harcèlement moral ou sexuel à leur travail ont présenté des pensées suicidaires, alors que la proportion de l’ensemble de la population concernée par ce type de pensées n’est « que » de 20%.
Cette donnée chiffrée incontestable montre, une fois encore, combien les conditions toxiques de travail peuvent avoir d’effet sur l’état de santé psychique des salariés. Cette dégradation de leur état peut être majeure à travers un passage à l’acte suicidaire.
Au moment où la Cour d’appel de Paris a à connaître des pratiques de harcèlement moral au travail mises en œuvre par les dirigeants de France Télécom, dans la période 2008-2012, il est important de rappeler la corrélation indiscutable entre les pratiques harcelantes et leurs effets mortifères sur la santé des salariés qui en sont victimes.
Au-delà de ces relations toxiques au travail, il faut rappeler que, pendant toute cette crise et singulièrement durant les périodes de confinement, les entreprises ont eu recours au télétravail. À première vue ce dispositif devait être vécu positivement par les travailleurs puisqu’il leur évitait les trajets domicile-travail, ce qui représente un gain de temps indéniable et un évitement du stress lié aux conditions, souvent délétères, de ces déplacements.
Notre enquête montre, au contraire, que le télétravail exclusif a aggravé significativement les pensées dépressives des travailleurs.
55% des personnes qui ont principalement télétravaillé durant les deux dernières années ont déclaré être davantage déprimées depuis le début de la pandémie et 36% d’entre elles ont déclaré avoir sérieusement envisagé de se suicider.
Un tel résultat corrobore les données issues de sondages spécifiques auprès des travailleurs. Ces derniers rejettent d’ailleurs, en grande majorité, le recours exclusif au télétravail.
Ainsi se confirme ce qu’apporte à chacun le fait d’aller travailler : ne pas vivre en permanence dans le même espace, se sentir appartenir à un collectif de travail, être en contact chaque jour des collègues, des clients, des usagers, ce qui répond à un besoin humain essentiel : la rencontre des autres.
Enfin, nous noterons, dans ce chapitre lié aux effets du travail, le vécu très mortifère du chômage dans l’intention réelle de se suicider : 29% des personnes ayant été au chômage au cours des deux dernières années ont déclaré avoir sérieusement envisagé de se suicider.
Les pratiques de soins observées par les populations pendant la période
Étant donné la gravité des effets de la crise liée à la Covid-19 sur la santé mentale des populations, nous avons cherché à connaître les pratiques sanitaires mises en place en réponse à ces situations, en les comparant pays par pays.
Nous avons retenu ainsi plusieurs facteurs relevant des pratiques de soins en santé mentale à savoir :
- l’usage de médicaments psychotropes ;
- les soins auprès de médecins généralistes et autres spécialistes, dont les psychiatres ;
- le recours à des hospitalisations en pratique générale ou spécialisées en psychiatrie.
Consommation de médication psychotrope par les populations concernées
Il s’agit de la consommation de médicaments à visée psychologique, à savoir les antidépresseurs, les somnifères, les anxiolytiques, les tranquillisants, les régulateurs d’humeur et les neuroleptiques. L’usage d’une telle médication est la marque d’une intensité réelle des symptômes ressentis, elle suppose aussi une prescription médicale puisque ces médicaments ne peuvent être utilisés sans ordonnance.
Le tableau suivant est de ce point de vue très instructif.
Prenez-vous des médicaments pour vous détendre ou pour vous aider à dormir (antidépresseurs, somnifères, anxiolytiques, tranquillisants, régulateurs d’humeur, neuroleptiques) ?
À notre surprise, les Français ne font pas un usage immodéré de médicaments psychotropes ! Ils sont 65% à déclarer n’en avoir jamais consommé. Seuls les Suédois sont moins consommateurs que les Français, avec 68% qui n’ont jamais pris de tels médicaments. On est loin de la réalité, souvent répétée, d’une France championne du monde d’usage de ces produits et de médecins français n’hésitant pas à prescrire somnifères ou tranquillisants à la moindre occasion.
Nous avons aussi cherché à connaître si cette prise de médicaments a été corrélée avec la crise liée à la Covid-19. Notre enquête montre que 14% des hommes de moins de trente-cinq ans (contre 6% de la population totale) disent avoir pris ce type de médicaments depuis la crise sanitaire, tout comme 9% des chômeurs, 10% des habitants de l’agglomération parisienne (contre 5% de ceux vivant en commune rurale) et 19% des personnes qui ont subi du harcèlement sexuel ou moral.
Ces résultats montrent que les personnes concernées n’ont pas hésité à avoir recours à des soins qui se sont traduits par des prescriptions habituelles pour ce type de symptomatologie. Ces chiffres restent plutôt favorables pour la France, comparés aux autres pays d’Europe.
Consultation d’un professionnel de santé
Il nous est paru intéressant de savoir si les Français n’hésitaient pas à consulter les différents médecins généralistes ou spécialistes et s’ils ont pu le faire depuis les effets de la crise sanitaire.
La crise sanitaire a révélé (notamment pour ceux qui ne voulaient pas s’en soucier) une autre crise tout aussi préoccupante, celle concernant la démographie des professions de santé, médecins compris, à l’origine d’une crise hospitalière sans précédent et de l’aggravation des déserts médicaux.
Il était important de savoir si ces difficultés lourdes d’accès aux soins allaient retentir sur la consultation des médecins, généralistes et spécialistes, ou sur les possibilités d’hospitalisation.
Au cours des deux dernières années, avez-vous consulté… (total “oui”) ?
Le tableau ci-dessus montre que les Français ont pu consulter, sans problème apparent, leur médecin généraliste depuis la crise liée à la Covid-19, c’est-à-dire pendant les deux dernières années. Avec l’Allemagne, la France a la population qui a eu le plus recours aux médecins généralistes ; c’est la marque d’un accès satisfaisant aux soins qui vient en quelque sorte contredire ce que l’on sait sur les difficultés actuelles de se faire soigner.
Dans la même période, les Françaises ont eu moins recours aux gynécologues (53% contre 71% en Allemagne et 62% en Espagne), mais la situation semble plus problématique pour la Suède (36%) et surtout pour l’Irlande (30%).
La misère de la psychiatrie française
Le plus intéressant, dans ce tableau, est le recours aux psychiatres ou aux psychologues puisque 16%, seulement de la population française a eu recours à de tels praticiens, contre 25% des Polonais, 20% des Allemands, des Espagnols et des Irlandais et 19% des Suédois. Ces chiffres traduisent une véritable crise de la psychiatrie française, tant en termes de manque de moyens que de difficultés d’accès des populations aux spécialistes de la santé mentale (psychiatres et psychologues).
En ce qui concerne les soins psychiatriques et l’accompagnement psychologique, on sait qu’en ce domaine, comme en pratique médicale toutes spécialités confondues, c’est bien l’offre qui crée la demande, au vu de la rareté des praticiens disponibles. Pour une demande en soins psychiques qui devrait être au moins équivalente en France, par rapport aux autres pays, on voit que le faible recours au psychiatre ou au psychologue traduit la misère dans laquelle se trouve aujourd’hui la psychiatrie française10Boris Nicolle, Réinvestir la psychiatrie : une urgence sanitaire, un défi démocratique, Fondation Jean-Jaurès, 6 mai 2022..
Au-delà de la disponibilité des spécialistes, il faut aussi s’interroger sur les résistances anciennes, mais encore à l’œuvre pour le recours à ce type de soins : l’intervention des psychiatres reste trop associée à la folie ou à la faiblesse des patients.
Au niveau des caractéristiques de la population française ayant recours aux soins psychiatriques, 24% de la tranche des dix-huit à vingt-quatre ans consultent des spécialistes de ce domaine, contre seulement 4% des soixante-cinq ans et plus (ceux-là mêmes qui conservent une image dévalorisée de la psychiatrie !) ; et il y a, comme déjà observé, une quasi-égalité femmes-hommes (respectivement 15% et 16%), ce qui contraste avec les pratiques médicales habituelles où les femmes sont surreprésentées.
On observe encore que pour les personnes au chômage, 34% d’entre elles disent avoir recours à un psychologue ou un psychiatre, ce qui est un signe encourageant puisqu’on sait que le statut de chômeur peut engendrer une dégradation globale de la santé, et plus encore de la santé mentale, et qu’il est utile dans cette situation d’avoir recours aux soins d’un spécialiste.
En revanche, c’est dans la catégorie des artisans-commerçants que l’on a le moins recours à ces spécialistes, ce qui est peut-être la marque d’une pratique ancienne qui fait que ces professionnels ont plus de difficultés à accepter de se soigner, surtout en matière de santé mentale.
Recours à l’hospitalisation
Dans l’ensemble des soins, le recours à l’hospitalisation est la marque d’une offre de soins de qualité qui permet de faire face aux situations les plus dégradées ou nécessitant les soins les plus pointus.
Au cours des deux dernières années, avez-vous été hospitalisé ?
Le tableau montre que le recours aux hospitalisations est réparti de façon assez homogène entre les différents pays et que la France se trouve dans la moyenne, avec 23% des sondés qui répondent avoir été hospitalisés dans les deux dernières années, alors que ce pourcentage monte à 26% en Allemagne et n’est que de 20% en Espagne.
Quant au recours aux hospitalisations en service psychiatrique, on obtient une réponse très homogène entre les différents pays puisque trois pays obtiennent 3% de réponses positives (France, Allemagne, Suède) et que seule la Pologne est au-dessus, avec 1 point de plus que ses voisins. L’Espagne et l’Irlande sont quant à eux légèrement en dessous avec 2%.
Le recours à l’hospitalisation en psychiatrie est donc la marque d’une intensification des symptômes qui est souvent concomitante au risque suicidaire lui-même, notamment lorsque les hospitalisations sont d’une durée relativement courte, par rapport aux hospitalisations parfois très longues nécessitées par les soins pour les patients atteints de schizophrénie ou de mélancolie majeures.
En France, ce recours est sollicité par les catégories de la population qui sont les plus touchées par les effets psychiques de la crise liée à la Covid-19. Nous en avons déjà noté les principales caractéristiques de ces populations, à savoir les jeunes, les chômeurs, les catégories aux revenus modestes, les habitants de l’agglomération parisienne plutôt que ceux des communes rurales (8% contre 2%) et, plus significativement encore, les enquêtés déclarant avoir connu une période de chômage.
Les graves carences françaises dans le recours à une association d’aide ou de soutien psychologique
C’est par l’intervention de la société elle-même et de ses différents membres, sensibilisés à la souffrance psychique des autres, que se sont construites progressivement les actions de prévention du suicide et de toutes les situations de pauvreté affective et relationnelle et de précarité sociale.
C’est avec l’association des Samaritains créée en 1953 par le pasteur anglais Chad Varah qu’ont réellement commencé les pratiques préventives du risque suicidaire. Ces pratiques ont, en France, pris leur essor autour de l’association SOS-Amitié, puis à travers la mobilisation de citoyennes et citoyens souvent marqués par la perte d’une personne proche par suicide. Une véritable pratique préventive s’est alors développée pour construire des liens, ouvrir les champs du possible en dehors du passage à l’acte mortifère et réinscrire la personne dans une dynamique de vie.
Cette pratique préventive, associative et de proximité, est ainsi la marque d’un dynamisme dans la politique sanitaire. C’est pourquoi il nous paraissait important de connaître le taux, pays par pays, de recours des personnes concernées par une involution dépressive ou des pensées suicidaires à ces associations, dès lors, bien sûr, que ce recours est possible. Cela dépend d’abord de la dynamique associative elle-même et des moyens dont ces associations sont dotées pour pouvoir développer leur action sur l’ensemble du territoire concerné, étant donné qu’en cette matière la proximité est un des enjeux majeurs de la qualité de la réponse préventive.
Au cours des deux dernières années, avez-vous pris contact avec une association d’aide ou de soutien psychologique ?
On retient à l’évidence la véritable carence du recours à l’aide et au soutien des structures associatives dans notre pays.
Pendant la crise liée à la Covid-19 et depuis ces derniers mois, beaucoup d’associations qui s’étaient créées – parfois depuis longtemps – pour venir en aide et en soutien aux personnes les plus fragilisées sur le plan psychique ont connu de grandes difficultés de redémarrage, certaines étant d’ailleurs privées des subventions nécessaires à la continuité de leur action. Cette difficulté du recours aux associations est aussi la marque d’une certaine défiance qui s’est installée dans notre pays vis-à-vis des institutions, des syndicats, des partis politiques…
Les pouvoirs publics ont manifestement privilégié une réponse professionnelle, voire hospitalière, dont on connaît cependant les propres difficultés à la réponse associative qui est aujourd’hui en véritable déshérence.
Malgré cette carence, on peut observer que c’est bien dans la catégorie des jeunes que ce recours est le plus développé (11% des jeunes contre 4% de la population totale), ce qui marque au passage le besoin spécifique de la jeunesse d’être au contact des autres et de casser l’isolement qu’elle connaît trop souvent. Nous l’avons vu, la fermeture des facultés et des autres lieux de rencontre fréquentés par les jeunes ont contribué à l’aggravation de leur détresse psychologique.
Il est évident que la diffusion d’un numéro de téléphone national (le 31 14), même s’il peut être un outil utile, ne peut pas se concevoir isolément d’une réponse territorialisée et de proximité, en présentiel, qui permet de réinsérer une personne isolée et envahie par des idées noires dans des cercles de vie, de relation et de partage.
De ce point de vue, il est aussi intéressant de noter que les personnes qui ont vécu un épuisement professionnel ou surtout un harcèlement moral au travail ont eu recours à ces associations d’aide qui se sont mises en place depuis une trentaine d’années, de façon à ne pas laisser ces travailleurs en déshérence et dans un sentiment de solitude qui ne fait qu’aggraver leur situation personnelle.
Conclusion
Notre étude montre la prévalence préoccupante des effets négatifs de la crise liée à la Covid-19 sur l’état de santé mentale de la population française, comme nous l’avions déjà annoncé lors de notre précédente note.
La comparaison avec les autres pays, aux caractéristiques sanitaires et sociales proches du nôtre (Espagne et Allemagne) ou plus différentes, montre que la France se situe dans la moyenne de ces six pays européens qui, tous, à des degrés différents, ont été impactés par cette crise. Les Français ne sont pas, contrairement à ce qu’on a souvent écrit, les « champions de la consommation de tranquillisants » !
Ce que notre étude relève et confirme est bien la marque de la souffrance de la jeunesse, mais aussi des chômeurs, des catégories sociales démunies et de ceux qui connaissent une situation de travail dégradée.
La spécificité française est que si la part de Français ayant des pensées suicidaires se situe plutôt à un niveau inférieur à la moyenne, le pourcentage, parmi eux, de ceux qui passent à l’acte en faisant une tentative de suicide est plus important que celui des autres pays du panel étudié. C’est la marque d’une situation grave et de la nécessité d’apporter une meilleure réponse à tous ceux qui présentent, à la suite de cette période de Covid-19 et même antérieurement, une involution dépressive du ressenti et l’apparition de réelles pensées suicidaires.
De ce point de vue, on peut écrire que la France n’a pas encore acquis la culture de la prévention qui, rappelons-le, est l’évitement du passage à l’acte suicidaire et non seulement la réponse médicalisée (il est important de la donner) aux personnes qui survivent à leur passage à l’acte.
La misère de la psychiatrie française, la déshérence de l’implication associative, la nécessité de venir en aide aux jeunes, aux chômeurs et à ceux qui rencontrent une situation de travail dégradée sont les principales orientations qui devront permettre, dans les années à venir, d’améliorer la santé psychique en France.
- 1Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2007.
- 2Maurice Halbwachs, Les Causes du suicide, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2002.
- 3« CoviPrev : une enquête pour suivre l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie de Covid-19 », Santé publique France, 9 juin 2022.
- 4Michel Debout, Suicide : l’autre vague à venir du coronavirus ?, Fondation Jean-Jaurès, 6 novembre 2020.
- 5« Dépression », OMS, 13 septembre 2021.
- 6Ibid.
- 7Michel Debout, Le traumatisme du chômage, Fondation Jean-Jaurès, 15 janvier 2015.
- 8Voir notamment les travaux de Fabrice Jollant, professeur en psychiatrie.
- 9Voir à ce sujet Ariel Frajerman, La santé mentale des étudiants en médecine, Fondation Jean-Jaurès, 2 mai 2020.
- 10Boris Nicolle, Réinvestir la psychiatrie : une urgence sanitaire, un défi démocratique, Fondation Jean-Jaurès, 6 mai 2022.