Le lien entre le risque suicidaire et les crises économiques et sociales est connu, notamment depuis la crise de 1929. Qu’en est-il s’agissant de la crise sanitaire (et de ses effets économiques et sociaux) que nous sommes collectivement en train de vivre ? Afin de mesurer, notamment, les effets du premier confinement sur le risque suicidaire de certaines catégories de la population, la Fondation Jean-Jaurès a realisé une enquête dirigée par Michel Debout, professeur de médecine légale et membre de l’Observatoire national du suicide.
Les chiffres clefs
- 20% des personnes interrogées ont déjà envisagé sérieusement de se suicider ;
- 25% des artisans-commerçants ont envisagé sérieusement de se suicider ;
- 27% des chômeurs et des dirigeants d’entreprise ont envisagé sérieusement de se suicider ; {{27|%|des chômeurs et des dirigeants d’entreprise ont envisagé sérieusement de se suicider}}
- Parmi ceux qui ont envisagé de se suicider dans notre enquête, 25% sont âgés entre 18 et 24 ans ;
- Parmi les personnes qui ont envisagé de se suicider, 24% sont des femmes de moins de 35 ans ;
- Parmi les personnes qui ont envisagé de se suicider, 11% l’ont envisagé durant le premier confinement, 17% depuis la fin du premier confinement ;
- Parmi les personnes qui ont déjà envisagé le suicide (20% des Français), 27% ont déjà fait une tentative de suicide provoquant une hospitalisation (22% en 2016) ;
- Au total, en France, 5% des personnes interrogées disent avoir fait une tentative de suicide provoquant une hospitalisation (5% en 2016) ;
- Au cours des douze derniers mois, 10% des Français ont pris des antidépresseurs (16% des chômeurs) ;
- Au cours des douze derniers mois, 11% des artisans-commerçants ont pris des anxiolytiques (9% des Français), 7% des neuroleptiques (2% des Français).
Les effets suicidaires des crises
Le lien entre le risque suicidaire et les crises économiques et sociales est connu depuis la crise de 1929, à l’origine d’une progression du nombre de suicides, observée notamment aux États-Unis. La crise de 1929 a particulièrement marqué ce pays, ses effets ont été l’objet d’une étude approfondie du sociologue Maurice Halbwachs, disciple d’Émile Durkheim. La progression du nombre de suicides se retrouve à l’occasion d’autres crises dans le monde, spécifiquement dans certains pays, notamment européens. C’est le cas par exemple de la crise financière de 2008 à l’origine d’une surmortalité suicidaire dans l’ensemble des pays européens.
Toutes les études montrent que les effets suicidaires des crises se font sentir dans un délai de plusieurs mois voire quelques années. Ainsi, pour celle de 1929, c’est à partir des années 1930-1931 qu’on a pu observer le pic le plus élevé et pour celle de 2008, c’est en 2009 et 2010. Il y a toujours un décalage entre la déstructuration économique et sociale et les réactions des personnes les plus affectées sur le plan individuel et collectif. Elles ne trouvent comme unique issue à leur vécu de dévalorisation, de désocialisation et de dépression que leur effacement de la vie quand ce n’est pas un passage à l’acte violent pour protester contre l’injustice du monde.
Ce décalage ne permet donc pas de connaître dès maintenant les effets de la crise liés à la pandémie de la Covid-19 sur le risque suicidaire en France. Il faudra plusieurs mois pour recueillir les données statistiques concernant le nombre de suicides et de tentatives de suicide recensées depuis le mois de mars 2020 et le premier confinement.
C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité mesurer, notamment, les idées suicidaires déclarées, avant, pendant et après le premier confinement, lors d’une enquête réalisée au mois de septembre dernier par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès sous la direction de Jérôme Fourquet en les comparant avec les idées suicidaires mesurées il y a quatre ans, en février 2016, lors d’une autre enquête réalisée également par la Fondation Jean-Jaurès.
Le confinement facteur de protection, le déconfinement facteur de risque
Nos premiers résultats permettent de mesurer les effets sur les idées suicidaires de la période de confinement entre le 16 mars et le 15 juin 2020 en les comparant avec l’ensemble de l’année 2020 et avec la période du premier déconfinement.
Les enseignements globaux peuvent surprendre. On a pu considérer, en effet, la période de confinement comme une période de forte contrainte, notamment pour la population la plus démunie, ce qui ne s’est pas traduit par une augmentation des intentions suicidaires pendant cette période, notamment en comparaison avec « l’après confinement ». Cette observation n’est paradoxale qu’en apparence car au moins trois facteurs peuvent l’expliquer.
L’effet du confinement a largement modifié le rapport au quotidien mais aussi à l’existence elle-même du fait d’une menace diffuse et incertaine liée au virus. Avec une régularité surprenante, le ministre puis le directeur général de la Santé égrenaient jour après jour les effets morbides. Cette menace a atteint, de façon indifférenciée, tous les Français et les Françaises, quelles que soient leur situation personnelle et leur problématique psycho-relationnelle. Nous étions tous égaux face à la menace qui n’était pas relative à notre personne (comme peut l’être une réaction anxio-dépressive face à une situation personnelle difficile) mais extérieure à nous, provoquant une volonté de survie éliminant en partie les pensées suicidaires pour renforcer les dynamiques de protection collectives.
Cette observation est conforme à ce qu’a décrit Durkheim dès 1897 dans son ouvrage Le Suicide. Il a montré qu’en temps de guerre le taux de suicides diminuait de façon conséquente ; rappelons que le 16 mars 2020 lors de l’annonce du confinement par le président de la République, celui-ci a répété à six reprises : « Nous sommes en guerre ». Ce qu’ont retenu les Français, c’est qu’ils étaient tous concernés par la menace et qu’ils devaient tous remplir leur devoir de citoyen mobilisé (mais pas de soldat aux ordres de la hiérarchie présidentielle).
La deuxième explication, qui renforce la première, est la solidarité qui s’exprime chaque fois que le groupe lui-même se sent menacé, comme l’a été l’expression spontanée de soutien et de générosité lors de la crue dévastatrice dans les Alpes-Maritimes ou encore l’extraordinaire mouvement de compassion exprimé lors des attentats terroristes de l’année 2015. On retrouve cette expression de solidarité dans les applaudissements adressés à tous les soignants.
La troisième explication, la plus factuelle, réside dans la difficulté du passage à l’acte pendant la période de confinement du fait de l’obligation de résider en permanence avec ses conjoints et ses enfants (seuls 22% des sondés de notre enquête déclarent être restés seuls durant le premier confinement) ou sous le regard policier chaque fois que l’on essayait d’échapper à ce huis clos. Tout passage à l’acte suicidaire nécessite un moment d’isolement pour sa réalisation rendue, évidemment, plus difficile pendant toute cette période.
Notre enquête nous montre par ailleurs le risque de la reprise des pensées suicidaires à la fin du confinement.
La comparaison des chiffres de 2016 avec ceux de 2020 aurait dû montrer une amélioration entre les deux années du fait qu’en 2016 nous étions au plus fort du chômage de masse (la courbe du chômage n’avait pas encore été inversée) mais elle l’a été à partir de 2018, avec ses effets les plus manifestes en 2019. L’année 2020 devait donc connaître une baisse des pensées suicidaires concernant notamment les chômeurs, les précaires, les plus démunis en moins grand nombre, avec un effet global sur les statistiques en population générale.
Le fait de retrouver des chiffres similaires à 2016 pour la période 2020 (20% des personnes interrogées disent avoir pensé sérieusement au suicide en 2016 et en 2020) est bien le signe que la période de l’après confinement est une période de fragilisation psycho-sociale à l’origine d’une aggravation des pensées suicidaires.
D’ailleurs, c’est confirmé par les résultats de notre enquête : parmi les 20% des personnes interrogées qui déclarent avoir déjà envisagé sérieusement de se suicider, 11% déclarent l’avoir envisagé durant la période de confinement, 17% depuis la fin du confinement, ce qui doit nous faire prendre conscience collectivement que la crise est devant nous.
Le décès d’un proche suite à un suicide élève la fréquence des idées suicidaires
Un nombre important de familles se pose la question d’une possible hérédité du suicide pouvant expliquer la fréquence de cette mortalité dans l’histoire familiale.
Une étude américaine récente, publiée par la revue The Lancet en février 2019, affirme qu’une des explications possibles du suicide serait d’ordre génétique. Cette idée est ancienne. En effet, on a observé depuis longtemps que certaines familles sont confrontées plus que d’autres au suicide, ce qui laisse à penser que le risque suicidaire serait d’ordre génétique et se transmettrait d’une génération à une autre.
Constater qu’il y a des familles avec des risques suicidaires importants ne signifie pas pour autant qu’ils sont d’origine génétique. Il existe une autre piste explicative : un acte suicidaire initial va être déclencheur d’un traumatisme familial qui provoquera une fragilisation psychique et affective chez les descendants. Ce premier mort a été, parfois, un secret de famille (ce qui lui donnait dans sa filiation une place spécifique parfois obsédante) pour éviter l’opprobre social associé pendant des siècles à la mort par suicide. Ce drame inaugural agit alors comme un « leveur d’interdit » : s’il ou elle a pu le faire, alors pourquoi pas moi ?
Il est très fréquent que des parents confrontés au suicide d’un de leurs enfants craignent que leur frère ou leur sœur puisse à leur tour être en proie à des pensées suicidaires, voire passe à l’acte. Ils vont souvent rechercher dans leurs filiations respectives un aïeul mort lui-même par suicide, ce qui pourra devenir source de conflits entre eux. C’est pourquoi les psychologues doivent toujours aborder avec eux la question de l’hérédité suicidaire qui est très souvent présente dans leur processus de deuil et qui taraude leurs pensées.
Au-delà du suicide d’un proche parent, il est aussi utile de s’intéresser à l’effet du suicide d’un collègue de travail (ou le suicide d’un camarade de classe) sur les pensées suicidaires.
Notre enquête montre que les mentions de l’expérience dans sa vie du suicide d’un collègue de travail sont passées de 6% dans l’enquête de 2016 à 3% dans celle de 2020.
Le suicide d’un collègue de travail peut être à l’origine de ce que l’on qualifie de suicide « imitation » par une possible identification d’un travailleur et de ce qu’il vit dans son entreprise : « Si je vis les mêmes affres au travail que lui ou si je suis marqué par la perte de mon emploi comme lui, alors je sais ce qui me reste à faire. »
Il faut toujours se préoccuper de l’effet du suicide sur l’ensemble des salariés d’une même entreprise. Le passage de ce nombre de 6% en 2016 à 3% en 2020 peut s’expliquer par l’amélioration constatée entre ces deux années concernant le chômage et la meilleure prise en compte des faits suicidaires dans les entreprises qu’il faut saluer (Didier Lombard, ancien PDG de France Télécom, a été condamné pénalement pour harcèlement moral au travail à la suite d’une trentaine de suicides survenus dans son entreprise).
Effets de la crise sur les pensées suicidaires des adolescents et des jeunes adultes
Les tentatives de suicide chez les adolescents sont si nombreuses que l’on pourrait presque affirmer que la tentative de suicide est devenue la marque de la crise de l’adolescence. Mais le passage à l’acte suicidaire de l’adolescent correspond-il au début de la crise ou à sa fin ?
C’est d’abord aux parents et plus largement à l’entourage que s’adresse l’acte suicidaire : l’adolescent cherche à faire reconnaître ce qui change en lui. Par son geste, il tente de marquer qu’il est devenu différent, qu’il est passé de l’enfance à l’âge adulte. Il en attend la reconnaissance par les autres. Grâce à cette « auto-ritualisation » vers l’âge adulte, il met un terme à la phase difficile qu’il traverse et évite une crise plus profonde. En ce sens, la tentative de suicide exprime une fin de crise que l’adolescent aura lui-même mise en acte.
Lorsque l’on compare les résultats obtenus en 2016 par rapport à ceux observés en 2020, on note une augmentation globale des tentatives de suicide pour l’ensemble de la population (chez ceux qui ont déjà envisagé le suicide, 27% ont déjà fait une tentative en 2020, contre 22% en 2016). C’est particulièrement marqué chez les jeunes : en 2016, chez les moins de 35 ans qui avaient déjà envisagé une tentative de suicide, 26% avaient fait une tentative provoquant une hospitalisation, contre 33% (+7) quatre ans plus tard. Cette proportion en augmentation est la marque de la gravité de ce risque suicidaire puisque la proportion de ceux qui passent à l’acte atteint donc un niveau très préoccupant.
Tous les psychiatres, qu’ils soient en activité libérale ou dans les hôpitaux, ont noté depuis la fin du confinement la gravité des pathologies présentées par les patients, avec comme indice de gravité les tentatives de suicide.
Pour les jeunes, on peut expliquer cette réalité par la difficulté de se faire soigner ou de poursuivre les soins pendant la période de confinement et dans les semaines qui ont suivi. Il faut souligner aussi les soutiens mis en œuvre par les associations, très actives dans le champ de la prévention du suicide des jeunes, qui n’ont pas pu agir normalement pendant toute cette période.
L’autre facteur explicatif concerne plutôt les adultes jeunes confrontés aux difficultés d’insertion professionnelle et sociale, de formation que de nombreuses études ont notées – même le président de la République a souligné la difficulté d’avoir vingt ans en 2020. Il y a là des facteurs de risques certains qui devraient déboucher sur des actions médico-sociales spécifiques.
Tensions et violences conjugales pendant le confinement : l’inversion des rôles ?
Beaucoup de spécialistes et de commentateurs ont alerté les Français sur le risque de progression des tensions et des violences conjugales pendant la période de confinement du fait du huis clos imposé aux couples avec ou sans enfant, de la quasi-disparition des liens de voisinage et plus globalement des liens sociaux.
Notre enquête montre que parmi les 78% de personnes interrogées de notre échantillon qui ont passé la période de confinement en couple, 9% disent avoir vécu de graves tensions et disputes au sein de leur foyer, et 1% déclare avoir été victime de violence conjugale.
Ces chiffres peuvent sembler « plus bas » que ce à quoi nous nous attendions. Une première explication concerne l’emploi du temps partagé obligatoirement par les deux membres du couple. Durant le confinement, cet emploi du temps partagé était une norme « imposée ». Or, beaucoup de tensions au sein du foyer concernent habituellement les temps différents et « personnels » de chacun : « Où étais-tu ? Qui as-tu rencontré ? ». Ces questionnements et ces suspicions étaient, durant le confinement, mis « entre parenthèses ».
Plus intéressant, lorsqu’on analyse ces résultats, on observe que 12% des hommes de moins de trente-cinq ans (les moins de 35 ans sont la tranche d’âge la plus concernée par les tensions et disputes au sein du foyer durant le confinement) disent avoir vécu des tensions et des violences au sein du foyer durant le confinement, alors que ce pourcentage atteint 17% pour les femmes du même âge. On retrouve là un rapport classique selon lequel ce sont les femmes qui subissent les tensions et les disputes au sein du foyer. D’autres indications sont par ailleurs instructives et confirment une intuition partagée par nombre de spécialistes : ce sont les employés qui paraissent les plus concernés par les violences conjugales (14% disent avoir vécu des tensions et des violences au sein du foyer pendant le confinement) et encore davantage les catégories modestes : les personnes issues des catégories pauvres (moins de 900 euros de revenus par mois) sont 15% à indiquer avoir vécu des tensions et des violences au sein du foyer durant le confinement, contre 6% chez les personnes issues des catégories aisées (plus de 2500 euros de revenus par mois).
Il y a là l’effet des conditions de logement, d’autres études ont en effet montré le lien entre l’exiguïté de l’espace vital et le risque de tensions et de violences conjugales.
Enfin, une dernière donnée va dans le même sens et illustre bien le lien entre qualité de logement (espace vital disponible) et bien-être psycho-social : le nombre d’enfants, qui fait passer le risque de tensions et de violences de 7% pour les couples sans enfant à 19% pour ceux qui en ont deux.
Les résultats les plus inattendus viennent des personnes interrogées qui déclarent avoir été victimes de violences conjugales durant le confinement. D’abord, leur très faible nombre : 1% de ceux qui vivent en couple disent avoir été victimes de violences conjugales (ce qui peut rendre leur interprétation fragile) et, plus surprenant encore, la proportion passe à 7% pour les hommes de moins de trente-cinq ans, tandis qu’elle reste à 2% pour les femmes du même âge.
Comment expliquer cet apparent paradoxe puisque toutes les études sur le sujet ont montré que ce sont les femmes qui sont très majoritairement les victimes de violences conjugales ?
Il faut souligner en premier lieu que ce sont les femmes qui occupent plus fréquemment le domicile habituellement. On peut alors supposer qu’elles y sont davantage « habituées » que leur compagnon, qui ont plus de mal à supporter d’y être confinés. Mais, plus encore, du fait de l’arrêt de toutes les activités sociales, culturelles et sportives, le temps des hommes durant le confinement a ressemblé davantage à celui des femmes. Ainsi, leur rôle de « mâle dominant » s’est peu à peu effacé.
Notons enfin que, pour certains couples, il y a eu une inversion des rôles puisqu’une majorité de femmes a continué à travailler en présentiel (infirmières, caissières, aide-malades, etc.) alors que beaucoup d’hommes se trouvaient soit au chômage soit en télétravail. Dans ce sens, nous avons bien noté aussi dans notre enquête que le télétravail était un facteur favorisant ces violences.
Il faut conclure ce chapitre par une dernière donnée concernant les tensions et les violences conjugales en lien avec des situations de travail difficiles. En effet, elles augmentent considérablement en cas de stress majeur au travail. Quand 9% des personnes interrogées déclarent avoir vécu des tensions et des violences au sein du foyer durant le confinement, c’est le cas de 20% chez les personnes indiquant avoir rencontré un état de stress majeur au travail durant le confinement. S’agissant des violences conjugales, quand 1% des personnes interrogées déclare en avoir subi durant le confinement, ce taux monte à 9% chez les personnes qui déclarent avoir subi un harcèlement et/ou sexuel au travail durant le confinement.
Ces données montrent bien la porosité qui existe entre la vie de travail et la vie familiale : le bien-être au travail conforte le bien-être dans la vie familiale et ce sont souvent les mêmes personnes qui sont à la fois victimes de violence dans leur vie de travail et dans leur vie de couple.
Dirigeants d’entreprises, artisans-commerçants, chômeurs : les trois populations les plus à risque de suicide
Quand 20% de Français en 2020 affirment avoir déjà envisagé sérieusement de se suicider dans leur vie, trois catégories professionnelles ont des taux d’intention largement supérieurs : les dirigeants d’entreprises à 27%, les artisans-commerçants à 25% et les chômeurs à 27%.
Les dirigeants d’entreprise et les artisans-commerçants
Toutes les données économiques ont relevé l’impact majeur de l’arrêt de l’activité lié au confinement suivi des grandes difficultés au redémarrage qui ont touché principalement les petites et moyennes entreprises, dont les sous-traitants du secteur BTP sont les plus concernés. Il n’est dès lors pas surprenant que leurs dirigeants traversent une période de grande incertitude, avec à la clé un possible dépôt de bilan dont les effets psycho-sociaux sont particulièrement aigus.
On retrouve pratiquement le même impact pour ce qui est des artisans-commerçants exposés au même risque économique que les dirigeants d’entreprise mais dans des secteurs d’activité plus spécifiques comme l’hôtellerie, la restauration, le tourisme.
Si l’on regarde parmi les 20% de Français qui déclarent avoir déjà envisagé sérieusement de se suicider dans leur vie, 17% disent l’avoir envisagé depuis la fin du confinement. Sur ces 17%, l’intention réelle de se suicider chez les artisans-commerçants depuis la fin du confinement est de 26% (+9). Par ailleurs, quand on observe ceux qui ont déjà fait une tentative de suicide parmi ceux qui l’avaient envisagé (soit 20% de l’échantillon), on observe que les artisans-commerçants sont 42% à avoir connu l’expérience d’une tentative de suicide avec hospitalisation (contre 27% en moyenne, et 26% en 2016).
Cette proportion représente le taux le plus élevé de notre enquête et donne à voir la gravité particulière de ces situations qui devraient alerter les pouvoirs publics.
On retrouve aussi dans cette population une consommation de médicaments plus importante que la moyenne des Français. Quand on les interroge sur leur prise de médicaments au cours des douze derniers mois, 11% des artisans-commerçants disent avoir pris des anxiolytiques ou des tranquillisants (contre 9% pour la moyenne des Français), 11% des somnifères ou des hypnotiques (contre 8% pour la moyenne des Français), 6% des stabilisants-régulateurs d’humeur (contre 2% pour la moyenne des Français), 7% des neuroleptiques (contre 2% pour la moyenne des Français).
De même, l’appel à une association d’aide ou de soutien au cours des douze derniers mois s’élève à 6% chez les artisans-commerçants, contre 3% pour la moyenne des Français.
La cause principale des morts violentes des commerçants a donc pour nom le suicide des petits entrepreneurs. Ce que nous montre notre enquête, c’est que à l’avenir ces catégories de la population pourraient avoir une pratique suicidaire qui se rapproche de la situation que connaissent déjà les agriculteurs, catégorie sombrement touchée par ce fléau en France.
Au cours de ces trois dernières décennies, nous avons pris conscience qu’en plus des pathologies physiques et physiologiques liées au travail il fallait se préoccuper des pathologies d’ordre psychologique : le stress au travail, les conduites addictives, le harcèlement moral et aujourd’hui le burn-out, que l’on désigne aussi communément sous la bannière des « risques psycho-sociaux au travail », exprimant par-là que ces pathologies sont liées à une dégradation morbide des relations humaines, que ce soit les violences provoquées par les clients ou par les donneurs d’ordres, les organismes de contrôle ou les partenaires financiers.
Dans le parcours professionnel d’un travailleur indépendant, ce risque se nomme couramment « ne pas faire des affaires », « perdre des clients », le « retour de conjoncture ». Des réalités qui ne sont pas liées aux compétences et à la qualité du travail réalisé mais aux conditions économiques générales qui peuvent mettre à mal les projets les mieux élaborés et les plus pertinents, la Covid-19 étant venue dégrader massivement cette réalité.
Dépôt de bilan rime aussi avec licenciements, dettes professionnelles et surendettement personnel. Le professeur Olivier Torres, professeur de gestion des entreprises à l’université de Montpellier, a le premier alerter sur ces situations particulièrement morbides et mortifères.
Ces artisans, commerçants, professions libérales et auto-entrepreneurs ne bénéficient d’aucune médecine du travail. La prise en compte des problèmes de santé qu’ils rencontrent dans leur travail est le véritable chaînon manquant de la santé publique de notre pays. C’est un véritable abandon sanitaire inacceptable au XXIe siècle.
Les chômeurs
La santé des chômeurs est, en France, l’angle mort des politiques de santé publique, ce que nous avons déjà dénoncé il y a plus de cinq ans dans notre ouvrage Le Traumatisme du chômage. De même, le rapport de l’association Solidarité nouvelle contre le chômage publié il y a deux ans alertait également les pouvoirs publics de la situation sanitaire préoccupante des chômeurs.
La fragilisation psycho-sociale provoquée par la perte d’emploi, puis par l’impossibilité d’en retrouver un, a un effet sur la santé globale des chômeurs (une année de vie en moins) et, parmi les risques sanitaires, le risque suicidaire. Ce risque élevé a été pointé dans un grand nombre d’études à l’occasion des crises économiques, celles de 1929 et de 2008 notamment.
Il n’est donc pas surprenant de constater un taux élevé de pensées suicidaires chez les chômeurs : 27% déclarent avoir déjà envisagé sérieusement de se suicider (contre 20% dans la population générale) avec un risque de passage à l’acte particulièrement élevé : parmi ceux qui ont déjà envisagé le suicide (soit 27% des chômeurs), 34% ont fait une tentative de suicide provoquant une hospitalisation (contre 27% dans la population générale).
Les chômeurs consomment par ailleurs plus d’antidépresseurs que la moyenne : 16% des chômeurs disent avoir consommé des antidépresseurs au cours des douze derniers mois, contre 10% chez la moyenne des Français.
Si le lien entre chômage et risque suicidaire est maintenant établi, d’autres recherches sont nécessaires pour mieux cerner l’ensemble du contexte où le chômage s’est durablement installé dans le parcours des individus : la réalité familiale et sociale, les conduites addictives présentes, le recours à des instances de soins ou d’accompagnement médico-social.
Ces recherches doivent être menées par des équipes de santé publique s’appuyant sur le travail clinique des médecins traitants, des équipes hospitalières et des syndicats amenés à accompagner les travailleurs sans emploi.
Notons ici que les médecins généralistes auxquels s’adressent souvent ces personnes en détresse doivent être sensibilisés aux problèmes de santé des chômeurs, de nombreux praticiens ignorent encore la situation de leurs patients et évaluent trop rarement le risque suicidaire qu’ils présentent.
Du printemps à l’automne : deux confinements mais deux logiques différentes
La reprise de la pandémie dès la fin de l’été, en France en Europe et dans nombre de pays de l’hémisphère nord, a provoqué une saturation des lits hospitaliers dédiés aux patients Covid-19, contraignant le président de la République à décider d’une nouvelle période de confinement pour six semaines, débutée le 29 octobre dernier.
Ces deux périodes de confinement n’ont en fait de commun que le nom, car elles se distinguent dans leur objectif et leur méthode.
Au printemps dernier, c’était l’urgence sanitaire qui dominait, et les pouvoirs publics ont décidé l’arrêt total de toute l’activité économique pour éviter, au maximum, les contacts humains liés au travail et aux déplacements et, ainsi, la diffusion du virus. Les professions de santé, celles de l’alimentation et de la grande distribution, de l’accès à l’énergie ou encore du maintien de l’ordre ont été maintenues. Seul l’ensemble de ces professionnels (les fameux « premiers de corvée ») sont restés à leur travail.
Cet automne, un autre choix prévaut : éviter les contacts humains mais en maintenant le plus possible l’activité des entreprises et des secteurs publics.
Nous sommes passés ainsi de tous à domicile (avec des exceptions) à tous au travail (avec d’autres exceptions). Cette situation nouvelle provoque des réactions différentes. Alors qu’au printemps dernier, chacun pouvait se sentir solidaire des autres et acteur de décisions publiques qui leur paraissaient cohérentes, cet automne, vouloir réussir deux objectifs opposés en même temps provoque l’incompréhension notamment des secteurs économiques qui doivent cesser leur activité, alors même qu’il ne leur paraît pas évident que leur activité soit la source d’une contamination particulièrement préoccupante.
C’est notamment vrai des artisans et commerçants, dans les secteurs hôtellerie-restauration, de l’habillement, des jouets (Noël approche) et, tout aussi préoccupant, de toutes les activités culturelles (librairies, cinémas, théâtre…) et sportives, alors même que la vente en ligne ou dans les grandes surfaces viendra suppléer cette cessation d’activité.
Ce choix politique est d’autant plus inquiétant que notre enquête montre que c’est parmi les dirigeants des TPE et les artisans-commerçants que l’on a observé la plus forte proportion de pensées suicidaires et de la gravité de ces pensées (presque la moitié d’entre elles se traduisent par un passage à l’acte).
Rien ne nous permet d’exclure que l’état de stress provoqué par cet arrêt d’activité (en cas de dépôt de bilan, l’artisan-commerçant ne perd pas seulement un emploi mais doit mettre fin à un projet qu’il portait parfois depuis de très longues années et qui participait de sa propre identité, le définissait comme individu) puisse se traduire par une violence non pas retournée contre soi, mais s’exprimant contre les pouvoirs publics et les administrations, avec une possible flambée sociale. Pour mémoire, on assiste déjà dans deux pays voisins, l’Espagne et l’Italie, à des manifestations violentes contre les mesures sanitaires et de confinement, manifestations qui sont pour partie le fait de ces catégories de population (commerçants, indépendants), proportionnellement beaucoup plus volumineuses qu’en France, et plus fragilisées par la crise.
Ce qui est vrai de cette catégorie de la population peut l’être aussi pour la jeunesse et notamment le monde étudiant. Ces derniers, en effet, ne pourront poursuivre leurs études qu’au rabais. Enfin pour les centaines de milliers de Françaises et de Français qui vont s’inscrire dans un chômage de longue durée, les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets.
La France n’a pas la culture de la prévention
La crise liée à la Covid-19 a ouvert les yeux des Français et des Françaises qui assistent impuissants au naufrage de leur santé publique.
Les fonctionnaires de la Direction générale de la santé (DGS) ne sont pas individuellement responsables, certains sont remarquables, mais c’est bien la DGS armée par les Agences régionales de santé (ARS) au niveau de chaque région qui a été complice depuis des décennies de la baisse des dépenses de santé, des déserts médicaux, de la faillite des hôpitaux, du burn-out des médecins et de tous les soignants, ainsi que de la montée insupportable des inégalités des citoyens vis-à-vis de la santé.
Cette même DGS a constamment tourné le dos aux politiques de prévention (la France est au dix-neuvième rang en Europe en matière de politique de prévention), notamment de la prévention du suicide – elle s’est ainsi opposée pendant près de deux décennies à la constitution de l’Observatoire national du suicide, désormais actif –, de la prévention des risques psycho-sociaux au travail ou encore de la prévention des pathologies liées à la perte d’emploi.
Nous attendons avec impatience le dispositif sanitaire global (médico-psycho-social) qui devrait accompagner le plan de relance pour le million de chômeurs estimés (selon les projections les plus couramment retenues) et les milliers d’artisans-commerçants et dirigeants de PME qui devront déposer leur bilan.
La prévention ne peut se mettre en œuvre que dans la proximité, c’est donc dans les territoires qu’il faut la penser et l’organiser : dans le cadre d’objectifs nationaux. Il revient aux élus territoriaux, en s’appuyant sur les professionnels et la dynamique associative, de donner à la prévention la place qui doit être la sienne dans la politique de santé.
Méthodologie
L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 2000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 21 au 28 septembre 2020.
À retrouver : l’enquête de 2016 Les Français et le suicide.