Le soin ultime. Une autre approche de l’aide à mourir

Le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie a fait débat. Michel Debout, professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé, membre fondateur et trésorier de la Fondation, revient sur les interrogations éthiques et médicales qu’il pose et plaide pour que l’on substitue à la notion d’aide à mourir celle de soin ultime.

Avertissement

Il est rare que le commentaire d’un projet de loi soit écrit à la première personne. C’est pourtant ce que je fais dans le texte qui suit, à propos du projet de loi relatif à « l’accompagnement des malades et de la fin de vie ». Ces questions essentielles obligent celui qui écrit à s’impliquer personnellement dans les idées qu’il expose, et je m’exprime non seulement comme citoyen mais aussi, et peut-être d’abord, comme soignant.

Ce texte concerne les patients et leur entourage, mais il implique les soignants qui d’ailleurs se sont largement exprimés, individuellement ou collectivement, souvent en critique de son contenu. Je respecte toutes leurs réflexions et préoccupations, en aucun cas je ne fais la leçon ; je souhaite défendre mon point de vue en référence à mon propre parcours médical.

Mes premières expériences de relations avec des patients en fin de vie remontent, à l’époque où j’étais interne au Centre Léon-Bérard de Lyon, un établissement spécialisé dans le traitement des cancers. À la fin des années 1960, les traitements anticancéreux étaient loin d’avoir l’efficacité d’aujourd’hui et la plupart des patients hospitalisés dans le centre venaient souvent pour y mourir à brève échéance.

Cette mort se faisait dans un grand silence, d’ailleurs conforme à la règle que, du chef de service à l’aide-soignant, chacun respectait : « ne jamais prononcer le mot « cancer » devant le patient ». Ainsi, tous les malades, venant parfois de départements très éloignés de la ville de Lyon, se trouvaient là pour être soignés d’une maladie jamais nommée ! De sorte que ni eux-mêmes ni les médecins ne soient confrontés à ce qui pourtant était évident pour les malades, vu leur état clinique, « la fin de vie ».

Cette situation, aussi choquante qu’incompréhensible, m’amena à réaliser ma thèse de médecine sur le sujet de la vérité aux malades, en me servant d’enregistrements vidéoscopiques – à l’époque cette technique était encore balbutiante – de plusieurs patients qui tous me révélaient être parfaitement conscients de leur état et du nom de leur maladie ! Les médecins, questionnés séparément, expliquaient tous, et de façon péremptoire, pourquoi il était si important de garder le secret de cette maladie, alors marquée du sceau de l’incurabilité.

Si ma thèse eu un certain effet sur la réflexion des spécialistes en oncologie, c’est en fait l’ouvrage du cancérologue Léon Schwartzenberg et du journaliste Pierre Viansson-Ponté Changer la mort1Léon Schwartzenberg et Pierre Viansson-Ponté, Changer la mort, Paris, Albin Michel, 1977. qui allait définitivement transformer la pratique médicale : soigner l’autre suppose un rapport de vérité, quelle que soit la maladie en cause, surtout si celle-ci est porteuse d’une gravité particulière. Se confronter à la mort possible de l’autre fait partie de l’acte de soins ; il en est même la quintessence.

Ma pratique professionnelle m’a, par la suite, amené à m’engager pour la liberté de l’avortement, que l’on ne nommait pas encore interruption volontaire de grossesse (IVG). J’ai pu mesurer, alors, combien le discours de nombreux collègues, et même de certaines soignantes, relevait d’un dogmatisme à mille lieues du vécu des femmes.

Cet engagement fit d’ailleurs suite à l’histoire d’une patiente2Michel Debout, Journal incorrect d’un médecin légiste, Paris, Fondation Jean-Jaurès, L’Atelier, 2021. qui préféra se taire pendant plusieurs jours, pour ne pas révéler à l’équipe soignante qu’elle avait pratiqué des manœuvres abortives ; manœuvres qui pouvaient être dénoncées à la police par les médecins s’occupant d’elle. C’est son silence qui devait la tuer (alors qu’une intervention pratiquée en début d’hospitalisation pouvait la sauver), ce qui en disait long sur le type de rapport que les médecins entretenaient, alors, avec leurs patientes. Pour eux, l’avortement restait un acte criminel et finalement cette femme n’était pas une victime, mais méritait son sort !

Cette histoire révélait que le rapport médecin-patient était bien dominé par l’idéologie médicale, qui rejoignait les préceptes religieux de l’époque, et non par l’attente et la demande des malades.

Dans la suite de mon parcours professionnel, alors que je m’orientais vers la médecine légale et la psychiatrie, je suis resté confronté, non plus à la fin de vie mais à la mort, au suicide et à sa prévention, dont je suis l’un des promoteurs au niveau national. À cette pratique clinique et à mes engagements, qui me permettent de parler de fin de vie en connaissance de cause, s’ajoute aussi ma formation en droit de la santé3Docteur en droit et économie médicale et professeur émérite en droit de la santé. qui m’autorise, même modestement, à une lecture juridique du texte de loi proposé.

Enfin et puisqu’il me paraîtrait vain d’évoquer ces situations qui obligent chacun de nous de se confronter au sens qu’il donne à sa propre existence, je me dois de rappeler ce que j’ai déjà eu l’occasion d’écrire4Michel Debout, entretien avec Patrick Françon, Engagé !, De Phenicie, 2011., qu’élevé dans une famille catholique et membre de la JEC5Jeunesse étudiante chrétienne. jusqu’au début de mes études médicales, je me suis confronté, plus tard et frontalement, aux dogmes de cette religion, lorsque je me suis engagé pleinement, pour la reconnaissance du droit de toutes les femmes à recourir à une IVG médicalisée.

Commentaires du projet de loi

Le texte du projet de loi est composé de deux parties : la première concerne le développement nécessaire des soins palliatifs et la seconde l’aide à mourir. Mes commentaires ne concernent que cette seconde partie, étant entendu que le développement des soins palliatifs fait l’objet d’un large consensus dans la société française et chez les soignants. La question pendante est celle de leur développement sur l’ensemble du territoire national. Il est impératif de permettre à chaque malade de trouver, en temps et en heure, un service capable de l’accueillir ou de le prendre en charge à domicile.

L’aide à mourir, en revanche, pose un certain nombre de questions d’ordre éthique, philosophique, religieux et médical. Cette partie a fait l’objet d’un grand nombre de communications qui, toutes, peuvent éclairer notre débat et celui des parlementaires. Pour comprendre le propos suivant, il faut connaître le texte du projet de loi, bien synthétisé dans l’exposé des motifs.

Je veux souligner que ce texte représente, à mes yeux, un progrès notable, donnant enfin une réponse, trop longtemps attendue, à toutes celles et ceux qui, depuis des années, terminent leur vie dans des conditions physiques, psychologiques et relationnelles insatisfaisantes, parfois même indignes.

Je tiens à remercier les citoyennes et citoyens regroupés dans la Convention citoyenne sur la fin de vie pour l’importance de leurs travaux qui font suite au rapport publié, en 2018, par le Conseil économique, social et environnemental que les pouvoirs publics de l’époque ont superbement ignoré.

Il faut insister d’emblée sur le fait que l’aide à mourir, dont il est question dans ce projet de loi, concerne exclusivement (c’est là sa force mais aussi sa faiblesse) les personnes en fin de vie, atteintes d’une pathologie incurable et dont le pronostic vital est engagé, à court ou moyen terme. Le projet de loi exclu donc toute situation qui amènerait un patient anticipant, parfois longtemps à l’avance, une dégradation majeure de son état de santé à recourir à cette aide à mourir.

Le concept d’aide à mourir, tel qu’il est présenté dans le texte, se veut un choix alternatif et original par rapport à ceux de suicide assisté ou d’euthanasie active retenus dans certains pays.

Je développe ci-dessous mes critiques sur ce concept, même si je partage sans réserve la possibilité qui sera donnée, sous certaines conditions, à chaque malade en fin de vie d’obtenir la prescription d’un produit létal dont il décidera lui-même l’absorption.

La nécessité pour le patient d’« être adulte, capable de discernement, atteint d’une pathologie incurable médicalement identifiée, objet d’une souffrance physique ou psychologique réfractaire ou insupportable, majeure et récalcitrante » me paraît justifiée.

Mon approche consiste à aborder la relation des soignants et des patients en fin de vie, au plus près des relations soignantes habituelles et selon les règles juridiques de cette relation. Le projet de loi, quant à lui, l’aborde de façon spécifique, avec « l’aide à mourir », qui échappe aux critères de soins habituels.

La notion d’aide à mourir est discutable sur de nombreux points. Il ne s’agit pas d’un différend d’ordre sémantique, même si, en cette matière humaine par essence, mal nommer les choses ajoute au malheur du monde, comme nous l’a appris Albert Camus. Il s’agit de ne pas faire de cette aide une exception stigmatisante.

Je plaide pour que l’on substitue à l’aide à mourir le soin ultime.

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La fin de vie : de quelle vie parle-t-on ?

Le projet de loi précise dans son exposé des motifs que :
« le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour affirmer la prise en considération de l’autonomie et du choix du patient en fin de vie et consacré le principe du respect de sa dignité (…) Partant du constat des revendications sociétales exprimées avec force et constance, la loi prévoit une réponse qui veut concilier le devoir de solidarité envers les personnes les plus vulnérables et le respect de l’autonomie de chacun, en ouvrant la possibilité d’accéder à une aide à mourir, sous certaines conditions strictes, afin de pouvoir traiter les situations de souffrance que rencontrent certaines personnes dont le pronostic vital est engagé de manière irrémédiable ».

Ainsi, la loi concerne exclusivement les situations des personnes qui présentent une pathologie incurable, à l’origine de souffrances, physiques et psychologiques, insupportables. En ce sens, la loi s’inscrit dans la fin de la vie humaine, ce qu’il aurait été bon de préciser d’emblée. Si toute vie humaine répond de la vie en général, elle ne peut s’y réduire : la vie est commune à toutes les espèces vivantes, végétales et animales, alors que la vie humaine ne concerne, par définition même, que les humains. L’imprécision du terme ne relève pas du simple oubli car il est essentiel, pour traiter d’une telle question, de préciser ce qu’il peut y avoir d’humain dans une vie. En étant vivante, la personne répond aux règles de la biologie qui concernent les unicellulaires comme les espèces les plus évoluées : toute vie a un commencement et une fin, l’arrêt du métabolisme cellulaire. La tentation de certains idéologues est de réduire la vie humaine à cette approche biologique dans une vision syncrétique qui renvoie au Dieu créateur. Ainsi, selon les religions, la vie humaine commencerait à la fécondation, dans l’utérus de la femme, pour se terminer à l’arrêt des fonctions vitales essentielles, en premier lieu la respiration et la circulation.

Ce n’est pas le seul fait du hasard que, dans la même période, le Parlement ait en même temps constitutionnalisé la liberté de chaque femme de recourir à l’IVG et qu’il soit saisi, par le gouvernement, de ce projet de loi sur la fin de vie. À de nombreuses reprises, le projet de loi fait d’ailleurs référence à la liberté des femmes de recourir à une IVG médicalisée.

Ce n’est pas surprenant que l’on retrouve, sur cette aide à mourir, les mêmes débats menés par les mêmes acteurs (les pour et les contre !) que ceux qui concernent le droit à l’IVG ; ces deux questions finalement se rejoignent : à quel moment la vie humaine commence-t-elle ? À quel moment se termine-elle ?

Droit à l’IVG et aide à mourir, quelles similitudes ?

Il y a plus de cinquante ans, jeune médecin engagé au centre de santé des étudiants de Lyon géré par la MNEF 6Mutuelle nationale des étudiants de France., je suis convoqué pour prêter le serment d’Hippocrate, à l’occasion d’une manifestation solennelle organisée par le Conseil départemental de l’Ordre des médecins du Rhône.

Dans le courrier de convocation, est joint le texte du serment que je dois amener, signé de ma main, le jour de cette manifestation. Nous étions environ deux cents nouveaux inscrits et le caractère rituel de la prestation de serment ne lui ôtait en rien son caractère obligatoire : tout médecin nouvellement inscrit à l’Ordre était obligé de prêter serment. Si le texte ne comportait aucun engagement choquant, une phrase cependant attira mon attention : « je m’engage au respect absolu de la vie humaine dès la conception ». Si le respect de la vie humaine ne me posait pas de problèmes particuliers, les mots « dès la conception » m’imposaient de considérer que la vie humaine commence dès la rencontre du spermatozoïde masculin avec l’ovule de la femme.

J’étais déjà engagé, depuis de nombreux mois, pour la liberté de l’avortement et surtout pour dénoncer les avortements clandestins qui tuaient, chaque année, deux cents femmes et en rendaient des milliers mutilées à vie, physiquement et psychiquement.

J’avais déjà, de façon clandestine (les sanctions pénales étaient particulièrement lourdes), aidé de nombreuses femmes, étudiantes ou non, dans leurs pratiques abortives pour en éviter les effets désastreux sur leur santé. Je militais surtout pour que la loi dépénalise l’avortement et permette de les réaliser médicalement, comme c’était déjà le cas en Angleterre ou aux Pays-Bas… C’est pourquoi m’engager, par serment, au respect absolu de la vie humaine dès la conception me plaçait dans une situation de parjure que je ne pouvais accepter.

Le jour de la cérémonie, je me présentais avec un texte court dans lequel je précisais mon refus de prêter serment et mes raisons. J’ai proposé, alors, aux autorités ordinales de m’expliquer publiquement, ce qu’évidemment ils refusèrent en me traitant de voyou7Michel Debout et Michel Clavairoly, Le désordre médical, Paris, L’Harmattan, 1986., sans prendre en compte les fondements humains et médicaux de ma position.

L’histoire devait, plus tard, me donner raison : le manifeste des femmes, le procès de Bobigny, l’association Choisir de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, le vote de la loi Veil et, très près de nous, la constitutionnalisation de la liberté des femmes à recourir à l’IVG ont rendu caduc le texte du serment.

Non seulement l’Ordre n’a jamais pu m’imposer de prêter serment, ce qu’il aurait été en droit d’exiger, mais c’est le serment qui depuis a changé : les médecins s’engagent aujourd’hui au respect absolu de la vie humaine, point.

Dans la bataille d’opinion qui accompagne depuis des décennies toute évolution de la législation concernant l’IVG, l’Ordre des médecins représente la frange la plus réactionnaire et machiste de la profession pour laquelle « la vie humaine commence avec la conception et la femme ne peut, en aucune façon, porter atteinte à cette vie à naître ».

Les rencontres que j’ai partagées avec de très nombreuses femmes, dans cette période singulière de leur histoire, celles d’amies qui m’étaient proches, le mémoire de recherche en psychologie humaine que j’ai consacré à la « fonction de grossesse » m’ont convaincu que la fécondation n’est que le début d’un processus biologique qui ne s’humanisera que dans, et par, le désir de la femme, voire de son couple. Ainsi, l’enfant humain naît dans le projet de sa mère, avant même sa conception biologique. Interrompre une grossesse qui n’est pas désirée par la femme, c’est stopper un processus biologique et en aucun cas porter atteinte à un être humain en devenir.

L’église catholique et d’autres religions, en dehors de l’Église réformée de France, campent toujours sur leurs positions millénaires : l’avortement reste pour elles le meurtre d’un enfant à naître ; le pape François, qui pourtant n’est pas le plus réactionnaire des souverains pontifes qui se sont succédé, a qualifié récemment les médecins pratiquant des IVG de « tueurs à gages ».

Il est remarquable que le débat sur la fin de vie mette en jeu les mêmes approches contradictoires de la vie humaine : ceux qui considèrent que seul Dieu décide de l’heure de la mort et ceux qui, au contraire, pensent que la mort humaine n’a qu’un rapport distant avec la fin du processus biologique.

La vie humaine s’arrête avant la mort biologique

Il existe, pour chaque organisme vivant, deux modes de mort possible : la mort rupture de la vie, ou la mort fin du processus de vie. 

En ce qui concerne les humains, le premier mode, rupture de la vie, est constitué par les homicides (volontaires ou involontaires), les suicides et les morts subites. Pour aucune de ces morts, il n’est possible d’envisager la mise en œuvre d’une aide à mourir, puisque, par essence même, la mort survient alors de façon brutale, empêchant l’intervention concomitante d’un tiers, quel qu’il soit.

Reste le second mode, la fin du processus vital, qui suppose une période, plus ou moins longue et difficile, pendant laquelle l’état de santé de la personne ne cessera de s’altérer jusqu’à l’arrêt vital. C’est dans ces situations que l’intervention d’un soignant est possible.

La vie humaine se caractérise par la capacité de penser, de s’exprimer, de ressentir, d’être en relation avec les autres. Lorsque ces possibilités disparaissent, c’est ce qu’il y a d’humain dans la vie qui s’arrête. Ainsi, pour l’humain, la fin du processus vital concerne, d’abord, les fonctions qui dépendent du cerveau, c’est pour cela que la loi permet de déclarer morte une personne dont le corps est vivant mais dont le cerveau a perdu définitivement toute activité.

La loi actuelle permet ainsi un prélèvement d’organes sur une personne en état de « mort cérébrale » ; elle définit bien que la vie humaine s’arrête avant la mort biologique. Ce qui caractérise l’humain dans la vie, ce sont les fonctions intellectuelles, émotionnelles, relationnelles et spirituelles. Dès lors que ces quatre fonctions sont altérées, la vie humaine est déjà en train de disparaître et le patient, comme les soignants, sont placés devant le choix suivant : attendre jusqu’au bout la fin de la vie biologique (au prétexte que sa mort sera « naturelle ») ou considérer que la personne a atteint le stade ultime de son existence.

C’est à cette question que doit répondre tout projet de loi sur la fin de vie. Il doit préciser à qui revient de faire le choix – le patient, le soignant ou la nature – et le rôle de chaque protagoniste.

Soigner, ce n’est pas retarder, à tout prix, le moment de la mort

Soigner, ce n’est pas retarder, à tout prix, le moment de la mort qui serait défini comme l’évolution naturelle d’un état pathologique. Le projet de loi insiste, à tort de mon point de vue, sur cette notion de survenue naturelle de la mort.

Qu’est-ce qu’il y a de « naturel » dans l’état d’un patient qui, depuis des semaines voire des mois, est déjà l’objet de soins, nombreux et multiples, chirurgicaux, radiothérapiques parfois, et surtout médicamenteux ? Ces traitements ont, de fait, un effet global sur l’état de santé et la mort survient alors lorsque cet état est, chimiquement et biologiquement, très altéré ; il n’a plus rien de « naturel ». Pour parler de mort naturelle, il aurait fallu laisser se développer la pathologie du patient sans intervention médicale.

Ainsi, les patients en fin de vie, ceux dont parle le projet de loi, ont déjà largement reculé le moment de leur mort, au prix souvent de difficultés, voire de souffrances, alors assumées. Ils arrivent au bout d’un parcours qu’eux seuls ont la capacité d’apprécier s’il mérite encore d’être vécu.

De la même façon, la mort survenant à la suite d’une sédation profonde et continue, prévue par la loi Claeys-Leonetti, ne peut être considérée comme naturelle. Si une autopsie était réalisée à son issue, le médecin-légiste serait obligé de classer cette mort dans la catégorie des morts violentes, c’est-à-dire provoquée par l’effet d’un agent extérieur à l’organisme de la personne décédée (le produit sédatif en l’occurrence).

Bien plus, la mort « naturelle » survient souvent lorsque le patient a pu rencontrer celle ou celui qu’il attendait avant de disparaître. Le déclenchement de la mort semble plus de nature psychologique, émotionnelle, que physiologique. Les médecins légistes rencontrent tous, dans leur pratique thanatologique, ce qu’ils qualifient d’autopsie « blanche » : ils sont alors dans l’incapacité de définir la cause biologique de la survenue du décès.

La survenue « naturelle » de la mort n’est qu’un mythe, entretenu pour occulter notre méconnaissance scientifique. Depuis des millénaires, les religions veulent nous apprendre que c’est Dieu qui décide du jour et de l’heure. C’est bien Dieu qui se cache derrière cette prétendue « nature ».

Le rôle du soignant, dans notre République laïque, ne peut pas consister à reculer, à tout prix, le moment biologique de la mort. L’utilisation d’une substance létale est bien un soin, le soin ultime.

Le soin ultime

Ce soin doit répondre à l’ensemble des règles juridiques, qui encadrent la relation soigné-soignant. La relation entre le médecin et le patient répond à trois critères d’ordre juridique :

a) le contrat de soins qui définit civilement, depuis l’arrêt Mercier de la Cour de cassation (1936), le lien juridique entre un médecin et son patient. Il est ainsi possible d’apprécier juridiquement les conditions de validité de ce contrat, contrat de soins et non de guérison ;

b) l’article 2 du code de déontologie qui dispose que le médecin exerce sa mission dans l’intérêt du patient et de la santé publique. L’acte médical s’inscrit dans une dimension sociale qui dépasse le rapport interindividuel, mais c’est l’intérêt du patient qui doit primer sur toute autre considération ;

c) la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, qui renforce les concepts juridiques d’information et de consentement, déjà présents dans l’obligation contractuelle, mais qui leur a donné une exigence nouvelle faisant du patient, et à tout moment de son parcours de soins, le véritable acteur et décideur de son traitement.

C’est à la lumière de ces trois références que l’on peut aborder la question des mesures à prendre dans la période de fin de vie, sans construire un nouveau concept, clinique et juridico-administratif, celui de l’aide à mourir.

Il y a derrière cette expression une dérive sémantique potentielle qui renforce, chez beaucoup de soignants, l’idée que leur mission pourrait ne plus être celle de soigner mais bien, selon les mots mêmes qu’ils emploient, de « donner la mort ».

On doit pouvoir arriver aux mêmes possibilités de réponse aux patients en fin de vie qui ne veulent plus survivre à leur état, en restant dans le cadre strict de l’approche contractuelle des soins. Il n’est pas utile de recourir au nouveau concept d’aide à mourir qui, finalement, soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Définir le droit, pour chaque patient, de choisir le soin ultime permet, en revanche, d’apporter la réponse attendue par une forte majorité de nos concitoyens.

 Le soin ultime, c’est préserver la santé de la personne

Il faut, ici, rappeler la définition de la santé proposée, dès 1946, par l’Organisation mondiale de la santé (dont on peut supposer qu’elle a quelques compétences en la matière) comme un état « de bien-être total, physique, mental et social ». Cette définition correspond à l’approche globale de la personne humaine, considérée non seulement dans son corps, mais aussi dans sa pensée, ses émotions, ses relations aux autres et à la société.

Soigner, c’est donc accepter la personne humaine dans sa globalité ; il ne s’agit pas de se soucier seulement de la capacité de l’organisme à survivre, mais de prendre en compte la réalité, psychologique et relationnelle, du patient.

Bien plus, le concept de bien-être, souligné par l’OMS, a une valeur d’exigence de qualité : celle d’inscrire l’état physique, psychologique et social dans un ressenti positif que seule la personne est en mesure d’évaluer, et en aucun cas le soignant. Ce dernier peut, en revanche, aider le patient à rester dans un vécu de bien-être, malgré l’atteinte progressive d’un certain nombre de ses fonctions locomotrices, sensorielles, cognitives et relationnelles.

C’est pourquoi seul le patient est en capacité de ressentir la qualité de vie qui est la sienne, au moment où il se trouve en période de fin de vie. Si aucun autre soin n’est humainement acceptable par lui, se pose alors la question d’une prescription létale. La poursuite de traitements n’aurait comme seul effet de maintenir, pour un temps restreint, la vie biologique : c’est au patient de choisir et d’exprimer son consentement, comme la loi aujourd’hui le lui permet, pendant tout son parcours de soin. C’est bien au patient, et à lui seul, qu’il revient de choisir le soin ultime.

Pourquoi le soin ultime est un véritable soin ?

Tout soin de nature médicale oblige comme première étape un diagnostic posé par un médecin qualifié. C’est exactement ce qui est prévu dans le projet de loi : le médecin doit retenir la présence, chez le patient, d’« une pathologie incurable, engageant le pronostic vital à court ou moyen terme, et provoquant une souffrance physique ou psychologique réfractaire [aux traitements] ou insupportable. »

Il revient aussi au praticien de vérifier que le patient est bien en état (juridique et mental) d’exprimer son consentement libre et éclairé, comme c’est le cas pour tout soin. L’âge requis est celui de la majorité civile, mais la loi prévoit déjà que, pour le consentement à certaines prescriptions (la contraception par exemple), l’âge de la majorité n’est pas requis. Il appartient au Parlement de fixer l’âge à partir duquel le consentement au soin ultime pourra être valablement donné.

Si la notion de maladie incurable (en fonction des données actuelles de la science comme le précise le contrat de soin) fait consensus, le pronostic vital engagé à « court ou moyen terme » pose problème. Certains, soignants, élus ou citoyens insistent sur l’imprécision d’un délai à « moyen terme » source, pour eux, d’un possible débordement inacceptable.

La fixation d’un délai concernant l’engagement du pronostic vital est cependant indispensable ; sinon hors d’un délai fixé, chaque être humain, quel que soit son état, pourrait être concerné par le soin ultime. La connaissance de l’évolution d’une maladie repose sur des données statistiques qui concernent une population de patients et non l’individu malade lui-même ; tout pronostic comporte ainsi une part d’incertitude (bien connue des médecins et de tous les soignants), c’est pourquoi il revient au patient lui-même de décider in fine.   

Ainsi le pronostic du risque vital à moyen terme ne pose pas de problème éthique ou scientifique spécifique ; il comporte les difficultés inhérentes à tout projet thérapeutique.

En revanche, je suis favorable à élargir la possibilité de recours au soin ultime, au-delà d’un pronostic vital engagé à court ou moyen terme, lorsque la survie du patient nécessite des actes thérapeutiques particulièrement mutilants que le patient peut refuser, comme c’est légalement son droit. Il en est ainsi, par exemple, pour la maladie de Charcot, lorsque le recours à une trachéotomie est posé. Ce devrait être aussi le cas pour toute situation pathologique qui impose au patient, quotidiennement et définitivement, le recours à des soins qu’il ressent comme humainement dégradants.

Cette proposition n’est pas actuellement prise en compte dans le projet de loi. Il revient au Parlement de la retenir, si telle est sa position.

Pourquoi imposer spécifiquement la prise du produit létal par le patient lui-même ?

En consacrant l’aide à mourir, le projet de loi s’oblige à décrire, jusque dans le détail, le rôle de chaque protagoniste, pour chaque étape du processus. En retenant le soin ultime, la loi renverrait les soignants (et les patients) aux pratiques médicales habituelles, définies par les lois et règlements en vigueur : ainsi, dans les services hospitaliers ou lors d’hospitalisations à domicile, c’est l’infirmier ou l’infirmière qui apporte le médicament conformément à la prescription médicale. Ce dernier est soit absorbé par le patient lui-même, soit injecté sous une forme appropriée par le soignant.

Pourquoi faudrait-il créer une situation exceptionnelle pour le soin ultime ? Comme pour tout traitement, c’est le patient qui prendra lui-même le produit létal ou l’infirmier qui l’injectera comme il le fait pour d’autres médications, lorsque le patient est dans l’impossibilité de l’ingérer lui-même. C’est ce qui est réalisé en cas de sédation profonde et continue, jusqu’au décès du patient (pratique prévue par la loi Claeys-Leonetti adoptée en 2016).

Alors pourquoi le projet de loi permet, avec insistance, au soignant de se retirer au moment où le produit fera son effet ? C’est une bien curieuse façon de comprendre le rôle humain des soignants. Le soin est d’abord un regard partagé. Le projet de loi précise que le soignant devra rester dans un environnement proche, pour pouvoir intervenir en cas de complication. On se demande de quelle complication il peut s’agir ! Le projet de loi propose, en fait, que le soignant puisse détourner son regard de cette mort qu’il ne saurait voir, ou qu’il se lave les mains de ce qui va se passer, selon que l’on fasse référence à Tartuffe ou à Pilate. C’est une façon dévalorisante de décrire le rôle d’un soignant, le care comme disent les Anglais, c’est-à-dire un accompagnement jusqu’au bout de la vie humaine.

Bien sûr, le patient peut souhaiter rester seul ou avec les personnes de son choix, et c’est une décision à respecter, comme il peut souhaiter être accompagné pendant sa mort. Ainsi, le soin ultime répondra le plus humainement possible à la demande du patient, il ne sera pas un acte à part, comme l’est l’aide à mourir prévue dans le projet de loi. Chaque soignant aura la possibilité, comme c’est le cas pour tout autre soin, de ne pas pratiquer le soin ultime.

Le suicide assisté est une fausse bonne réponse

Reste la question de la liberté de chacun sur sa propre vie, une question médicale et humaine essentielle. Elle concerne la société tout entière puisque chaque individu est un être social. Vivre impose un rapport entre les individus, qui ensemble « font société ». Si la société n’avait rien à dire sur cette liberté, cela signifierait que notre corps est à notre disposition pleine et entière, qu’on a le droit d’en faire ce que l’on veut y compris de le scarifier, le mutiler, l’amputer et même de l’anéantir. Cette liberté absolue n’est établie aujourd’hui dans aucune société ; elle pose une question majeure : si je peux porter atteinte à mon corps, au nom de ma liberté, pourquoi ne puis-je pas atteindre le corps de l’autre, dès lors que cet autre, par son existence même, viendrait limiter ma propre liberté ? Cette société de tous contre tous, et de tous contre soi, est l’exact inverse de la société humaine émancipée, elle transformerait la vie sociale en lutte permanente, non pas pour la vie humaine, mais pour la survie.

Si l’on considère la liberté comme valeur première à défendre, il faut que chacun dispose pleinement de cette liberté, or la liberté humaine ne s’exprime que dans la vie mais ne s’exprime plus après la mort. Par son suicide, l’individu se prive de toutes les autres formes de liberté !

La vie est notre première richesse, qu’il nous faut préserver, pour nous et pour les autres. Pourquoi existe-t-il une différence de douze années d’espérance de vie entre les nantis et les plus démunis de la société ? Est-ce une question de liberté ou l’expression de la pire des inégalités ? Cette richesse détermine toutes les autres, à la condition qu’elle soit humainement vivable. Il faut que chacun puisse vivre dans la dignité, pour qu’il puisse mourir de façon digne. La mort n’est pas un événement séparé de la vie, elle en représente la dernière étape, celle où il doit être possible de recourir au soin ultime.

Ce sont les raisons pour lesquelles le message de la société doit être celui de la prévention et non de l’incitation au suicide. Il s’agit là d’un message positif et non d’une attitude répressive : être pour la prévention du suicide, ce n’est pas être contre le suicide, comme la société l’a été pendant des siècles. Elle pouvait aller jusqu’à condamner à mort celle ou celui qui avait « manqué » son suicide ! Ce paradoxe absolu démontre que, dans cette condamnation du suicide, ce n’est pas l’atteinte à la vie de la personne qui était sanctionnée, mais bien le refus de sa soumission à la règle divine selon laquelle seul Dieu dispose du jour et de l’heure. L’homme, en se suicidant, prend la place de Dieu, ce qui, aux yeux de la religion, constituait un blasphème absolu, le crime des crimes.

Après des siècles de répression du suicide, celui-ci a été dépénalisé avec la Révolution de 1789, mais il a fallu attendre 1969 pour que l’Église catholique accepte de célébrer des obsèques religieuses aux personnes décédées après un suicide ; elle considéra alors que le passage à l’acte suicidaire avait été réalisé dans un moment de grandes souffrances, notamment morales, empêchant la personne d’exprimer une volonté claire et lucide de mourir. Le suicidé devenait ainsi, en quelque sorte, victime de sa souffrance et l’Église miséricordieuse se devait de l’accueillir en son sein.

Aucun pays ne met en place, aujourd’hui, la vente libre de médications létales, pour éviter que certains soient obligés de se suicider selon un mode violent. Ce serait, ainsi, un suicide apaisé, sans souffrance physique et disponible à tout instant. Cela ne voudrait pas dire que chacun s’en servirait au hasard de son humeur ; le fait de pouvoir se suicider peut paradoxalement conduire l’individu à vouloir vivre, comme l’avait exprimé le philosophe Emil Cioran : « sans l’idée de pouvoir me suicider, je serais déjà mort depuis longtemps » et il ne s’est pas suicidé…

Si une telle possibilité (la vente libre, réservée aux majeurs, d’une substance létale) n’est retenue dans aucun pays, ni proposée en France par aucun responsable public, c’est qu’elle expose, non seulement à l’utilisation criminelle du produit, mais surtout à sa prise, impulsive et inconséquente, à l’occasion d’une épreuve personnelle, relationnelle et/ou sociale paraissant, sur le moment et sans aucune aide extérieure, indépassable. Cette mort ne serait pas un acte de liberté, mais d’enfermement dans la souffrance à être vivant.

Dès lors que l’on ne choisit pas, avec raison, cette possibilité d’accès libre aux produits létaux, la question, évoquée par le projet de loi, de l’assistance au suicide reste posée, comme cela est le cas dans certains pays. Je connais bien cette pratique en Suisse où, sous certaines conditions médicales, le suicide par médication létale est possible. Je respecte les médecins qui s’y engagent avec, souvent, une grande humanité.

De mon point de vue, la notion même de suicide assisté est contraire à la réalité clinique. Un suicide assisté (même pour de « bonnes » raisons) n’est plus un suicide. L’intervention d’un tiers (et, à travers ce tiers, la société elle-même) dans la réalisation de l’acte en change profondément le sens et la réalité. Le suicide est le paradigme de l’acte individuel ; un acte, dans et par, la solitude. Que devient cet acte individuel lorsqu’il requiert l’intervention d’un tiers et son pouvoir de répondre ? Sans compter les relations d’emprise ou de contraintes sociales (ai-je encore l’âge de vivre ?) favorisant le passage à l’acte fatal !

Le concept de suicide assisté me paraît ainsi une fausse bonne solution : la société (la loi), les soignants doivent prévenir le suicide, ils ne peuvent pas, en même temps, l’assister !

L’euthanasie n’est pas la solution

Je comprends mal la distinction, pourtant jamais remise en cause, entre suicide assisté et euthanasie active. Dans la première situation, c’est le patient qui prend lui-même le produit létal ; dans le second, c’est un soignant qui le fait ingerer au patient. Dans les deux cas, c’est le patient lui-même qui choisit l’issue fatale et l’instant où il aura recours à la médication létale ; c’est cela le plus important à mes yeux.

Le soin ultime est une pratique soignante, qui intègre la mort du sujet dans la relation soignant-soigné, en laissant toujours à ce dernier le choix du traitement le mieux adapté à sa situation humaine.

L’euthanasie est une philosophie, qui renvoie au concept de belle mort. Le soin ultime (comme l’aide à mourir) ne fait pas référence à une idéologie particulière de la mort, qu’elle soit « belle » ou non.

La mort s’impose à chaque être humain (comme à chaque organisme vivant), chaque personne doit garder la maîtrise de ses choix jusqu’au stade final de sa vie humaine. Le recours au soin ultime sera le signal donné, à chaque personne, qu’elle n’est pas abandonnée au moment du dernier soin.

La clause de conscience ou le retour du pouvoir médical ?

Le projet de loi consacre un chapitre entier, le quatrième, à la clause de conscience, c’est dire l’importance qu’il attache à cette clause. La notion de conscience professionnelle, liée à la pratique médicale, renvoie à des temps anciens. Tous les médecins de ma génération ont appris la définition de « l’acte médical normal », proposée par le professeur Louis Porte, président du Conseil national de l’Ordre de médecins sous le régime de Vichy : « c’est une confiance qui rejoint librement une conscience ».

Pendant des décennies, cette vision de la pratique médicale resta la référence transmise par la faculté… Selon cette formule, la conscience est bien l’apanage du médecin, le malade, quant à lui, étant réduit à faire confiance et, souvent, à subir la prescription médicale.

Dans les années d’après-guerre, lorsque j’ai commencé mes études, cette réduction du patient à une position passive et privée de conscience amenait les médecins à cacher au patient la maladie dont il était atteint. Cette pratique a été dénoncée par de jeunes praticiens, rassemblés au sein du Centre national des jeunes médecins qui refusaient le pouvoir médical s’imposant aux malades. Le mouvement des étudiants en médecine Unef, auquel j’appartenais, rejoignit ce combat pour rappeler que c’est bien le patient, sa santé et son vécu, qui doivent être au cœur de la relation médecin-malade.

Quelques professeurs illustres, chefs de service des hôpitaux, que l’on surnommait alors « les mandarins » pour bien nommer le pouvoir qu’ils imposaient non seulement aux patients mais à l’ensemble de l’équipe soignante, dénoncèrent à leur tour cette situation intolérable. Le professeur Alexandre Minkowski, célèbre pédiatre, fut l’un de ceux qui critiquèrent avec le plus de clairvoyance et de détermination ce pouvoir médical. Le mouvement de Mai 68, tel qu’il se développa dans un grand nombre de facultés de médecine, reprit largement cette critique.

Peu avant, la loi Neuwirth, votée en décembre 1967, autorisa, enfin, la prescription médicale de la pilule contraceptive. Dans cette situation, c’est la femme qui décide ce qui est bon pour elle et non le médecin ! Pour la première fois, un texte législatif battait en brèche la « conscience » des médecins et le pouvoir qui va avec. De nombreux praticiens, orchestrés par l’Ordre national, s’opposèrent avec obstination à la prescription contraceptive alors même que, chaque année, des centaines de femmes mourraient d’avortements clandestins. 

La bataille fut menée par l’association Choisir puis le MLAC8Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception. qui luttèrent non seulement pour la contraception libre et gratuite, pour toutes les femmes qui en font le choix, mais aussi pour leur liberté de recourir à une interruption médicalisée de grossesse.

Simone Veil fut chargée en 1974 par le président nouvellement élu, Valéry Giscard d’Estaing, et par le Premier ministre Jacques Chirac de défendre, devant l’Assemblée nationale, le projet de loi visant à dépénaliser le recours à une interruption de grossesse. Il est nécessaire de rappeler que l’Assemblée nationale qui eut à débattre du projet de loi élaboré par Simone Veil résultait du vote des Français en mars 1973. Il avait donné une majorité à la droite et principalement au parti du président de la République Georges Pompidou : l’UDR. Les députés de ce groupe n’avaient pas été élus sur un programme s’engageant à libérer le recours à l’avortement. Seul le groupe socialiste présidé par Gaston Defferre, alors que François Mitterrand était le premier secrétaire du PS, s’était engagé clairement à la promulgation d’une telle loi. Il fallut trouver une majorité pour voter le texte soutenu par la ministre. Simone Veil s’est battue, très souvent sous les sarcasmes de ses « amis » politiques, pour trouver cette majorité, aidée par le Premier ministre Chirac. Une partie du groupe de droite restant rétif à cette évolution, le gouvernement eut absolument besoin des voix de gauche, socialistes et communistes, pour trouver une majorité de circonstance. C’est pourquoi la loi Veil est, depuis son origine, une loi de compromis rendu nécessaire par la réalité politique de l’Assemblée nationale qui l’a votée.

Dans ce compromis, certaines mesures que la gauche combattait, notamment le non-remboursement de l’acte par la Sécurité sociale, ont été retenues pour faciliter le vote du plus grand nombre d’élus de droite : par ce non-remboursement, le texte signifiait en fait que l’IVG n’était pas un acte de soin comme les autres.

Mais il fallut donner plus de gages encore aux députés rétifs et surtout à la frange la plus réactionnaire et machiste de la médecine française. Celle-ci était menée violement par Louis Lortat-Jacob, le président du Conseil national de l’Ordre, qui s’opposa farouchement, en lien avec l’Église catholique, à la loi Veil. C’est dans ce contexte qu’apparut, dans le projet de loi, un concept nouveau, jamais mis en avant jusque-là dans une loi concernant la pratique médicale, celui de la clause de conscience.

Pour moi, comme pour beaucoup de militants et militantes mobilisés pour l’avortement libre et gratuit, ce recours à la clause de conscience, et donc au pouvoir des médecins, était particulièrement choquant ; j’approuvais cependant que les députés socialistes votent la loi en l’état, car c’était la condition sine qua non pour avancer, et des millions de femmes attendaient ce progrès, pour lequel elles avaient lutté avec détermination.

Ce qui me gênait le plus, dans cette clause, c’est que la conscience n’apparaissait que pour les médecins refusant de pratiquer des IVG, comme si ceux qui, au contraire, les pratiquaient n’avaient, eux, pas de conscience, ou plutôt, une mauvaise conscience. Quant à la conscience des femmes, elle était totalement absente (la loi privilégiait la détresse des femmes !), alors que l’IVG ne peut être qu’un recours, conscient, choisi et voulu par la femme elle-même.

Rien dans le contrat de soins n’oblige un médecin, ou un soignant, à pratiquer un acte, dès lors qu’il ne le considère pas comme utile à son patient, ou qu’il ne se sent pas lui-même capable de le réaliser. Cette capacité renvoie non seulement à la dimension technique de l’acte, mais à une adhésion professionnelle aux effets de l’acte lui-même. Il suffisait de rappeler, dans la loi, qu’aucun médecin ne serait obligé de pratiquer une IVG, sans évoquer le concept de clause de conscience qui, d’ailleurs, vu ses références religieuses assumées, aurait pu être intitulé « clause de croyance ».

Le chapitre IV du projet de loi renvoie ainsi à cette vision dominatrice de la pratique médicale qui, pendant des siècles, a donné au médecin le pouvoir sur la vie des autres.

L’opposition à l’IVG et à l’aide à mourir, même combat ?

La lecture du chapitre IV est parfaitement éclairante ; la comparaison constante faite entre la pratique de l’IVG et celle de l’aide à mourir rapproche médicalement et idéologiquement ces deux situations. Le projet de loi rappelle qu’elles ne sont, ni l’une ni l’autre, assimilables à un soin, ce que je conteste fermement.

Réaliser un parallélisme des formes entre l’IVG médicalisée et l’aide à mourir, elle-même médicalisée, pose un problème majeur : en quoi l’IVG peut-elle être rapprochée d’une aide à mourir ? Si oui, de quelle mort parle-t-on ? Sûrement pas celle de la femme puisque, au contraire, la libération de l’IVG a sauvé la vie de milliers de femmes depuis 1975. Reste la mort d’un enfant à naître, ce qui renvoie à la position des principales religions.

Ce chapitre du projet de loi sur la clause de conscience est ainsi de nature purement religieuse et idéologique. Il sert à rassurer la frange la plus hostile des médecins et des soignants au projet de loi. Leur crainte, c’est de se voir obligés de mettre en œuvre l’aide à mourir, au principe de l’urgence à intervenir. Mais l’urgence en matière de soins correspond à l’urgence vitale, c’est-à-dire le risque imminent de la mort du patient ; il n’aurait alors plus besoin d’une aide à mourir !

Le principe de non-pratique doit suffire à rassurer tous les soignants, sans faire référence à la conscience de chacun. Tous les soignants ont une conscience, quels que soient les actes qu’ils pratiquent ou qu’ils ne pratiquent pas. Si le soin ultime est retenu par le législateur, la loi rappellera le principe général qui s’applique à tous les soignants : le choix de ne pas pratiquer un acte.

Conclusion

L’aide à mourir : un choix politique

Le projet de loi se donne pour but de définir le rôle des professionnels, des proches ou des bénévoles, dans le choix, pour chacun, de mourir dans des conditions humaines dignes, et les plus apaisées possibles. Le projet de loi retient l’aide à mourir ; ce sera mieux encore si le législateur retient, en lieu et place de cette aide, le recours au soin ultime.

Certains représentants des députés de la majorité présidentielle insistent sur la possibilité donnée à chaque député de voter la loi sur la fin de vie, selon son intime conviction. C’était déjà le cas lorsque les amis de Jacques Chirac durent se prononcer pour l’abolition de la peine de mort.

Le recours à la notion d’intime conviction est politiquement discutable ; les députés votent toujours librement, en fonction des choix de leur électorat, de leurs engagements programmatiques et du Parti politique dont ils se réclament. Pourquoi faire une exception pour les questions dites sociétales (IVG, peine de mort, fin de vie…)  alors que ces questions sont authentiquement politiques, au sens où elles concernent l’ensemble des citoyens et citoyennes, leur vie et leurs droits, dans la cité ?

Sur des questions profondément humaines comme celles-là, les choix sont toujours marqués par les positions idéologiques, philosophiques ou religieuses. C’est le droit de chaque citoyen d’avoir de tels positions et de les exprimer publiquement, mais en précisant leur véritable nature, et sans se retrancher derrière l’intime conviction.

C’est le droit des soignants d’exprimer leur refus de pratiquer tel ou tel acte ; il faut respecter tous les points de vue exprimés, à la condition qu’il se réfèrent à leur vision philosophique ou religieuse de la vie humaine, sans se cacher derrière un point de vue prétendument scientifique.

Inscrire l’aide à mourir ou, mieux encore, le soin ultime dans la loi est un choix politique qui concerne toute la société.

Le débat a commencé à l’Assemblée nationale, il se poursuivra au Sénat : à chaque parlementaire de prendre ses responsabilités.

  • 1
    Léon Schwartzenberg et Pierre Viansson-Ponté, Changer la mort, Paris, Albin Michel, 1977.
  • 2
    Michel Debout, Journal incorrect d’un médecin légiste, Paris, Fondation Jean-Jaurès, L’Atelier, 2021.
  • 3
    Docteur en droit et économie médicale et professeur émérite en droit de la santé.
  • 4
    Michel Debout, entretien avec Patrick Françon, Engagé !, De Phenicie, 2011.
  • 5
    Jeunesse étudiante chrétienne.
  • 6
    Mutuelle nationale des étudiants de France.
  • 7
    Michel Debout et Michel Clavairoly, Le désordre médical, Paris, L’Harmattan, 1986.
  • 8
    Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception.

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