Agriculture : les angles morts des réponses politiques à la crise

Le Salon de l’agriculture a ouvert ses portes le 24 février dernier dans une ambiance tendue, en pleine crise agricole. Dominique Potier, député et directeur de l’Observatoire de l’agriculture et du monde rural de la Fondation, décrypte les annonces de l’exécutif pour répondre à la mobilisation et identifie les sept angles morts des négociations en cours.

Il faudrait le talent d’un politologue aguerri pour décrypter par quels méandres un mouvement né de la colère d’éleveurs de l’Ariège s’achève par l’obtention de mesures de dérégulation, jusqu’alors inespérées, au bénéfice des filières économiques les plus puissantes.

La chronique de ces quarante derniers jours est en effet riche d’enseignements sur le surgissement de l’inattendu dans la genèse des mouvements sociaux ou encore sur la nature des rapports de force syndicaux à un an des élections consulaires. Elle donne surtout de nombreuses leçons sur l’état d’esprit de l’exécutif qui – au-delà de la nature des mesures concédées – a basculé dans un récit politique qui s’apparente à une contre-révolution culturelle. Il faudrait, pour être complet, comprendre les ressorts profonds du soutien massif de l’opinion publique envers les agriculteurs1Dominique Potier, « Agribashing », dans Jean-Laurent Cassely et Thierry Germain (dir.), La France qui vient. Cahier de tendances 2020, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, Fondation Jean-Jaurès, 2020, pp. 9-14..

Ce travail est utile et justifierait à lui seul un long développement. C’est sous un autre angle que cette note entend contribuer au débat public. Au-delà du décodage des annonces de sortie de crise, ce qui est frappant, avec un minimum de recul, ce sont les angles morts des doléances professionnelles et des réponses politiques. Ces « absences » en disent long sur la carence d’un récit qui donne du sens aux mutations contemporaines. Un récit qui nous donne la force d’affronter le réel au nom d’un idéal commun.

Décoder les annonces

Tout le monde s’accorde sur l’utilité de rendre plus facile l’application des normes, d’humaniser leur mise en œuvre, de mieux en expliciter la portée et tant mieux si le mouvement social permet d’accélérer un tel processus ! Mais les mesures de « simplification » annoncées sont d’un autre ordre et elles auront, pour une part significative d’entre elles, des effets rebond désastreux pour notre environnement et notre société. 

Les normes environnementales sont un effort de traduction à l’échelle de la parcelle des limites planétaires. La forme est toujours discutable mais les combattre sur le fond – qu’elles portent sur la biodiversité, le carbone ou la santé – est un déni d’une réalité sur laquelle les scientifiques sont unanimes. Le modèle agricole actuel n’est pas soutenable écologiquement et les désordres écologiques à venir (effondrement de la biodiversité et dérèglement climatique) feront qu’il ne sera plus soutenable économiquement. 

Tout le monde admettait que le projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles (LOAA) n’était pas à la hauteur des deux défis majeurs de l’agriculture : le mur climatique et la falaise démographique. Il est probable que ce texte législatif contienne désormais des mesures qui – arbitrées dans l’urgence – vont à contresens des principes de la transition écologique et de la justice sociale.   

Les annonces ont un effet lampadaire. Simplifier la réglementation pour encourager la plantation de haies est utile mais ne doit pas nous distraire de l’analyse des causes du rythme – toujours supérieur – de leur destruction. Autre exemple, il peut être opportun d’ouvrir une controverse sur les indicateurs de maîtrise de notre dépendance à la phytopharmacie plutôt que d’interroger les raisons structurelles de l’échec des politique publiques de maîtrise des risques et des usages.

Il est somme toute plus simple de brocarder les normes que d’assumer la question de leur visée. C’est au fond la seule question qui vaille et dont le monde agricole n’a pas le monopole : croyons-nous à ce que nous voyons, sommes-nous d’accord pour changer afin de permettre à l’essentiel d’être conservé ?

Sur le plan sociétal, les « victoires » d’aujourd’hui pourraient demain avoir un goût amer. Zones de traitement défensives, pause sur la prévention en matière de pesticides2Dominique Potier, « Écophyto : analyse d’un échec collectif, 26 propositions pour réussir », rapport du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, juillet-décembre 2023, 30 janvier 2024., prairies naturelles retournées… sont autant de petites bombes à fragmentation locales.

L’enjeu de l’eau – sa disponibilité et sa qualité à l’heure du dérèglement climatique – devrait être un combat commun, il pourrait, à l’aune des arbitrages rendus, devenir un champ de ruines. Comment, sur cette question essentielle, ne pas comprendre que seul un processus fondé sur la science et la démocratie permettra d’anticiper les efforts de sobriété et de partage qui s’imposent ? Quand il s’agit à la fois du premier des aliments, de production d’énergie, d’industrie, de logistique et de services éco-systématiques, placer l’agriculture « au-dessus de tout »3BFM TV, « Gabriel Attal : « On a décidé de mettre l’agriculture au-dessus de tout » », 26 janvier 2024. relève de la démagogie. L’esprit de responsabilité voudrait plutôt que soit financée de façon préventive – et par la même économe – la protection de la ressource par de nouvelles pratiques agricoles et que soit sécurisée, par un dialogue territorial éclairé, la juste part de son usage au bénéfice d’une agriculture nourricière.

Il faut noter à cet égard le contraste entre le travail de destruction minutieux du plan Écophyto et le caractère vague des promesses de régulations économiques qui furent, jusqu’il y a peu, refusées par le même exécutif.

Les sept « angles morts » des négociations en cours et que nous allons évoquer de façon sommaire ne sont pas exhaustifs mais ils dessinent en creux la nature de ce qui, à notre sens, devrait être au cœur des débats.

Le premier de ces angles morts est la question foncière

Pendant cinquante ans, le partage de la terre fut gouverné par les outils conçus après-guerre et dont l’audace ne cesse de nous surprendre. La libéralisation du marché qui est à l’œuvre accélère l’accaparement des terres par l’usage et la propriété. Travail délégué hors contrôle, boîte noire des sociétés : ce phénomène exponentiel porte en lui trois appauvrissements.

  • Il se traduit systématiquement par des simplifications culturales contraires à une diversité qui – avec l’équilibre entre élevages et cultures – est la règle d’or de l’agro-écologie. Sur le plan économique, l’effet est paradoxal : l’entreprise qui bénéficie de l’agrandissement s’enrichit par l’optimisation de ses coûts de production, l’augmentation des volumes mis sur le marché et une captation illimitée des aides publiques. La comptabilité du territoire est tout autre : elle met à jour une baisse de valeur ajoutée, la diminution du nombre d’emploi et une perte de capital écologique. 
  • Une autre conséquence de cet accaparement est qu’il condamne la perspective d’un renouvellement des générations qui suppose un accès massif aux dix millions d’hectares (environ un tiers de la surface agricole) qui vont se libérer par le départ annoncé de près de moitié des actifs4François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. Une révolution indicible, Paris, Presses de Sciences Po, 2022. et dont la destination déterminera en grande partie le paysage agricole de 2030. 
  • Enfin, les régulations – droit de préemption et fermage – ont maintenu un coût relativement bas de la terre5Pierre Blanc, Benoît Grimonprez, Dominique Potier, « La terre en commun. Plaidoyer pour une justice foncière », Fondation Jean-Jaurès, Planet A, 27 juin 2019.. Le phénomène spéculatif en cours revient, de façon insidieuse, à un transfert massif de valeur du travail vers la propriété et se traduira de façon inéluctable par une perte de compétitivité. 

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Le deuxième angle mort est celui du partage de la valeur 

Sapin 2, EGalim 1, 2, 3… : les efforts législatifs se suivent et se ressemblent par leur incapacité à garantir la couverture des coûts de production et une digne rémunération du travail. Ces réformes, toutes méritoires dans leurs intentions, achoppent sur des règles de marché intrinsèquement déséquilibrées. La dispersion de l’offre face à la concentration des industries agroalimentaires et à la position oligarchique de la grande distribution se traduit par des rapports de force léonins : la situation de quasi-monopole à l’échelle hexagonale de quelques opérateurs de l’aval qui usent par ailleurs de leur capacité à s’approvisionner à l’échelle mondiale. 

Tout milite pour une réforme de fond et en premier lieu la remise cause de la loi de modernisation de l’économie de août 2008 qui paradoxalement ne figure pas à l’agenda des solutions. Il n’y a pourtant pas de fatalité à ce que la défense du pouvoir d’achat de nos concitoyens se traduise par la destruction d’emplois agricoles et industriels.

Un préalable à toute évolution est un minimum de transparence des chaînes de valeurs au sein des filières afin de mettre en lumière la part réelle des bénéfices en réintégrant l’optimisation fiscale… Les conventions tripartites pluriannuelles – producteurs, transformateurs et distributeurs – existent en droit. Fondées sur les principes du commerce équitable et la juste rémunération de tous les acteurs, elles peuvent devenir la norme d’échange d’une nourriture qui ne sera jamais une marchandise comme les autres. Notre longue et puissante tradition coopérative peut trouver là les ressorts d’une refondation qui la distingue durablement en matière de soutien public et de visibilité sur le marché. Cette marche en avant du prix, pour être efficiente, appelle non seulement à une harmonisation européenne mais aussi que soit reposés en des termes nouveaux le partage et la gestion prévisionnelle des volumes de production. Ces régulations attendues pourraient trouver appui sur la taxonomie européenne en matière de reporting extra-financier en cours de construction. Cette nouvelle comptabilité ouvre en effet des perspectives inédites non seulement comme indicateur commercial mais dans un renouveau des liens entre politiques publiques et entreprises. Elle ouvre par exemple la voie d’un impôt sur les sociétés indexé sur la prévention des risques sociaux et environnementaux. Le secteur agroalimentaire a, par sa nature, vocation à être pionnier du déploiement de cette nouvelle économie.

Le troisième angle mort est celui des coûts de production amont

Si le secteur aval de l’agriculture fait l’objet d’un débat public permanent, celui de l’agrofourniture est quasiment occulté. Or les règles économiques qui prévalent dans ce domaine, qui va de la chimie au machinisme et de la génétique à la pharmacie vétérinaire, sont tout autant constitutives du revenu agricole. Ce secteur fait également l’objet d’un profond mouvement de concentration. On y observe l’influence majeure des politiques fiscales trop souvent génératrices d’une économie déconnectée du réel. Il s’agit d’une part de la passivité vis-à-vis des pratiques de transfert de coûts liés aux statuts internationaux des firmes et d’autre part des mécanismes d’optimisation fiscale au niveau des exploitations qui encouragent un suréquipement structurel dans le machinisme. Rien n’interdit d’imaginer à périmètre budgétaire égal de s’affranchir de ces stratégies de pures opportunités au bénéfice d’une économie plus saine, accompagnant une agriculture de groupe et des choix d’investissements rationnellement plus économes en charges d’exploitation. Il convient a minima, pour sortir de cette zone d’ombre, de modifier le code rural et de la pêche maritime afin d’étendre les missions de l’Observatoire des prix et des marges au secteur amont.

Le quatrième angle mort est celui des aides publiques 

Les données fournies par le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire sur l’allocation des aides de la Politique agricole commune (PAC) indiquent qu’environ un quart des actifs perçoit deux tiers du montant total6Rapport de la commission d’enquête pesticides (tableau page 2017 « courbe de distribution des aides PAC »).. Un autre chiffre fondé sur un périmètre professionnel plus restreint fait état de plus de la moitié des aides allouée à un cinquième des agriculteurs. La répartition des aides est un levier essentiel de réduction des inégalités de revenu alors que l’agriculture est un des secteurs où elles sont le plus criantes. La part structurante des aides publiques dans cette injustice mérite un débat posé et serein autour de trois pistes de réforme si nous voulons évoluer vers un système plus équitable.

  • La première est celle de la différenciation des aides en fonction de la surface par actif avec pour référence la moyenne nationale (52 Ha en 2013, 69 Ha en 2023) qui a été interrompue en 2014. Cette mesure pourrait être utilement complétée par un plafonnement des aides au-delà d’une certaine limite de surface par actif.
  • La seconde a une visée à la fois sociale et écologique. Un calcul sommaire permet d’estimer à un milliard à court terme les besoins à court terme d’une consolidation des démarches agroécologiques7Rapport de la commission d’enquête pesticides (page 274 tableau « élément de réflexion en vue d’une nouvelle maquette budgétaire »). : plan de filière pour l’autonomie en protéine, mesures agro-environnementales et climatiques, agriculture biologique… Cet effort correspond à seulement 5% des masses budgétaires européennes et nationales8Ibid. dévolues à l’agriculture. Il passe par une révision anticipée du Plan stratégique national de la PAC qui révèle dès aujourd’hui son caractère conservateur quant au maintien des inégalités et son incapacité à sécuriser les transitions attendues.
  • La troisième piste est celle d’un système contracyclique permettant – à volume financier égal – de moduler les aides en fonction des prix afin de garantir une meilleure stabilité, notamment pour les filières les plus exposées aux cours mondiaux.

Le cinquième angle mort concerne les mécanismes de régulation des marchés

Après un mouvement de libéralisation symbolisé par la fin des quotas laitiers en 2015, l’Union européenne (UE) a timidement renoué avec la création de mécanismes de stabilité. Étonnamment, ils sont peu mobilisés par la France. C’est le cas des avancées européennes en matière d’associations d’organisation de producteurs (AOP) qui permettent de rééquilibrer les rapports commerciaux avec l’aval. Ces AOP, constituées par produits et sur de grands bassins de production, ont vocation à être les instruments de fixation d’un prix minimum garanti, documenté par les interprofessions et correspondant à un contexte pédoclimatique donné. Ce rééquilibrage des forces devra être finement articulé à celui traditionnellement opéré par les coopératives qui par essence mutualisent entre leurs adhérents les atouts et contraintes du territoire et des filières qu’elles ont investies.

Même remarque quant au trop lent déploiement des « programmes opérationnels » qui permettent d’accompagner l’évolution de l’offre en vue de sa meilleure adéquation tant aux attentes sociétales qu’à celles du marché. Et il en va de même pour la faible utilisation des instruments de gestion de crise de marché tels que les clauses de sauvegarde et le financement du stockage public et privé.

L’exemple du sucre illustre comment la fin des quotas betteraviers a provoqué un effondrement des cours en exposant les producteurs français à la concurrence de la canne à sucre brésilienne9Parti socialiste, Plan B comme Betterave, 3 octobre 2020. au seul bénéfice de l’industrie agro-alimentaire. Cette fragilisation économique est le grand non-dit des débats sur les dérogations pour l’usage des insecticides néonicotinoïdes. Pour mettre en œuvre une prophylaxie sanitaire sur trois années, la mise en œuvre de la combinaison de sept innovations agronomiques et génétiques10Ibid. supposait des mécanismes de régulation qui protègent le revenu des opérateurs agricoles et industriels. Le cas de la betterave est l’archétype du lien entre justice économique et transition écologique.

Le sixième angle mort est celui du commerce avec les pays tiers

Les études internationales telles que celles conduites sous l’appellation Agrimonde-Terra nous apprennent que notre planète dispose de suffisamment de ressources physiques pour nourrir près de 10 milliards d’êtres humains11« Étude prospective sur l’usage des terres et de la sécurité alimentaire à l’horizon 2050 », INRA, CIRAD, 2016.. Les conditions pour y parvenir sont quasiment toutes de l’ordre des régulations : accès au foncier, logistique et stockage des matières premières, production écologiquement intensive, évolution des habitudes alimentaires… et juste échange ! Dès lors, notre horizon politique est inévitablement celui de la remise en cause des accords de Marrakech (1994) et la fin du vieux cycle libéral. L’exception agricole et alimentaire se justifie pour lutter contre la faim, elle doit être pensée comme une arme de paix. Si nous faisons nôtre l’adage que « nous aurons besoin de toutes les agricultures du monde pour nourrir le monde12Que l’on doit à Edgard Pisani. », il est vital de stopper tout accord commercial qui, sous prétexte d’un troc avec un autre secteur économique, conduise l’agriculture d’un continent à en détruire une autre sur un autre continent.

L’invention d’une nouvelle architecture de coopération sur les enjeux alimentaires est un des grands défis du siècle. Dans cet esprit et à court terme, les clauses et mesures « miroirs » sont apparues comme un antidote aux concurrences déloyales. Nous devrons être attentifs à leur effectivité et à ce qu’elles ne deviennent pas des « miroirs aux alouettes » justifiant l’extension des accords commerciaux. La proposition de tolérance zéro pour les pesticides interdits dans les produits importés au sein de l’Union européenne et en parallèle l’arrêt d’exportation de ces mêmes produits illustrent ce que pourrait être la mise en œuvre de règles de réciprocité. Plus largement, une nouvelle étape consisterait en une inversion de la charge de la preuve, obligeant les opérateurs économiques qui exportent en Europe à démontrer, par un organisme tiers agréé par l’Union européenne, la conformité avec les standards imposés à nos producteurs13Proposition de résolution européenne n°2144..

Le septième et dernier angle mort est la question de l’énergie14Dominique Potier, « Le partage de la terre, condition de la planification écologique », Fondation Jean-Jaurès, 3 mars 2023.

Elle concerne l’agriculture en premier lieu par la place à venir d’un marché carbone aux contours encore flous. La pression va croître à mesure qu’est révisée, à la baisse, la capacité des forêts à être des puits de carbone. Comment sera régi demain ce qui pourrait devenir un levier financier majeur de l’économie agricole ? Une gouvernance et une taxonomie publique s’imposent si nous voulons éviter les effets d’opportunité oublieux de contributeurs historiques tel que le secteur de l’élevage herbager. La régulation devra également éviter le retour des « indulgences » : ces compensations « écologiques » de nos modes de vie qui ont des conséquences massives sur les cultures vivrières des pays les plus fragiles.

L’autre enjeu est celui du risque de compétition des sols entre production alimentaire et d’énergies. Il en va de la juste place de la deuxième génération de biocarburant dans le mix énergétique et dans nos assolements, mais également du partage de la biomasse avec la méthanisation. Celle-ci s’est développée suivant une cartographie qui ne reflète pas celle de la ressource. Les désordres écologiques et les prédations économiques qui en découlent nous invitent à repenser ses fondamentaux. Pour éviter toute concurrence avec l’alimentation, nous devons imaginer le scénario d’une méthanisation qui valorise exclusivement les déchets agroalimentaires et les effluents d’élevage en contribuant par là même à la réduction des émissions des gaz à effet de serre liés à leur stockage.

Dernier volet, l’énergie électrique d’origine éolienne et photovoltaïque. Si toutes les surfaces anthropisées sont efficacement mobilisées, l’impact sur la surface agricole peut être minime et, sous réserve du respect de règles strictes en matière d’agrivoltaïsme, un maintien de la production agricole est possible. Il demeure que même dans ces conditions, le choc du marché alimentaire et de celui de l’énergie peut provoquer un effet spéculatif et détricoter les droits fonciers pour le bénéfice de quelques-uns et au détriment de tous les autres. Planification territoriale, mutualisation et socialisation des terres concernées : les solutions existent et leur mise en œuvre dépend uniquement d’une vision et d’une volonté politique. 

Tous les débats provoqués par la crise agricole devraient prendre à bras le corps ces questions politiques. Le fait qu’elles soient aujourd’hui pour l’essentiel lettre morte traduit un manque de prospective mais révèle également des intérêts contradictoires qui ne sont pas arbitrés, générant par là même un verrouillage systémique. Dans une démocratie éprise du bien commun, les échanges en vue d’une sortie de crise par le haut devraient porter sur la planification écologique, les régulations économiques, le partage de l’effort au sein du monde agricole et le contrat social avec la Nation. 

Dans les années 1950 et 1960, un tel contrat fut acté par l’alliance éclairée d’une puissance publique et de la société civile. Incarnée par des hommes d’État comme Edgard Pisani, une révolution technique et sociale transforma notre espace rural. Cette révolution prit appui sur des politiques structurantes comme les lois foncières, le statut des coopératives, un système bancaire et la formation professionnelle. Elles eurent pour effet de mobiliser le meilleur de l’esprit d’entreprise dont le monde paysan a le secret : une alliance inédite de l’innovation et de la solidarité.

Le contraste est saisissant avec l’absence actuelle d’un récit humaniste porteur d’une possible réconciliation. La force d’un tel récit politique, c’est avant tout sa cohérence, cet alignement éthique entre la façon de faire son métier et une vision du monde. Nous proposons pour finir d’esquisser ce que pourraient être trois jalons symboliques d’un nouveau récit pour notre agriculture. 

La souveraineté alimentaire est devenue la pensée la plus communément partagée. Passage obligé de tous les discours sur l’agriculture, elle masque de trop nombreuses ambiguïtés. Il en est ainsi d’un souverainisme aux accents nationalistes de l’extrême droite. Pour d’autres, ce concept est à géométrie variable : les mêmes se veulent libéraux lorsqu’il s’agit d’exporter et protectionnistes face aux importations. Nous ne pouvons bâtir un projet solide sur de telles tartufferies. Notre attachement indéfectible à l’Union européenne nous rend exigeants envers elle et ce dans deux directions : une harmonisation sociale et environnementale qui correspond au dessein profond du Pacte vert et le renouveau d’un multilatéralisme fondé sur le juste échange et un authentique co-développement. Mireille Delmas-Marty nous offre les mots de cette clarification, la souveraineté alimentaire ne peut être solitaire. Notre premier jalon est celui d’une souveraineté solidaire. 

Les libéraux répètent à l’envi qu’il faut produire avant de partager. Ils oublient d’ajouter cette autre évidence dont l’agriculture a fait l’expérience dans son histoire : le partage est la condition d’une prospérité économique au long cours et pour tous. Les grandes régulations économiques comme celles du partage de la terre, de la mutualisation des moyens de production et de liens commerciaux équitables génèrent une économie in fine plus performante que les modèles fondés sur la prédation. Autrement dit, la révolution conceptuelle à venir est de considérer le respect des équilibres sociaux et environnementaux comme la source d’une vraie compétitivité. Notre second jalon est celui d’une production agricole résiliente fondée sur une économie sociale et territoriale à hauteur d’homme. 

Enfin, cette crise agricole révèle non seulement la question du sens du métier mais celle plus universelle de notre rapport à la nature. L’affirmation péremptoire selon laquelle nous avons la meilleure agriculture du monde est aussi peu féconde que la dévalorisation systématique des pratiques agricoles au nom d’une vision idéalisée de la paysannerie. Le nouveau contrat social doit s’enraciner dans une culture naturaliste qui permette de réconcilier nature et nourriture, le geste de produire et celui de prendre soin. Notre troisième jalon est une culture populaire du vivant ! 

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