La concentration, la dégradation voire parfois la prédation sont des menaces qui pèsent sur les terres agricoles. À cette problématique sociale, économique et écologique, cet essai répond avec trois éclairages – la géopolitique, le droit et la réflexion politique. Trois regards qui permettent, de manière indépendante et complémentaire, de poser les bases d’un projet politique fondé sur la redéfinition de la terre comme bien commun. Les auteurs proposent ainsi d’instaurer un système agricole qui soit juste, humaniste et équitable, capable de faire face aux enjeux mondiaux de l’alimentation pour tous et du changement climatique.
Table des matières
Introduction
Dominique Potier
Terres et inégalités : géohistoire d’une injustice explosive
Pierre Blanc
Le droit de la justice foncière du XXIe siècle
Benoît Grimonprez
Pour une relève générationnelle : éthique et politique du foncier
Dominique Potier
Regards croisés pour une nouvelle politique foncière
Les auteurs
Dominique Potier est agriculteur, député socialiste de Meurthe-et-Moselle et responsable de l’Observatoire de l’agriculture et du monde rural de la Fondation Jean-Jaurès. Il travaille notamment sur les enjeux d’une société civique, d’un nouvel âge de la mondialisation et de la transition écologique.
Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, docteur en géopolitique (HDR), Pierre Blanc enseigne la géopolitique à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux. Il est également professeur invité dans plusieurs universités françaises et étrangères. Chercheur au laboratoire Les Afriques dans le monde (Sciences Po/CNRS), il est rédacteur en chef de Confluences Méditerranée.
Benoît Grimonprez est docteur en droit et professeur à l’Université de Poitiers, où il enseigne le droit de l’agriculture et de l’environnement. Auteur de plusieurs études et ouvrages sur les politiques agricoles et alimentaires, il cherche à penser un véritable système juridique de la transition agroécologique.
Synthèse
Dans cet essai, Dominique Potier, Pierre Blanc et Benoît Grimonprez proposent un triple éclairage sur l’état d’urgence environnemental et social engendré aujourd’hui par le renouveau du processus d’accaparement des terres. Ils y plaident pour une politique foncière juste et durable combinant de manière cohérente deux types d’enjeux : les enjeux climatiques d’une part, concernant la santé des sols et la préservation de la biodiversité, et les enjeux socio-politiques d’autre part, liés aux impératifs de souveraineté et de dignité alimentaire, mais aussi d’égal accès aux ressources et à la propriété de la terre, seule garantie d’une relève générationnelle pour l’agriculture.
L’éclairage géopolitique apporté par Pierre Blanc fait apparaître le lien entre accaparement des terres, pouvoirs et conflits. L’analyse géo-historique du sol conçoit les rapports de force et de domination comme autant d’éléments d’une agropolitique du foncier, prenant la forme d’une boucle dans laquelle l’inégal accès à la terre est à la fois la cause et l’effet de tensions et d’instabilités politiques.
Pierre Blanc montre d’une part que de façon quasi systématique, les rapports de force internes ou externes aux États sont producteurs d’inégalité d’accès à la terre, fait particulièrement frappant dans les sociétés coloniales. L’appropriation des terres arables se fait au détriment des populations locales ; elle est l’empreinte de la domination coloniale et se manifeste dans la prolifération de grandes propriétés agricoles aux mains des colons. L’Amérique espagnole et portugaise fut le théâtre de l’établissement de régimes fonciers inégaux, entraînant des phénomènes de surconcentration et d’oligarchie foncière pérennes. Les XIXe et XXe siècles furent marqués par des phénomènes similaires en Asie ou en Afrique coloniale, notamment dans des contextes de colonisation de peuplement où l’arrivée massive de colon signifiait bien souvent appropriation massive et inégale du foncier agricole devenant l’outil de l’asservissement des populations autochtones.
Mais l’inégale répartition des terres est également source de conflits et d’instabilité politiques polymorphes : rébellions agraires, dérives autoritaires et guerres civiles sur fond d’inégal partage des ressources foncières constituent des séquences historiques que Pierre Blanc se propose d’analyser comme des « moments agropolitiques ». Ce tour du monde historique montre donc qu’il est tentant – voire possible – de proposer une lecture exclusivement agropolitique de l’histoire des conflits. Cette analyse nous met en garde contre les phénomènes contemporains de concentration foncière obéissant aux impératifs propres à un nouveau capitalisme agricole, qui, là où il agit, oppose le modèle de l’agriculture familiale à l’agriculture de firme. Qu’elle soit le fait d’États en guise de sécurité – de « souveraineté » – alimentaire ou d’investisseurs étrangers ou nationaux, cette nouvelle vague de concentration privative s’installe dans les failles creusées par la libéralisation et la dérégulation, qui entraînent dépossession des terres et déstabilisation. Elle est donc un facteur potentiel d’instabilité dans un monde certes plus urbanisé, mais où demeure, dans les pays les plus densément peuplés, une forte part de population rurale, et où la terre reste l’unique moyen pour résoudre l’insécurité alimentaire et répondre à l’objectif de nourrir toute l’humanité.
Il faut donc repenser la terre, et plus précisément la propriété de la terre, dont la définition légale doit enfin être en accord avec sa réalité scientifique et politique : elle est la ressource vivante du vivant, ressource commune de l’humanité et milieu de vie et de développement de la biodiversité. Cette définition juridique de la propriété de la terre guidée par un idéal de justice foncière doit être rendue possible par la conception d’une nouvelle politique du foncier agricole que Benoît Grimonprez appelle de ses vœux. L’inégal accès à la terre est avant tout un inégal accès aux produits de la terre. L’accaparement des surfaces productives entraînent la concentration des ressources économiques dans les mains de quelques-uns, au détriment des autres : les autres, ce sont les paysans privés de terre, mais aussi la relève agricole par les jeunes générations et, enfin, les générations futures qui se voient, elles, privées des bienfaits économiques, alimentaires et sanitaires d’un sol de qualité. En effet, la gestion court-termiste des sols propres à l’agriculture de firme s’illustre par des pratiques qui détériorent et appauvrissent les sols. Ce renouveau de la propriété foncière doit satisfaire les critères du « droit du sol » et du « droit au sol ».
D’une part donc, le sol ne doit pas être compris dans sa seule dimension économique. Son apparence juridique actuelle est celle d’une « propriété » comme une autre, c’est-à-dire d’un bien dont on peut jouir, disposer (abusus), que l’on peut aliéner tout en le rendant inaliénable : ce dont je jouis est ce dont l’autre ne peut pas jouir. Poser des bornes, c’est limiter les droits du voisin et, dans le même temps, mes droits au-delà de ce qui m’appartient. Or, parler d’un « droit du sol » c’est affirmer la possibilité d’un droit qui prenne en compte la pleine réalité de la propriété du sol : le propriétaire d’une terre étend nécessairement ses droits, car l’usage de ce bien particulier a toujours un impact sur l’environnement, sur ce qui le dépasse dans l’espace et dans le temps. La juste propriété du sol est celle qui prend en compte les propriétés du sol, qui perçoit et définit le sol comme une richesse complexe, fragile et vivante. La terre est enfin une portion du territoire et du paysage : en cela, la nature du bien « terre » complexifie l’idée même de propriété privée, dans la mesure où le propriétaire de la terre ne peut l’être entièrement, il n’est pas maître en son domaine. Dans son entreprise de requalification de la propriété du sol, le droit doit prendre appui sur sa réalité biologique et embrasser la multiplicité de ses valeurs (économique et écosystémique avant tout) et de ses usages, à travers une représentation vraie et globale, et non partielle et éclatée, répartie dans différents domaines du droit. Cela doit mener à des réformes visant la sanctuarisation des espaces naturels et agricoles et la lutte contre l’artificialisation. Il faut également garantir la jouissance à long terme des produits du sol, sur le plan quantitatif, ce qui passe par un recensement de l’état des sols au préalable d’une gestion concertée et déterminée par les autorités publiques des usages économiques du sol.
La propriété doit être reconsidérée au prisme de sa fonction première de partage et de limitation raisonnée, si elle veut en même temps garantir la possession juste de la terre, dont la dimension et l’usage essentiellement collectifs bannissent toute exclusivité. Le « droit du sol » doit être en effet être complété par un « droit au sol ». La terre est une richesse commune : elle est le bien commun de l’humanité, et la diversité de ses usages fait d’elle un bien « hors du commun » dont il faut garantir la disponibilité. Dans cette optique, l’accès à la terre, lieu du vivant travaillant à la survie et à la santé du vivant, relève des droits humains les plus fondamentaux. L’augmentation effrénée de la taille des exploitations réserve de fait leur acquisition à des firmes et prive l’agriculteur, devenu simple exécutant, de la propriété de la terre qu’il travaille. Le sol doit donc devenir ce qu’il est, à savoir un « commun » : ni propriété de l’État, ni bien privatif indifférencié. Pour Benoît Grimonprez, repenser la propriété foncière à partir d’une connaissance du sol, de sa réalité multi-dimensionnelle (biologique, économique, sociale…) conduit donc à la nécessité d’un renforcement des mécanismes légaux de contrôle et de régulation. Il appelle également à un renouveau du système de gouvernance appliqué aux sols, par la création d’une nouvelle autorité publique en charge notamment de l’arbitrage des situations de concurrence spatiale, et porteuse d’une véritable vision territoriale.
Dominique Potier propose une politique du foncier relevant de cette même vision du sol comme un « commun ». Il souligne l’urgence d’une politique visant le partage et la protection des sols, qui seule peut assurer l’existence d’une relève générationnelle agricole, garantie de l’agroécologie future. Il faut pour cela rétablir le lien entre propriété et travail de la terre, qui renverserait le processus de dépossession et d’accaparement en cours, fruit des dérives individualistes et libérales de la course à l’agrandissement. Garantir une relève, c’est donc garantir une justice sociale particulière : la justice foncière. Il faut donc penser une réforme profonde et systémique du foncier, apte à rompre le cercle infernal de l’« injustice foncière » dans lequel l’appauvrissement des hommes est produit et renforcé par l’appauvrissement, l’accaparement et l’artificialisation des terres. Sur cette base, Dominique Potier distingue cinq impératifs, propres à l’urgence écologique et sociale actuelle, qui sont autant de piliers pour une authentique politique du foncier. Il y a d’abord l’urgence globale de sécurité alimentaire pour tous. L’envergure nationale de la réforme doit prendre en charge l’ambition d’apporter une réponse au problème global de la sous-nutrition : il s’agit d’élaborer une politique consciente de nos interdépendances, visant à passer d’une « souveraineté solitaire » à une « souveraineté solidaire », selon la formule de Mireille Delmas-Marty. Il s’agit également d’imposer des limites, et pour cela de repenser la limite, non pas comme un moteur de privation de liberté mais au contraire comme un obstacle aux dynamiques de prédation et outil privilégié du partage juste, vecteur de prospérité. Troisièmement, Dominique Potier appelle de ses vœux une « troisième révolution » du monde agricole : après celle de l’émancipation de la féodalité à la fin du XVIIIe siècle et celle des « jours heureux » de l’après-guerre, il s’agit à présent de faire du sol le bien commun de la nation et d’inscrire ce principe dans la Constitution, et de faire de cette lutte contre la démesure un exemple pour la postérité de justice et d’égalité, fruits du travail des pouvoirs publics. Bien commun de la nation mais aussi de l’humanité, la terre est le lieu du vivant et de la santé du vivant. Une seule santé, « One Health », est le credo d’une politique de la justice foncière consciente de l’évidence qu’il n’y aura pas d’alimentation de qualité, ni de « dignité dans l’assiette » pour reprendre l’expression de Dominique Potier, sans protection des ressources du sol ; évidence qui est aussi celle d’un lien indéfectible entre (agro)écologie et humanisme. Le dernier pilier est celui d’un nouveau pacte rural-urbain : passer « d’une politique des lieux à une politique des liens ».
Ces réflexions, menées au travers de trois prismes disciplinaires différents, ces regards croisés sur l’objet « sol » face aux enjeux contemporains mènent au constat de l’urgence politique, sociale et écologique de l’avènement d’une justice foncière. Le dialogue qui clôt l’ouvrage témoigne de cette conviction partagée par les auteurs, qui guide l’élaboration de propositions concrètes. Elle est au fondement d’une politique du foncier, motivée par l’urgence d’une gestion long-termiste, humaniste et équitable du sol et de ses ressources, enrichie par le droit et appuyée par l’analyse géo-historique.