Pacte, loi d’orientation et d’avenir agricoles : l’impossible New Deal ?

Depuis l’annonce par le président de la République d’un « paquet législatif » agricole, les concertations vont bon train. Mais les grands enjeux d’une réforme d’ampleur sont-ils pour autant posés ? Benoît Grimonprez, professeur en droit de l’agriculture et de l’environnement, plaide pour que, au-delà de mesurettes faites par les agriculteurs pour les agriculteurs, un véritable projet agricole pour la France soit élaboré.

À la surprise générale, le président de la République a annoncé, pour la fin de l’année, un « paquet législatif » agricole, comprenant un pacte-loi d’orientation et d’avenir pour l’agriculture. Tout un programme ! Depuis, une consultation publique a été lancée, les concertations s’enchaînent et les contributions pleuvent pour composer un texte qui part d’une feuille blanche. L’initiative ne laisse d’interroger tant l’exécutif, sur la question agricole, ne brille pas par son volontarisme politique.

Le ministère de l’Agriculture dit vouloir mettre à l’ordre du jour quatre sujets : l’orientation et la formation ; la transmission des exploitations ; l’installation des jeunes agriculteurs ; enfin la transition et l’adaptation face au climat. Ces thématiques, pour n’être pas nouvelles, sont au moins consensuelles – qui peut être contre ? Le champ très balisé et lénifiant de la réflexion fait donc douter d’une loi agricole qui serait foncièrement différente des autres.

J’en veux pour preuve que les grands enjeux d’une réforme ne sont pas véritablement posés. Je les réduirai – telle une sauce – à trois questions : quel projet agricole pour la France ? Au moyen de quels instruments ? Pour quelle gouvernance ?

Objectif nul ou lune ?

Prendre des mesures sans énoncer ce que l’on veut politiquement est comme mettre la charrue avant les bœufs. Au commencement, la plume du législateur doit tracer un chemin, dessiner un imaginaire collectif. À ce stade, c’est un brouillon. Je schématiserai en disant qu’il y a deux scénarios sur la table.

Soit se contenter d’un objectif a minima : toiletter, réviser, mettre à jour le logiciel normatif depuis la dernière vraie loi agricole de 2014 sous Stéphane Le Foll. Service minimum ! Il faut bien un texte du genre sous la double présidence Macron. Il n’est pas exclu que là soit toute l’ambition. Après les remous de la loi sur les retraites, revenir à la solution de facilité. Graisser la machinerie juridique pour améliorer la formation des agriculteurs, favoriser la transmission et la reprise des exploitations, permettre de nouveaux investissements, ne mange pas de pain : ces mesurettes sont – en apparence – débarrassées de toute charge politique et ne touchent pas aux grands équilibres.

Soit le gouvernement opte pour un objectif a maxima. Posture réformatrice où le politique « oriente », comme naguère le grand Pisani, l’« avenir » du modèle agricole. Le mot « pacte » évoque même un nouveau contrat social conclu entre l’agriculture et les citoyens, un « donnant-donnant » où chaque partie abandonne une part de sa liberté pour gagner en sécurité.

Je souscris personnellement à l’idée de ce remariage, tant la crise de confiance est forte entre le monde agricole et le reste de la société. Ce sont des polémiques permanentes et des conflits qui montent sur les sujets comme l’eau, les pesticides, la biodiversité, l’alimentation… Ces tensions, si elles témoignent d’incompréhensions mutuelles, ne sont pas que le fait de citadins déconnectés de la ruralité. Les études scientifiques, par centaines, accablent aussi la façon moderne de produire notre nourriture. Pour ne prendre qu’une publication récente du CNRS, l’intensification de l’agriculture serait responsable du déclin de 60% des populations d’oiseaux en milieu rural.

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New Deal agricole

Si « pacte » il y a, il devrait, à mon sens, contenir deux choses élémentaires : des garanties pour les agriculteurs, en échange de garanties par les agriculteurs.

La société doit assurer à son agriculture les moyens de faire face à un avenir incertain. On obtiendra des mutations de la sphère agricole si et seulement si on fait, collectivement, des efforts pour elle : sur l’accès à l’eau, sur les aides publiques, sur la simplification administrative, sur la régulation des marchés (foncier, denrées…), sur la protection contre les aléas (climatiques, économiques, sanitaires…), sur des prix rémunérateurs, sur la possibilité de se regrouper pour peser face à la grande distribution. Autant de points sur lesquels il faut une puissance publique forte qui reconnaisse et promeuve une véritable « exception agricole » à la loi du marché.

Cela dit, les avantages que je viens de citer, contrairement au discours syndical traditionnel, ne sont plus des dus inconditionnés. Ils font partie du « pacte », en tant que contrepartie d’obligations exigées par la société. L’agriculture doit ainsi signer pour des changements profonds de pratiques. Au siècle dernier, le fait de nourrir la population justifiait à lui seul l’exception agricole. Ce temps est révolu. Quelles que soient les menaces qu’on fait planer sur la sécurité alimentaire, il n’est désormais plus pensable de produire animaux et végétaux sans engagement ferme sur le partage des ressources (foncière, eau), sur l’usage des intrants (engrais, pesticides), sur la lutte contre le changement climatique, sur la protection de la biodiversité – qualités des sols, des infrastructures semi-naturelles (prairies, arbres, haies…) – ou sur l’alimentation durable et locale.

Grandes manœuvres pour petites marges

Après l’exposé général des motifs de la loi, c’est l’intendance juridique, avec toute son artillerie, qui doit suivre. Quels sont les outils que le législateur pourrait forger ? Ne s’est-il pas lui-même, par ses récents errements, condamné à l’impuissance ? Le fait est que beaucoup de textes en lien avec l’agriculture ont déjà été pris, dans le désordre : le plan stratégique national associé à la nouvelle PAC, la loi « Climat et résilience », les lois « Egalim » 1, 2, et 3, la loi réformant l’assurance récolte, la loi dite « Sempastous » sur le contrôle du marché des parts de sociétés, la loi sur l’accélération des énergies renouvelables… Toutes ces dispositions, qui occupent depuis des années l’administration centrale, entrent à peine en vigueur. Comment imaginer qu’on puisse les remettre sur le métier ? Parole de président de la République : surtout ne pas édicter de nouvelles normes tant qu’on n’a pas appliqué celles existantes ! Alors sur quoi légiférer ? Il y a toujours matière à régler superficiellement des détails techniques, mais s’attaquera-t-on aux vrais sujets de fond ?

Lignes telluriques

La terre demeure le centre du système agricole autour duquel gravitent la vie des entreprises et le renouvellement des générations de cultivateurs. Qu’est-ce qu’une loi agricole qui ne plongerait pas ses racines dans le foncier ? Une nième loi Egalim ! Il y a quatre ans déjà, le gouvernement avait promis une grande loi foncière, puis avait calé en rase campagne. Puisse-t-il enfin déterrer la hache.

Il y a peu de chance que la prochaine loi rembraye sur la préservation des terres agricoles et la lutte contre l’artificialisation. Affaire d’urbanisme, dira-t-on, et qui a été traitée ad nauseam par la loi « Climat et résilience » de 2021. La tendance serait plutôt d’assouplir la mise en œuvre du zéro artificialisation net (ZAN) face à la fronde des petites communes rurales qui sont les premières concernées par la sobriété foncière. Avouons que cela ferait tache dans une loi agricole !

Non, c’est sur la régulation du marché foncier rural, sur la concentration des fermes, sur l’accès à la terre, que le législateur est attendu au virage. Le hic est que la loi « Sempastous » sur les prises de contrôle de sociétés agricoles est passée par là et que, après trois laborieuses années d’élaboration, elle s’applique tout juste. Kafkaïenne, mal ficelée, truffée d’exceptions, on sait déjà qu’elle ne fera pas la maille. Nonobstant, l’actuel pouvoir ne devrait pas renier son œuvre de sitôt. Alors que c’est bien à une remise à plat de l’ensemble du système de contrôle de l’accès à la terre qu’il faudrait procéder. J’en ai donné les contours dans mon article pour la Revue de droit rural intitulé « Nouvelle utopie foncière : pour une autre régulation de la maîtrise du foncier » et dans La terre en commun. Plaidoyer pour une justice foncière : une fusion des dispositifs relatifs aux mutations de propriété, de jouissance et de parts de sociétés, sous la tutelle d’une autorité publique unique ; l’élargissement de la régulation au « travail délégué » – ce qu’on appelle aussi la prestation de services agricoles –, moyen qui permet aujourd’hui de maîtriser des surfaces productives en dehors des radars ; une planification de l’usage des sols à travers des schémas territoriaux tournés vers la transition agroécologique.

Totem du droit rural, le statut du fermage est aussi dans la ligne de mire. Unanimement décrié (formaliste, rigide, peu rentable, productiviste), personne n’ose pourtant proposer de le refondre. On attend des représentants des bailleurs et preneurs qu’ils tombent d’accord. Bon courage ! De là vient que seules des mesures techniques anecdotiques sont balbutiées, récemment dans une proposition de loi promise à rejoindre le prochain train législatif. Or, moderniser le bail à ferme, qui couvre quand même 70% de la surface agricole utile française, suppose de trouver de nouveaux équilibres, donc de bousculer les rapports de force. Quelques suggestions du chef.

À commencer par refaire pencher le bail à ferme du côté du propriétaire. Antisocial ? Pas quand on garde son sang-froid et qu’on regarde la nouvelle sociologie : de plus en plus souvent, les petits bailleurs font face à de grands fermiers. De sorte qu’il faut rendre le fermage plus attractif pour les premiers – afin qu’ils consentent à louer – mais aussi permettre de brider un peu la sacro-sainte liberté d’exploiter des seconds. L’idée serait de réveiller la fonction environnementale de la propriété rurale et du bail par une salve de mesures : état des lieux obligatoire de la qualité des sols ; liberté de stipulation des clauses environnementales ; clauses d’objectifs agroécologiques à atteindre moyennant une variation possible du loyer dans le temps ; transposition aux baux ruraux environnementaux de la fiscalité des baux à long terme ; possibilité pour le bailleur de récupérer ses terres au motif d’une exploitation agroécologique ou biologique.

Corrélativement, on pourrait imaginer que le fermage en finisse avec certains tabous. Le carcan familial d’abord. Il est contreproductif, à l’heure où il faut attirer les repreneurs, de ne pas permettre de transférer la jouissance des terres à des étrangers à la relation filiale. Le dogme de l’incessibilité du bail ensuite. Il serait possible d’admettre que le bail circule sur la base de certains critères. Plus que l’étiquette de la personne, c’est la qualité du projet de reprise qui devrait compter ! Il faudrait bien sûr veiller, par une régulation aiguisée, à contrer toute forme de spéculation lors de l’arrivée d’un nouvel exploitant.

Enfin, il pourrait être pertinent de « ruraliser » un bail à ferme aujourd’hui exclusivement agricole. Par-là, je veux signifier qu’on doit permettre aux terres louées de remplir leurs multiples fonctions (agricoles, écologiques, énergétiques…). Cela peut, par exemple, passer par des formes de jouissance simultanées ou alternatives (comme en montagne), ou par le droit de pratiquer des sous-locations partielles (où une portion de la rente remonterait aussi au bailleur). N’ayons pas peur d’ouvrir le fermage au partage dès lors qu’on s’assure que la production agricole reste bien effective et l’usage principal du foncier.

Changer l’eau : en vain

L’eau est l’autre grande ressource de l’agriculture génératrice de tensions par temps de changement climatique. On pourrait naïvement croire que c’est le sujet phare de la prochaine loi d’orientation agricole. Les assises de l’eau en 2019, le Varenne agricole de l’eau en 2022 et le plan du gouvernement pour favoriser la sobriété hydrique de la société en 2023 n’ont encore accouché d’aucun texte important. L’agriculture est au centre de la plupart des mesures préconisées, qu’il s’agisse de modèles productifs moins consommateurs, de répartir plus équitablement les volumes prélevables, ou encore de favoriser l’infiltration de l’eau dans les sols. Pourtant, je doute de la volonté du législateur ici de se mouiller. Parce que la question est houleuse, et parce qu’il est hasardeux de traiter de l’usage agricole de l’eau indépendamment des autres usages.

Du reste, quel discours pourrait bien servir la loi en l’occurrence ? S’agirait-il, à l’image de la proposition de loi sénatoriale sur un « choc de compétitivité en faveur de la ferme France », d’affirmer que les projets de stockage (c’est-à-dire les « bassines ») sont d’intérêt général majeur ? C’est un peu court ! Si un véritable « pacte » devait être noué, il devrait trouver un subtil équilibre entre une relative sécurisation de l’accès à l’eau (stockage intelligent et raisonné, nouvelles ressources) pour les paysans et la reconception de systèmes de cultures adaptés à la nouvelle donne climatique. En résumé, adjoindre à une logique purement quantitative (définition de volumes prélevables) une dimension qualitative basée sur l’art et la manière d’utiliser l’eau. De ce principe écrit dans la loi découleraient des engagements précis, formalisés par contrats, territoire par territoire.

Le climat, pour ne pas changer

Sur le thème toujours du changement climatique, on peine à déceler les propositions de l’exécutif. Concernant le volet adaptation de l’agriculture, une loi a déjà été prise en 2022 sur la réforme de l’assurance récolte ; elle aussi est en phase de rodage. Il y a davantage matière à agir sur le plan de la culture elle-même. Les grands tenants du changement sont connus : modification des assolements, déploiement de pratiques plus agroécologiques (allongement et complexification des rotations, techniques de conservation des sols, restauration d’habitats semi-naturels), ou encore innovation variétale pour bénéficier de semences plus résistantes aux aléas (ravageurs, sécheresse). La pression climatique, parce qu’elle interpelle les agriculteurs, est finalement l’occasion unique d’entreprendre une bascule que les politiques sur la biodiversité, la santé ou l’alimentation ont échoué à réaliser.

Mais une nouvelle fois, problème de tempo. Beaucoup de ces points font partie du plan stratégique national français (PSN), via notamment ce qu’on appelle l’éco-régime, adopté dans le sillage de la récente réforme de la politique agricole commune (PAC). On imagine mal le gouvernement, à peine ces conditions définies, rebricoler d’autres règles structurelles.

Plus douloureux encore pour l’agriculture, il y a sa participation à l’effort de guerre climatique, je veux dire l’atténuation du réchauffement. Le volet développement des alternatives aux énergies fossiles semble – je dis bien semble – avoir été épuisé par la loi sur l’accélération des énergies renouvelables du 10 mars 2023. Les autres grands leviers sont la réduction du cheptel bovin et des engrais azotés, puis le stockage du carbone.

Nonobstant les préconisations de la Cour des comptes, aucun pouvoir politique n’actera une baisse de l’élevage en France. Parce que c’est un secteur qui souffre de la crise sociale et économique ; parce que conduit extensivement, il façonne, entretient nos paysages et contribue à la vitalité des territoires ruraux ; et parce que cette stratégie folle anti-vaches ne ferait que doper les importations de viande et produits laitiers. Au final, on aura juste délocalisé hors de nos frontières la production de gaz réchauffants.

La question des engrais avait été caressée par la loi « Climat » avec, dans les tuyaux, un plan de diminution et une hypothétique taxe. Il faudrait reprendre à la base ce chantier, en combinant objectifs à atteindre, mesures incitatives (via des dispositifs de labellisation ou de rémunération) et mesures coercitives, notamment au nom de l’amélioration de la qualité des eaux bien trop polluées par les nitrates. Toutefois, sans approche globale de la fertilisation des cultures et de la fertilité des sols, on risque de simplement augmenter les coûts de la production française, alors pénalisée par rapport à ses concurrents. C’est à l’aune d’une véritable transition agroécologique qu’il faut concevoir l’usage raisonné des engrais en pensant, surtout, les complémentarités entre productions animale et végétale pour des sols en meilleure santé.

Les sols justement sont une part essentielle de la solution climatique, grâce à leur capacité de stockage du carbone. Or, malgré les discours et des initiatives scientifiques du type « 4 pour 1000 », ce service écosystémique rendu par les sols est très loin de se généraliser. En l’occurrence, s’il s’agit uniquement de revoir les modalités d’un label, comme celui « bas carbone », pas besoin d’une loi. D’ailleurs, le problème de ce genre de labellisation est que plus vous augmentez ses exigences en termes de performance environnementale, moins il attirera d’entreprises. Sortir de la transition de niche suppose des mesures bien plus structurelles qui hissent la protection des sols comme règle pivot de l’exploitation agricole.

Les pesticides dans l’air du temps

Les produits phytosanitaires sont l’un des sujets irritants du moment où le politique, en général, tient des discours à géométrie très variable. Force est d’observer que la société civile nourrit de grandes attentes sur la moindre utilisation de produits chimiques dans les champs. Est-il possible pour la prochaine loi de ne pas du tout en parler ? Et si, au contraire, elle osait poser les termes – pas si simples – du débat ? À savoir, d’un côté : le maintien de la productivité agricole et de la compétitivité des entreprises ; des produits alimentaires à bas coût (nonobstant l’inflation conjoncturelle). De l’autre : des pollutions diffuses onéreuses pour la collectivité et dégradantes de la nature ; un problème de santé publique ; des systèmes agricoles simplifiés et peu résilients ; une forte demande du marché pour des produits « sans ».

Mais il y a un problème de taille : la répartition des compétences entre les États membres et l’Union européenne. Faire cavalier seul sur les pesticides, c’est aujourd’hui risquer la chute. Les États, France y compris, préfèrent s’en remettre à l’évolution du cadre juridique européen (qu’en coulisse ils combattent) ! En témoigne l’épisode médiatisé du S-Métolachlore, herbicide que l’Anses a dit vouloir interdire pour préserver la qualité des eaux. Réaction immédiate du ministre de l’Agriculture français : l’Europe, sinon rien ! Pas question de s’infliger des normes environnementales plus contraignantes que nos voisins. Compétitivité, quand tu nous tiens !

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à faire au plan national tant qu’on ne s’est pas accordé à 27 ?  Pour rappel, les lois d’avenir de 2014 et Egalim de 2018 contenaient un volet pesticide qui a fait progresser le droit. En outre, la jurisprudence administrative pousse fortement à durcir la réglementation française afin de mieux protéger les riverains et les ressources en eau (régulièrement contaminées par les molécules épandues sur les cultures). Enfin, il existe un programme national, baptisé Ecophyto 2+, censé permettre de réduire les impacts et les usages de produits phytosanitaires. Uniquement basés sur l’incitation, l’expérimentation et la recherche – la méthode Coué ! –, les plans successifs (depuis 2008) ont brillamment échoué à atteindre les objectifs visés. Et si on profitait du prochain nouveau plan pour changer radicalement de mode d’action, avec une loi qui acte une véritable réduction progressive des pesticides, mesures substantielles à l’appui (rétributions, taxation, assurance, labels, contrats territoriaux, réforme du conseil agricole) ?

Par-delà l’économique et le réglementaire

Pour rédiger un texte tel qu’un projet de loi d’orientation agricole, il faut une ligne éditoriale. J’en suggère une au ministre de l’Agriculture, qui tient en deux idées fondamentales. La première : relier, connecter, au lieu de séparer et de compartimenter les questions comme il le fait hélas trop souvent. Relier d’abord l’économique, le social et l’environnemental, c’est-à-dire réfléchir à des outils qui associent « systématiquement » ce triptyque. Relier ensuite les différents genres de mesures et de politiques publiques : ni le tout réglementaire, ni le tout finance, mais trouver les bonnes combinaisons, le bon dosage entre la carotte et le bâton. L’équilibre est le secret : il ne peut y avoir de bonnes mesures réglementaires sans mesures économiques (accompagnement, compensation des contraintes), ni de bonnes mesures économiques (par exemple des aides) sans cadre réglementaire strict, sous peine – comme on l’observe en ce moment – de gaspillage d’argent public. Quand la profession agricole, tel un mantra, répète « pas d’interdictions sans solution », on se doit de psalmodier : « pas de solutions sans interdictions » non plus. J’ai l’impression, mais je peux me tromper, que l’efficacité d’une politique publique passe par de la cohérence, de la visibilité sur le long terme et des limites claires pour les administrés. C’est le père de famille ici qui parle !

Montée en gamme juridique

S’il devait y avoir un second mot pour qualifier le prochain pacte agricole, ce serait la qualité. Je pense d’abord à la qualité au sein des normes rurales. La politique agricole du XXe était imprégnée, obnubilée par les logiques quantitatives (rendement, taille des fermes, quantité d’eau ou de substances consommée…) : tout le système tournait autour du « combien ». Sacralisation du chiffre ! Aujourd’hui, notre société insiste, au-delà de la quantité, sur la qualité pour retrouver du sens : elle veut savoir « comment » on cultive, on traite et élève les animaux, « comment » on utilise l’eau, mais aussi pour quoi faire (la filière qu’il y a derrière) ? C’est cette dimension qualitative qu’il convient de mettre à l’honneur dans le droit, en cernant mieux ses aspects (sociaux, éthiques, économiques…) et sa complexité.

J’irai ensuite jusqu’à parler de la qualité des normes agricoles elles-mêmes. Sujet tabou, surtout dans les hautes sphères. On préfère évoquer l’inflation législative – toujours le nombre ! –, mais occulter la médiocrité abyssale des textes de l’époque, tout particulièrement quand ils touchent le milieu rural. Le problème est si grave que la réglementation en vient à devenir l’ennemie de l’action publique (notamment écologique), et surtout l’ennemie des paysans qui, chaque jour, subissent jusqu’à l’écœurement, parfois le suicide, son extravagance, son incohérence, son inintelligibilité. Oui, les mauvais textes peuvent tuer ! D’où le soin, presque religieux, qu’un pouvoir doit accorder à leur rédaction pour ne pas tomber dans la tyrannie.

Gouverner l’agriculture autrement

Je vais être encore plus cynique. Les outils, même les plus beaux sur le papier, demeurent inopérants si on ne les manie pas correctement ou si on les détourne de leur fonction. Toute politique, au final, dépend des hommes qui la mettent en œuvre ! Comment maîtriser, un tant soit peu, cette variable humaine, trop humaine ? J’ai la faiblesse de répondre par la gouvernance, c’est-à-dire le mode d’organisation de la prise de décision.

L’actuelle gouvernance du secteur agricole a plus d’un défaut. Trop centralisée. Pire, endogame. Même au niveau des territoires, elle reste l’apanage d’un État, rapetissé à la personne du préfet. Le problème est que cette administration déconcentrée est aussi dépassée, débordée, démunie pour faire appliquer des règles par milliers. C’est manifeste sur la régulation du marché foncier (volontiers abandonnée aux SAFER), les épandages de pesticides, d’engrais… De plus, l’État, quand il consulte ou négocie, a pour seul interlocuteur les instances professionnelles (syndicats, chambres d’agriculture…). Cette gouvernance par la minorité n’est donc pas inclusive de la majorité des parties prenantes du territoire (habitants, consommateurs, entreprises) ; d’où une politique agricole hermétique et isolée des autres acteurs et des autres stratégies locales.

La question est : peut-on réformer en profondeur l’agriculture sans changer de gouvernance ? Je crains que non. La gouvernance à imaginer serait, d’une part, décentralisée. Le sens de l’histoire est de ramener la politique agricole dans le giron des collectivités locales (communautés d’agglomérations ou de communes par exemple). Le mouvement a débuté. Son corollaire est l’instauration, au niveau territorial, d’une véritable démocratie agricole et alimentaire. Elle aurait ses institutions, ses documents de planification, ses ressources propres (financières, pouvoirs de police). Les « plans alimentaires territoriaux » (PAT) s’inscrivent dans cette philosophie ; sauf qu’ils ne sont, pour l’heure, qu’un os à ronger donné aux communes. Fin stratège, l’État a volontairement « castré » les PAT en les privant de la moindre portée normative. Chacun sait mais tait que ce ne sont pas des diagnostics, de l’animation territoriale et des financements sur projets qui modifieront in situ les rapports de force agricoles et présideront au partage de la précieuse terre.

La gouvernance agricole mériterait, d’autre part, d’être unifiée. L’idée est de rassembler des compétences et des instruments aujourd’hui dispersés. Je pense, par exemple, à tous les régimes de contrôle du marché foncier (jouissance, propriété, parts sociales) qui devraient être fondus dans le même chaudron et revenir à une même instance, mais aussi à des schémas directeurs territoriaux, sur le modèle du SCOT, qui englobent la question agricole dans l’idée d’atteindre une véritable cohérence des politiques relatives à l’usage des terres. Ces missions pourraient incomber à une autorité publique unique dédiée, comme on voudra, soit à la question foncière (un « office foncier »), soit à la question agricole (une « maison de l’agriculture »). On y retrouverait des organes délibératifs (type « parlement du foncier »), mais aussi exécutifs pour faire appliquer le projet décidé localement. Il est primordial que l’instance, à travers ses statuts et sa forme, soit au service de l’intérêt général et non de ses propres intérêts (toute ressemblance avec des structures existantes serait purement fortuite !). Ce qui implique nécessairement des ressources financières exclusivement publiques, une composition élargie à l’ensemble du corps social et réellement représentative de celui-ci et une application stricte du projet de territoire défini démocratiquement. Ces principes posés, il n’existe plus d’obstacle à que les SAFER, voire les chambres d’agriculture, relookées façon XXIe siècle, endossent ce rôle.

Ce genre de New Deal, ou une autre version plus correcte politiquement, a-t-il la moindre chance de voir le jour à brève échéance ? Tout dépend, à vrai dire, de la place, grande ou petite, que le ministère laissera aux organisations professionnelles agricoles dans la confection même du projet de loi future. Car l’objectif, par essence corporatiste, de ces réseaux ne sera jamais de bouleverser un certain « ordre éternel des champs », pour reprendre le titre de l’essai de Roland Maspétiol1Roland Maspétiol, L’Ordre éternel des champs, Paris, Librairie de Médicis, 1946.. Et si une loi d’orientation agricole n’était pas qu’une loi faite par les agriculteurs pour les agriculteurs ?

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    Roland Maspétiol, L’Ordre éternel des champs, Paris, Librairie de Médicis, 1946.

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