Revenu universel : « sans amour propre, on est foutu »

Ceux qui sont opposés au principe même d’un revenu universel d’existence ont raison de traiter ses partisans de rêveurs. Car l’alternative à la création d’un revenu universel est un cauchemar, nous dit Denis Quinqueton qui évoque, pour Esprit critique, le dernier ouvrage de Julien Dourgnon, Revenu universel. Pourquoi ? Comment ? (Les Petits matins, février 2017, 128 pages, 12 euros).

L’économiste Yanis Varoufakis, ancien ministre du premier gouvernement Tsipras, précise, à l’occasion d’une interview dans The Economist le 31 mars 2016, les données du débat : «Le consensus prévalant depuis les années 1950 porte sur la protection sociale, non sur le revenu de base. Mais aujourd’hui, le défi est tout autre : soit nous irons vers un revenu de base chargé de réguler cette nouvelle société qui est la nôtre, soit nous irons vers des conflits sociaux de grande ampleur, exacerbés par la xénophobie et la question des réfugiés ».

Julien Dourgnon livre, aux éditions Les petits matins (co-édition Institut Veblen), un ouvrage sur cette idée travaillée depuis quelques temps maintenant par des économistes, des activistes, des sociologues, et dont Benoît Hamon, le candidat socialiste à l’élection présidentielle, s’est saisi.

Comme souvent quand il s’agit vraiment de penser l’avenir, le débat politique a renvoyé beaucoup de fantasmes et caricatures. Jugez plutôt. Il serait un appel à l’oisiveté. Il reviendrait à tirer trop tôt les conséquences de la raréfaction du travail, jugée conjoncturelle. Il constituerait une folie économique à côté de quoi les nationalisations de 1981 sont les marques d’une politique thatchérienne. Et puis, l’universel, habituellement porté aux nues en France, fait tiquer et alimente les caricatures : quoi ? Bernard Arnaud ou Liliane Bettencourt le toucheraient aussi ?

En 130 pages, l’économiste Julien Dourgnon tire les choses au clair et répond à la promesse du titre de son livre. C’est utile, pédagogique et bienvenu car, en avançant la proposition – un brin culottée – de revenu universel, la social-démocratie française pose de manière significative la question qui est la raison d’être du camp progressiste des démocraties : comment repartit-on les richesses créées ? Cela nous paraît bizarre car voilà vingt-ans ans que, sous le coup de la domination culturelle du libéralisme économique, nous avions renoncé à poser cette question autrement qu’à dose homéopathique, de peur sans doute d’apparaître incapables de gouverner, pardon, de « gérer ».

Bref, commençons par cet universel qui gratte tant. Pourtant, l’assurance maladie est universelle. « Les ménages les plus modestes ont, en moyenne, des dépenses de santés légèrement supérieures à celles des foyers les plus aisés, tandis que ces derniers contribuent plus fortement au financement de l’assurance maladie », note Julien Dourgnon. Il poursuit : « ce système universel opère donc un large transfert de revenus des plus riches vers les plus pauvres. Il peut en être de même avec le revenu universel : tous en sont bénéficiaires, mais les mieux dotés en seront les principaux financeurs ». Et ne perdons pas de vue que l’universel est un important ingrédient du contrat social, aujourd’hui en lambeaux, qu’il nous fait retisser.

Si ce contrat social est en lambeaux, c’est notamment à cause d’un partage trop inique du travail et des revenus. « Depuis 1975, aucune des politiques publiques mises en œuvre n’est venue à bout du chômage de masse. Ni celles visant à maintenir la capacité de l’individu à occuper un emploi grâce à un accompagnement social et matériel (formation, revenu de substitution, etc.); ni celles cherchant à réduire le coût du travail pour l’employeur (…). Même les deux réductions de la durée légale du travail, en 1981 (le passage de 40 heures à 39 heures et la cinquième semaine de congés payés) et en 1998 (le passage aux 35 heures) ont seulement permis d’amortir la hausse du chômage en créant des emplois ; elles n’ont pas “inversé la courbe” ». Chacun peut vérifier le constat fait par Julien Dourgnon. Nous vivons, en effet, avec le chômage de masse depuis quarante ans. Ne serait-elle pas là, la folie économique ?

Au contraire, en abordant, au fil de quatre chapitres, la question du financement, Julien Dourgnon propose de revenir à la raison d’être et à la définition du revenu universel (RU) : « le RU s’inscrit dans un processus général d’évolution du salariat (…). Cette approche détermine en partie la manière d’aborder sa mise en œuvre et les moyens – notamment financiers – à mobiliser ». Voilà qui nous place assez loin d’une quelconque « folie ». Il poursuit : « le RU est un dû sous forme de revenu primaire, il ne peut pas relever d’une logique de solidarité envers les plus pauvres ». Un peu plus loin, il rappelle que « le RU, censé restituer à la société une part de la production à l’occasion d’une nouvelle étape de socialisation du revenu national, ne peut se contenter de réallouer, en les simplifiant, les aides existantes. Il doit donc s’appuyer sur de nouvelles formes de recettes, dans un objectif de réduction des inégalités ».

Les stratégies de financement font généralement preuve d’innovation. Car comme il le fait observer au lecteur, nous manquons de précédents. « Si l’absence d’expériences antérieures constitue un handicap, elle ne rend pas la mise en œuvre du RU inaccessible pour autant », note-t-il. « À notre sens, trois stratégies peuvent être distinguées : l’une consiste à faire muter progressivement les dispositifs existants vers plus d’universalité et d’inconditionnalité ; une autre passe par la transformation de fond en comble du système fiscal, permettant de fixer d’emblée le RU à un niveau relativement élevé ; une dernière prévoit une montée en charge progressive dans un cadre défini des le départ », écrit-il avant d’explorer ces trois stratégies.

Que l’on prenne en considération le temps long ou le temps court, on ne peut que se rendre à l’évidence, le travail a tendance à se raréfier. Et ça tombe assez bien car c’est une partie du sens de l’aventure humaine : faire plus en fournissant moins d’effort à force de technicité et d’organisation. « Entre 1850 et l’an 2000, la population double tandis que la production (estimée par le PIB) est multipliée par dix », observe Julien Dourgnon. Et si l’on se cantonne au temps court, on note que « entre 1980 et 2014 [la production] double, passant, selon la mesure du PIB, de 1000 milliards à 2000 milliards d’euros, alors que la population française n’augmente que de 20% ». Enfin, observe-a-t-il encore, « si 41 milliards d’heures étaient mobilisés pour atteindre cette production de 1000 milliards d’euros en 1980, il n’en faut plus que 40 milliards (soit 3,12% de moins) pour produire le double aujourd’hui ! ». Quant aux nouvelles technologies créatrices d’emploi, on mesure bien que l’on arrive à un stade d’évolution où ce potentiel est moins frappant. « À l’horizon 2035, 47% des emplois aux États-Unis auraient une forte probabilité d’être remplacés par des logiciels. Ce chiffre est de 35% pour l’Angleterre et de 39% pour l’Allemagne », note Julien Dourgnon, citant une étude de 2013 de l’université d’Oxford.

Il arrive aussi que l’on dise que l’avenir est aux services à la personne. Le hic, et les VTC en sont un criant exemple de même que, dans une moindre mesure, les aides à domicile, le hic, donc, c’est que l’on ne parvient pas, en l’état actuel de répartition des richesses, à démocratiser l’acces à ces services tout en maintenant un revenu satisfaisant pour les travailleuses et les travailleurs qui les produisent. Autant d’éléments qui plaident en faveur de la création d’un revenu universel.

La question morale – c’est généralement ainsi qu’elle est posée – de l’appel à l’oisiveté renvoie comme tant d’autres réformes structurelles de la société – c’est bien de cela dont il s’agit, une réforme progressive et progressiste – à la question de notre estime de l’humain. Et on retrouve le sempiternel clivage entre les « raisonnables » qui nous infligent leur vision bétaillère de l’humanité et de réputés « doux rêveurs » qui font le pari de l’intelligence humaine.

Dans cette histoire, nous nous auto-intoxiquons. Depuis le temps qu’on nous explique que le temps productif est le temps de travail et que le temps de loisirs est un temps mort, nous avons fini par le croire. Pourtant, en regardant de plus près, nous savons bien que le temps de loisirs est un temps puissamment productif. « L’entraîneur bénévole d’une équipe de handball d’une association sportive, le bricoleur qui change le cardan de la voiture de son voisin, la férue d’informatique qui s’active dans une communauté du logiciel libre, l’organisateur d’une crèche autogérée ou d’un circuit court de distribution de biens alimentaires, le contributeur assidu de Wikipedia, la jeune entrepreneuse qui élabore son projet sur son temps libre… »: Julien Dourgnon pourrait poursuivre longtemps cette liste. Le fait est, comme il le note un peu plus loin, que « le langage salarial ne distingue pas le temps occupé par ces activités de celui consacré à faire du shopping ou à somnoler devant son poste de télévision ». Il ne viendrait à l’idée de personne d’en déduire que le salariat est un appel à l’oisiveté. Le revenu universel « doit donc être vu comme aidant à créer les conditions de possibilité de ces activités créatives : matériellement, par un socle de revenus inconditionnels, et symboliquement, par la validation sociale implicite du temps potentiellement actif hors du cadre salarial », note Julien Dourgnon.

Il y a un dernier argument qui m’a frappé en faveur du revenu universel. Julien Dourgnon le convoque une dernière fois dans sa conclusion en évoquant un film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, qui « illustre parfaitement la violence sociale du système d’assistance d’État et le besoin impérieux d’estime de soi pour vivre dans la dignité. Comme Daniel le précise a un employé de l’administration anglaise : “sans amour propre, on est foutu” ». Et le revenu universel, c’est aussi un surcroît d’amour propre.

 

Retrouvez également en vidéo le débat public avec Julien Dourgnon (Fondation Jean-Jaurès, 23 mars 2017)

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