Habitabilité territoriale : comment concilier bien-être de tous et respect des limites planétaires ?

Alors que les températures enregistrées les douze derniers mois n’ont jamais été aussi élevées sur la planète, Olivier Bouba-Olga, chef de service études et prospectives du pôle Datar à la région Nouvelle-Aquitaine et professeur en aménagement du territoire au laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers, analyse le concept d’habitabilité territoriale pour concilier bien-être des populations et respect de l’environnement. Pour y parvenir, deux réponses devraient être mobilisées de manière transversale et multi-acteurs : la sobriété et les technologies, et cela à l’échelle locale à travers des politiques publiques prenant en compte les spécificités des territoires.

Résumé

Nous proposons dans ce texte1Je remercie Emilie Bourdu, Coline Bouvart, Pascal Chauchefoin, Étienne Fouqueray, Michel Grossetti, Jean-François Louineau, Jean-Marc Offner, Marc Pourroy et Achille Warnant pour leurs retours, ainsi que l’ensemble des collègues de la région avec lesquels j’ai pu échanger à un moment ou à un autre sur ces éléments de réflexion. de poursuivre des réflexions amorcées il y a quelque temps autour de la nécessité de faire émerger un nouveau récit territorial2Olivier Bouba-Olga, Pour un nouveau récit territorial, Les Conférences POPSU, Paris, 2019., en nous appuyant pour cela sur des contributions particulièrement stimulantes publiées récemment3Pierre Charbonnier, « Trouver du nouveau : sortir de l’impasse climatique », Le Grand Continent, octobre 2023 ; Éric Charmes , « L’écologie politique contre les métropoles ? », La vie des idées, octobre 2023 ; Jean-Yves Dormagen, « Comprendre le nouveau clivage écologique : données inédites », Le Grand Continent, novembre 2023 ; GIEC, Climate Change 2023, 6e rapport de synthèse, mars 2023 ; Jean-Marc Offner, « La standardisation des politiques publiques locales : une renationalisation tacite », La Grande Conversation, septembre 2023 ; Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, mai 2023., ainsi que sur des travaux menés au sein du service « études et prospective » de la Région Nouvelle-Aquitaine.

Nous expliquons dans un premier temps que l’objectif à atteindre est d’assurer le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires et des autres êtres vivants, ce que nous qualifions d’impératif d’habitabilité territoriale. Répondre à cet impératif ne va pas de soi, cela suppose de s’inscrire en rupture par rapport aux modes de production, de consommation et de circulation hérités du passé, en mobilisant pour cela les deux réponses que sont la sobriété et les technologies (présentes et à venir) et en dégageant les moyens afférents. Encore faut-il qu’une coalition politique post-fossiles susceptible de porter un discours positif de transformation et d’emporter l’adhésion d’une majorité de personnes émerge, ce qui suppose de sortir de la « guerre culturelle » dans laquelle certains essaient d’enfermer le débat.

Nous cherchons ensuite à répondre à la question du comment agir. Si toutes les échelles d’action doivent être convoquées, de la planète entière à l’Europe, la France, les régions et l’ensemble des territoires qui les composent, nous insistons sur l’importance de l’échelle locale, indispensable dès lors que l’on s’intéresse à la réalité concrète des phénomènes sociaux, sociétaux et environnementaux et aux modalités de leur transformation. Il convient cependant d’éviter un double écueil en matière d’action locale : celui consistant à enfermer le débat sur les transitions dans une opposition entre métropoles et France périphérique (ou monde urbain versus monde rural), d’une part, et celui consistant à standardiser l’action publique locale au lieu de procéder par différenciation véritable des politiques, seule à même de prendre en compte les différences de contexte, d’autre part.

Imaginer des politiques publiques locales véritablement différenciées et susceptibles de contribuer à l’atteinte de l’objectif d’habitabilité suppose de produire en amont des connaissances utiles, afin de documenter les contextes, les interdépendances, les processus à l’œuvre, mais aussi de capitaliser sur les réalisations positives nombreuses qui émergent, ici ou là, et qui peuvent être vues comme autant d’initiatives inspirantes à porter à la connaissance de tous. Cela consiste ensuite, en lien, à proposer des réponses coordonnées et transversales, multi-acteurs et multi-échelles, en partant des projets portés par les territoires et en analysant leurs impacts sociaux et environnementaux, pour les faire évoluer le cas échéant dans le cadre d’instances de coordination dédiées.  

Introduction

Dans les années 2010, la mode était à la métropolisation : l’horizon indépassable de la croissance économique passait par quelques villes globales, qu’il fallait soutenir si l’on voulait rivaliser dans un contexte de compétition mondiale généralisée, en espérant que les richesses créées en leur sein profiteraient aux territoires environnants, par ruissellement. C’était l’époque de ce que nous avons appelé avec Michel Grossetti la « mythologie CAME » (pour compétitivité, attractivité, métropolisation, excellence), une obsession addictive non fondée empiriquement, mais qui sous-tendait nombre de discours et de politiques publiques dupliquées à l’envi4Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », HAL, 2018..

Quelques années plus tard, la mode a passé, au moins en partie. La crise des « gilets jaunes », d’abord, la crise liée au Covid-19, ensuite, ont mis à mal le récit métropolitain, au risque de faire émerger un autre récit tout aussi erroné : les métropoles hier adorées seraient aujourd’hui détestées, nous assisterions à un « exode urbain », l’avenir serait aux territoires ruraux et aux villes moyennes. Tous les éléments dont on dispose montrent que ce n’est pas le cas : certes, des processus de desserrement métropolitain et de renouveau rural sont à l’œuvre, mais ils existaient avant le Covid-19 et leur ampleur très mesurée interdit de parler d’exode urbain ou métropolitain5POPSU, Exode urbain : un mythe, des réalités, 2022 ; Coline Bouvart et Olivier Bouba-Olga, « Exode urbain : une mise au vert timide », France Stratégie, note d’analyse n° 122, juin 2023, pp. 1-8..

Pour autant, Il est indispensable de proposer un nouveau récit, dont nous avions esquissé les contours en 20196Olivier Bouba-Olga, Pour un nouveau récit territorial, Les Conférences POPSU, Paris, 2019., car les récits guident les actes : les comportements des acteurs, individuels et collectifs, privés et publics, sont structurés par leurs représentations du monde. Faire évoluer les comportements dans un sens souhaitable du point de vue de l’intérêt général suppose donc d’interroger d’abord ces représentations. Dans cette perspective, la question première à traiter n’est pas celle de la catégorie de territoires à soutenir, mais celle de l’objectif que l’on doit s’assigner collectivement. Autrement dit : quel est le but ?

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Quel est le but ?

L’objectif premier en matière de politique économique a été, et reste encore trop souvent, un objectif de croissance économique mesuré par le taux de croissance du PIB. L’enchaînement sous-jacent est le suivant : à l’échelle des pays, le PIB est à la fois l’ensemble des richesses produites, des revenus distribués et des dépenses réalisées. Faire croître le PIB, c’est donc faire croître le revenu et permettre ainsi aux individus de réaliser les dépenses nécessaires à la satisfaction de leurs besoins, tels qu’ils les perçoivent. Dans le cadre d’une économie mondialisée, cet objectif de croissance économique s’est progressivement transformé en impératif de compétitivité, imposé à l’ensemble des acteurs, territoires y compris7Compte tenu de l’absence de données de PIB à des échelles territoriales fines, l’objectif que s’assignent de trop nombreux territoires est de faire croître le nombre d’habitants et/ou d’emplois, plus fortement que les territoires désignés par eux-mêmes comme concurrents., d’où l’émergence du récit métropolitain, en dépit de toutes les limites de l’approche8Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », HAL, 2018..

Cet objectif de croissance se heurte cependant aujourd’hui au mur des limites planétaires, du réchauffement climatique, de la chute de la biodiversité, des pollutions, des catastrophes naturelles…, dont l’origine humaine ne peut plus être contestée9GIEC, Climate Change 2023, op. cit., mars 2023 ; IPBES, Rapport d’évaluation mondial sur la biodiversité et les services écosystémiques de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, Zenodo, 2019.. La croissance économique que les pays développés ont connue depuis la révolution industrielle a conduit à la fois à l’élévation des niveaux de vie et aux dérèglements et aux dégâts environnementaux présents et à venir, en partie irréversibles. De ce fait, conserver aujourd’hui un objectif de croissance économique qui reposerait sur les mêmes modes d’exploitation des ressources naturelles, de production et de consommation des biens et services que ceux hérités du passé n’est pas tenable.

Pour autant, on ne peut se désintéresser de la question des besoins des individus : manger, se vêtir, se loger, se soigner, se cultiver, se déplacer, interagir, se divertir…, que l’on peut rassembler sous les termes de développement humain, de bien-vivre ou de bien-être. Or, le bien-être des populations dépend au moins en partie de leur niveau de vie, donc de leurs revenus, donc de la production de richesses. On voit donc émerger un dilemme fondamental entre deux objectifs en apparence contradictoires, l’enjeu étant de trouver les moyens de les rendre compatibles.

Dans tous les cas, à ce stade du raisonnement, on peut considérer que l’objectif que l’on doit s’assigner collectivement est un double objectif de bien-être de tous et de respect des limites planétaires, que nous proposons de résumer par le terme d’habitabilité : comment s’assurer que les territoires soient durablement habitables, dans un double sens, qu’ils ne soient pas soumis et qu’ils ne participent pas aux dérèglements environnementaux, d’une part, et que les personnes qui y résident puissent répondre à l’ensemble de leurs aspirations, d’autre part ?

Ce double objectif peut être résumé efficacement par le schéma associé à la théorie du donut10Kate Raworth, La théorie du donut : l’économie de demain en sept principes, Paris, Plon, 2018. : il s’agit en effet de définir un niveau d’activité économique situé entre deux frontières, la frontière des besoins humains fondamentaux, d’un côté, correspondant à une limite basse d’activité (le plancher), en dessous duquel il ne faut pas descendre, et la frontière des limites planétaires, de l’autre côté, correspondant à la limite haute d’activité (le plafond), qu’on ne peut dépasser.

Quels moyens peut-on mobiliser ?

Identifier les moyens à mobiliser pour cela suppose de s’interroger sur ce que l’on appelle le découplage entre le processus de création de richesses, d’un côté, et les impacts environnementaux, de l’autre. Un découplage absolu, réalisé sur l’ensemble de la planète, signifierait que le processus de croissance économique serait totalement dissocié de la consommation de ressources naturelles et d’énergie, l’activité humaine n’aurait plus d’impact environnemental, les deux objectifs de création de richesses et de respect des limites planétaires seraient parfaitement compatibles. Certains acteurs défendent cette thèse, en considérant que l’innovation technologique permettra de faire disparaître notre impact environnemental (techno-solutionnisme). Pour d’autres, le découplage serait totalement impossible, ce qui nous condamnerait à l’effondrement, sauf à réduire de manière drastique nos besoins de base (effondrisme), en s’engageant dans une forme ou une autre de survivalisme. Entre les deux, le débat porte sur les formes, l’intensité et le rythme du découplage.

On dispose d’éléments empiriques attestant de formes de découplage plus ou moins importantes pour un nombre non négligeable de pays11GIEC, Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change, avril 2022, pp. 243-244., notamment pour les émissions de gaz à effet de serre (GES). Ceci s’explique entre autres par des investissements massifs dans des technologies vertes et par les progrès dans l’efficacité énergétique des bâtiments et de la production manufacturière. Ces formes de découplage sont cependant loin d’être suffisantes, car elles s’accompagnent pour partie d’un report du problème sur d’autres pays. Elles sont souvent suivies d’effets rebond et les technologies vertes posent d’autres problèmes liés aux limites planétaires (disponibilité des terres rares, par exemple). L’idée que les technologies présentes et à venir seules suffiront est donc à rejeter : elles sont certes une partie importante de l’équation à résoudre, mais il convient de les combiner à des efforts soutenus de sobriété.

Figure 1. Une synthèse des moyens mobilisables

Source : Olivier Bouba-Olga.

La sobriété consiste à faire évoluer les comportements des individus et des organisations. Elle n’est pas synonyme de décroissance, au sens où il ne s’agit pas de réduire systématiquement une demande, mais d’y répondre différemment, en adoptant un comportement à l’impact environnemental plus limité. Il peut s’agir de procéder selon une logique de substitution, en continuant à couvrir le même besoin, mais en mobilisant pour cela un autre moyen (report modal au profit du train, du bus, du vélo ou de la marche dans le cas des déplacements des individus ; actions en matière d’approvisionnement durable, d’écoconception ou de low tech pour les organisations). La sobriété peut également consister à procéder selon une logique de mutualisation, autrement dit de continuer à couvrir, là encore, le même besoin, mais en mobilisant de manière plus efficace le même moyen (covoiturage, autopartage) ou en optimisant les synergies entre acteurs au niveau des flux de matières, d’énergie, d’eau… selon des logiques d’économie circulaire. Elle peut consister enfin à faire évoluer à la baisse son besoin, ce que l’on peut considérer comme une forme de décroissance au sens strict.

Pour partie, cette dernière forme de sobriété pose la question des besoins perçus par les acteurs et des moyens de les faire évoluer, ce qui suppose de mettre en place des politiques de sensibilisation, d’information, d’éducation ou de s’interroger sur des formes de régulation de la publicité. L’idée dans ce cas consiste à distinguer besoin et bien-être, en considérant que renoncer à un besoin n’est pas nécessairement synonyme de renoncement au bien-être (renoncer à l’achat d’un SUV, baisser sa consommation de viande…). Pour une autre partie, la décroissance peut consister à réduire besoin et bien-être, ce que l’on peut considérer comme une forme non souhaitable de décroissance, qu’il convient d’éviter.

L’autre grande réponse, nous l’avons dit, relève des technologies. Certaines sont d’ores et déjà matures, l’enjeu est donc de procéder au remplacement des technologies fossiles par des technologies post-fossiles, grâce à des investissements dits verts en remplacement d’investissements dits bruns (on parle de substitution de capital). D’autres technologies restent à inventer, elles supposent de multiplier les efforts de recherche et de développement pour les faire émerger.

Selon l’horizon temporel retenu, les moyens mobilisables ne sont pas les mêmes. S’agissant des émissions GES d’un pays comme la France, le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz12Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, op. cit., mai 2023., qui se situe à un horizon 2030, indique ainsi que seuls la sobriété et la substitution de capital sont envisageables, la sobriété pouvant contribuer à hauteur de 15% à l’atteinte des objectifs que nous nous sommes assignés à l’échelle européenne (objectif Fit for 55) et la substitution de capital à hauteur de 85%. Il propose ensuite une quantification des efforts à fournir en matière de gaz à effet de serre, par secteur et sous-secteur, ainsi que des pistes d’action relevant de chacun des deux grands types de réponse (sobriété et substitution de capital), et le coût associé à l’ensemble. Les moyens à mobiliser dès aujourd’hui pour la substitution de capital sont évalués à 70 milliards d’euros par an sur 2021-2031, dont environ la moitié à la charge du privé et l’autre moitié du public, à financer. Les auteurs proposent de n’exclure aucune piste : redéploiement, endettement, évolution de la fiscalité, ce qui suppose de faire des choix politiques forts, à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale.

L’estimation proposée dans ce rapport peut cependant être considérée comme minimaliste, car elle exclut les coûts associés à la préservation de la biodiversité, ceux nécessaires au maintien ou à la préservation des puits de carbone ainsi que toutes les dépenses d’accompagnement social, sectoriel et territorial de la transition. Si le changement technologique est supposé coûteux, la sobriété, dans cette estimation comme dans d’autres, est curieusement supposée gratuite, ce qui est loin d’être toujours le cas. Le coût de la transition dépasse donc vraisemblablement de manière substantielle les 2 à 3 points de PIB souvent avancés, ce qui suppose d’identifier des formes innovantes de financement13Sur cette question fondamentale du coût de la transition, que nous ne faisons qu’effleurer ici, nous renvoyons à Jézabel Couppey-Soubeyran et Wojtek Kalinowski, « VII/ Financement de la transition écologique : où est le problème ? », dans CEPII, L’économie mondiale, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2023, pp. 101-117, qui proposent une synthèse des estimations disponibles, en montrent les limites (non prise en compte des coûts liés à la sobriété) et esquissent des pistes de solutions, par réorientation des financements privés et développement de financements publics alternatifs..

Le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) a procédé selon une méthodologie similaire à celle développée dans le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz14Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, op. cit., mai 2023., en définissant un panorama national des leviers qu’il convient d’actionner pour atteindre l’objectif de décarbonation15Secrétariat général à la planification écologique, « Mieux agir – planification écologique, synthèse du Plan », septembre 2023., puis en proposant l’institution de COP régionales et la déclinaison du panorama national en panoramas régionaux des leviers d’action, secteur par secteur, avec quantification des objectifs à atteindre, résumé dans des tableaux tels que celui repris ci-dessous pour la Nouvelle-Aquitaine16Secrétariat général à la planification écologique, « Mieux agir – planification écologique, synthèse du Plan », septembre 2023..

Figure 2 : Panorama des leviers de décarbonation en Nouvelle-Aquitaine

Source : Secrétariat général à la planification écologique, « La planification écologique en Nouvelle-Aquitaine », décembre 2023.

On peut s’interroger sur ce type de démarche de planification, de type tableau Excel (ou Mondrian, pour une référence plus sympathique), très descendante, poussant au cloisonnement de la pensée (quid des interdépendances entre les différentes cases de ces tableaux ?), avec déclinaison régionale puis locale d’objectifs quantifiés, selon des proratas rarement explicités et toujours discutables, ne tenant pas compte des spécificités territoriales. Une démarche dont on a pu observer tous les travers dans le cadre de la mise en œuvre du zéro artificialisation nette (ZAN), nous y reviendrons dans la dernière partie, pour appeler de nos vœux une autre approche de planification.

Un consensus est-il possible ?

La recherche est très claire sur les objectifs à atteindre, ainsi que sur les moyens génériques à mettre en œuvre pour les atteindre. Ceci ne garantit cependant en rien que ces moyens seront effectivement mobilisés, si les politiques au pouvoir ne partagent pas le constat scientifique, ou les moyens à mettre en œuvre, ou leurs modalités de financement, ou le rythme à tenir, que ce soit par conviction, ou bien en réponse à la demande politique telle qu’ils la perçoivent. Poser la question du rapport des habitants au changement climatique est donc important, car il dicte pour une part importante l’offre politique que l’on observe. Nous proposons de nous focaliser sur le cas français, en nous appuyant sur les résultats de Jean-Yves Dormagen17Jean-Yves Dormagen, « Comprendre le nouveau clivage écologique : données inédites », art. cit., novembre 2023., de l’enquête Fractures françaises18Fractures françaises, 11e édition, Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne, 2023. et de la 23e vague de l’enquête de l’Ademe19Baromètre « Les représentations sociales du changement climatique », Ademe, 7 novembre 2022..

S’agissant de la réalité du changement climatique et de son origine, on observe certaines formes de scepticisme, sans doute moins marquées qu’en Amérique du Nord, mais non négligeables. Dans Fractures françaises20Fractures françaises, 11e édition, op. cit., 2023., 57% des personnes interrogées reconnaissent que le changement climatique est principalement d’origine humaine, 18% considèrent qu’il est principalement dû à un phénomène naturel, 7% qu’on ne peut pas savoir et 11% que nous ne vivons pas de changement climatique. Ce dénialisme est moins marqué dans les enquêtes de Jean-Yves Dormagen21Jean-Yves Dormagen, « Comprendre le nouveau clivage écologique : données inédites », art. cit., novembre 2023., 3% seulement des personnes interrogées niant la réalité du changement climatique, mais 24% considèrent qu’il est d’origine naturelle. Dans l’enquête de l’Ademe de 2022, 18% des répondants considèrent également que le réchauffement climatique est un phénomène naturel. C’est globalement entre un quart et un tiers des Français qui seraient climatosceptiques ou dénialistes.

On observe également des formes plus faibles de scepticisme, lorsqu’on ne doute pas du changement climatique ni de son origine, mais quand on considère que la gravité du phénomène est exagérée. Dans l’enquête de l’Ademe de 2022, 23% des répondants considèrent que les scientifiques qui étudient les évolutions du climat exagèrent les risques du changement climatique. C’est le cas de 21% des personnes interrogées par Jean-Yves Dormagen22Ibid., qui sont en outre 14% à considérer que la question environnementale ne devrait pas être l’une des principales priorités du gouvernement. On peut parler, dans ce cas, de climato-relativisme. On observe également, dans les mêmes enquêtes, une certaine forme de climato-complotisme, quand on constate que 42% des personnes interrogées sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « la crise climatique est un prétexte utilisé par les gouvernements mondiaux pour limiter les libertés des individus » ou que 68% sont d’accord avec l’idée que « la voiture électrique est une arnaque ».

Ces positionnements climatosceptiques, relativistes ou complotistes ne se répartissent pas au hasard au sein de l’espace politique : Jean-Yves Dormagen23Ibid. montre qu’ils sont plus présents sur la droite ou l’extrême droite de l’échiquier, au sein de groupes caractérisés par un fort conservatisme sociétal et des positions identitaires prononcées, et moins présents sur la gauche, où l’on trouve plus de personnes climato-convaincues, progressistes et ouvertes à la diversité. Le rapport au changement climatique s’inscrit donc dans un ensemble plus large de valeurs, qui font système.

Autre point essentiel, la demande de justice sociale, qui émane de la très grande majorité des personnes interrogées par Jean-Yves Dormagen24Ibid. : 77% des sondés sont totalement d’accord (48%) ou plutôt d’accord (29%) avec l’idée que « la sobriété énergétique est imposée seulement au peuple, mais pas aux élites » et 80% sont totalement d’accord (50%) ou plutôt d’accord (30%) avec l’idée selon laquelle « ce sont les plus pauvres qui payent la crise climatique et énergétique alors que ce sont les plus riches qui en sont responsables ». Cette demande de justice sociale est indépendante de la sensibilité écologique, elle émane des personnes climatosceptiques comme des climato-convaincus. Elle peut donc être considérée comme question première si l’on veut faire évoluer les comportements individuels. On retrouve l’importance de cette question dans l’enquête de l’Ademe de 2022 : la condition pour que les personnes acceptent des changements importants dans leur mode de vie est « qu’ils soient partagés de façon juste entre tous les membres de notre société », pour 67% des répondants. Condition qui arrive loin devant d’autres, jugées moins importantes : « qu’ils soient décidés collectivement » pour 41% des répondants, « que les inconvénients soient compensés par d’autres avantages » (34%), « qu’ils restent dans des proportions modérées » (31%) et « je les accepterais dans tous les cas » (13%).

S’agissant des efforts que les personnes consentiraient à faire, on observe des problématiques NIMBY25NIMBY est l’acronyme de Not in my backyard (« Pas dans mon jardin »). Le syndrome NIMBY désigne l’attitude qui consiste à approuver un projet s’il se fait ailleurs, mais pas à proximité de son lieu de résidence. et/ou de passager clandestin : 59% des Français interrogés par Jean-Yves Dormagen26Jean-Yves Dormagen, « Comprendre le nouveau clivage écologique : données inédites », art. cit., novembre 2023. sont ainsi favorables à la construction d’éoliennes, mais ils ne sont plus que 37% si l’on précise « près de chez vous ». Ils sont également 67% à être contre l’idée d’instaurer une limitation de la vitesse sur autoroute à 110 km/h, alors que cette mesure n’a pas d’impact économique, qu’elle est égalitaire, qu’elle relève d’une logique pollueur/payeur à coût faible et qu’elle est positive du point de vue environnemental. C’est finalement toute contrainte qui est rejetée, d’autant plus quand on a affaire à des répondants climato-relativistes. Par ailleurs, 59% des personnes interrogées ne sont pas prêtes à renoncer à l’utilisation d’une voiture thermique, 77% ne veulent pas renoncer à une maison individuelle et 45% ne souhaitent pas se limiter à quatre vols d’avion au cours de leur vie. Ce dernier résultat est intéressant : les personnes les moins prêtes à renoncer à l’avion ne sont pas celles qui sont les plus climatosceptiques, ce sont les personnes à capital économique et culturel plus élevé qui sont les plus grandes utilisatrices de l’avion et, logiquement, les moins prêtes à y renoncer, en dépit de leurs convictions. Symétriquement, une partie des personnes prêtes à renoncer à l’avion sont plutôt climatosceptiques, il s’agit de catégories plus populaires, qui ne prennent pas et n’envisagent pas de prendre l’avion ; dès lors, se limiter à quatre vols dans une vie ne relève pas véritablement d’un renoncement.

Sur la base de ces résultats, on pourrait considérer que l’on est engagé dans une sorte de guerre culturelle entre une France périphérique adepte des barbecues et des bagnoles, d’un côté, et une bourgeoisie urbaine adepte des repas végétariens et des vélos-cargos, de l’autre. C’est ainsi que Jean-Yves Dormagen27Ibid. conclut son texte, en indiquant que « l’affrontement entre ces deux projets semble difficilement évitable et de son issue dépend pour une part le sort de la transition climatique ». Il nous semble plutôt, en suivant Pierre Charbonnier28Pierre Charbonnier, « Trouver du nouveau : sortir de l’impasse climatique », art. cité, octobre 2023., que l’enjeu est de sortir de cette guerre culturelle dans laquelle une coalition fossile tente d’enfermer le débat, pour faire émerger une coalition post-fossile porteuse d’un récit positif de la transition. Une coalition post-fossile qui aurait vocation non pas à stigmatiser les comportements des plus réfractaires, mais à modifier les modes de production, de consommation et de circulation et les systèmes d’incitation qui y sont attachés, pour rendre financièrement et socialement intéressantes et plus pratiques les options post-fossiles. Une coalition qui documenterait également les gains de la transition, en matière d’économie globale, de santé et d’emploi (plus généralement en matière de bien-être), et qui mettrait au cœur de son récit et des solutions qu’elle propose la question fondamentale de la justice sociale et de solidarité, à toutes les échelles, du local à l’international.

Un tel récit positif post-fossile ne semble guère émerger aujourd’hui. Une des raisons est que l’ensemble formé par les climato-convaincus est hétérogène, que différentes options s’affrontent, qui diffèrent par un positionnement plus ou moins fortement en rupture avec le modèle capitaliste, avec, pour faire simple, d’un côté les tenants d’une ligne relevant de la croissance verte ou du développement durable, compatible avec un capitalisme renouvelé, et de l’autre les partisans de la décroissance, qui préconisent une rupture complète d’avec ce modèle. De plus, force est de constater que c’est aujourd’hui la coalition fossile qui a le vent en poupe, avec pour preuve les victoires électorales que des candidats climatosceptiques remportent un peu partout, y compris en Europe.

Comment agir ?

Les actions à entreprendre pour concilier bien-être de tous et respect des limites planétaires doivent se déployer à toutes les échelles : mondiale, européenne, nationale, régionale, locale. À l’échelle mondiale, il y a un enjeu fort à combiner des mesures visant à réduire la production de biens à impacts environnementaux forts et à accompagner dans le même temps, immédiatement, les pays qui doivent y renoncer, les pays du Sud notamment, par du soutien financier et des facilitations pour du transfert technologique, pour favoriser leur transition. À l’échelle européenne et nationale, un enjeu important, nous l’avons dit, est celui des modalités de financement de la transition, qui pose la question de l’évolution des règles d’endettement ou des formes de la fiscalité.

L’autre échelle d’action, insuffisamment prise en compte selon nous, est l’échelle locale. Les phénomènes socio-économiques et environnementaux ont en effet une géographie et une histoire marquées, à des échelles relativement fines (bassin de vie, zone d’emploi, intercommunalité), que l’on s’intéresse aux niveaux de vie ou aux inégalités de niveau de vie, à la dynamique de population ou d’emploi, à la consommation foncière ou à la consommation d’énergie, à l’accessibilité à la santé ou à l’éducation, etc. Dès lors, quand l’objectif est de répondre de manière très concrète aux besoins des individus, c’est cette échelle d’action, à laquelle les personnes résident, travaillent, se déplacent, vivent qu’il convient de mobiliser.

Pour preuve de l’importance du fait territorial, nous proposons dans les pages suivantes quatre cartes en lien avec les questions d’habitabilité, issues de travaux réalisés à l’échelle des territoires néo-aquitains29Pour des présentations détaillées et d’autres cartes, voir l’ouvrage collectif réalisé par la Région Nouvelle-Aquitaine : Olivier Bouba-Olga (dir.), La Nouvelle-Aquitaine en 100 cartes, Poitiers, Éditions Atlantique, 2024..

La première carte permet de situer les intercommunalités en matière de niveaux de vie, en croisant le revenu médian par unité de consommation et le rapport interdécile de ce même revenu. La deuxième renseigne sur l’accessibilité potentielle localisée aux médecins généralistes, une valeur de 2,5 de cette accessibilité, correspondant au seuil de désertification médicale, signifiant qu’un habitant peut potentiellement bénéficier, sur une année, de deux visites chez un médecin généraliste. La troisième présente la dynamique de consommation foncière des intercommunalités sur la période 2011-2021, période qui fait référence dans le cadre de la mise en œuvre du « zéro artificialisation nette » (ZAN) (voir l’encadré infra). La dernière permet de visualiser le poids des dépenses de carburant et d’énergie pour le logement pour les actifs occupés se rendant sur leur lieu de travail en voiture. Ces cartes permettent de prendre conscience de l’ampleur des disparités territoriales, mais aussi de l’existence de géographies différenciées selon les sujets traités. Ce sont ces indicateurs qu’il convient de suivre, à ces échelles géographiques, pour évaluer notre capacité à atteindre ou non l’objectif d’habitabilité territoriale.

Source : DITP, Pôle Datar, Région Nouvelle-Aquitaine.

Deux erreurs essentielles doivent cependant être évitées en matière de prise en compte du fait territorial et d’action territorialisée. La première erreur consisterait à réduire la diversité des contextes géographiques à une opposition entre des métropoles et une France périphérique, ou, variante proche, entre le monde urbain et le monde rural. C’est ce que l’on a observé et que nous avions critiqué quand le débat tournait autour des questions de compétitivité territoriale30Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », HAL, 2018., c’est ce qui semble refaire surface s’agissant des transitions31Éric Charmes, « L’écologie politique contre les métropoles ? », art. cit., octobre 2023., quand certains considèrent que ce sont les métropoles qui disposent des compétences et des moyens financiers pour être les fers de lance de la transition, pendant que d’autres considèrent, à l’inverse, qu’elles ne sont que la forme urbaine d’un capitalisme en cours d’effondrement, dont il convient de s’évader pour réinventer une autre société32Guillaume Faburel, Les métropoles barbares, Lorient, Le passager clandestin, 2019..

Le deuxième écueil à éviter est celui de la standardisation des politiques publiques locales. Le problème n’est pas nouveau : si le fait territorial est reconnu depuis une quarantaine d’années s’agissant des politiques de développement économique, cette reconnaissance s’est traduite par la mise en œuvre de politiques territoriales standardisées, allant des systèmes productifs locaux (SPL) des années 1990 aux métropoles ruisselantes des années 2010, en passant par les pôles de compétitivité des années 2000. À chaque fois, si l’État central reconnaît que le développement doit partir du local, il s’obstine à dessiner les contours du modèle à reproduire uniformément. Jean-Marc Offner33Jean-Marc Offner, « La standardisation des politiques publiques locales : une renationalisation tacite », art. cité, septembre 2023. actualise la critique en se focalisant sur les exemples du ZAN, des zones à faible émission (ZFE) et des RER métropolitains. Il explique que la tendance à la standardisation des politiques publiques locales, que certains expliquent par la fin des idéologies et d’autres par une décentralisation inachevée, résulte avant tout de formatages supra-locaux qui dictent aux territoires à la fois les problèmes et les solutions, au travers de lois, procédures, financements, doctrines et méthodes… Pour le ZAN, c’est l’outil quantitatif qui dicte la méthode, la question de fond de la sobriété foncière disparaissant derrière l’enjeu pour chacun de maximiser son enveloppe à consommer ; pour les ZFE, c’est un duo problème/solution qui est imposé à tous, en oubliant que d’autres outils permettant d’atteindre le même objectif existent et que l’objectif même peut être interrogé, demandant à être élargi ; pour les RER métropolitains, c’est l’application du modèle parisien aux métropoles de province qui est proposé. Dans tous les cas, on occulte la diversité des contextes locaux, on pense pouvoir procéder par application d’un modèle unique, dont on constate l’échec avec son corollaire de gaspillage d’argent public quelques années plus tard (si tant est qu’un travail d’évaluation soit mené), avant de proposer un nouveau modèle alternatif et de recommencer.  

Quand le ZAN provoque une guerre rural-urbain

La loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 fixe des objectifs ambitieux en matière de réduction de la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers : sur 2021-2031, il faudrait avoir consommé deux fois moins que sur 2011-2021. Ensuite, à horizon 2050, l’enjeu serait d’atteindre le ZAN, autrement dit ne pas artificialiser de sols en plus, sauf à en avoir renaturé autant.

On ne peut que souscrire à l’objectif sous-jacent de sobriété foncière, qui vise à lutter contre l’artificialisation des sols afin de préserver l’environnement et la biodiversité (les sols non artificialisés jouent un rôle essentiel dans le cycle de l’eau, comme habitat écologique, pour lutter contre les îlots de chaleur ou encore pour l’autonomie alimentaire). Pour autant, définir un objectif quantitatif précis (-50% à horizon 2030), imposer aux régions de différencier territorialement l’objectif sur la base de critères relativement flous, dont l’un consiste à tenir compte des efforts passés des territoires sur la période 2011-2021, a conduit au déclenchement d’une opposition calamiteuse entre monde urbain et monde rural.

Dès le départ, tous les territoires se sont en effet focalisés sur la question de l’enveloppe que les régions leur accorderaient, leur objectif étant de pouvoir disposer d’une dotation la plus conséquente possible, chacun redoutant de ne plus pouvoir se développer : comment accueillir de nouveaux habitants ou de nouvelles entreprises si on ne dispose pas de foncier à artificialiser ? Comme l’enveloppe devait dépendre des efforts passés, chacun y est allé de son analyse, pour montrer qu’il avait été plus vertueux que son voisin, qu’il devait donc bénéficier d’une enveloppe plus conséquente. Les territoires ruraux se sont focalisés sur la consommation foncière par hectare, beaucoup plus forte dans l’urbain que dans le rural, c’était donc à leur tour de se développer, il fallait leur accorder des enveloppes plus importantes. Les territoires urbains, de leur côté, ont argumenté sur la base d’un autre indicateur, la consommation foncière rapportée à l’évolution de la population, en indiquant qu’ils avaient moins consommé par nouvel arrivant, qu’ils étaient donc plus vertueux, qu’il convenait logiquement, de ce fait, de leur accorder des « droits à consommer » plus importants.

Graphique 1 : Le « match » urbain-rural à l’aune des indicateurs de consommation foncière

Source : Olivier Bouba-Olga. Lecture : Nous nous sommes appuyés sur les fichiers fonciers du CEREMA, pour la période 2011-2021, analysés à l’échelle des intercommunalités de France hexagonale (hors Grand Paris). Les intercommunalités sont regroupées en cinq quintiles, du premier quintile regroupant les intercommunalités de plus petite taille de population au cinquième quintile regroupant les plus grandes intercommunalités. Les deux courbes représentent les valeurs moyennes observées pour chaque quintile d’intercommunalités, en rouge la consommation par hectare, en gris la consommation par ménage supplémentaire.

On constate effectivement que la consommation foncière par hectare est la plus faible pour le groupe des plus petites intercommunalités et qu’elle augmente continûment à mesure que la taille (en nombre d’habitants) des intercommunalités augmente. Rapporté à la variation du nombre d’habitants, c’est, à l’inverse, les plus grandes intercommunalités qui sont les plus sobres.

Que l’on défende le premier indicateur ou le second, on peut douter que l’un ou l’autre mesure véritablement la vertu des territoires, à moins de faire l’hypothèse quelque peu héroïque que la vertu est fonction continue du gradient d’urbanité. L’interprétation que l’on peut en faire consiste plutôt à insister sur les effets de contexte : les territoires urbains se caractérisent en moyenne par des disponibilités foncières plus faibles et par des prix du foncier plus élevés, ce qui incite à procéder par densification, d’où une consommation par habitant supplémentaire plus faible. À l’inverse, les disponibilités foncières et les niveaux de prix sont en moyenne plus faibles dans le monde rural, l’incitation à la densification y est moindre.

On tombe donc sous le double écueil dénoncé plus haut, consistant à résumer la diversité des dynamiques passées à une opposition entre monde rural et monde urbain et à se focaliser sur le seul suivi d’un indicateur quantitatif. Pour tenter de mettre fin à cette « guerre », le gouvernement semble faire des concessions des deux côtés : une garantie communale de 1 hectare susceptible de satisfaire les communes rurales, d’une part, et un indicateur de consommation foncière favorable à l’urbain inscrit dans le décret (consommation foncière rapportée à l’évolution du nombre d’habitants et du nombre d’emplois) pour juger des efforts passés, d’autre part.

L’alternative consiste à agir en contexte, à procéder selon une logique de sur-mesure plutôt que de prêt-à-porter, avec pour implication immédiate la nécessité de documenter précisément ces contextes locaux, sans enfermer les territoires dans des catégories trop simplificatrices. Tous les territoires doivent et peuvent agir, métropoles, villes moyennes, petites villes, espaces urbains comme espaces ruraux, mais chacun de manière spécifique, à son échelle, en coopération avec les autres territoires, autant que nécessaire.

Ceci suppose notamment de situer les territoires dans l’espace multidimensionnel du bien-être, d’une part, et des problèmes environnementaux, d’autre part. Sur ce dernier point, il s’agit par exemple d’évaluer la géographie de la biodiversité, la disponibilité quantitative et qualitative des eaux, de la consommation foncière, du niveau des températures, de la pollution de l’air… avec à chaque fois, autant que faire se peut, des éléments de connaissance sur la situation actuelle, sur la dynamique passée et sur celle que l’on peut anticiper, notamment au regard des évolutions démographiques et climatiques, ainsi que sur les schémas explicatifs des situations observées. Ces exercices de production de connaissance doivent être menés en prenant acte du fait que les territoires à analyser ont des contours flous, car l’eau, l’air, les personnes, les biens… circulent entre eux. Il ne s’agit donc pas seulement d’identifier la situation des territoires les uns indépendamment des autres, mais d’appréhender des systèmes d’interdépendances, d’insister sur l’importance des processus interterritoriaux et donc sur les enjeux, ensuite, de coopération territoriale.

S’agissant de la question du bien-être territorial, différentes approches sont possibles : une approche en matière de bien-être objectif, permettant soit de construire des indices composites34Comme l’indice de développement humain (IDH) à l’échelle internationale, ou l’indice de santé sociale à l’échelle des régions françaises (voir Florence Jany-Catrice et Grégory Marlier, « La santé des nouvelles régions françaises et son évolution (2008-2016) », Fondation Maison des sciences de l’homme, septembre 2020)., soit de proposer des typologies de territoires35Un exercice de ce type a été proposé par l’Insee, à partir de l’analyse d’une trentaine d’indicateurs statistiques, voir Robert Reynard et Pascal Vialette, « Une approche de la qualité de vie dans les territoires », Insee Première, n°1519, octobre 2014. ; il a donné lieu à différentes déclinaisons régionales. et/ou une approche en matière de bien-être subjectif, en interrogeant les habitants sur leur niveau individuel de bien-être36Voir les travaux de l’Observatoire du bien-être, par exemple Madeleine Péron et Mathieu Perona, « Bonheur rural, malheur urbain ? », Note de l’Observatoire du bien-être, juillet 2018. et/ou en procédant de manière plus participative pour définir collectivement les dimensions du bien-être à analyser37Par exemple la démarche IBEST développée par la Métropole de Grenoble, voir Guillaume Gourgues, Anne Le Roy et Fiona Ottaviani, « De la construction participative d’indicateurs aux rapports de force politique urbains. Réflexions sur des indicateurs alternatifs grenoblois », Géographie, économie, société, vol. 20, n°2, 2018, pp. 159-182.. Ces différentes approches ne sont pas nécessairement exclusives : la définition participative d’un ensemble d’indicateurs jugés pertinents peut conduire ensuite à produire soit des typologies de territoires, soit un indice composite de bien-être territorial38Voir pour une discussion de certaines des approches mentionnées : Florence Jany-Catrice, « La mesure du bien-être territorial. Travailler sur ou avec les territoires ? », Revue de l’OFCE, vol. 145, n° 1, 2016, pp. 63-90..

Figure 3 : Différentes approches de la mesure du bien-être

Source : Olivier Bouba-Olga.

Pour notre part, côté bien-être objectif, nous considérons que les approches visant à définir des typologies de territoires sont préférables à celles procédant par construction d’indices composites. Dans ce dernier cas, en effet, on en revient par construction à un classement complet des territoires le long d’une seule dimension (de la valeur la plus faible à la valeur la plus forte de l’indice composite), ce qui entretient l’idée d’une compétition généralisée entre tous pour déterminer qui est le meilleur ou le plus vertueux39Très souvent, les indicateurs composites sont la moyenne simple d’indicateurs élémentaires, auquel on attribue donc un même poids de 1, ce qui signifie qu’on les considère comme strictement équivalents. Le choix du poids attribué à chacune des variables pourrait pourtant être interrogé, il devrait être le reflet des préférences politiques sur l’importance relative des dimensions intégrées dans l’analyse.. L’approche typologique, à l’inverse, interdit tout classement simple, tel territoire pouvant présenter des valeurs supérieures sur telle dimension et des valeurs inférieures sur telle autre, elle permet de restituer de manière plus juste la diversité territoriale que l’on observe40Pour une approche de ce type, voir l’étude de la coopérative Acadie et Magali Talandier, Étude sur la diversité des ruralités « Typologies et trajectoires des territoires », rapport final pour l’ANCT, février 2023 sur la diversité des mondes ruraux, notamment la deuxième partie visant à mesurer les capacités contributives des espaces ruraux aux transitions.. Au-delà de l’identification de la position des territoires dans ces espaces multidimensionnels, il convient d’identifier les chaînes de causalité, les processus à l’œuvre, susceptibles d’expliquer leur situation, autrement dit de procéder à des analyses systémiques des territoires, qui doivent servir de guide à l’action opérationnelle.  

Lorsqu’on procède ainsi, en analysant les problèmes à traiter en tenant compte des contextes locaux, on constate rapidement que les réponses à apporter en matière d’action publique sont, dans le cas général, des réponses multi-acteurs et multi-échelles. Premier exemple, en lien avec les questions d’accès à l’emploi des personnes qui en sont durablement privées et avec les problèmes que rencontrent les entreprises pour recruter, y compris celles engagées dans la transition : l’analyse des déterminants du problème montre qu’il n’est pas réductible à une question de montant des allocations chômage, mais qu’il est multi-dimensionnel, qu’il suppose d’articuler politique de formation, de mobilité, de logement, de garde d’enfants, de conditions de travail et de rémunération… et donc de faire travailler ensemble les acteurs qui disposent des compétences et des moyens complémentaires adaptés pour y répondre41Olivier Bouba-Olga, « Chômage et besoins de recrutement : ce que nous apprend la géographie », Fondation Jean-Jaurès, 7 décembre 2022..

Autre exemple, en lien plus direct avec les enjeux de transition écologique, relatif à l’objectif de réduction des émissions GES à l’horizon 2030. Le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz42Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, op. cit., mai 2023. évalue l’effort global pour le pays, sur 2021-2030, à -138Mt CO2e, dont -52Mt dans le secteur des transports et -23Mt dans le sous-secteur des véhicules particuliers. Au niveau de ce sous-secteur, les moyens à mobiliser sont nombreux43Sur ce point, voir notamment Aurélien Bigo, Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement, thèse de doctorat de l’Institut polytechnique de Paris, 2020. : certains renvoient à la substitution de capital (électrification du parc), d’autres à l’innovation technologique (développement de vélos-voitures par exemple, plus généralement d’un continuum de solutions technologiques allant du vélo électrique à la voiture électrique), d’autres encore à la sobriété (report modal sur la marche, le vélo, le bus, le train selon une logique de substitution,  développement de l’autopartage ou de formes variées de covoiturage selon une logique de mutualisation). Les politiques de transport sont donc convoquées, mais pas seulement : il s’agit aussi de faire évoluer la localisation des emplois, de l’habitat, des lieux de consommation et des services à la population, au travers des politiques de développement économique, de logement, de foncier résidentiel et non résidentiel, de favoriser le développement du tourisme local, ou des circuits de proximité en matière alimentaire, ou de rapprocher lieux de vie et lieux de formation, etc.

La production de connaissance et le passage à l’action ne s’arrêtent pas à cette approche top-down, il convient de la compléter par une approche bottom-up, en recensant l’ensemble des initiatives locales qui émergent, ici ou là, qui sont autant de réponses partielles aux défis à relever. Il est essentiel de capitaliser sur ces connaissances de terrain, sur les innovations sociales, organisationnelles et technologiques qui y sont développées, d’apporter ce faisant des preuves par l’exemple que des comportements compatibles avec les objectifs de bien-être pour tous dans le respect des limites planétaires sont possibles. De favoriser ensuite leur diffusion, leur appropriation, non pas pour en faire des modèles génériques à reproduire, mais pour être source d’inspiration pour la mise en œuvre de solutions adaptées sur d’autres territoires, qui partagent des problèmes similaires dans des contextes plus ou moins proches.

Au-delà de ces enjeux de connaissance, il nous semble possible de définir des éléments de méthode pour construire autrement l’action publique que ce qui est proposé par le Secrétariat général à la planification écologique, ou ce qui a été fait dans le cadre du ZAN. Revenons sur ce dernier exemple : plutôt que de vouloir définir et répartir des enveloppes de consommation foncière à partager entre territoires, une alternative, en matière de planification écologique, consisterait à demander à chaque territoire de définir son projet à venir, en partant de la question du bien-être de ses habitants (ou plus globalement des usagers du territoire). Compte tenu du respect impératif des limites planétaires, il conviendrait que, dès le départ, l’ensemble des actions du projet soient définies selon des logiques éviter-réduire-compenser (ERC), pour limiter au maximum la consommation foncière associée, en mobilisant pour cela les deux grands moyens que sont la sobriété et les technologies présentes et à venir. On pourrait imaginer ensuite que des instances de concertation (des « conférences contributives ») se réunissent à l’échelle des régions, pour agréger les besoins de consommation de l’ensemble des territoires, et voir s’ils respectent l’objectif collectif assigné. Dans la négative, il conviendrait que chacun réinterroge son projet et les actions associées, pour voir comment il pourrait les faire évoluer, et contribuer, à son échelle, à l’atteinte de l’objectif global.

Nous rejoignons en cela l’analyse de David Djaïz et Xavier Desjardins44David Djaïz et Xavier Desjardins, La révolution obligée (réussir la transformation écologique sans dépendre de la Chine et des États-Unis), Paris, Allary Éditions, 2024., qui proposent une « écologie du contrat », où des instances supra définissent des objectifs partagés, mais où une grande liberté de moyens est laissée aux acteurs locaux pour contribuer à l’atteinte des objectifs. Ils ajoutent l’importance d’instaurer des procédures de transaction entre collectivités, pour que des territoires susceptibles d’aller plus loin que d’autres en matière de sobriété foncière mais moins loin en matière de baisse des émissions carbone puissent mettre en place des accords compensatoires avec d’autres territoires placés dans la configuration inverse.

C’est ce type de démarche qui pourrait être suivie dans le cadre des travaux nationaux et régionaux de planification écologique développés dans le cadre des COP régionales : plutôt que de reventiler par région et territoires infrarégionaux des objectifs quantifiés de réduction des gaz à effet de serre, de préservation de la biodiversité et de protection des ressources naturelles, l’objectif pourrait être de partir des territoires, de leurs projets, d’une mesure à une échelle agrégée (à l’échelle régionale) des impacts environnementaux de ces projets, pour voir si les limites collectives sont dépassées ou non et, si oui, faire évoluer, dans le cadre d’instances de délibération et de coordination, les projets des territoires ou les actions associées. Il s’agit donc de procéder à une autre forme de planification de l’action publique, en inversant la logique de définition des objectifs assignés aux territoires : plutôt que de partir d’un objectif national quantifié, de le décliner régionalement, puis de demander aux régions de procéder de même avec les territoires qui les composent, en exacerbant ce faisant des formes de concurrence territoriale, il s’agirait de partir des projets des territoires, de mesurer leur compatibilité avec les objectifs collectivement partagés et de les coordonner dans le cadre d’instances dédiées.

Conclusion

Quel est le but ? Assurer durablement le bien-être de tous, dans le respect des limites planétaires, autrement dit substituer l’objectif d’habitabilité territoriale à l’objectif antérieur de compétitivité territoriale. Quels moyens faut-il mobiliser ? Les deux réponses génériques que constituent la sobriété, d’une part, et les technologies, présentes et à venir, d’autre part, et en dégageant pour cela les moyens financiers nécessaires. Un consensus est-il possible autour de cet objectif et des moyens à mettre en œuvre ? Oui, à condition de sortir de la « guerre culturelle » dans laquelle certains essaient d’enfermer le débat, de proposer des alternatives pertinentes aux acteurs et d’apporter des preuves par l’exemple des possibilités d’action, à insérer dans un récit positif et mobilisateur des transitions. Comment agir ? À toutes les échelles, y compris l’échelle locale, trop souvent négligée. Ce qui suppose de s’engager dans un double travail de production de connaissances et de capitalisation des expériences locales, d’une part, puis de planification et de coordination permanente de l’action, nécessairement multi-acteurs et multi-échelles, d’autre part.

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