Qui veut la peau de l’apprentissage ? 

Le système de l’apprentissage, malgré son succès quantitatif, est actuellement la cible de lourdes critiques. Elles sont telles qu’il devient difficile de discerner ce qui relève des intérêts corporatistes et des jeux d’acteurs de ce qui constitue une critique fondée économiquement et socialement. Antoine Amiel, fondateur de Learn Assembly, propose ici un état des lieux d’un système qui demeure une avancée sociale et éducative majeure.

La formation professionnelle française est un excellent défouloir : quand elle fonctionne, elle ne fonctionne pas assez bien et quand elle dysfonctionne, on crie un peu vite au scandale. Plutôt que d’envisager un système, sa gouvernance et sa mission sociétale comme un objet dynamique en constante adaptation dans une société de plus en plus volatile, en valorisant ses réussites et en cherchant à l’améliorer, on remet en cause ses fondements mêmes. Quelques années plus tard, on relance péniblement ce qui ne fonctionnait pas si mal et, bien souvent, on repart de zéro. 

Le système de l’apprentissage, malgré son succès quantitatif, est actuellement victime de ce syndrome français. Les charges contre le système de l’apprentissage se multiplient et il devient difficile de discerner ce qui relève des intérêts corporatistes et des jeux d’acteurs de ce qui relève d’une critique fondée économiquement et socialement. N’en déplaise à ses critiques, l’apprentissage est un succès incontestable, malgré certains dysfonctionnements évidents. On parle de ce que l’apprentissage coûte à l’État et plus rarement des coûts évités à la collectivité : les jeunes apprentis sont autant de jeunes qui ne sont pas en échec scolaire, au chômage ou dans la rue. Les opérateurs – certains opérateurs – ont indubitablement leur part de responsabilité dans cette situation mitigée. La professionnalisation de certains acteurs de formation est une nécessité. En laissant perdurer une trop grande hétérogénéité d’offre et donc de qualité, la filière de la formation donne du grain à moudre à ceux qui ne voient dans l’apprentissage qu’une dépense évitable (du point de vue de Bercy) ou la marchandisation d’un bien universel (du point de vue des universités). 

Ne laissons pas passer le printemps de l’alternance, qui pourrait connaître le sort du compte personnel de formation (CPF) : perte de crédibilité, perception d’un système éducatif au rabais, suspicion de détournement d’argent public, débats éloignés de l’intérêt général. Et surtout, et c’est le plus inquiétant, les centaines de milliers de jeunes à qui la réforme de l’alternance a permis un accès à l’enseignement supérieur et une insertion dans le monde du travail se retrouveront sans solutions, entraînant une nouvelle réduction d’une égalité des chances déjà bien abîmée. L’apprentissage est une avancée majeure et, d’une certaine manière, bien plus méritocratique que le système des concours.

Les CFA, de quoi parle-t-on ?

Il existait en France en 2017-2018 à peine plus de 500 centres de formation d’apprentis (CFA). Ils sont 3000 en 20231Les données publiques étant parcellaires et non consolidées, nous avons reconstitué manuellement ces chiffres à partir du document Repères et références statistiques de la DEPP du ministère de l’Éducation nationale, des tableaux du référentiel des NPEC publié par France Compétences et de l’annuaire public des CFA.. Sur ces 3000, 50% sont des sociétés privées, appartenant pour certaines à des mastodontes de l’enseignement supérieur privé qui consolident le marché via des acquisitions. La typologie des CFA révèle une grande diversité de réalités, de situations économiques et de taille. Un tiers des CFA ont comme ministère de tutelle le ministère de l’Éducation nationale ou de l’Enseignement supérieur, 15% celui de l’Agriculture. 

  • CFA privé et associatif : le CFA sous statut privé est une société anonyme ou une association, indépendante ou appartenant à un grand groupe d’enseignement supérieur. Positionné sur des métiers en tension (numérique et de plus en plus artisanat et industrie), il dispose d’équipes commerciales importantes pour recruter de futurs apprentis. Son service carrière lui permet également de trouver plus facilement des entreprises pour les étudiants. Si certaines pratiques abusives ont été documentées, elles ne sont pas majoritaires et des contrôles plus stricts permettent d’homogénéiser la qualité. Ils représentent 50% des CFA, en forte croissance puisqu’ils étaient 500 en 2019 et 1700 en 20232Les données publiques étant parcellaires et non consolidées, nous avons reconstitué manuellement ces chiffres à partir du document Repères et références statistiques de la DEPP du ministère de l’Éducation nationale, des tableaux du référentiel des NPEC publié par France Compétences et de l’annuaire public des CFA.. Il est intéressant de relever qu’avec 1700 CFA privés, le privé représente à peine plus de 50% des CFA.
  • CFA consulaire : rattachés aux écoles sous tutelle des chambres de commerce, des chambres d’agriculture et des chambres d’artisanat, ces CFA bénéficient de l’appui d’écoles post-bac existantes, de marques fortes et de centres de services partagés. Les chambres de métiers et les chambres d’agriculture gèrent de nombreux CFA (139).
  • CFA hors les murs : on appelle CFA hors les murs un CFA qui externalise à un ou plusieurs opérateurs ses opérations. Ces CFA hors les murs peuvent être à l’initiative d’entreprises ou de groupements d’entreprises, pour répondre à leurs besoins de recrutement. 
  • CFA de branche : créés et pilotés par les organisations professionnelles comme l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), ces CFA visent à former pour pourvoir aux besoins d’une branche professionnelle spécifique. Le BTP opère ainsi 117 CFA, la métallurgie près de 100, d’après des sources concordantes de branches professionnelles et de personnalités qualifiées. Il est à noter qu’aucune base de données en open data digne de ce nom ne permet aujourd’hui une cartographie claire et lisible des CFA…
  • CFA 100% à distance : citons également le développement de CFA distanciels, qui proposent des parcours sans présentiel. Des acteurs du numérique comme Open Classrooms, l’Atelier des chefs, Studi ou Skill&You ont développé ces offres. Ils se heurtent encore au scepticisme des branches professionnelles et de certains financeurs malgré des débuts encourageants et une réelle réponse à des besoins dans une France à deux vitesses sur le plan de l’accès à la formation et à la mobilité. 
  • Les Maisons familiales rurales : les MFR sont des associations qui proposent des 4e et 3e agricoles, puis des bacs professionnelles et des BTS, le tout en alternance. Les MFR sont d’ailleurs les pionniers de la pédagogie de l’alternance. Bien plus qu’un réseau d’établissements, les MFR sont également une branche professionnelle.

Le « quoi qu’il en coûte » dans l’impasse financière

Depuis quelques mois, les articles de presse, rapports et autres études semblent unanimes : « très forte dynamique de dépense », « absence de limites posées au financement de l’apprentissage », « La Cour des comptes tire la sonnette d’alarme », « déficit inédit », « Apprentissage : une politique coûteuse et… inefficace pour l’emploi ? », « Le mécanisme de financement des contrats d’apprentissage par les NPEC apparaît surdimensionné et intrinsèquement inflationniste, sans régulation ni par la norme ni par le marché ». Depuis quelques semaines, tirer à boulets rouges sur l’apprentissage est à la mode. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un nouveau rapport critique le système. Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Aux sommes conséquentes destinées au financement de l’apprentissage, s’ajoutent les milliards investis pour renflouer France Compétences l’année passée et éviter un recours encore plus élevé à l’endettement. C’est le premier enseignement du succès de la réforme de l’apprentissage : victime de son succès, elle coûte cher.

Le passage de 321 000 apprentis en 2019 à 837 000 en 2023 – totalement inédit dans l’histoire de la formation – n’a pas été anticipé. Si plus d’un tiers de la Contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA), la contribution versée par les entreprises au titre de la formation, est fléché vers l’apprentissage, cela ne représente que 3,6 milliards d’euros. France Compétences et, à la marge, les régions, doivent compléter. Un reste à charge est également parfois demandé aux entreprises – voire aux parents, une pratique totalement illégale et dont les abus passés alimentent les opposants à l’apprentissage.

Mais l’apprentissage coûte-t-il si cher ? Une prise de hauteur sur les dépenses d’éducation permet de remettre les chiffres en perspective. Comme le montre le tableau ci-dessous, la dépense moyenne par élève du supérieur (en violet) est plutôt en baisse et se situe autour de 12 000 euros. 12 000 euros, c’est donc ce que coûte à la collectivité un étudiant chaque année.

Si l’on croise ces chiffres avec les niveaux de prise en charge (NPEC) qui définissent le niveau de financement par l’État du coût des études en alternance, les chiffres sont sensiblement inférieurs. Faire ses études en alternance coûte, selon les filières et les branches, entre 4000 et 9000 euros, comme le révèle la dernière mise à jour des NPEC. Les « coûts pédagogiques » n’indiquent en rien une inflation excessive. L’analyse des comptabilités analytiques des CFA révèle également qu’environ 25% d’entre eux sont en déficit ou à l’équilibre. L’apprentissage, vache à lait d’actionnaires cyniques qui profitent de la marchandisation de l’éducation ? La réalité est un peu plus complexe. Et s’il est indéniable que certains opérateurs tirent très confortablement leur épingle du jeu, les acteurs privés sont autant concernés que certains acteurs publics ou affiliés à des organisations professionnelles.

« Il est important d’avoir un diplôme de haut niveau pour être respecté » :  l’apprentissage consacre le dogme du tout-diplômant au détriment de la construction d’un parcours professionnel dans le temps

Le diplôme reste le sésame de la mobilité sociale, un phénomène social largement documenté. Une étude du Cevipof dresse un constat sans appel du rapport des pays occidentaux, et particulièrement de la France, à la question des diplômes. 

Son corollaire, le sentiment de déclassement, est lui aussi bien connu. Si la massification de l’enseignement supérieur a de fait réduit sa valeur ajoutée sur le marché du travail, l’absence de diplôme dans une société hiérarchisant les possibilités d’évolution professionnelle au diplôme est une forme de renoncement, voire de suicide social. Il faut un diplôme, quel que soit le diplôme, et si possible un bac +5. Mieux vaut un diplôme au rabais et le sentiment d’être surqualifié que rien du tout.

Mastère ou master ? Diplôme d’État, certification RNCP, titre professionnel, titre d’ingénieur : la jungle de la reconnaissance d’une compétence

La France a multiplié au point de les rendre illisibles différents niveaux et catégories de reconnaissances d’une compétence. Plutôt que de questionner la doctrine du diplôme en unifiant les dispositifs, elle a choisi d’empiler des diplômes et des sous-diplômes, chacun placés sous la tutelle d’institutions différentes, voire concurrentes. Les titres professionnels du ministère du Travail ont été créés pour pallier le manque d’opérationnalité réel ou imaginé des diplômes de l’enseignement supérieur, tandis que les diplômes d’État échappent quant à eux à la tutelle de l’enseignement supérieur.

Citons :

  • les titres professionnels gérés par le ministère du Travail ;
  • les certificats de qualification professionnelle (CQP) créés par les branches professionnelles pour répondre à des besoins précis et fléchés sur des niveaux de qualification intermédiaires ; 
  • les diplômes d’État, qui encadrent l’exercice de certains métiers, dont la tutelle est le ministère de référence (Santé pour les IFSI, Agriculture pour les agriculteurs, Intérieur pour les agents de sécurité) ;
  • les titres RNCP déposés par des entreprises et organismes de formation, qui sont des labellisations autorisant un organisme à former sur un métier donné, sous la tutelle de France Compétences, pour une durée de quelques années ; 
  • sans oublier les diplômes licence-master dont la tutelle est l’Enseignement supérieur et des obligations spécifiques pour être «visés », c’est-à-dire validés ; 
  • à cela sont venues s’ajouter les normes qualité Qualiopi ou les accréditations internationales pour les écoles de commerce, qui ne sont pas des diplômes mais des systèmes d’évaluation de qualité qui eux aussi s’empilent les uns sur les autres ; 
  • quant au diplôme d’ingénieur, c’est une autre tutelle qui encadre sa délivrance, la Commission des titres d’ingénieur (CTI). Labellisées au compte-goutte, les écoles habilitées à délivrer le titre d’ingénieur sont en faible nombre, accentuant la pénurie d’ingénieurs en France.

Cette pulsion certificatrice et labellisatrice crée un bruit de fond totalement illisible pour les élèves et leurs parents et, surtout, un terrain propice pour les opérateurs qui profitent de l’asymétrie de l’information et entretiennent un certain flou, que l’on retrouve derrière des appellations de type « MBA », « Bachelor » ou « diplôme reconnu par l’État ». En France, l’enseignement supérieur a le monopole du diplôme : plutôt que de faire évoluer ce monopole, on a créé tout autour une myriade de systèmes parallèles.

Les ruptures de contrat, une fatalité ? 

Les critiques de l’apprentissage mettent souvent en avant une donnée, il est vrai inquiétante : les ruptures de contrat. On appelle rupture de contrat l’arrêt par un élève en apprentissage de son parcours. Pour les pourfendeurs de la réforme, ces arrêts témoignent de problèmes de qualité de la part des établissements. Que disent les chiffres ? Pas grand-chose, puisqu’il n’existe aucun chiffre public exhaustif et exploitable sur le sujet…

L’Observatoire de l’alternance a conduit sa propre étude dont les résultats sont les suivants : les ruptures de contrat s’élèveraient à 20%, un chiffre considérable et inquiétant, en forte majorité dans les niveaux faibles de qualification. Les ruptures de contrat seraient dans plus d’un tiers des cas faites avant la fin de la période d’essai. Cette croissance s’explique par plusieurs phénomènes : 

  • l’absence de parcours d’intégration des apprentis, l’absence de tuteur ou son manque de professionnalisme : parfois recrutés sur CV et pour réaliser des économies à court terme, les apprentis se retrouvent trop souvent livrés à eux-mêmes, peu accompagnés, voire pire. Ces taux de rupture s’expliquent bien souvent par une forme de cynisme des entreprises qui voient d’un bon œil cette main-d’œuvre quasi gratuite, peu armée face aux aléas du monde du travail. La responsabilisation des entreprises reste un facteur-clef de réussite d’une alternance ;
  • les problèmes de précarité : de nombreux apprentis sont issus de milieux modestes, voire défavorisés. L’augmentation du coût de la vie étudiante due entre autres à l’inflation, à la raréfaction des logements étudiants, à la métropolisation de l’enseignement supérieur a un impact direct sur les interruptions d’études, qu’elles soient en alternance ou pas. Il n’est pas rare d’entendre un apprenti dire qu’il dort occasionnellement dans sa voiture, ou de le voir abandonner faute de logement ou de moyen de mobilité. La forte concentration des CFA et surtout des offres d’emploi dans les métropoles n’est pas sans conséquences sur les taux d’abandon.
  • un souhait de réorientation de la part des jeunes : comment reprocher à un jeune tout juste majeur, souvent orienté vers une filière à laquelle il ne connaissait rien, de choisir une autre voie ? De nombreuses ruptures d’alternance préparent une réorientation. Ainsi, l’alternance, malgré la rupture, favorise l’insertion, la réflexivité et la construction réfléchie d’un parcours professionnel. Il serait donc pertinent de distinguer dans les statistiques publiques les ruptures qui sont le fait de l’élève, de l’école et de l’entreprise et les ruptures de contrat qui donnent lieu à un nouveau contrat. Si ces ruptures et plus généralement le phénomène de l’évaporation – ces jeunes diplômés qui n’exercent pas dans la filière pour laquelle ils ont été formés – se développent, ils ne remettent pas en cause la légitimité de l’apprentissage comme voie d’accès durable au travail. Ils devraient plutôt inciter les entreprises à s’interroger sur les raisons pour lesquelles elles font parfois office de repoussoir (conditions de travail difficiles, management parfois archaïque notamment dans les TPE-PME, mobilité géographique complexe, plannings instables, etc.). 

Faut-il prioriser certains publics et les filières en tension ?  

Les détracteurs de l’apprentissage aiment mettre en avant un argument qui, de prime abord, semble de bon sens et qui, pourtant, ne résiste pas à un examen approfondi : celui de l’argent public utilisé pour financer les études de grandes écoles de commerce à des jeunes ayant largement les moyens de payer par eux-mêmes. Il peut paraître choquant qu’un jeune d’un milieu favorisé voie sa scolarité subventionnée. Pourtant, la réalité est comme toujours, plus nuancée : le tableau ci-dessous montre la répartition des apprentis par niveau de diplômes. Il apparaît nettement que les diplômés de niveau 7 (master et titres RNCP) représentent un peu plus du tiers des apprentis, la majorité se situant plutôt dans les premiers niveaux de qualification. Pour les très grandes écoles de commerce, l’apprentissage n’est pas un modèle particulièrement attractif : il ajoute des contraintes administratives, pour une cible suffisamment solvable pour payer et qui pourra s’endetter. 

Envisager de moduler les niveaux de prise en charge par niveau de diplôme a du sens sur le papier. Il est néanmoins nécessaire de rappeler qu’à l’université, les étudiants, qu’ils viennent de milieux favorisés ou pas, paient les mêmes frais de scolarité. Introduire des paliers calculés sur le foyer fiscal des parents aurait du sens mais ne fait pas, pour l’instant, partie de la doctrine de l’accès aux études qui est celle de notre pays depuis trois cent ans. Un changement de cette doctrine aurait du sens pour refinancer l’enseignement supérieur : dès lors, pourquoi le limiter au financement de l’alternance et ne pas le généraliser à tous les systèmes d’accès aux études et à la formation ?

Propositions

Maintenir l’ambition de l’apprentissage en la professionnalisant et en sécurisant son financement

L’apprentissage est un formidable levier de démocratisation de l’accès aux études par le travail ; victime de son succès, il se trouve aujourd’hui dans une impasse financière. Il serait de mauvaise foi de masquer les effets d’aubaine de la réforme de 2018, tout comme il serait de mauvaise foi de ne pas mentionner le fait que les entreprises sont les principales bénéficiaires de ces effets d’aubaine via les primes à l’embauche dont le coût avoisine quatre milliards d’euros en 2021 selon la Cour des comptes. La professionnalisation des acteurs de l’apprentissage est nécessaire ; mais, redisons-le, le « quoi qu’il en coûte » a surtout bénéficié aux entreprises. Plusieurs propositions permettraient de résoudre durablement l’impasse du financement de l’alternance.

Fixer des prix plancher pour les NPEC durables, au niveau national et non au niveau des branches, en partant de la nature des métiers et pas que du modèle économique des opérateurs : comme le montre le schéma ci-dessous issu du Précis de l’apprentissage créé par la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), les niveaux de prise en charge suivent un circuit de décision alambiqué. 

  • C’est l’une des spécificités du modèle économique de l’apprentissage : il réside dans le mode de fixation des prix déterminé par les branches professionnelles, au titre d’une proximité plus grande avec le monde du travail et d’un dialogue social de qualité. Ce postulat s’avère pourtant grandement discutable : la plupart des branches ne dispose pas d’équipes suffisamment structurées pour calculer finement les coûts-contrats, à l’exception de très grosses branches qui sont alors juges et parties, dans la mesure où elles fixent les coûts-contrats tout en étant opérateurs de leurs propres CFA. Il résulte de cette situation ubuesque que certaines branches ne remontent pas à France Compétences les coûts-contrats nécessaires, entraînant le paiement d’un un prix plancher appelé « de carence » fixé par France Compétences. 
  • C’est ainsi qu’une même formation, pour le même nombre d’heures, se verra selon sa branche professionnelle de rattachement financée à hauteur de 4000 ou de 9000 euros. C’est le cas du brevet professionnel de sommelier qui est financé à 4319 euros dans la majorité des branches, mais à 8303 euros dans une autre. Ou qu’une branche comme la métallurgie peut faire évoluer le NPEC d’un CAP en boulangerie car elle gère quelques CAP boulangerie. Les 3800 certifications professionnelles ont ainsi des NPEC allant de 4000 à plus de 12 000 euros. La comptabilité analytique des CFA est aujourd’hui le moyen de fixer les NPEC ; or chaque CFA applique ses propres clefs de répartition et l’information consolidée ne permet pas forcément une lecture claire des charges d’un CFA. Financer les formations en fonction de leurs caractéristiques techniques aurait plus de sens :
    • absence ou nécessité d’un plateau technique,
    • absence ou nécessité d’acheter des matières premières (nourriture, peinture, etc.),
    • CFA distanciel ou présentiel.

Supprimer les exonérations de CUFPA

Comme l’indique le tableau ci-dessous issu d’un rapport IGAS-IGF sur le modèle économique de l’alternance, les exonérations de CUFPA s’élèvent à près de 400 millions d’euros. Pas de quoi résorber le déficit structurel de France Compétences mais, en période de tension budgétaire, ces exonérations sont difficilement compréhensibles. Les exonérations de contribution à la formation sont particulièrement incohérentes en ce qui concerne les TPE qui ont largement recours à l’alternance et ne sont pas toujours les plus exemplaires en matière d’accompagnement des jeunes. De même, pour quelles raisons les mutuelles et les HLM ne contribueraient-ils pas à l’effort national sur le sujet ?

Source : Ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion, Les chiffres de l’apprentissage en 2022.

  • L’analyse des NPEC met en lumière des niveaux de prise en charge plus élevés pour les diplômes du supérieur (master, diplômes d’ingénieur). Les coûts y sont plus élevés du fait des investissements, des coûts fixes ou encore de la rémunération élevée des professeurs affiliés. Les diplômes bac +4 ou bac +5 sont donc dans le viseur du régulateur pour réaliser des économies. Pourtant, rien ne justifie de baisser les NPEC pour cette tranche de diplôme plutôt que pour une autre. Plutôt qu’une baisse aveugle, il pourrait être pertinent de fixer un montant maximum de prise en charge complété par un reste à charge pour l’entreprise, reste à charge donnant lieu à un crédit d’impôt au titre de l’investissement dans le capital humain. Demander à l’élève ou ses parents une contribution est, rappelons-le, une pratique illégale, les apprentis n’étant pas étudiants mais considérés comme travailleurs actifs. Les entreprises qui refuseront le reste à charge sont des entreprises qui se condamnent à être en sous-effectif permanent, dans le contexte actuel du marché du travail. Le paiement d’un reste à charge permettra l’atteinte d’un prix d’équilibre et limitera les poussées inflationnistes des frais de scolarité, les écoles se trouvant mises en concurrence sur le montant du reste à charge. Seules les très grandes écoles pourront demander des restes à charge élevés, mais rappelons qu’elles restent très mineures dans le secteur de l’apprentissage.
  • Mettre fin au saupoudrage des subventions : il est fréquent qu’un financeur de la formation professionnelle décide de lancer un appel à projets ou un programme de subvention spécifique. Mal coordonnées, lancées sans concertation, ces subventions transforment les organismes de formation en chasseurs de primes publiques. C’est ainsi qu’un CFA se retrouve équipé d’un studio vidéo dernier cri avec près de 50 000 euros de matériel obtenus, studio qui prend la poussière en l’absence de projet pédagogique, d’équipe dédiée et d’accompagnement des formateurs.
  • Moduler l’aide exceptionnelle aux employeurs aux secteurs en tension et/ou aux TPE-PME : jusqu’en 2027, quelle que soit la taille d’une entreprise, son usage abusif ou non de l’apprentissage et les perspectives d’évolution en CDI suite à un apprentissage, une prime de 6000 euros par apprenti sera versée. Avec plus de 800 000 apprentis, l’addition s’élève à près de cinq milliards d’euros. Cette aide exceptionnelle mérite pourtant qu’on s’y arrête. Conditionner le versement de l’aide à la taille de l’entreprise (2000 euros pour les entreprises de plus de 1000 salariés, 4000 euros de 100 à 1000 et 6000 euros en-dessous de 100) permettrait de responsabiliser les employeurs. Le même raisonnement pourrait s’appliquer pour les métiers en tension ou filières stratégiques pour l’atteinte des objectifs de la SNBC. On objectera que de nombreux jeunes ne trouveront plus d’entreprise : en période de tension sur le marché du travail, les entreprises préfèreront toujours une subvention réduite à une perte de chiffre d’affaires. Celles qui feront le choix inverse pénaliseront durablement leur compétitivité. Rappelons que cette « prime exceptionnelle » a été instaurée lors de la crise liée au Covid-19 pour éviter les ruptures de contrat et qu’elle devait rester… exceptionnelle. Sa généralisation sans critères et pour une durée d’au moins sept ans est discutable. 
  • Les effets d’aubaine sont les contrats aidés sont bien connus : une étude de la Dares publiée à l’été 2023 analyse les effets d’aubaine générés sur les contrats aidés. À l’annonce gouvernementale de la fin des aides en 2017, la chute du nombre de contrats est violente. Il y a fort à parier qu’il en sera de même après 2027, date butoir pour l’aide exceptionnelle au recrutement d’apprentis…

Professionnaliser la filière

  • Imposer la transparence sur l’insertion, les taux de rupture et le salaire la sortie : il n’est pas rare d’entendre certains CFA promettre des carrières dignes de celles de Steve Jobs à des jeunes peu au fait des réalités du monde du travail. La publication obligatoire d’indicateurs d’insertion ou de poursuite d’études pour les niveaux de qualification plus faibles aura le mérite de créer plus de transparence sur le marché et de réduire l’asymétrie de l’information. L’insertion, qu’elle soit dans la filière de formation ou pas, est un indicateur clef. La publication des taux de rupture à l’initiative des élèves est également un moyen d’identifier des problèmes de qualité. Il semble cependant essentiel de rappeler que pénaliser un CFA parce qu’un apprenti trouve un emploi dans une filière autre que celle de ses études serait un non-sens, l’apprentissage étant avant tout un dispositif d’insertion dans le travail.
  • Massifier les audits pédagogiques sur le terrain et non sur la conformité à un process : les CFA comme tous les acteurs de la formation sont soumis à un certain nombre d’obligations, déclarations et autres attestations. Malheureusement, les audits sont paradoxalement peu nombreux mais peuvent parfois se multiplier, plusieurs structures non coordonnées entre elles auditant en même temps un CFA. Ces audits se contentent trop souvent de vérifier la mise en place d’une démarche qualité plutôt que les résultats de la démarche en question. Ils analysent les moyens, pas les résultats. L’audit sur le terrain par des professionnels de la formation devrait être systématisé et inclure :
    • des entretiens avec un échantillon anonymisé d’élèves et anciens élèves,
    • des entretiens avec un échantillon anonymisé d’employeurs (les interviews d’employeurs sont une véritable mine d’or pour évaluer le niveau de professionnalisme d’un CFA, mes expériences personnelles sur le sujet sont édifiantes),
    • de la double écoute de formations (fond de classe),
    • l’analyse du plan de développement des compétences des formateurs salariés,
    • l’audit pédagogique (modalités d’animation, supervision de la qualité, évaluation par les élèves des cours, plateforme LMS, mise en place d’une approche compétences),
    • l’analyse de la stratégie numérique d’un établissement et la qualité des parcours de formation à distance ou hybrides le cas échéant. Alors que des solutions numériques puissantes existent et que la formation à distance nécessite de réelles compétences, nombre d’acteurs bricolent encore des formations à distance à la limite du professionnalisme, nuisant à la crédibilité de la formation à distance qui pourtant fait ses preuves, quand elle est pilotée et accompagnée.

Parmi les autres propositions d’évaluation de la qualité, notons la proposition du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), chargé d’évaluer les établissements d’enseignement supérieur, de créer un référentiel Qualiopi+ afin de contrôler la qualité des établissements d’enseignement supérieur privé qui échappent pour l’instant aux audits du HCERES.

L’évaluation de la qualité des opérateurs de formation devrait avant tout être pédagogique. Imagine-t-on évaluer un garagiste ou un sous-traitant industriel uniquement sur son respect des processus qualité, et pas sur la qualité des produits finis ? 

Conclusion : massifier le principe de la formation en alternance à toutes les tranches d’âge en posant un modèle économique durable et modulaire

L’alternance est aujourd’hui réservée aux apprentis et aux apprenants en contrat de professionnalisation. La généralisation de l’alternance tout au long de la vie, pas seulement pour les jeunes, aurait comme conséquences positives de proposer un système pédagogique efficace, puissant, adaptable aux différentes mutations du monde du travail. La question de l’employabilité des seniors, des reconversions en milieu de carrière, de l’insertion des migrants non francophones, des jeunes décrocheurs : tous ces publics auraient tout à gagner à se former en alternance, avec des temps de formation sanctuarisés et un lien fort avec le monde du travail. 

Pour ce faire, l’installation d’un mécanisme de capitalisation proche de celui du CPF, accessible via une plateforme ou une carte vitale de la formation, et dont le niveau de prise en charge serait fixé par l’État aurait du sens.

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    Les données publiques étant parcellaires et non consolidées, nous avons reconstitué manuellement ces chiffres à partir du document Repères et références statistiques de la DEPP du ministère de l’Éducation nationale, des tableaux du référentiel des NPEC publié par France Compétences et de l’annuaire public des CFA.
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    Les données publiques étant parcellaires et non consolidées, nous avons reconstitué manuellement ces chiffres à partir du document Repères et références statistiques de la DEPP du ministère de l’Éducation nationale, des tableaux du référentiel des NPEC publié par France Compétences et de l’annuaire public des CFA.

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