La Cour des comptes tire la sonnette d’alarme sur le déficit de l’Assurance-maladie. Sa préconisation, après deux ans d’une crise sanitaire qui a mis l’hôpital et les soignants au bord de l’implosion ? Majorer de moitié l’effort annuel d’économies par rapport à son niveau d’avant-crise. Boris Nicolle, psychiatre au centre hospitalier des Pyrénées de Pau, analyse pour la Fondation les angles morts de cette approche budgétaire des enjeux médicaux.
Dans une note publiée le 14 décembre dernier, la Cour des comptes tire la sonnette d’alarme sur le déficit de l’Assurance-maladie. La situation imposerait des solutions vigoureuses : il faudrait selon « les sages de la rue Cambon” majorer de moitié l’effort annuel d’économies… par rapport à son niveau d’avant-crise ! La Cour des comptes se place ici dans sa mission d’évaluation des politiques publiques. À ceux qui en doutaient, elle a réaffirmé par le voix de son premier président le lendemain qu’elle n’est « pas un acteur politique ».
Et pourtant. En termes d’évaluation, l’exercice semble raté. Quant au caractère apolitique de cet écrit, il est difficilement perceptible.
La santé, sujet central du débat démocratique
Nul besoin de s’appesantir sur le contexte : après deux années de pandémie, la santé est un sujet central du débat démocratique. La crise sanitaire nous a brutalement rappelé qu’en la matière, les prédictions sont hasardeuses. Ce n’est pas en pleine crise qu’on peut opérer des changements structurels, former des réanimateurs ou relocaliser la production de médicaments.
En d’autres termes, cette crise nous rappelle que la santé est un enjeu stratégique pour la Nation et qu’un système de santé solide ne se résume pas à une gestion budgétaire saine, mais à l’anticipation des risques auxquels la Nation souhaite le voir faire face. Ces risques existent, et continueront à exister : pandémie, accident industriel, bioterrorisme, guerre, catastrophes naturelles… Notre hôpital doit savoir prendre en charge le quotidien, l’exceptionnel, et parfois les deux en même temps.
La Cour des comptes n’a visiblement pas cette lecture du moment que nous vivons. Si les problèmes qu’elle liste dans sa note sont réels, et si elle est dans son rôle en proposant des pistes d’économie, il n’est malheureusement nullement question de changement de paradigme sur sa vision des politiques de santé. Pourtant, elle lie l’application de son remède à la garantie d’« accès à des soins de qualité » : face à un tel enjeu annoncé, il nous paraît important de revenir sur ce travail.
De l’évaluation des « dépenses » de santé
Rappelons que l’évaluation d’une politique de santé est complexe, y compris et surtout sur l’aspect économique. Le terme même de « dépenses de santé » est souvent impropre, car elles sont avant tout un investissement. Par exemple, les dépenses engagées dans la prévention visent à éviter l’apparition ou la réapparition de maladies, et les coûts afférents à sa prise en charge. La crise sanitaire l’a dramatiquement illustré : la réduction des dépistages de pathologies cancéreuses entraînée en 2020 par les confinements et la suspension de certaines activités hospitalières a des conséquences humaines dramatiques, mais également économiques, puisque la prise en charge de ces pathologies est onéreuse, et ce d’autant plus lorsqu’elle intervient tardivement.
Au-delà du seul champ de la santé, les retombées économiques des investissements en santé sont multiples et difficiles à estimer. Il s’agit d’un secteur fortement pourvoyeur d’emplois non délocalisables, et dont l’efficacité conditionne la capacité des autres citoyens à pouvoir reprendre un emploi, créer de la richesse, subvenir à ses besoins, consommer, s’occuper de sa famille…
C’est la première déception de ce rapport : seules y sont traitées les dépenses, sans évaluation de leur impact actuel, ni évaluation de l’impact des mesures proposées. Dès lors, il est difficile de comprendre comment la santé financière globale de l’Assurance-maladie pourrait être appréhendée.
Comment sommes-nous arrivés à parler de nouveau du déficit de l’Assurance-maladie ? Après de longues années d’austérité ayant permis d’atteindre un nadir de 1,5 milliard d’euros de déficit en 2019, les dépenses liées à la Covid-19 ont de nouveau grevées ses finances, même si la France se classe seulement dixième des pays de l’OCDE sur les dépenses de santé par habitant. Mais, et la Cour le souligne elle-même, la préoccupation est plus profonde, car plus structurelle : la population vieillit, les pathologies chroniques augmentent. Ce constat posé, il est légitime de penser que seule une réponse structurelle serait pertinente à long terme.
Pourtant, dans la seconde partie de la note, il est listé bon nombre de « gisements de performance », dont la plupart sont connus et déjà ciblés par les politiques d’austérité successives imposées à notre système de santé : réduire les hospitalisations complètes par le recours à l’ambulatoire, réguler les prescriptions médicamenteuses, limiter les prescriptions de transport, diminuer le recours aux arrêts de travail…
Arrêtons-nous sur l’exemple des transports médicalisés. Ceux-ci sont prescrits par un médecin lorsque l’état de santé d’un patient le nécessite. La Cour propose de transférer ces dépenses sur le budget des hôpitaux, et d’ajouter une case sur la prescription de transport, afin de diminuer le recours aux taxis. Quelles sont les économies espérées ? Ce n’est pas précisé. Est-ce soutenable pour les hôpitaux d’assumer ces frais ? On ne le sait pas. Et surtout, puisque l’objectif est de réduire le nombre de transports prescrits, quel en sera l’impact médico-économique ? On peut en effet légitimement penser que cela péjore l’accès aux soins, en particulier des plus précaires, ce qui favoriserait mécaniquement les prises en charge tardives ou en urgence, donc plus coûteuses. Cette évaluation médico-économique est absente, ce qui rend cette mesure à la fois médicalement hasardeuse et, sur le plan budgétaire, n’offre in fine aucune garantie de réduire le déficit.
Le reste des mesures est à l’avenant : ainsi est-il préconisé d’augmenter encore la part d’actes chirurgicaux réalisés en ambulatoire, c’est-à-dire sans nuitées à l’hôpital. Une part qui a déjà bondi de 43% à 59% en dix ans. Mais pourquoi la part n’augmente-t-elle plus ? Quel est le gain attendu ? Son calcul prend-il en compte la prise en charge de complications au domicile ? Etc. Cette absence d’évaluation fiable est d’autant plus dommage que ce rapport vient rappeler quelques éléments bienvenus : la faiblesse des politiques de prévention concernant par exemple l’alcool, ou la malnutrition.
De manière plus générale, la Cour préconise la poursuite de réorganisations dans l’offre de soins. Il est suggéré d’avancer encore dans la création des GHT (Groupements hospitaliers de territoires, qui regroupent différents hôpitaux d’un secteur géographique), notamment en instaurant des directions communes, mieux à même d’« impulser des redéploiements d’activités entre les sites », et en filiarisant les activités à l’échelle du territoire. Elle évoque aussi une remise à plat des autorisations accordées aux établissements : pour proposer certaines chirurgies ou certains actes, ils doivent en réaliser un nombre minimal par an. Il faudrait aller plus loin, nous dit la Cour, en définissant des seuils pour un plus grand nombre d’activités, en augmentant et en appliquant plus strictement les seuils existants. Ces deux mesures ont une conséquence prévisible : elles aboutiront à une plus grande concentration des activités spécialisées dans les grands centres hospitaliers, souvent implantés dans des métropoles. Le risque est ici évident : renforcer les inégalités territoriales d’accès aux soins, là encore sans garantie de retour sur investissement.
Une incursion en politique
On pourrait alors s’étonner de cette note, qui n’apporte guère de perspectives nouvelles, et paraît être à contre-temps : alors que l’hôpital est au bord de la rupture et que ses soignants sont épuisés, il faudrait, nous dit-on, reprendre la politique d’austérité.
C’est à la fin de ce bref document qu’une clé d’explication apparaît : pour la Cour des comptes, il faut atteindre un niveau global d’économies annuelles de 50% supérieur au niveau d’avant-crise. Ces mêmes économies qui sont pourtant aujourd’hui pointées du doigt pour avoir durablement fragilisé notre système de santé et accentué ses difficultés à faire face à la pandémie. À défaut, une autre solution s’imposerait selon la Cour des comptes : une augmentation des coûts sur les assurés, touchant principalement les plus précaires et aggravant les inégalités. Bref, « There Is No Alternative ».
Ce TINA est d’autant plus incontestable que la Cour des comptes le précise : ces notes labellisées « Les enjeux structurels pour la France » visent à « objectiver le débat public, à un moment crucial de réflexion citoyenne ». Cette position expertale pare donc d’avance toute critique sur un éventuel parti pris idéologique. Or, nous avons vu qu’il n’y avait pas d’évaluation de l’impact des mesures proposées, y compris sur le plan budgétaire : l’objectivité des mesures proposées est donc toute relative.
Pire, la Cour des comptes lie dès le titre l’application de ces mesures à la garantie d’« accès à des soins de qualité ». On s’attendrait donc à une évaluation de l’efficacité de nos politiques de santé, ou a minima des mesures relatives à une amélioration de l’accès aux soins, et de leur qualité. En réalité, le lien est plus sommaire que cela : il faut appliquer la prescription budgétaire de la Cour, sinon le système est insoutenable dans son ensemble. Le message est simple : l’austérité ou le chaos.
Cette note préempte donc le débat public. En période électorale, il a pour visée d’envoyer un message politique aux électeurs et aux candidats, alors même que le sujet de la santé est une préoccupation majeure des citoyens. Dans cette période, il nous serait particulièrement utile d’avoir de véritables évaluations des politiques publiques. Il est donc regrettable qu’elle soit si parcellaire. Sans parler de son impact sur le moral de l’ensemble des acteurs de la santé, dont une partie devra annuler ses congés de fin d’année pour faire face au manque de personnels et à l’arrivée de la cinquième vague de la Covid-19.