Portraits francophones : Aimé Césaire

La Francophonie, espace de 300 millions de locuteurs établis aux quatre coins du monde, est devenue en 1970 une réalité politique, dénommée, depuis 2006, Organisation internationale de la Francophonie. Pour mettre en lumière cet objet identifié mais méconnu, une série de « Portraits francophones » décline, à travers des notes et des entretiens vidéo, les grandes figures d’hier et les personnalités qui font vivre la Francophonie aujourd’hui. Après Léopold Sédar Senghor, le second opus de notre série est consacré au poète martiniquais Aimé Césaire.

Un écrivain francophone peut-il se sentir prisonnier de la langue française ? À cette question posée en 19741Jacqueline Leiner, « Césaire et les problèmes du langage chez un écrivain francophone », L’Esprit Créateur, vol. 17, n°2, 1977. par son amie écrivaine Jacqueline Leiner, Aimé Césaire (1913-2008) répondit : « Un problème ? Non ! Je parlais créole à la maison, j’écris en français. Ça n’a jamais soulevé pour moi de difficultés ». Une réponse à mettre en miroir avec cette citation du même Césaire : « J’ai plié la langue française à mon vouloir-dire ». Cette ambivalence est à l’image du rapport du poète à cette langue, source de contrainte puis d’émancipation.

La vie et l’œuvre de Césaire sont une poésie, celle d’un déraciné antillais auquel la langue française va servir d’outil d’enracinement de la culture de ses ancêtres. Des ancêtres victimes de l’esclavage et dont la « culture noire » sera affirmée et célébrée à travers le courant littéraire de la « négritude » dont il est le principal représentant aux côtés du Guyanais Léon-Gontran Damas et du Sénégalais Léopold Sédar Senghor.

La rencontre avec ce dernier au lycée Louis-le-Grand en septembre 1931 est probablement le prélude à la naissance de la Francophonie, car cette époque accroît leur souffle artistique autant que leur conscience politique. L’un est né au Sénégal et l’autre en Martinique, les deux partagent une fascination pour la littérature française et un attachement pour la culture des peuples d’Afrique, ceux qu’on a forcé à l’assimilation culturelle et dont on a rejeté la portée civilisationnelle. Comme son ami sénégalais, Aimé Césaire mènera de front la création intellectuelle et l’entreprise politique.

Le parcours de « l’Étudiant noir » devenu le « Nègre fondamental »

Césaire n’est pas le nom d’un ancêtre, mais celui du propriétaire de son arrière-arrière-grand-père à la Martinique2Martine Delahaye, « Aimé Césaire, un nègre fondamental », Le Monde, novembre 2007.. L’un de ses lointains aïeuls a participé aux luttes politiques et raciales et a été condamné à mort en 1833 sous la Monarchie de Juillet3Céline Argy, « Cahier d’un retour au pays natal : l’arme miraculeuse de la poésie », Parlements et Francophonie, n°32, février 2013.. Aimé Césaire a grandi dans un environnement familial favorable à l’expression littéraire puisque son grand-père paternel, Fernand Césaire, a étudié à l’école normale supérieure de Saint-Cloud avant de devenir professeur à la Martinique, au lycée de Saint-Pierre4Lilian Kesteloot, Comprendre le Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Éditions L’Harmattan, Paris, 1983, chapitre 1 éléments biographiques.. Son père, nourri d’esprit voltairien, lit Hugo à ses enfants tandis que sa mère leur apprend très tôt à lire et écrire, aptitudes très rares chez les Martiniquaises de sa génération.

C’est dans ce contexte qu’Aimé Césaire obtient une bourse pour rejoindre en septembre 1931 une classe hypokhâgne du lycée Louis-le-Grand. Trois ans plus tard, il fondera avec d’autres étudiants caribéens, guyanais et africains de Paris le journal L’Étudiant noir, où apparaît pour la première fois la notion de « négritude ». Si l’action politique de Césaire débute aux Jeunesses communistes en 1935 et se poursuit par une adhésion au Parti communiste français en 1945, il rompt dès 1956 avec ce dernier dont il dénonce « la mauvaise volonté à condamner Staline »5Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956, site internet du Parti progressiste martiniquais.. Son action va dès lors se centrer sur le territoire martiniquais avec la fondation du Parti progressiste martiniquais (PPM) en 1958 et la fonction de maire de Fort-de-France qu’il occupe sans discontinuer de 1945 à 2001. S’il reste lié à la politique métropolitaine à travers ses mandats de député de la Martinique de 1945 à 1993, il demeure longtemps non-inscrit, avant d’être apparenté socialiste en 1978.

Contrairement à Senghor dont l’héritage lie l’entreprise intellectuelle et politique, Césaire est bien plus reconnu pour son immense œuvre littéraire. Ses principales réalisations d’homme public sont d’ailleurs d’ordre culturel, avec une volonté de démocratiser la culture par la création de festivals et de structures culturelles permanentes à Fort-de-France. La lutte politique contre l’idéologie colonialiste et l’assimilation culturelle fut avant tout portée par sa poésie. Il finit ses jours sur son île natale pour laquelle il fit tant et qui lui inspira ses plus belles lettres. Césaire aimait le surréalisme et, lorsqu’on l’interrogea à la fin de sa vie sur l’exploration de soi, il confia : « Quand j’ai été au plus loin, ce que j’ai trouvé en moi, en rigolant d’ailleurs, c’est le Nègre fondamental. Tout simplement. C’est tout ! »6Aimé Césaire, un nègre fondamental, documentaire de François Fèvre, Laurent Chevallier et Laurent Hasse, France 5 et 2F Productions, 2007..

La « négritude », une affirmation de l’identité noire

Le terme est apparu pour la première fois en 1936 dans le journal L’Étudiant noir. Il se conceptualise peu à peu et se popularise après-guerre dans le contexte de la création de la revue Présence africaine en 1947. C’est dans ces pages que Césaire donne sa définition de la négritude : « Ce mot désigne en premier lieu le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique »7Présence africaine, 1947.. Il ne s’agit pas d’une approche raciale du monde mais d’un humanisme rattachant tous les opprimés de la planète, c’est pourquoi Césaire déclara : « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ».

La genèse du terme, comme du concept, doit être remise dans le contexte d’une époque où l’idée même de l’existence de civilisations africaines, et donc de cultures propres, était mise en cause, en particulier par l’idéologie coloniale française. Chez de jeunes intellectuels comme Césaire, les années 1930-1940 sont marquées par la crainte qu’un monde dominé par l’Occident écrase la possibilité de reconnaître ces civilisations, pourtant attestées au même moment par la découverte de vestiges témoignant du développement d’empires sur ces territoires.

Césaire avait conscience de la controverse que pouvait susciter une notion à la genèse émancipatrice mais à l’héritage conflictuel, si elle était interprétée anachroniquement. En 1966 s’ouvre le premier Festival mondial des arts nègres à Dakar et il déclare : « Je n’aime pas du tout le mot « négritude » et je dois vous dire que cela m’irrite toujours lorsque, dans les conférences internationales où il y a des anglophones et francophones, on introduit cette notion qui m’apparaît comme une notion de division ». Comme souvent, les mots sont une affaire de contexte et Césaire lui redonne dans les mêmes lignes toute sa légitimité historique : « Bien sûr, à l’heure actuelle, les jeunes peuvent faire autre chose, mais, croyez-moi, ils ne pourraient pas faire autre chose à l’heure actuelle si, à un certain moment, entre 1930 et 1940, il n’y avait pas eu des hommes qui avaient pris le risque de mettre sur pied ce mouvement dit de la « négritude » »8Discours prononcé par Aimé Césaire à Dakar le 6 avril 1966, lors du colloque sur l’art dans la vie du peuple, en ouverture du premier Festival mondial des arts nègres.. Affirmer la nécessité de sa genèse, tout en se gardant de lui donner une actualité, tel était dans les années 1960, et reste aujourd’hui, l’enjeu.

Il rappelle enfin ce que notre époque tend à oublier, que pour bien interpréter et contextualiser un terme, il faut lire les mots qui l’entourent : « Cette notion de la « négritude », on s’est demandé si ce n’était pas un racisme. Je crois que les textes sont là. Il suffit de les lire et n’importe quel lecteur de bonne foi s’apercevra que si la « négritude » est un enracinement particulier, la « négritude » est également dépassement et épanouissement dans l’universel. »9Ibid.. Parce qu’elle est un humanisme, la « négritude » porte un dessein philosophique qui s’épanouit dans l’universalisme.

Césaire et la langue française, une poésie contrainte

« J’ai plié la langue française à mon vouloir-dire ». Cette célèbre citation attribuée à Césaire dévoile combien le français fut un outil mis entre ses mains par la contrainte et auquel il infligea lui-même une « pliure » pour lui faire dire ce qu’il voulait, à savoir l’expression de ses sentiments et l’étendue de la culture de ses ancêtres.

Au milieu de cette rencontre entre Césaire et le français se trouve la poésie, cette « arme miraculeuse » pour reprendre les mots de Céline Argy dans son article pour l’Assemblée parlementaire de la Francophonie10Céline Argy, art. cit.. La poésie offre à Césaire la possibilité d’exprimer la voix de ceux qui n’ont eu jusqu’alors aucune voix dans l’histoire, il en devient le porte-voix, celui qui raconte les blessures : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir »11Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939..

La poésie de Césaire se dresse contre les discours racistes tout en dénonçant leur intégration dans la conscience des « peuples noirs » : « Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui considèrent que l’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même ; ceux qui vivent dans un cul de basse-fosse de soi-même ; ceux qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé »12Ibid..

Dans sa confrontation à la vie et l’histoire, Césaire livre un certain désenchantement face au cours du monde, sans tomber dans la fatalité et en gardant l’esprit de résistance chevillé au corps. En 1982, il signe Moi, laminaire…, son dernier recueil de poésie, dont le poème Calendrier lagunaire. L’anaphore « j’habite » de la première strophe exprime toute cette volonté désenchantée qui habitait le poète, ce « vouloir obscur » :
« j’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cents ans
j’habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité
j’habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la valleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m’accommode de mon mieux de cet avatar
d’une version du paradis absurdement ratée
– c’est bien pire qu’en enfer –
j’habite de temps en temps une de mes plaies
chaque minute je change d’appartement
et toute paix m’effraie » 

De par son œuvre poétique, Césaire révèle en quoi la francophonie est universelle, car il sut modeler la langue pour lui faire exprimer les blessures dont elle fut elle-même un symbole. La magie opère dans la poésie de Césaire lorsqu’on réalise combien la langue française fut à la fois un outil de contrainte et d’émancipation. Elle finit par lier des personnalités comme Senghor et Césaire, dont les destins étaient différents, tout en ayant tant en commun. C’est toute cette ambivalence qui fait la beauté du rapport à la langue française des auteurs « ultra-marins » : chez eux, il est une évidence que la langue est bien plus qu’un moyen de locution, c’est l’expression de la rencontre entre la culture héritée et la culture imposée, celle qui est devenue la leur, à laquelle ils ont donné de nouvelles couleurs.

 

  • 1
    Jacqueline Leiner, « Césaire et les problèmes du langage chez un écrivain francophone », L’Esprit Créateur, vol. 17, n°2, 1977.
  • 2
    Martine Delahaye, « Aimé Césaire, un nègre fondamental », Le Monde, novembre 2007.
  • 3
    Céline Argy, « Cahier d’un retour au pays natal : l’arme miraculeuse de la poésie », Parlements et Francophonie, n°32, février 2013.
  • 4
    Lilian Kesteloot, Comprendre le Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Éditions L’Harmattan, Paris, 1983, chapitre 1 éléments biographiques.
  • 5
    Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956, site internet du Parti progressiste martiniquais.
  • 6
    Aimé Césaire, un nègre fondamental, documentaire de François Fèvre, Laurent Chevallier et Laurent Hasse, France 5 et 2F Productions, 2007.
  • 7
    Présence africaine, 1947.
  • 8
    Discours prononcé par Aimé Césaire à Dakar le 6 avril 1966, lors du colloque sur l’art dans la vie du peuple, en ouverture du premier Festival mondial des arts nègres.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Céline Argy, art. cit.
  • 11
    Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939.
  • 12
    Ibid.

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