Portraits francophones : Léopold Sédar Senghor

La Francophonie, espace de 300 millions de locuteurs établis aux quatre coins du monde, est devenue en 1970 une réalité politique, dénommée, depuis 2006, Organisation internationale de la Francophonie. Pour mettre en lumière cet objet identifié mais méconnu, une série de « Portraits francophones » décline, à travers des notes et des entretiens vidéos, les grandes figures d’hier et les personnalités qui font vivre la Francophonie aujourd’hui. Le premier opus de cette série est consacré à celui qui a mis l’idée en action, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor.

Léopold Sédar Senghor est l’âme de la Francophonie. Dans sa vie se reflète son identité, de sa pensée s’élèvent ses principes et par sa poésie se révèlent ses lettres. C’est à lui que l’on doit d’écrire Francophonie avec un grand F : il théorisa la notion avant d’initier la construction politique dont l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) est l’héritière. Rares sont les exemples de femmes ou d’hommes ayant été capables d’allier l’idée à l’action, de mener de front la réflexion intellectuelle et l’entreprise politique.

Les mille et une vies de Senghor ont souvent été contées, son destin comportant de nombreuses facettes. S’il fut tour à tour enseignant, fantassin et député français, c’est pour ses qualités de poète, d’essayiste et d’homme d’État sénégalais qu’il est resté dans l’histoire. Il était un intellectuel au pouvoir et l’engagement francophone de Senghor apparaît comme un miroir de cette vie passée à penser autant qu’à agir.

Se plonger dans les origines de la Francophonie revient donc inévitablement à rencontrer la vie de Senghor. Il est étrange de constater combien sa vision de la colonisation et des rapports entre Africains et Européens constituerait un remède, presque idéal, au milieu du grand déchirement orchestré par le nationalisme et le communautarisme.

Si tant est qu’on veuille en saisir la complexité, la Francophonie est une conséquence de la colonisation sans en être sa construction, les figures des indépendances en étant les pères, la France gaulliste y étant rétive. Elle est un projet de dépassement du colonialisme, une immense ambition s’appuyant sur la diversité des identités, tout en affirmant les vertus d’une identité désormais devenue commune, la langue française.

La Francophonie, une culture commune

La Francophonie s’incarne en Senghor parce qu’elle correspond en un sens à l’une de ses ambitions ultimes, l’avènement d’un « humanisme intégral »1Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.. Bien conscient que son éducation française et son identité sénégalaise mariaient des contraires, il mit sa réflexion à la recherche des communs. Souligner ce qui nous rapproche plutôt que ce qui nous distingue, culturellement et philosophiquement, la voie de Senghor est celle de l’universel.

La langue et les peuples s’autoalimentent, la diversité de ses locuteurs se reflète dans ses lettres et en retour, elle diffuse auprès de cette diversité de locuteurs la culture dont elle est la voix et l’esprit. Une langue n’est pas seulement un outil de communication, elle transmet une série de références, parfois imperceptibles, qui facilitent la naissance d’une culture commune. La Francophonie est une culture en partage entre les francophones, elle ne constitue qu’une part, plus ou moins grande, de leur identité respective.

Senghor considérait que son identité sénégalaise et sa culture ouest-africaine avaient contribué, comme pour d’autres auteurs ultra-marins, à enrichir la langue française de nouvelles couleurs. Réciproquement, la langue française a ouvert Senghor et beaucoup d’autres à la pensée humaniste. L’humanisme français n’est pas seulement devenu universel parce que c’était son ambition, c’est la diffusion de la langue française qui lui a permis de parler au monde.

La complexité de la pensée senghorienne repose sur une double exigence. Dénoncer l’assimilation coloniale brutale qui conduisit à la rencontre entre la langue française et sa culture sénégalaise. Reconnaître, voire revendiquer, l’enrichissement philosophique et culturel apporté par cette nouvelle culture. Il semblait convaincu que les langues comme les cultures avaient vocation à s’additionner plutôt qu’à se soustraire. L’universalisme de Senghor donne des clés pour s’opposer aux raccourcis contemporains dérivés de la culture de l’annulation2Traduction française du concept de « cancel culture », aussi appelé culture de l’effacement..

La Francophonie, une philosophie humaniste

Difficile de déterminer avec exactitude la genèse de la notion de Francophonie dans la pensée de Senghor. Toutefois, 1962 marque sa première mention dans un article fondateur pour la revue Esprit, « Le français, langue de la culture ». Le poète sénégalais y propose une définition : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire3Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.. »

Déjà, la précision n’a d’égal que l’ambition. La langue française porte le flambeau du rapprochement entre les cultures et à cela s’ajoute une dimension philosophique, puisqu’elle diffuse un humanisme ayant : « […] l’homme comme objet de son activité. Qu’il s’agisse du droit, de la littérature, de l’art, voire de la science, le sceau du génie français demeure ce souci de l’Homme. Il exprime toujours une morale. D’où son caractère d’universalité, qui corrige son goût de l’individualisme4Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », art. cit.. »  

Restant dans une logique de transferts vertueux et réciproques, il estime qu’au même titre que l’humanisme français a enrichi d’autres cultures, celles-ci l’ont également approfondi : « Mon propos était de montrer comment, au contact des réalités “coloniales”, c’est-à-dire des civilisations ultra-marines, l’humanisme français s’était enrichi, s’approfondissant en s’élargissant pour intégrer les valeurs de ces civilisations. Comment il était passé de l’assimilation à la coopération : à la symbiose5Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », art. cit6.. »

L’essence de la Francophonie se devine dans la compréhension de cette rencontre entre l’humanisme français et les civilisations dites ultra-marines. En permettant à Senghor d’être touché par l’humanisme français et son nouveau rapport aux Hommes, la langue française, ce symbole de l’assimilation coloniale, fut une source de dépassement du colonialisme.

Un projet de dépassement du colonialisme

Lire Senghor, c’est comprendre combien la Francophonie n’a rien d’un projet colonial, bien au contraire. Il semble avoir rapidement envisagé la portée politique de la notion culturelle qu’il théorisait. En 1968, seulement six ans après la parution de son article fondateur, une conférence intitulée « La Francophonie comme culture » lui offre au Québec l’occasion de préciser sa vision : « […] la Francophonie ne s’oppose pas ; elle se pose, pour coopérer » ; « Ce n’est pas, comme d’aucuns le croient, une “machine de guerre montée par l’Impérialisme français”7Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », Département des littératures de l’Université Laval, Québec, avril 1968.. »

Loin d’être à la manœuvre, la France du Général de Gaulle est alors plutôt sceptique sur le projet de Senghor. L’intellectuel sénégalais glisse un conseil malicieux à ce sujet : « L’essentiel est que la France accepte de décoloniser culturellement et qu’ensemble nous travaillons à la défense et expansion de la langue française comme nous avons travaillé à son illustration8Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.. »

Cet attachement de Senghor envers la culture française, qu’il nomme « francité » et dont la Francophonie est « l’esprit », n’est pas le corollaire d’une soumission politique. L’affirmation d’une culture commune accompagne la nouvelle souveraineté des États francophones : « La Francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l’Hexagone. Car nous ne sommes plus des “colonies” : des filles mineures qui réclament une part de l’héritage. Nous sommes devenus des États indépendants, des personnes majeures, qui exigent leur part de responsabilités : pour fortifier la Communauté en l’agrandissant9Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.. »

De par cette mention de la « Communauté », il apparaît nettement que la Francophonie est au service de quelque chose de plus grand, à savoir l’humanisme qu’elle véhicule, dont l’objet est d’être un trait d’union entre les femmes et les hommes, par-delà les cultures et les frontières, pour dépasser la colonisation tout en assumant l’héritage et les leçons.

La complémentarité des cultures plutôt que l’assimilation ou l’annulation

Au prétexte de son attachement à la culture française, d’aucuns ont cherché à faire de Senghor un assimilationniste. Dans son texte fondateur de 1962, il affirme sa ferme opposition à l’assimilation, rappelant un fait d’armes courageux du temps de la colonisation : « Devant le Gouverneur général ébahi, je fis une charge vigoureuse contre l’assimilation et exaltai la Négritude, préconisant le “retour aux sources” : aux langues négro-africaines10Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.. »

Avec la Francophonie, la culture française s’établit désormais au-delà de la France. Elle n’est plus seulement partagée par les Français, elle est devenue un bien commun à tous ceux qui parlent français. Senghor nomme cette culture commune la « francité » : « Bref, la Francophonie, c’est par-delà la langue, la civilisation française ; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française. Que j’appellerai la francité11Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », art. cit.. »

Sa vision ne s’inscrit dans aucune soustraction, ni celle de l’assimilation, ni celle de l’annulation culturelle. De cette culture francophone conférée par le passé, il fait une force pour construire l’avenir. Il voit en elle un reflet des cultures nationales dont il croit à la complémentarité. À l’heure où le monde occidental semble figé entre deux rétrécissements, le repli nationaliste et l’effacement historique et culturel, la pensée de Senghor donne l’impression de s’agrandir à mesure qu’on la contemple. Elle nous autoriserait presque à nous élever.

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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.
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    Traduction française du concept de « cancel culture », aussi appelé culture de l’effacement.
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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.
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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », art. cit.
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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture »,
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    Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », Département des littératures de l’Université Laval, Québec, avril 1968.
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    Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.
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    Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.
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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.
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    Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », art. cit.

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