Dans le contexte actuel de détérioration générale des conditions écologiques, la question de l’accès à l’eau et de son utilisation va constituer un enjeu de plus en plus crucial. D’ores et déjà, nombre de villes, et notamment en Afrique centrale et de l’Ouest, sont confrontées à de grandes difficultés. Maud Berthelot et Simon Desmares font ici la proposition d’une Francophonie comme levier institutionnel de promotion du droit de l’eau comme droit humain et analysent les outils disponibles à cet effet.
Il est des objets qui ne se rencontrent pas, quand ils auraient tant à se valoriser mutuellement. Il est des êtres qui se rencontrent, sans identifier tous les intérêts qu’ils partagent. Il est des enceintes où l’on rencontre la coopération, sans y trouver toutes les couleurs qui pourraient la faire rayonner.
L’eau est l’une de ces couleurs, dont l’objet peine à se refléter dans la Francophonie, cet autre objet désormais cinquantenaire. Ses formes sont nombreuses et officiellement intégrées au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) depuis 2005, mais son action peine à s’intensifier et, disons-le sans honte, à se médiatiser. L’essence de l’alliance des pays francophones est bien sûr culturelle, mais son fondateur, Léopold Sédar Senghor, lui conférait aussi une grande ambition politique.
Si son mot d’ordre était le développement de la démocratie, nul doute que le grand intellectuel humaniste se serait lui aussi emparé de la question du développement durable, tant elle agite aujourd’hui tous les pays du monde, dont les dirigeants se doivent de répondre simultanément au défi du dérèglement climatique et aux problèmes sociaux dont a hérité le XXIe siècle. Dans ce contexte, une organisation internationale (OI) de droit international public, et l’OIF en est officiellement une, n’a d’autre choix que de faire du développement durable la matrice principale de son action, y compris quand son essence est linguistique, la langue étant un moteur du développement économique et social.
Dans le domaine du développement durable, l’eau est une évidence, ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse, puisqu’elle est souvent oubliée ou, au mieux, citée parmi d’autres enjeux, alors même qu’elle les lie tous. Sur les 17 Objectifs de développement durable (ODD) adoptés en 2015 par les Nations unies dans leur Agenda 2030, l’eau, à laquelle l’ODD 6 est consacré, est probablement l’objet essentiel quant à l’atteinte des 16 autres ODD. En tant qu’organisation internationale, l’OIF a fait de ces ODD l’une des priorités de son action, la quatrième exactement sur ses quatre grandes missions prioritaires. Le développement durable est une donnée nouvelle pour l’OIF, ce qui explique peut-être que l’eau, qui est pourtant l’une de ses dimensions fondamentales, soit oubliée dans la vingtaine d’objectifs du Cadre stratégique décennal de la Francophonie. Même si comparaison n’est pas raison, il est intéressant de constater que l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), dont la vocation première est également culturelle, a fait de l’eau l’une de ses priorités en créant en 1975 le premier, et jusqu’à aujourd’hui unique, programme de coopération intergouvernementale du système des Nations unies consacré à la recherche dans le domaine de l’eau (Programme hydrologique intergouvernemental de l’Unesco).
Le constat qui sera développé dans cette note ne vise pas à critiquer mais plutôt à orienter le futur d’une Francophonie qui a souhaité ériger le développement durable, et donc ses composantes environnementales, sociales et économiques, en priorité pour l’avenir. L’eau étant un défi essentiel liant ces trois composantes, nous avons souhaité réfléchir à son imbrication au sein de la coopération francophone. Le constat est évident sur les vertus d’une coopération des États francophones dans le domaine de l’eau, étant donné les immenses défis que rencontrent plusieurs d’entre eux, principalement en Afrique de l’Ouest et centrale. Si les réalités diffèrent évidemment, les données de la science montrent que les défis sont similaires et donc les solutions potentielles également. Dès lors, impossible de nier qu’il existe un intérêt et même un besoin à coopérer entre États francophones dans le domaine de l’eau, a fortiori quand certains d’entre eux possèdent une expertise particulière, notamment au Québec.
En 2015, le Forum économique mondial (Davos) évalue les cinq plus grands risques à l’échelle mondiale pour les dix prochaines années : la crise de l’eau est citée en premier lieu, suivie de l’échec de l’adaptation au changement climatique et de l’atténuation de ses effets, des événements météorologiques extrêmes, de la crise alimentaire et de la profonde instabilité sociale. Les quatre premiers risques sont très étroitement liés à l’eau, qui, entre excès et pénurie, risque de devenir le premier problème mondial, frappant de plus en plus fréquemment et fortement.
En Afrique, les effets du dérèglement climatique et l’aggravation d’une répartition inégale des ressources en eau, dans le temps et l’espace, sont à l’origine d’un fort exode rural qui entraîne une urbanisation rapide et massive avec un taux de croissance urbaine de 4% par an, contre 0,5% en Europe1United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, World Urbanization Prospects: The 2018 Revision, New York, United Nations, 2019., faisant de l’Afrique la région connaissant la croissance urbaine la plus élevée au monde. La vitesse et l’ampleur de cette urbanisation rendent la gestion des services urbains d’autant plus difficile et les villes peinent à offrir à leurs habitants des infrastructures qui leur permettraient de disposer pleinement du droit à l’eau, pourtant reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) comme un droit de l’homme, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits humains. Ainsi, en Afrique subsaharienne, seul un habitant sur quatre a accès à une source d’eau potable sûre et 28% de la population jouit d’une installation sanitaire de base, non partagée avec d’autres foyers2WWAP (Programme mondial de l’Unesco pour l’évaluation des ressources en eau), Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2019. Ne laisser personne pour compte, Paris, Unesco, 2019.. Cet inégal accès, largement inférieur à la demande, renforce les risques pour la vie, les biens et la nature car l’eau est la source de tous les développements : humain, écologique, agricole, économique, industriel, culturel. L’eau est l’énergie source des plus grandes externalités positives, elle ne peut pas être substituée et ce caractère irremplaçable rend sa pénurie source de blocages démultipliés.
Si les villes concentrent des moyens humains, techniques et financiers, leur mauvaise gestion induit des risques aussi variés que le sont ses composantes. La science présente un levier extraordinaire pour que concentration humaine aux risques variés devienne concentration humaine aux potentiels variés. Dessiner des centres urbains réfléchis et planifiés rend les villes porteuses de grandes opportunités, foyers de savoirs, d’innovations et d’échanges. Il est incontestable que ces échanges sont facilités par le partage d’une langue commune ; ainsi, la coopération entre des villes partageant des ressources communes que sont la langue et l’eau devient évidente. Cette note plaide pour que l’eau et la langue se rencontrent et que de cette rencontre naisse une politique francophone de l’eau.
Les défis hydriques du monde francophone : multiplicité et similarités
De l’atmosphère à la lithosphère en passant par notre propre organisme, l’eau est omniprésente sur Terre, ce qui implique des interactions avec une multitude d’autres matières, d’autres phénomènes physiques et d’autres sciences. Par conséquent, la science de l’eau se veut plurielle, ce qui engendre un nombre infini de défis, endogènes à la question de l’eau mais également exogènes. Comprendre ces défis implique d’observer de près ce que la science dit de l’eau.
Comprendre les défis grâce aux données de la science
Aux Pays-Bas, l’eau occupe une place prépondérante du fait de la géographie. Cette expérience devenue expertise a poussé des chercheurs néerlandais du KWR Water Research Institute à mettre au point un cadre permettant d’analyser la gestion de l’eau des villes : « the City Blueprint Approach« 3Références complètes : S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the Trends and Pressures Framework (TPF), KWR Water Research Institute, 2021 ; S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the City Blueprint performance Framework (CBF), KWR Water Research Institute, 2021 ; S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the Governance Capacity Framework (GCF), KWR Water Research Institute, 2021. (l’approche du plan directeur pour la ville). La pertinence de leur outil a été avérée tant de fois qu’il s’est répandu en Europe, puis ailleurs dans le monde. Ce sont aujourd’hui 136 municipalités dans 58 pays qui ont pu profiter de cette méthodologie et ainsi mieux comprendre les défis qu’elles avaient réussi à surmonter, et ceux pour lesquels des efforts devaient encore être déployés. Visant à mieux comprendre pour mieux décider, cet instrument aide les autorités locales à prendre des décisions les plus finement adaptées aux réalités du terrain, dans l’objectif de devenir économes en eau.
Avec l’appui de l’Unesco et de l’Université de Bath au Royaume-Uni, la méthodologie a été étendue à l’Afrique francophone pour la première fois en 2019. Parce qu’elle a permis de mettre en lien des pays francophones dans le domaine spécifique des sciences de l’eau, cette méthodologie constitue le socle scientifique de cette note.
Étudiant un sujet aussi ubiquiste que l’eau, le City Blueprint se veut holistique et s’empare donc, pour commencer, des facteurs exogènes qui affectent la gestion de l’eau, au travers du Cadre des tendances et des pressions. Ces facteurs ne sont pas intrinsèquement liés à l’eau mais ont un impact sur elle. Ils sont divisés en quatre grandes catégories évaluées par 24 indicateurs :
- les pressions sociales : taux d’urbanisation, taux de scolarisation, charge de morbidité ;
- les pressions environnementales : inondations de drainage urbain, élévation du niveau de la mer, débits de pointe des cours d’eau, affaissement du sol, rareté de l’eau douce, rareté de l’eau souterraine, intrusion d’eau de mer, qualité de l’eau de surface, biodiversité, îlot de chaleur urbain, qualité de l’air ;
- les pressions financières : pression économique, taux de chômage, taux de pauvreté, inflation ;
- les pressions liées à la gouvernance : voix et responsabilité, instabilité politique, efficacité du gouvernement, qualité règlementaire, règle de droit, contrôle de la corruption.
L’étude se resserre ensuite autour du thème spécifique de l’eau et aborde les facteurs endogènes affectant la gestion de l’eau dans le Cadre du plan directeur. Ces 24 indicateurs sont également présentés dans les diagrammes ci-dessous, regroupés dans sept grandes catégories : services d’eau de base, qualité de l’eau, traitement des eaux usées, infrastructures de l’eau, déchets solides, adaptation climatique, plans et actions.
Pour noter ces indicateurs, des étudiants locaux entreprennent un travail de collecte de données auprès des institutions publiques, des gestionnaires des services d’eau et de tout autre organisme compétent, détenteur des données utiles permettant d’évaluer les indicateurs. Ceux-ci sont notés selon le niveau de préoccupation qu’ils représentent, de non préoccupant à très préoccupant. Chaque indicateur fait l’objet d’une revue par les pairs de KWR qui s’assurent de la fiabilité des données récoltées, de la juste application des méthodes de calcul et de la correcte évaluation finale de chaque indicateur.
Une illustration pour des villes africaines francophones
Appliquons maintenant cette méthodologie à Abidjan (Côte d’Ivoire), Bangui (République centrafricaine), Libreville (Gabon) et Yaoundé (Cameroun) pour comprendre la durabilité de la gestion de l’eau dans ces villes francophones centre et ouest-africaines.
Carte des villes analysées
Des facteurs exogènes sources d’externalités contrastées
Au premier rang des facteurs exogènes qui impactent la gestion de l’eau, figurent dans ces quatre villes la pression économique et le taux de chômage, le taux de scolarisation, le fardeau des maladies (la charge de morbidité), la pollution de l’air, ainsi que la stabilité politique et les dispositions en matière de gouvernance. L’urbanisation effrénée subie par ces villes figure également comme facteur de déséquilibres sociaux, économiques et environnementaux. Cette urbanisation incontrôlée va créer un cercle vicieux de problèmes accumulés variés, affectant le quotidien des citadins de ces villes et le secteur de l’eau en particulier.
Un autre fait commun est le manque d’informations en open source disponibles. Sans données transparentes, l’évaluation et, de fait, l’apprentissage des politiques et des pratiques de gestion existantes sont gravement entravés. Ainsi, la transparence des informations est essentielle pour soutenir une discussion, une évaluation et un apprentissage constructifs afin d’améliorer continuellement les politiques et les pratiques de gestion existantes.
À l’inverse, d’autres indicateurs affichent des scores pas ou peu préoccupants pour les quatre villes, et témoignent d’un défi déjà contrôlé ou pas encore rencontré. Les cas des îlots de chaleur urbains (microclimat urbain au sein duquel les températures sont significativement plus élevées) et de la biodiversité sont intéressants : ces quatre villes ont des scores peu préoccupants pour ces indicateurs, certainement car des zones de leur territoire et des parties de leur voirie sont toujours constituées de terre brute sans revêtement, ce qui maintient la perméabilité du sol. L’eau qui s’infiltre permet ainsi de maintenir des températures basses, car l’effet de l’îlot de chaleur urbain est très fortement lié aux revêtements foncés, en asphalte ou en béton, qui réfléchissent peu les rayons du soleil et emmagasinent la chaleur. L’eau infiltrée favorise également la conservation des espaces naturels indispensables au développement de la biodiversité. Cependant, ces indicateurs pourraient devenir préoccupants à mesure que se développera le réseau routier pour répondre aux impératifs de mobilité, à moins que ces villes optent pour des solutions fondées sur la nature pour limiter l’imperméabilisation des sols.
S’il est possible d’isoler certains indicateurs communs à l’ensemble de ces quatre villes, il faut noter que d’autres enregistrent des performances très différentes d’une ville à l’autre. Des facteurs environnementaux, liés à la géographie même de chaque ville, sont par exemple très variables : tandis qu’Abidjan est confrontée à une forte intrusion d’eau de mer et de salinisation de ses eaux souterraines, elle ne présente qu’un faible risque d’inondation par ruissellement, là où ce risque est très présent à Yaoundé, et dans une moindre mesure à Bangui et Libreville.
La moyenne des 24 indicateurs permet d’obtenir l’Index des tendances et des pressions qui compile toutes les pressions externes au cycle de l’eau. De 0 pour non préoccupant à 10 pour très préoccupant, le résultat pour ces quatre villes est révélateur tant il est proche : Abidjan affiche 5,4, Yaoundé 5,2, Bangui 5,1, Libreville 5,2, alors que d’autres villes africaines ont des scores très éloignés, tels que Maputo (Mozambique) à 4,1 ou Kilamba Kiaxi (Angola) à 7. Il existe donc bel et bien des défis communs entre ces villes francophones africaines et des corrélations entre les indicateurs, permettant d’imaginer des réponses et des solutions communes. Ces scores relativement élevés reflètent des pressions sociales, environnementales, financières et de gouvernance élevées qui peuvent affecter la performance de la gestion de l’eau, analysée ci-après.
Des facteurs endogènes aux multiples défis
La méthodologie se concentre ensuite sur les facteurs endogènes qui affectent la gestion de l’eau dans son Cadre du plan directeur. Cette analyse montre que l’accès à l’eau potable est le principal défi à relever dans ces quatre villes : Bangui a 30% de sa population urbaine totale ayant accès à l’eau potable, Libreville 40%, Yaoundé 45%, et 65% à Abidjan, qui fut longtemps considérée comme un modèle en Afrique subsaharienne du fait d’un partenariat public-privé efficace, aujourd’hui mis à mal par la crise et le retard dans les investissements et la maintenance des infrastructures.
Par ailleurs, le traitement des eaux usées figure comme un autre grand défi commun de ces villes francophones. Il se limite souvent au traitement primaire (physico-chimique) et secondaire (biologique), ce qui entraîne une pollution des eaux de surface, puis des eaux profondes, à grande échelle. La collecte et le traitement des déchets solides, qui relèvent régulièrement de l’économie informelle, représentent également des enjeux majeurs, exposant les populations à des risques sanitaires plus élevés que dans un réseau formalisé de gestion des déchets. Le traitement tertiaire des eaux usées (élimination des polluants non biodégradables) ainsi que la collecte et le traitement des déchets solides dans les villes africaines doivent donc être améliorés pour réduire la charge de morbidité et créer une économie circulaire de l’eau.
L’analyse fait aussi état d’infrastructures vieillissantes avec des réseaux d’égouts qui, lorsqu’ils existent, sont vétustes (trente-neuf ans à Yaoundé) et accusent de nombreuses fuites (37% de pertes à Libreville), à l’origine de frais de maintenance démesurés au regard des budgets disponibles. Ces villes sont grandement pénalisées par des frais souvent supérieurs à l’investissement initial nécessaire, car des investissements de grande ampleur n’ont pas été réalisés pour installer des réseaux de distribution d’eau et d’assainissement pérennes. Ce cercle vicieux est renforcé par le fait que des infrastructures inefficaces vont rendre tout autre investissement inefficient. Une planification stratégique à long terme et une augmentation des investissements en capital sont alors indispensables pour améliorer le traitement tertiaire des eaux usées et la récupération des nutriments et de l’énergie qui en sont issus, le recyclage des déchets solides, la séparation des eaux pluviales, ainsi que l’entretien et l’amélioration des infrastructures d’eau urbaines.
Les scores de chaque indicateur pour les quatre villes sont disponibles sur les diagrammes ci-dessous qu’il s’agit de lire selon le principe suivant : plus l’indicateur est bleu, plus il est satisfaisant et plus la ville est « bleue », c’est-à-dire performante dans sa gestion de l’eau. Comme pour le cadre précédent, le score final, appelé le Blue City Index (BCI), littéralement l’index de la ville bleue, fournit une évaluation globale de la performance de gestion de l’eau de la ville. Les BCI d’Abidjan (2,8), Bangui (2,3), Libreville (2,5), Yaoundé (2,7) enregistrent des valeurs voisines, très éloignés d’autres villes africaines (Dar es Salaam à 1,2), ou de villes de taille similaire d’autres continents (Jérusalem à 6,1 ou Stockholm à 7,3).
En comparaison avec les villes des pays développés, ces villes africaines sont confrontées à davantage de défis, qu’elles ne surmonteront qu’à travers une planification de long terme et des décisions fondées sur la science. En ce sens, l’approche du City Blueprint offre une observation pleine d’espoir. Les scientifiques de KWR ont extrait les scores maximums pour chacun des 24 indicateurs parmi 80 villes étudiées à travers le monde et leur constat est saisissant : chacun des 24 indicateurs obtient une excellente note, signifiant ainsi que quelque part dans le monde, une ville a parfaitement réussi à surmonter le défi en question et sait le gérer. Cela implique qu’une ville rencontrant des problèmes dans sa gestion de l’eau pourrait espérer les surmonter grâce à l’échange des connaissances et des techniques avec une autre ville qui a connu précédemment les mêmes difficultés et qui les a maîtrisées. Ces villes africaines sont donc fortement incitées à échanger entre elles et avec d’autres villes francophones des données et des bonnes pratiques, car dans le partage d’une langue commune résident les atouts d’un échange efficace au service de la durabilité de la gestion de l’eau.
Score du City Blueprint d’Abidjan
Score du City Blueprint de Bangui
Score du City Blueprint de Libreville
Score du City Blueprint de Yaoundé
État des lieux de la coopération francophone sur l’eau
Les 19 et 20 novembre prochains, Louise Mushikiwabo, officiellement secrétaire générale de la Francophonie depuis janvier 2019, sera reconduite dans ses fonctions au cours du Sommet de la Francophonie de Djerba (Tunisie) où elle se présentera en unique candidate.
Ce second mandat débutera en janvier 2023 et coïncidera avec l’adoption d’un nouveau cadre stratégique de la Francophonie, celui actuellement en vigueur s’achevant cette année (2015-2022). Ce document est la clé de voûte du système institutionnel de l’organisation internationale, il donne les orientations stratégiques et s’engage sur les objectifs et les moyens. À travers les mesures portant sur l’eau et les actions concrètes comme l’Initiative-eau, il apparaît évident que la question hydrique occupe actuellement une place très limitée et insuffisante au sein de la Francophonie.
Un cadre stratégique de la Francophonie d’une légère coloration hydrique
C’est en 2004, à l’occasion du Sommet de Ouagadougou, qui mena à l’adoption deux ans plus tard des institutions de la Francophonie dans leur forme actuelle, qu’a été adopté un premier cadre stratégique dit décennal (2004-2014). Quatre grandes missions au sein desquelles figuraient huit objectifs stratégiques furent définies, et il n’est guère étonnant que le développement durable ne figure qu’en quatrième position pour une OI à l’essence linguistique, culturelle, démocratique et, plus officieusement, diplomatique.
Au sein de cette quatrième grande mission, « Développer la coopération au service du développement durable et la solidarité », l’Objectif stratégique 7 s’intitule « Contribuer par la coopération aux efforts de réduction de la pauvreté dans une stratégie de développement durable ». Il se décline lui-même en une série de programmations et d’actions où il n’est jamais fait mention de l’eau, ni dans son grand cycle (cycle naturel de l’eau sur Terre), ni dans son petit cycle (domestication de l’eau par l’homme).
En novembre 2014, le quinzième Sommet de la Francophonie à Dakar consacra l’élection de la québécoise Michaëlle Jean et conduisit à l’adoption d’un nouveau cadre stratégique qui s’étend jusqu’à aujourd’hui (2015-2022). À nouveau, l’eau ne fit l’objet d’aucun des huit objectifs stratégiques cités dans le préambule. L’Objectif 7 évoque la mise en œuvre des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies, en citant notamment la transition énergétique et la lutte contre les dérèglements climatiques, mais en ne mentionnant jamais l’eau.
Le cadre stratégique comporte également une série d’articles détaillant les engagements de l’OIF dans le domaine climatique et aucun d’entre eux n’est consacré à la gestion de l’eau. Ce n’est qu’aux articles 18 et 19 que l’eau est évoquée pour la première fois au milieu d’engagements sur le développement durable et la gestion des ressources.
Art. 18. Nous arrêterons les politiques nationales appropriées pour assurer l’exploitation et la gestion durable des ressources. Nous nous engageons à accroître nos efforts en vue de la sauvegarde de la diversité biologique et des forêts, et renforcerons notre lutte contre la désertification. Nous poursuivrons et intensifierons la coopération dans ces domaines, notamment en matière de gestion régionale de l’eau et de l’énergie.
Art. 19. Nous œuvrerons au renforcement des cadres institutionnels et réglementaires favorables au développement durable, notamment ceux relatifs aux politiques nationales des pays membres dans les domaines de la sécurité alimentaire, de l’accès à l’eau potable et de l’énergie durable.
L’initiative-eau de la Francophonie : « apprendre par la pratique »
Entre ces deux cadres stratégiques, la Francophonie a avancé en 2008 sur la question hydrique à l’occasion du Sommet de Québec. Dans la déclaration du Sommet, un article est consacré entièrement à la gouvernance de l’eau :
Article 68 : Promouvoir une meilleure gouvernance de l’eau, incluant la gestion transfrontalière des eaux, conformément aux Objectifs de développement du millénaire (ODM) et encourager la mise en œuvre d’initiatives favorisant l’accès durable à l’eau potable et aux services d’assainissement de base.
Il s’agit toutefois de l’article 68, ce qui souligne encore une fois la position plus que secondaire du sujet. L’accès à l’eau potable et l’assainissement figurent également à l’article 59 mais au milieu d’autres défis liés au changement climatique, comme la gestion des forêts ou l’érosion côtière.
Article 59 : Notant que l’impact des changements climatiques pose des défis supplémentaires aux membres de la Francophonie en matière de lutte contre l’érosion côtière, de gestion responsable et durable des forêts, et d’accès à l’eau potable et aux services d’assainissement de base.
La Francophonie a toutefois donné une forme concrète à son action en matière de gestion de l’eau en lançant l’Initiative-eau (I-EAU). Elle consiste à financer des projets de gestion intégrée des ressources en eau (GIRE), en étendant la question au sujet de la désertification, avec cinq pays cibles : le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Sénégal et Haïti. Son approche intègre des formations au niveau des communautés rurales et périurbaines pour renforcer les capacités des professionnels locaux et diffuser les bonnes pratiques, avec pour mot d’ordre «Apprendre par la pratique », puisque la montée en compétences viendra aussi de l’usage.
L’I-EAU repose donc sur une approche pertinente puisque, en intégrant les collectivités locales aux différents cycles du projet, elle offre en théorie la possibilité d’une consolidation des acquis dans le temps. Toutefois, si les neuf projets ayant vu le jour concernent l’ensemble du petit cycle de l’eau (captation de l’eau > traitement > accès à l’eau potable > accès à l’assainissement > épuration/recyclage des eaux usées > rejet en milieu naturel et préservation de la ressource), le développement de la GIRE, c’est-à-dire une coordination effective de toutes les ressources en eau et des différents secteurs et acteurs, est loin d’être acquis même s’il reste l’objectif affiché des projets.
De même, si l’I-EAU présente des fondements pertinents, elle reste d’une ampleur limitée au regard des défis rencontrés par les pays francophones quant à leur gestion des ressources en eau. Les neuf projets concernés représentent un budget moyen de 25 000 euros, soit un coût total de 230 000 euros pour l’Initiative-eau de la Francophonie. Certes, le transfert de compétences est un élément essentiel à la pérennisation des projets, mais sans des investissements conséquents au préalable, ces compétences ne pourront s’appliquer. La Francophonie, en tant qu’institution, doit tendre vers une implication politique et financière bien supérieure de ses États membres envers la coopération francophone dans le domaine de l’eau.
L’AIMF et l’IFDD, des organes de la Francophonie actifs sur l’eau
La Francophonie existe au-delà de l’OIF à travers une série d’organes et d’associations qui sont intégrés à l’OI ou a minima coopèrent avec elle. Parmi les quatre opérateurs directs qui mettent en œuvre la coopération multilatérale francophone aux côtés de l’OIF, on compte l’Association internationale des maires francophones (AIMF), qui est active dans le domaine de l’eau. De nombreux autres organes ou associations œuvrent dans des domaines variés, dont l’Institut de la Francophonie pour le développement durable (IFDD), organe subsidiaire de la Francophonie.
L’existence de l’IFDD s’inscrit dans le cadre de l’objectif 7, « Contribuer à l’élaboration et à la mise en oeuvre du Programme de développement pour l’après 2015 et des Objectifs de développement durable » du cadre stratégique de la Francophonie 2015-2022, cité précédemment. La création d’un institut francophone consacré au développement durable prend tout son sens et sa pertinence pour une institution ayant instauré le développement durable comme une mission fondant sa raison d’être. Mais là encore, malgré la pertinence de ses orientations et la forme de ses organes, c’est la faible ampleur de ces derniers qui interroge. L’IFDD édite vingt publications par an et dit mener vingt projets locaux touchant 100 000 bénéficiaires par an, ce qui, au regard des 300 millions de francophones répartis dans le monde, reste embryonnaire.
L’Association internationale des maires francophones est quant à elle, depuis sa création en 1979, l’un des opérateurs directs de l’OIF, c’est-à-dire qu’elle participe directement à l’action de coopération de l’organisation centrale. Son mandat prend en charge la coopération décentralisée de l’OIF en proposant des projets entre collectivités francophones. Si son objet initial était de renforcer la démocratie locale, de nouvelles initiatives concernant les services essentiels aux populations voient le jour, dans le sillage de la quatrième « grande mission » de l’OIF sur le développement durable.
L’AIMF, qui regroupe 294 villes dans 51 pays, s’est notamment emparée de la question de l’eau avec plusieurs initiatives intéressantes. Au niveau politique, les partages de pratiques entre maires sur l’accès à l’eau et l’assainissement se concrétisent par exemple par une participation active aux conférences internationales, comme le Forum mondial de l’eau de Dakar. En plus d’appuyer le plaidoyer des villes africaines sur la sécurité hydrique, l’AIMF s’est associée à un partage d’expérience sur la coopération décentralisée eau-assainissement, organisé par le Réseau international des organismes de bassin et rassemblant des acteurs mauritaniens, suisses, camerounais et français.
Au niveau technique, l’AIMF a renforcé la place de l’assainissement dans l’agenda de ses collectivités locales adhérentes, notamment grâce au partenariat avec la Fondation Bill et Melinda Gates intitulé « Initiative pour la santé et la salubrité en ville ». Il vise à structurer des filières de gestion des boues de vidange, sujet écologique et sanitaire majeur pour les villes francophones en forte croissance, en Afrique subsaharienne (République démocratique du Congo, Mauritanie, Guinée et Madagascar) et en Asie du Sud-Est (Laos, Vietnam, Cambodge), à l’image de Phnom Penh qui bénéficie de l’un des onze projets pilotes, avec la construction de quatre stations de traitement des boues de vidange. Cette « Initiative pour la santé et la salubrité en ville » vient appuyer les actions hydriques déjà conduites par l’AIMF avec ses partenaires français (SIAAP-Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne, Agence de l’eau, Département des Hauts-de-Seine, Nantes Métropole) et suisse (Ville de Lausanne).
Vers une coopération d’ampleur pour répondre aux défis
Les défis hydriques sont d’une ampleur immense dans beaucoup de villes francophones, particulièrement en Afrique centrale et de l’Ouest mais aussi en Asie du Sud-Est et dans les Caraïbes. Ce défi environnemental et social du monde francophone pose la question de la réponse politique et des formes concrètes qu’une coopération sur l’eau pourrait prendre, en termes juridique, politique et technique.
Le droit à l’eau, un enjeu clé pour la Francophonie
Depuis sa création sous l’impulsion de Léopold Sédar Senghor, la Francophonie ambitionne de jouer un rôle clé dans la défense des droits humains. La Charte de la Francophonie adoptée en 1997 prévoit d’œuvrer aux côtés du Haut Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) pour protéger et renforcer les droits humains dans ses pays adhérents. Si des sujets fondamentaux comme l’abolition de la peine de mort et de la torture, les droits des femmes ou des enfants sont, à juste titre, régulièrement cités par la Francophonie, le droit à l’eau ne doit pas être oublié et a vocation à s’inscrire aux côtés des autres droits de l’homme défendus par l’OIF.
Dans sa résolution de 2010, l’ONU reconnaît « le droit à l’eau potable et à l’assainissement sûrs et propres comme un droit essentiel à la pleine jouissance de la vie et du droit à l’exercice de tous les droits de l’homme ». Si le droit à l’eau n’est pas aujourd’hui reconnu en tant que droit de l’homme autonome par les instruments intergouvernementaux, le droit international des droits de l’homme exige que les États œuvrent en faveur d’un accès universel à l’eau et à l’assainissement pour tous, sans discrimination. L’enjeu de la reconnaissance du droit à l’eau comme droit de l’homme autonome est majeur pour pousser les législations nationales et les organisations régionales à agir pour fournir un accès à l’eau et à l’assainissement, plus particulièrement en Afrique subsaharienne où seulement 25% de la population a accès à une source d’eau potable sûre et 28% jouit d’une installation sanitaire de base, non partagée avec d’autres foyers4WWAP (Programme mondial de l’Unesco pour l’évaluation des ressources en eau), Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2019. Ne laisser personne pour compte, Paris, Unesco, 2019..
Les pays francophones sont particulièrement touchés par cette réalité, à l’image des villes mentionnées précédemment. Le droit à l’eau doit donc devenir un enjeu clé pour la Francophonie et pas seulement en raison du poids grandissant de l’Afrique subsaharienne dans son espace, alors que le nombre de francophones passera d’ici 2050 de 53 à 220 millions en Afrique centrale et de 32 à 130 millions en Afrique de l’Ouest. La philosophie de l’OIF en termes de défense des droits humains justifie à elle seule d’œuvrer auprès de ses États membres pour que le droit à l’eau soit respecté et d’appuyer le plaidoyer international pour une reconnaissance de l’accès à l’eau et à l’assainissement comme un droit de l’homme autonome.
L’eau doit s’affirmer comme un sujet central de la coopération car les États les plus riches (France, Canada, Suisse, Belgique) bénéficient de marges de manœuvre auprès de leurs bailleurs internationaux pour les pousser à investir davantage de fonds dans des programmes hydriques structurels à destination des pays francophones les plus touchés par les pénuries en eau, a fortiori en Afrique de l’Ouest et centrale, sans oublier l’Asie du Sud-Est et les Caraïbes, dont Haïti en particulier. Plusieurs régions francophones disposent également d’une expertise hydrique particulière pouvant être davantage valorisée dans une coopération francophone sur l’eau, à l’image du Québec où 97% de l’électricité provient d’énergie hydroélectrique alimentant chaque jour 8,5 millions de personnes.
Une perspective historique pour améliorer la planification
La sédentarisation humaine s’est généralement déterminée en fonction des ressources hydriques offertes par la géographie des territoires. Si certains semblaient offrir des atouts incontestables pour le développement humain, ces atouts pouvaient aussi cacher des défis à venir tout aussi grands. Ce fut le cas d’Amsterdam5Dont le toponyme signifierait la digue (dam en néerlandais) de terre (erd) sur une rivière autrefois nommée Amstel. qui voit ses premiers habitants s’y sédentariser dans une optique de pêche, profitant de l’abondance hydrique du territoire. Si l’eau paraissait initialement être un atout, elle va devenir un problème récurrent dans l’urbanisation de la ville.
Un mémoire récemment publié6S. Peters, M. Ouboter, K. Van der Lugt, S. Koop, K. Van Leeuwen, « Retrospective analysis of water management in Amsterdam, The Netherlands”, Water, 13(8), 2021. montre comment la gestion et la gouvernance de l’eau ont évolué dans cette ville de 1672 à nos jours. Il a fallu plus de six siècles et de nombreux essais et erreurs pour développer et améliorer progressivement l’organisation hydrique. L’histoire montre à quel point la gestion de l’eau à Amsterdam a souvent été réactive : une réponse aux nuisances de l’eau, aux inondations, aux maladies.
L’accroissement des connaissances et la planification à long terme sont devenus indispensables pour parvenir à une amélioration progressive. Les cinquante dernières années ont vu une grande amélioration du BCI : de 4,3 en 1970 à 8,7 aujourd’hui. « Cela devrait donner beaucoup d’espoir aux autres villes », déclare Kees van Leeuwen, co-auteur de l’étude. « Cette analyse rétrospective démontre qu’une amélioration est réalisable d’ici des décennies, à condition qu’il existe des plans, des actions et des ressources clairs. »
L’exemple d’Amsterdam souligne le pouvoir de la science pour surmonter les défis rencontrés. Le rapprochement avec le cas de l’Afrique de l’Ouest semble pertinent par rapport à l’usage de solutions « pansement » qui viennent répondre aux problèmes conjoncturels, sans s’attaquer aux causes en amont en y apportant des réponses structurelles. Cette planification à long terme doit prendre son essor grâce à une volonté politique déterminante devant reposer sur la connaissance afin d’engager des changements structurants, et non seulement apparents pour contenter les usagers.
La définition d’un cadre de coopération ambitieux basé sur l’expertise scientifique
Le défi de l’eau est une affaire de causes et de conséquences : d’une part, elle peut être victime de géographies complexes, d’une forte croissance démographique, d’une urbanisation mal maîtrisée et d’une gouvernance insuffisante, d’autre part, sa mauvaise gestion peut entraîner des problèmes sanitaires et environnementaux majeurs.
Pour répondre à ce défi, des investissements structurels accompagnés de programmes de renforcement de capacité et de transferts de connaissances doivent constituer le cœur de programmes d’actions ambitieux. La Francophonie est en mesure de poser un cadre de coopération basé sur l’expertise, l’expérience et les bonnes pratiques de ses pays membres pour partager les connaissances et mutualiser les investissements.
Pour une coopération technique : partager des programmes nationaux d’action pour l’eau
Les programmes d’action pour l’eau devront renforcer la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) encore insuffisante en Afrique, et tendre vers une meilleure coordination des acteurs impliqués dans la gestion de l’eau aux différentes échelles.
Un levier efficace pour améliorer la GIRE réside dans la co-construction des politiques publiques de l’eau grâce à des approches participatives et de concertation, facilitées par le partage de la langue française. Ces approches, qui devront être encouragées par l’OIF et utilisées à différentes échelles (locale, nationale, au niveau du bassin, voire régionale entre des pays partageant des ressources comme un fleuve ou un aquifère), permettront de créer une mise en relation des savoirs et expériences des acteurs, et de favoriser une appropriation collective des problèmes et des solutions opérationnelles adaptées à chaque situation.
Renforcer la collaboration et la coordination entre les acteurs pourra aussi permettre de répondre à des problèmes conjoncturels telles que les pertes opérationnelles et notamment les fuites sur les réseaux. En Afrique, la majorité des fuites d’eau a pour origine l’installation d’autres réseaux (électricité ou gaz par exemple) ou la réalisation de travaux sur des réseaux présents, qui endommagent les réseaux d’eau. La nécessaire coordination des structures locales en charge de l’eau et des entreprises chargées de réaliser les travaux d’intérêt public est essentielle et doit être accrue pour un fonctionnement durable de la GIRE.
Les programmes d’action pour l’eau ne seront efficaces que si des investissements structurels de grande ampleur sont réalisés. En utilisant des méthodologies telles que le City Blueprint (cf. première partie), les villes pourront comprendre, grâce à la science et à la connaissance précise de leurs territoires et de ses défis, les investissements prioritaires à réaliser. Ils pourront consister en des investissements sur le réseau d’adduction en eau ou sur les réseaux d’assainissement, visant à renforcer les capacités de production des stations de traitement d’eau potable, la mise en place d’un traitement tertiaire des eaux usées dans les stations d’épuration ou un recyclage des boues d’épuration à des fins d’épandage agricole. Si elles nécessitent des investissements financiers conséquents, ces solutions intégrées offrent l’avantage de formaliser le développement de la ville et du déploiement des réseaux, là où les solutions ponctuelles (puits, latrines, etc.) sont certes plus économiques, mais dont le fonctionnement en îlot répond moins aux principes de la GIRE.
Pour trouver les financements nécessaires à ces investissements d’ampleur, les États francophones font notamment appel aux bailleurs de fonds internationaux ou répondent à des appels à projets auprès de banques de développement. Afin d’accroître leur chance de succès de se voir attribuer les fonds, ces États pourraient échanger leurs réponses concluantes à ces appels d’offres pour comprendre les facteurs qui ont permis d’être retenus. La Francophonie devra s’assurer que les bonnes pratiques issues de ces programmes d’action soient partagées, afin que les États apprennent des difficultés rencontrées par d’autres et des solutions efficaces pour les surmonter.
Pour une coopération intellectuelle : la création d’un Observatoire francophone de l’eau
Pour que la science éclaire la politique dans le domaine de l’eau, la première doit fournir des données à la seconde, qu’elle utilisera pour prendre des décisions éclairées. L’enjeu est de prioriser des changements structurels impactant durablement l’efficacité des réseaux, plutôt que des changements visibles, qui peuvent contenter la population à court terme sans représenter une solution à long terme.
Un Observatoire francophone de l’eau permettrait d’inciter à la création et au partage de données et in fine d’impulser la recherche permettant de les créer. Cet Observatoire prendrait la forme d’une plateforme en ligne regroupant toutes formes de données francophones sur l’eau (cartes, rapports, documents juridiques et textes de loi, données chiffrées, etc.), accessibles gratuitement, sous licence ouverte et dans des formats électroniques exploitables. Il serait indispensable que ces données soient accompagnées de leurs métadonnées pour s’assurer de leur fiabilité, pour qu’elles soient facilement exploitables et qu’elles puissent être analysées, comparées et réutilisées.
La Francophonie prendrait en charge cette initiative, de sa conception et sa mise en place à sa gestion et sa maintenance technique, en passant par la mobilisation des parties prenantes. Les différents acteurs impliqués dans la gestion de l’eau et produisant des données sur leur territoire seront responsables d’alimenter l’Observatoire : chercheurs ou étudiants dans le domaine de l’eau, de l’environnement, de la météo ou du climat, les collectivités et services de l’État, les opérateurs en charge des services d’eau et d’assainissement, les gestionnaires de réseaux, la société civile et les syndicats, entre autres. Les universités francophones publiques locales devront s’assurer de l’alimentation de l’Observatoire par les acteurs locaux.
Cet Observatoire permettrait de partager les connaissances et les bonnes pratiques qui auront découlé de la mise en œuvre des programmes d’action pour l’eau, et d’améliorer le suivi et l’évaluation des actions en proposant une plateforme rassemblant les données, afin d’optimiser de façon itérative les méthodes de gestion. Il aurait aussi pour objectif d’encourager la production de données et notamment d’études sur l’impact du changement climatique sur les ressources en eau. Très concrètement, des autorités ou autres institutions ou organisations qui verraient qu’un tel rapport aurait été téléchargé un grand nombre de fois sur la plateforme pourraient être incitées à en faire de même et lancer une étude. Librement accessible et d’un format attractif et interactif (par exemple cartographies interactives comportant des données chiffrées), l’Observatoire permettrait aussi de sensibiliser les citoyens à l’importance et à la fragilité des ressources en eau, pour les inciter à adopter des comportements écologiques.
Pour la mise en place et la pérennité de cet Observatoire, il est essentiel que les acteurs s’impliquent en partageant leurs propres données. Trop souvent, lors de processus de récolte de données, le taux de réponse des institutions est faible et se limite aux éléments financiers ou opérationnels de base alors que des données approfondies sur les modes de gestion, les techniques et les performances seraient essentielles pour améliorer la GIRE. La disponibilité des données, leur fiabilité et leur exhaustivité seront vitales pour le succès de l’Observatoire et il est évident que le réseau et l’influence de l’OIF faciliteront la mobilisation et l’action concrète des acteurs.
Une étape d’intégration future de l’Observatoire serait la mise en place d’une plateforme de discussion francophone intégrée à la plateforme initiale, où chaque utilisateur pourrait rejoindre des réseaux, commenter les documents disponibles ou créer des groupes de discussions thématiques. Pour illustrer, un pays francophone qui viendrait de faire voter son Code de l’eau pourrait le mettre en ligne sur la plateforme de l’Observatoire afin que d’autres pays qui ne se seraient pas encore dotés d’un tel outil législatif s’en inspirent, posent des questions sur des dispositions ou proposent des commentaires auxquels le pays émetteur pourrait répondre pour aiguiller le pays demandeur. Un autre pays francophone qui aurait publié une étude sur la gestion de ses milieux aquatiques et la prévention des inondations pourrait la restituer sous forme de webinaire de formation proposé sur la plateforme de l’Observatoire aux pays intéressés. Ces canaux de communication directs, ouverts ou fermés, faciliteraient le rapprochement des acteurs francophones, le partage des connaissances et le renforcement des capacités, et amélioreraient naturellement la coopération francophone dans le domaine de l’eau.
Conclusion
L’eau constitue un droit, reconnu par les Nations unies comme essentiel, dont trop de francophones sont privés, particulièrement en Afrique subsaharienne, démontrant ainsi l’urgence d’en reconnaître le caractère fondamental pour pousser l’action politique.
L’eau constitue un objectif, le sixième de l’Agenda 2030 de l’ONU fixant les 17 Objectifs de développement durable, dont l’atteinte garantira l’accès de tous à l’eau potable et à l’assainissement.
L’eau constitue un défi scientifique, dont il convient de mesurer toute la portée pour établir les facteurs endogènes et exogènes l’affectant et mener à des choix éclairés de politiques publiques.
L’eau constitue enfin un immense enjeu pour la Francophonie, un espace de coopération caractérisé par autant de connaissances que de problématiques hydriques. Si l’OIF s’est emparée du développement durable, elle ne lui a pas donné une place suffisante, a fortiori s’agissant de l’eau. Les difficultés d’accès à l’eau et à l’assainissement vécues par une part toujours plus importante de francophones doivent convaincre du caractère fondamental du sujet pour la coopération francophone. La Francophonie a les atouts pour porter cet enjeu au niveau international, en persuadant du caractère fondamental du droit à l’eau, et au niveau national, en aidant ses États membres à coopérer sur des investissements structurels basés sur l’expertise scientifique.
Il est temps que l’eau se reflète dans la Francophonie, alors agissons pour faire émerger une politique francophone de l’eau.
- 1United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, World Urbanization Prospects: The 2018 Revision, New York, United Nations, 2019.
- 2WWAP (Programme mondial de l’Unesco pour l’évaluation des ressources en eau), Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2019. Ne laisser personne pour compte, Paris, Unesco, 2019.
- 3Références complètes : S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the Trends and Pressures Framework (TPF), KWR Water Research Institute, 2021 ; S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the City Blueprint performance Framework (CBF), KWR Water Research Institute, 2021 ; S.H.A. Koop, C.J. Van Leeuwen, Indicators of the Governance Capacity Framework (GCF), KWR Water Research Institute, 2021.
- 4WWAP (Programme mondial de l’Unesco pour l’évaluation des ressources en eau), Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2019. Ne laisser personne pour compte, Paris, Unesco, 2019.
- 5Dont le toponyme signifierait la digue (dam en néerlandais) de terre (erd) sur une rivière autrefois nommée Amstel.
- 6S. Peters, M. Ouboter, K. Van der Lugt, S. Koop, K. Van Leeuwen, « Retrospective analysis of water management in Amsterdam, The Netherlands”, Water, 13(8), 2021.