L’étoile polaire de l’égalité

Niveau de développement économique, dynamique de croissance, modèle politique, ampleur des inégalités, systèmes sociaux, beaucoup différencient les douze pays dans lesquels l’Ifop a conduit son enquête. Pourtant, les résultats permettent non seulement de dégager des leçons communes mais, mieux encore, de remettre en questions bien des idées reçues sur les inégalités.

Première leçon : une préoccupation planétaire

Dans neuf pays sur douze, une majorité considère que la société dans laquelle ils vivent est «injuste» ; dans plusieurs pays – l’Italie et la Chine, l’Allemagne et plus encore le Brésil, cette majorité est écrasante, supérieure à 70%. Mieux encore, dans tous les pays, sans exception aucune, les personnes interrogées sont plus nombreuses à considérer que, depuis dix ans, les inégalités se sont alourdies que réduites et ce sentiment est particulièrement aigu dans les pays européens et notamment en Allemagne. On peut certes constater l’importance de l’écart entre la réalité des inégalités et leur perception : ce n’est pas, loin de là, dans les pays les plus inégalitaires que le sentiment de vivre dans un pays injuste est le plus développé – l’exemple des Etats-Unis est de ce point édifiant. Il n’empêche : le monde gronde et il existe une réelle préoccupation planétaire vis-à-vis de la montée des inégalités.

Deuxième leçon : le pouvoir du politique

Cette montée des inégalités est-elle inexorable ? On voit, partout, le marché gagner du terrain. On a le sentiment, partout ou presque, que les inégalités progressent. On entend, souvent, un discours de renoncement : le politique serait devenu impuissant. Une nouvelle fois, l’étude vient contredire cette idée reçue. Dans neuf pays sur douze, il y a une majorité absolue qui considère que le pouvoir politique a la capacité réelle de lutter contre les inégalités. Tel est aussi bien le cas dans un pays libéral comme les Etats-Unis, dans un pays émergent comme le Brésil ou dans les pays d’Europe du sud comme l’Espagne, l’Italie ou, dans une moindre mesure, la France. On peut souligner les deux exceptions à cette position : pour des raisons différentes, c’est en Chine – paradoxe et camouflet pour le parti communiste chinois – et en Allemagne – après les réformes du Gouvernement Schröder et une législature de «grande coalition» – que se situent les populations les plus sceptiques. Mais il faut mesurer la confiance relative qui existe ailleurs : alors que la crise a remis en cause l’infaillibilité du dogme libéral, il y a là une responsabilité dont il faut prendre la mesure.

Troisième leçon : une sensibilité française

Miracle américain, malaise allemand, ambivalence chinoise, volontarisme brésilien : l’examen des résultats pays par pays est fort instructif. Une fois encore, il conforte la thèse de «l’exception française» qui se traduit par une «sur-sensibilité» à la question des inégalités. Il y a des pays qui pensent que la mondialisation a pour effet d’accroître les inégalités entre les pays riches et les pays pauvres : la France est le pays où cette conviction est la plus ancrée. Il y a beaucoup de pays, on l’a vu, dans lesquels on estime que la société est injuste et que les inégalités ont progressé : la France est celui – après le Brésil – où ce sentiment est le plus fort et le plus aigu puisque près du quart des Français disent que notre société n’est «pas du tout» juste. Il y a beaucoup de pays dans lesquels les inégalités de salaires figurent en tête de la hiérarchie des inégalités : ce sentiment est particulièrement prégnant en France – 10 points devant l’Allemagne, 20 points devant le Royaume-Uni, 30 points devant les Etats-Unis. La France conserve donc cette «passion pour l’égalité» dont parlait Tocqueville… avec un paradoxe : elle est plus radicale sur le problème que sur les solutions.

Quatrième leçon : une fracture générationnelle ?

On dit les jeunes traditionnellement plus sensibles aux injustices et aux inégalités ? C’est une réalité plus complexe qui se dessine ici, venant contrarier une autre idée reçue. D’un côté, en effet, les 18-35 ans sont davantage ouverts à l’altérité. Ils ont un sentiment plus positif par rapport à la mondialisation et, surtout, ils ont leur propre hiérarchie des inégalités, très différente de celle de leurs aînés. Ainsi, les jeunes Français, Allemands, Britanniques, Neerlandais, Suisses ou Australiens considèrent-ils que c’est le traitement des immigrés qui constitue l’une des inégalités les plus fortes. Mais, d’un autre côté, les 18-35 ans semblent plus rétifs à l’égalitarisme. Ils éprouvent moins l’injustice de nos sociétés. Ils soutiennent moins la proposition de faire payer davantage d’impôts aux plus riches. Cette spécificité des 18-35 ans soulève néanmoins une question : s’agit-il d’un effet d’âge – ils sont en train de construire leur vie, ils espèrent réussir, ils sont auto-centrés – ou d’un effet générationnel – la génération des années 80/90 serait moins «égalitariste» que la génération des années 60/70 ?

Cinquième leçon : la persistance du clivage gauche-droite

Le clivage entre la gauche et la droite serait désuet, anachronique, dépassé – telle est l’antienne cent fois répétée et clairement démentie : l’un des critères les plus pertinents pour comprendre la perception des inégalités reste en effet le clivage gauche-droite. Tous les pays concernés s’inquiètent des inégalités salariales ; mais, au-delà de ce tropisme partagé, on voit apparaître des questions pour lesquelles l’appartenance nationale est déterminante et la hiérarchie des inégalités différer d’un pays à l’autre. C’est le logement en France ou en Espagne qui fixe le gradient des inégalités. C’est le patrimoine en Chine ou en Suisse. C’est l’accès aux soins au Brésil ou aux Etats-Unis. C’est le traitement des immigrés en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas.

En revanche, sur la capacité du politique à lutter contre les inégalités, on voit apparaître une différence : 20 points d’écart entre un sympathisant du PS et de l’UMP ou du Parti démocrate et du Parti des libertés italiens ; 10 points d’écart entre un travailliste et un conservateur britanniques ou entre un sympathisant du PSOE et du Parti populaire espagnol. Surtout, cette différence est plus nette encore s’agissant du sentiment porté à l’égard de la société : en France, en Espagne ou en Allemagne par exemple, les sympathisants de gauche sont beaucoup plus nombreux à exprimer leur insatisfaction vis-à-vis de l’état de la société. Ils restent guidés par ce que Norberto Bobbio appelait «l’étoile polaire» de l’égalité. Inventer un nouveau chemin vers cette étoile polaire, tel est donc le défi des états généraux du Renouveau !

 

Texte publié dans Libération, 14 juin 2010.

Retrouvez les résultats détaillés de l’enquête

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