Après deux périodes de confinement, la mise en place de règles sanitaires strictes sur les lieux de travail et des arrêts partiels d’activité, 2020 a bouleversé en peu de temps le rapport des salariés français à leur travail. Quel a été le niveau de confiance, tout au long de l’année, des salariés dans leur entreprise en général et envers leur hiérarchie en particulier ? Comment les salariés jugent-ils les performances de leur entreprise ? Quelle est la responsabilité dévolue à l’entreprise en parallèle du rôle assigné à l’État ou à la société civile ?
Les enseignements de cette note sont basés sur l’analyse de plusieurs enquêtes publiées par l’Ifop depuis le début de l’année 2020. Celles-ci ont été menées auprès d’acteurs clés du monde du travail : les salariés, les cadres, les dirigeants… Ces sondages sont complétés par des enquêtes qualitatives permettant d’en approfondir la lecture et de mieux en comprendre les tenants et aboutissants. Une importante communauté en ligne a ainsi été rassemblée tout au long du premier confinement et des enquêtes qualitatives ont par ailleurs été menées au cours de l’année 2020.
Une confiance des salariés français envers leur employeur qui s’est maintenue tout au long de l’année 2020
Il convient en préambule de préciser que les enquêtes ayant trait aux questions de travail et au lien à l’entreprise sont pour la plupart réalisées auprès des salariés français. Ces derniers représentent une population de 25 millions de personnes (sur 28 millions d’actifs ayant un emploi et une population active qui s’établit à environ 31 millions d’individus). Or, le fait d’être salarié, c’est-à-dire d’avoir un emploi relativement stable dans cette période de turbulences, constitue indéniablement un filet de sécurité par rapport à d’autres catégories d’actifs comme les indépendants, les personnes à la recherche d’un emploi ou encore les plus jeunes se retrouvant pour la première fois sur le marché de l’emploi.
Une confiance générale dans leur entreprise
En octobre 2020, 75% des salariés déclarent avoir une bonne opinion de leur entreprise (norme annuelle Ifop de climat social). Ce score massif s’inscrit légèrement en hausse par rapport à l’étiage des mesures précédentes. Il témoigne de la solidité du lien qui unit les salariés à leur entreprise malgré une année qui a particulièrement affecté la nature de leur travail (de façon plus ou moins prononcée selon les secteurs) et son organisation entre arrêt partiel d’activité, nécessité de présence sur sites malgré les règles en vigueur ou recours plus systématique au télétravail.
Cette bonne opinion repose en grande partie sur la confiance des salariés envers leur employeur pour faire face aux défis de la crise sanitaire. Une enquête menée par l’Ifop pour S2H et Wittyfit fin novembre 2020, au cœur de la seconde période de confinement, montre, en effet, que la grande majorité des salariés accordent leur confiance à leur entreprise qu’il s’agisse de la préservation de l’emploi ou de l’adaptation de l’organisation du travail au contexte sanitaire. Dans les deux cas, plus d’un quart d’entre eux déclarent même lui faire « tout à fait » confiance (respectivement 28% et 26%).
Bien qu’élevée dans l’absolu, la confiance accordée à leur employeur pour préserver l’emploi est malgré tout sujette à une hétérogénéité sectorielle plus prononcée. Celle-ci est étroitement corrélée selon les règles en vigueur de maintien de l’activité. Les salariés travaillant dans les secteurs de l’industrie et du commerce font ainsi part d’un niveau de confiance inférieur à la moyenne (respectivement 62% et 66% ; -12 points et -8 points). À l’inverse, ceux qui travaillent dans les secteurs du BTP et de l’administration se montrent plus confiants (81% ; +7 points et 87% ; +13 points).
S’agissant des aspects sanitaires, cette confiance est plus homogène, seuls les salariés du public étant significativement un peu moins nombreux à accorder leur confiance à leur employeur pour adapter l’organisation du travail au contexte actuel : 64% (-10 points par rapport à la moyenne).
Des ressorts qui reposent davantage sur les performances externes de l’entreprise
À partir de neuf critères d’évaluation fournis aux salariés pour juger leur entreprise en octobre 2020 (norme Ifop de climat social), chacun obtient un score d’agrément majoritaire. Néanmoins, plus les dimensions portent sur l’image externe de l’entreprise (qualité de son offre, capacité à répondre aux besoins des clients, performance…), plus leur évaluation est positive. À l’inverse, les dimensions internes disposent d’une marge de progrès encore importante.
Dans le détail, plus des deux tiers des interviewés estiment que leur entreprise offre des produits ou services de qualité (80%), prend bien en compte les besoins et les attentes de ses clients (78%), est performante (73%) et tient compte de l’enjeu de RSE (67%). À un degré moindre mais suscitant toujours un agrément consistant, sur des dimensions à cheval entre les enjeux externes et internes, 64% des salariés affirment à la fois que leur entreprise est bien gérée et qu’elle a une stratégie claire et pertinente et 60% qu’elle est innovante.
En revanche, les deux dernières dimensions qui portent sur des problématiques internes sont évaluées de façon plus clivante. 59% des interviewés considèrent, en effet, que leur entreprise est bien organisée et seulement 53% qu’elle prend bien en compte les besoins et les attentes des salariés alors qu’en miroir, pour 78%, elle prend bien en compte les besoins et les attentes de ses clients. Il peut donc en résulter pour certains le sentiment que les dimensions internes sont plus délaissées bien qu’elles soient tout aussi légitimes pour contribuer aux performances de l’entreprise. Signalons, malgré tout, que les écarts d’évaluation entre l’externe et l’interne sont surtout prégnants dans les entreprises de plus de 20 salariés, beaucoup moins dans les TPE.
Une communication d’entreprise jugée continue, réactive et utile pour maintenir le lien tout au long de cette année
La qualité de la communication de la part de l’employeur, qui constitue déjà en temps normal un marqueur important de la confiance des salariés, prend une tout autre ampleur dans une année marquée par de longues périodes d’isolement. Le lien de proximité avec l’entreprise s’est ainsi pour beaucoup distendu du fait d’un recours croissant au télétravail ou de l’arrêt provisoire de l’activité. Il en a résulté en contrepartie un besoin régulier d’être informé (voire rassuré) à court et moyen terme sur l’activité comme sur les règles sanitaires en vigueur sur site.
Or, nos enquêtes récentes font état d’un bon sentiment d’information tant en ce qui concerne le travail au quotidien comme plus largement dans l’activité de l’entreprise. Ce critère est d’autant plus exigeant que l’on n’évoque pas ici la quantité d’information mais sa qualité. Le seul bémol concerne les informations ayant trait aux orientations stratégiques. Mais, d’une manière générale, dans nos enquêtes internes, celles-ci suscitent souvent des évaluations mitigées, beaucoup de collaborateurs considérant qu’elles changent soudainement et ne sont pas toujours expliquées avec pédagogie. En outre, au cours de cette année hors norme, les enjeux stratégiques, qui s’inscrivent plus à moyen ou long terme, ont probablement moins fait l’objet d’attention dans l’absolu et dans la transmission d’informations que des préoccupations à court terme sur l’activité, l’organisation du travail et la sauvegarde de l’emploi.
Enfin, sur ces indicateurs de communication, les salariés des TPE se distinguent là encore avec des scores de satisfaction plus appuyés, ce qui apparaît logique, les circuits de communication étant plus courts et les centres de décision plus rapprochés.
Le rôle central dévolu aux managers
Les managers, surtout ceux de proximité, ont le plus incarné cette confiance qui s’est maintenue grâce au lien régulier et pérenne qu’ils ont assuré entre la direction des entreprises et les salariés.
Certes, cette confiance des salariés envers leur N+1 est historiquement élevée. Mais elle a pris une autre ampleur depuis le début de la crise sanitaire et il sera intéressant d’observer si elle se maintient à cette intensité dans le temps.
Plusieurs enquêtes menées in situ ont, en effet, montré que les managers, au-delà de leur fonction hiérarchique classique, se sont aussi transformés en « psychologue » du quotidien. Cela s’est traduit par un souci régulier d’écoute, de soutien individualisé et d’attention au moral des membres de leur équipe. Il en a résulté une place du manager davantage « au centre » que « devant ».
Cette relation de confiance a aussi, en contrepartie, engendré beaucoup d’attentes des salariés et d’abord en matière de reconnaissance. Celle-ci a toujours été importante. Mais elle s’est accrue cette année compte tenu de la distanciation géographique liée au télétravail qui rend plus difficile pour les personnes managées de montrer leur implication. Cette attente de reconnaissance s’est aussi fait sentir pour les salariés, surtout pendant le premier confinement, qui sont restés sur leur site « en première ligne » en dépit des risques sanitaires.
Concernant les managers, cette implication constante engendre de leur part aussi une attente de reconnaissance pour ce rôle central qu’ils ont tenu. Nos enquêtes montrent que beaucoup sortent éreintés de cette longue période. Si la plupart ont jusqu’à présent fait preuve de résilience, il convient de ne pas négliger une « charge mentale » fortement éprouvée fin 2020. La progression du nombre d’épuisements professionnels sur la fin de l’année, notamment chez les managers, en constitue une première manifestation.
Des dirigeants d’entreprise globalement confiants pour leur entreprise
Cette confiance envers l’entreprise se manifeste aussi au plus haut niveau, parmi les dirigeants. Une enquête réalisée entre fin novembre et début décembre 2020 pour le Medef auprès de dirigeants de plus de 10 salariés montre qu’à défaut d’être optimistes à un niveau macroéconomique pour la situation de l’économie française (seuls 37% le sont), plus des deux tiers (68%) le sont pour la situation de leur entreprise, c’est-à-dire pour leur écosystème proche, sur lequel ils ont un pouvoir d’action.
Deux hypothèses peuvent expliquer cet écart de perception entre leur environnement proche et celui plus vaste de l’économie française. D’abord, à un niveau macroéconomique, les risques de poursuite de dégradation de la situation économique sont réels, que ce soit la baisse de la croissance et ses conséquences en matière d’emploi mais aussi la poursuite de l’endettement de l’État qui peut entraîner à plus long terme une hausse de la fiscalité sur les entreprises. Ensuite, à leurs yeux, les dirigeants ont parfois le sentiment que si eux jouent le jeu, sont en première ligne pour maintenir l’activité et l’emploi, cela ne suit pas forcément aussi rapidement au niveau de l’État.
L’entreprise : un acteur essentiel, révélé par la crise du coronavirus
Une image des grandes entreprises françaises globalement en progrès
Si l’on sort de l’univers de la proximité des salariés avec leur employeur (confiance dans leur employeur, dans leur N+1…) pour s’intéresser à celle accordée aux grandes entreprises françaises en général, cette bonne dynamique en matière d’image tend à se confirmer, même si c’est à un degré moindre, le lien de proximité n’étant pas le même qu’avec sa propre entreprise. L’Ifop a réalisé pour Eight Advisory fin septembre 2020, pour la seconde année consécutive, le palmarès des entreprises françaises les plus admirées. La note moyenne (sur 20) des 50 premières entreprises de ce classement franchit ainsi en 2020 la barre symbolique de la moyenne pour atteindre 10,5 contre 9,8 en 2019.
Cette note demeure donc moyenne dans l’absolu. Mais il convient de préciser que cette mesure est conduite auprès de l’ensemble des Français et non auprès de consommateurs ou de clients qui seraient par définition plus engagés envers chaque marque. Les interviewés se positionnent donc plus selon l’image qu’ils se font de ces entreprises que selon leur propre expérience. De fait, même si une cote d’amour n’a pas soudainement émergé envers ces grandes entreprises, beaucoup d’entre elles ont amélioré leur image pendant cette période à travers leur capacité à s’adapter à de nouveaux besoins engendrés par une mobilité réduite et, pour un certain nombre, à travers leurs efforts pour tenter de préserver l’emploi et assurer l’approvisionnement de la population.
Trois catégories d’entreprises tirent plus particulièrement leur épingle du jeu et enregistrent une progression spectaculaire de leur évaluation en deux ans. C’est le cas des entreprises de grande distribution (alimentaire, bricolage). Beaucoup ont été autorisées à poursuivre leur activité et à répondre aux besoins de la vie quotidienne devenus encore plus essentiels, d’autres sources de plaisir de consommation étant réduites. Les grandes entreprises publiques tirent également leur épingle du jeu et témoignent de la reconnaissance des Français envers leurs missions de service public d’autant plus nécessaires et garantes de repères rassurants en temps de crise. Enfin, les grands constructeurs automobiles, fleurons de l’industrie française, gagnent aussi des places dans ce classement. Leur progression peut s’expliquer par une capacité à apporter une réponse adaptée aux restrictions de déplacement à de courtes distances, d’autres transports publics ou pratiques pour de longues distances étant le plus souvent inaccessibles. Plus généralement, on observe souvent en temps de crise le besoin de se rattacher à des repères fiables et solides, ici des entreprises très anciennes, appartenant au patrimoine économique français.
Un plébiscite des « petites » et « moyennes » entreprises
En matière d’opinion publique, les entreprises sont loin de constituer un ensemble homogène. S’interroger sur leur rôle nécessite donc de coller aux représentations multiples qu’elles génèrent auprès des Français. Plus qu’une multiplicité, nous devrions en réalité parler de dichotomie entre, d’une part, les « grandes » entreprises, vis-à-vis desquelles le niveau d’exigence et d’attente de la population est souvent le plus fort et, de l’autre, les « petites » entreprises (regroupant de façon indistincte les TPE, PME, PMI), qui suscitent souvent un phénomène d’identification plus important. Comme nos études qualitatives le montrent, si certaines grandes entreprises renvoient au patrimoine économique français, le réseau de TPE et PME se trouve souvent davantage associé au dynamisme local, comme en témoigne ce verbatim d’un ouvrier du nord de la France : « En France, les PME sont vraiment pour moi le poumon économique des villes et des villages. »
En France, la distinction entre les « grands » et les « petits » dérive souvent vers une opposition, réactivant un sentiment d’injustice. En témoignent notamment les vives réactions que la fermeture des « petits » commerces a engendrées suite au deuxième confinement. Cette notion même de « petits commerces » a fortement joué sur la façon d’appréhender le sujet, notamment parce qu’elle introduisait une dualité avec les « grandes surfaces » qui alimentait d’elle-même le conflit. À travers cette opposition, c’est toute la dialectique des « petits » contre les « gros » qui se trouvait ainsi réactivée. Même chez les consommateurs des plateformes en ligne ou des grandes surfaces, les petits commerces se voyaient ainsi crédités de toutes les vertus (respect strict des gestes barrières, maintien du lien social, etc.) quand la grande distribution était pointée du doigt (relâchement sur les règles d’hygiène, non-respect de la jauge des clients, tricherie sur les rayons non essentiels, etc.).
Lors du premier confinement, cette notion de « petite » ou de « grande » entreprise s’est trouvée relativement mise de côté, les entreprises donnant souvent l’impression de faire « front commun » face à la crise inédite que nous traversions. Les nombreuses manifestations de solidarité des entreprises, que ce soit envers les soignants, vis-à-vis de la société civile, envers leurs salariés ou encore entre elles, ont fortement retenu l’attention. Si certaines grandes entreprises (dans le domaine textile ou dans les cosmétiques, par exemple) se sont vues valorisées pour leur agilité à adapter leur production en fonction des besoins liés à la crise sanitaire, l’implantation locale et le rôle majeur de nombreuses TPE et PME au niveau des territoires a aussi pris une nouvelle signification, dans un contexte où la pandémie réactivait les attentes d’autonomie, de relocalisation des productions et d’indépendance économique. À l’instar des collectivités locales, la proximité avec le terrain des acteurs économiques locaux est fortement valorisée.
« Il y avait une solidarité qui s’est perdue », nous dit une employée dans le commerce, vivant en Occitanie. La crise s’inscrivant dans la durée, les enjeux ne sont plus les mêmes. Le spectre d’une crise économique sans précédent est dans tous les esprits. Si le plan de relance mis en place par le gouvernement frappe l’opinion par l’ampleur des sommes mobilisées, il réactive rapidement une lecture catégorielle de la situation. Les nombreux Français que nous avons pu interroger lors de nos études qualitatives reviennent sur un plan de relance qui traite les entreprises dans leur globalité, sans tenir compte de leur taille, ni de leur capacité financière : « petite ou grosse entreprise, les charges ne sont pas les mêmes mais les aides varient peu », « les entreprises ont beaucoup souffert, surtout les petites ; c’est elles qu’il faut aider au maximum ». Beaucoup regrettent ainsi l’absence de contreparties demandées aux entreprises ayant bénéficié de l’aide de l’État, notamment les plus grandes, qu’il s’agisse de contreparties en matière d’emploi, de maintien des salaires mais aussi de préservation de l’environnement. La crainte d’une « crise alibi » pour licencier, réorganiser le travail ou accroître la pression sur les employés est présente : « J’espère que cette crise ne sera pas l’occasion pour les grosses boîtes de tailler dans les effectifs ou pire de piétiner les droits des salariés, au profit de toujours plus de bénéfices », s’inquiète un ouvrier de 34 ans, qui nous avons rencontré dans les Pays de la Loire. Ces craintes trouvent d’autant plus d’écho que les fameuses « deuxièmes lignes », les « premiers de corvée » semblent aujourd’hui totalement oubliés, absents du récit actuel de la crise : « les héros d’hier sont les laissés-pour-compte d’aujourd’hui », rapporte une jeune cadre dans le commerce, vivant à Paris. Par ailleurs, la vigilance vis-à-vis des entreprises est d’autant plus importante que beaucoup redoutent qu’à terme les aides qui leur sont accordées aujourd’hui se transforment demain en impôts.
Malgré ces craintes diverses, la confiance vis-à-vis des entreprises demeure forte. En ces temps troublés, leur rôle paraît plus important que jamais. Cette confiance plurielle et globalement consensuelle suscite en contrepartie des attentes élevées qu’il sera important, pour qu’elle se maintienne à cet étiage, de ne pas décevoir.
Les attentes envers l’entreprise en tant qu’employeur mais aussi en tant qu’« acteur citoyen » s’élargissent
Le renforcement des attentes qualitatives
Invités à s’exprimer en octobre dernier sur leur attente prioritaire à l’égard d’une entreprise, en dehors de son objectif de performance, les salariés formulent des réponses au sein desquelles les dimensions qualitatives de bien-être écrasent la concurrence. Alors qu’ils ont le choix entre 10 attentes, plus d’un tiers des salariés (35%) mettent d’abord en avant la prise en compte du bien-être par leur employeur. Dans une logique similaire, même si loin derrière, cet indicateur est suivi par le fait de « donner du sens » à son activité, en développant par exemple sa dimension RSE (cité par 12%). Les indicateurs plus « classiques » liés à la réputation, l’innovation ou à l’organisation générale sont, quant à eux, nettement moins évoqués.
Différentes enquêtes qualitatives soulignent aussi l’influence de cette période hors norme sur l’accélération d’une réflexion autour de l’importance d’exercer un travail qui « fait sens », au sein duquel on peut s’épanouir et qui contribue si possible à l’intérêt général. Les deux critères de bien-être et de sens donné à son métier sont d’ailleurs davantage mis en avant dans les plus grandes entreprises, au sein desquelles existe aussi la plus forte proportion de « bullshit job », c’est-à-dire justement de travail isolé, vide de sens, sans possibilité d’épanouissement et qui ne contribue en rien à l’intérêt de tous.
Autre signe de cet enjeu central du bien-être au travail, une nette majorité (57%) de salariés estimaient en octobre dernier que celui-ci était un enjeu prioritaire au sein de leur entreprise. Pour ces employés, cette affirmation montre qu’il ne s’agit pas seulement d’une aspiration personnelle mais aussi d’un enjeu partagé par leur employeur, ce qui peut contribuer à renforcer le lien de proximité qui les unit. Cette reconnaissance semble, de surcroît, se pérenniser car un étiage quasi similaire était déjà observé en 2018 (56%). Et, là encore, les écarts sont considérables selon la taille de l’entreprise. Ce jugement peut, en effet, atteindre 66% dans les TPE (moins de 20 salariés) et 61% dans l’ensemble des structures de moins de 250 salariés contre seulement 52% dans celles de plus de 250 salariés, dont 48% dans les très grandes entreprises (plus de 1000 salariés).
Il est aussi intéressant de constater que la réponse à cette question a culminé à 81% en juin dernier, au sortir du premier confinement (enquête Ifop pour S2H/Wittyfit), soit une progression de 25 points par rapport à 2018 avant d’enregistrer une chute de même ampleur en six mois à peine, alors que les indicateurs de mesure de la situation au travail évoluent généralement de façon plus linéaire qu’exponentielle. Ce score quasi consensuel témoigne de la puissance du lien qui unissait les collaborateurs à leur entreprise au début de l’été dernier, avant de retomber à un étiage plus classique à l’automne, un certain nombre de salariés lui ayant sans doute prêté un rôle essentiel, voire fondamental, qui ne correspondait pas exactement à la réalité.
Le souhait d’une responsabilité élargie des entreprises
Les attentes à l’égard des entreprises proviennent non seulement de leurs salariés, de leurs clients ou consommateurs mais aussi de l’ensemble des Français. Au-delà de son rôle économique classique, de plus en plus de personnes reconnaissent également à l’entreprise une « légitimité citoyenne » avec un rôle élargi à d’autres enjeux.
Il émerge ainsi une responsabilité attendue de l’entreprise qui ne s’arrête pas à son activité. Aux yeux de beaucoup de Français, sa responsabilité doit, en effet, s’étendre à d’autres domaines et, dans certains cas, les attentes d’engagement de sa part rejoignent celles adressées à l’État sur des sujets sociétaux. 85% des Français affirment, par exemple, que les entreprises ont une responsabilité importante dans le développement d’une société plus écologique et équitable, afin de prévenir une nouvelle crise sanitaire. Cette perception d’une entreprise citoyenne agissant sur des enjeux autres que son seul « business » était auparavant plutôt l’apanage de sociétés anglo-saxonnes. Il fait désormais davantage consensus en France.
Autre illustration en matière de mesure de la performance des entreprises, 82% des Français estiment que c’est une bonne chose de donner autant d’importance aux résultats environnementaux et sociaux qu’aux résultats financiers. Si tous ne sont pas experts en mesure de la performance, ce quasi-consensus montre à quel point l’entreprise est attendue sur d’autres domaines que celui de sa propre activité.
Plus globalement, dans un contexte de défiance extrêmement fort vis-à-vis des institutions et de la parole publique, la proximité demeure une valeur refuge importante. Si les élus locaux (notamment les maires) peuvent se prévaloir de cette proximité et continuent d’être les représentants de l’État auxquels les Français font le plus confiance, il semble que les chefs d’entreprise (notamment des PME) ont également une carte à jouer sur ce terrain. De même, alors que la technocratie de l’État peut se retrouver mise en cause de façon plus ou moins acerbe, comme ce fut le cas récemment dans le cadre de la stratégie vaccinale, la capacité d’adaptation des entreprises en temps de crise constitue un autre élément particulièrement mis en avant par certains Français.
On peut ainsi penser que la crise liée à la Covid-19 a fait bouger les lignes en la matière dans la mesure où l’État et les pouvoirs publics sont parfois apparus démunis et insuffisamment réactifs, cette défaillance débouchant sur des attentes d’implication et d’engagements plus forts de la part des acteurs privés.
L’importance accordée à la « raison d’être des entreprises » pour satisfaire ces attentes
Les dirigeants qui le souhaitent peuvent depuis la loi Pacte (mai 2019) modifier les statuts de leur entreprise pour y inscrire une raison d’être « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Dans ce prolongement, le Code civil stipule que la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. À l’échelon européen, le Parlement a adopté fin 2020 une résolution sur la gouvernance durable des entreprises. Celle-ci invite la Commission à proposer une loi pour garantir que les obligations des dirigeants d’entreprises ne se limitent pas à la maximisation à court terme de sa valeur actionnariale mais incluent aussi l’intérêt à long terme de l’entreprise comme de la société dans son ensemble.
Comment ces projets sont-ils accueillis ? Une enquête Ifop auprès de dirigeants d’entreprises de plus de 200 salariés (The Why Project, février 2020) montre que 94% d’entre eux sont favorables à ce que chaque entreprise définisse sa raison d’être. 70% y sont même « tout à fait favorables ». S’il convient sans doute de faire la part des choses entre conviction sincère et opération de communication, ce quasi-consensus témoigne de la centralité de cet enjeu chez les décideurs.
L’attention portée à ce concept provient sans doute de sa capacité à apporter des réponses à la double attente d’un rôle élargi de l’entreprise à différents domaines sociétaux et de la quête croissante de sens des salariés quant à leur activité.
Dans le détail, aux yeux des dirigeants, les bénéfices perçus pour leur entreprise de la raison d’être sont pluriels. En interne, elle peut contribuer à mieux cerner une stratégie pas toujours bien comprise (94% estiment que la raison d’être peut redonner du sens à la stratégie de l’entreprise). Concernant l’activité, 92% affirment qu’elle doit constituer le socle de développement de l’entreprise et 82% qu’elle constitue un atout concurrentiel. Enfin, la raison d’être permet de consolider l’attractivité de l’entreprise en tant que « marque employeur », 87% estimant qu’elle favorise le recrutement et la fidélisation des hauts potentiels.
Si le « monde d’après » tant évoqué lors du premier confinement a complètement disparu des radars, toutes nos études montrent que la crise liée à la Covid-19 a joué et continue de jouer le rôle de catalyseur de tendances ou de clivages préexistants. Les entreprises n’échappent pas à ce constat. Déjà considérées au-delà de leur simple rôle économique, elles deviennent plus que jamais de véritables acteurs politiques. Les attentes qui leur sont adressées sont à la hauteur de leur champ d’intervention (qu’elles soient petites ou grandes) mais dépassent largement le domaine économique, qu’il s’agisse d’une demande de protection, de proximité mais aussi de vision et d’exemplarité. Un terrain sur lequel plusieurs patrons s’engagent déjà et cherchent à se faire entendre. Pour preuve, la tribune #Jemeferaivacciner signée par des représentants d’entrepreneurs et de chefs d’entreprise appelant ces derniers à se faire vacciner contre la Covid-19 afin de montrer l’exemple et de redonner confiance aux Français. Les signataires rappellent que « l’objet de l’entreprise ne se limite plus à l’économie. Il est également social […]. En se faisant vacciner, et donc en montrant l’exemple, les entrepreneurs célébreraient de la plus civique des manières leurs nouvelles responsabilités ».
Enfin, la crise a également eu un impact important en matière de consommation. Là encore, elle a accentué des clivages préexistants, entre ceux qui aspirent à un « changement de modèle », davantage axé sur le local, les circuits courts, suite au signal envoyé par la crise, et une autre partie de la population, qui souhaite avant tout retrouver son niveau de vie d’avant crise. Comme le souligne Jérôme Fourquet, « la crise révèle en effet une nouvelle ligne de clivage sur le rapport que les gens entretiennent à la consommation », dont les polémiques sur Amazon ou sur le Black Friday constituent un très bon exemple de point de rupture et « ce rapport à la consommation va se politiser ». Un autre signal qui risque de renforcer le rôle d’arbitre politique des entreprises.