Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes

Alors que les Français subissent le retour de l’inflation à un niveau inégalé depuis le début des années 1980 et que les difficultés sociales qui s’étaient exprimées il y a tout juste cinq ans sur les ronds-points demeurent vives, une grande enquête de la Fondation et Bona Fide fait le point sur la situation et le ressenti des Français et des classes moyennes. Menée par l’Ifop, elle vient donner un nouvel éclairage, après celles qui avaient été réalisées en 2010 puis en 2013, pendant et après une grave crise économique. Jérôme Fourquet (Ifop), Marie Gariazzo (Ifop) et Samuel Jéquier (Bona Fide) en restituent les principaux enseignements.

Étude réalisée par l’Ifop pour Bona Fide et la Fondation Jean-Jaurès, menée auprès d’un échantillon de 2001 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération.
Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 18 au 20 octobre 2023.

Près des deux tiers des Français s’auto-positionnent toujours dans le grand bloc central

Le « Français moyen » a de beaux jours devant lui et le rêve giscardien de réunir le grand noyau central des « deux Français sur trois »1Valéry Giscard d’Estaing, Deux Français sur trois, Paris, Flammarion, 1984. appartenant aux classes moyennes demeure, en dépit des difficultés économiques et sociales que traverse le pays. En effet, appelés à se situer au sein de la stratification sociale, près de deux tiers des Français s’autopositionnent au sein de la classe moyenne, une proportion en hausse de trois points en dix ans. Dans le détail, 52% des Français se situent au sein de la « classe moyenne »2Très vaste groupe que nous avons, dans un second temps, subdivisé informatiquement sur la base des revenus et du nombre de personnes dans le foyer, entre « la classe moyenne inférieure » (regroupant 31% de la population) et « la classe moyenne véritable » (19%). et 10% au sein de la classe moyenne supérieure. 7% se définissent comme appartenant à la catégorie des défavorisés, 30% à celle des catégories modestes et 1% seulement à la couche des « favorisés ». L’autopositionnement ostentatoire comme privilégié demeure totalement marginal dans la population. L’autopositionnement subjectif au sein de la vaste classe moyenne centrale, lui, continue de prédominer très largement puisqu’il continue de concerner près des deux tiers des Français, comme au début des années 1980 quand Valéry Giscard d’Estaing publia son livre. 

La classe moyenne reste donc une définition attractive et valorisante pour une large majorité de Français. À tel point que lorsqu’on la croise avec des critères objectifs d’appartenance sociale, cette définition séduit de manière… largement interclassiste ! Au-delà de nuances d’intensité assez attendues, 78% des CSP+, 76% des professions intermédiaires, 68% des retraités, mais aussi 51% des catégories populaires se rangent… au sein des classes moyennes. Se joue ainsi une double logique de « paraître » social, où les catégories supérieures refusent de se déclarer comme aisées et favorisées et où les catégories populaires rêvent de leur intégration à l’échelon supérieur et se vivent majoritairement comme faisant partie de la grande classe moyenne, cet autopositionnement leur permettant de se placer à distance des catégories pauvres, qu’elles ont la hantise un jour de rejoindre en cas de décrochage social ou d’un accident de la vie.

Politiquement également, les différents électorats se définissent en large majorité comme appartenant à la classe moyenne. C’est le cas de 63% des sympathisants de gauche, de 80% de ceux de la majorité présidentielle, de 75% de ceux de la droite républicaine et de 60% de ceux de la droite extrême.

Au sein d’un pays qui se fracture et « s’archipellise3Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019. », la classe moyenne reste un cadre rassembleur, qui continue de faire sens.

Si l’autopositionnement central reste majoritaire, les évolutions en son sein (entre les sous-couches de classe moyenne inférieure, véritable et supérieure) sur la dernière décennie sont cependant notables et disent les phénomènes de déclassement et de fragilisation qui travaillent une partie de ces catégories. Ainsi, par rapport à septembre 2010 (période économique compliquée, marquée par la crise de la zone euro), la proportion de Français composant la classe moyenne inférieure a progressé de neuf points, quand celle constituant la classe moyenne véritable régressait d’autant. Par-delà la stabilité de surface quant au périmètre de la classe moyenne, une frange significative de ce vaste corps central est donc aspirée vers le bas et ceci constitue un phénomène sociologique majeur. Au total, ce sont ainsi 70% des Français qui déclarent appartenir aux catégories défavorisées et modestes ou à la classe moyenne inférieure, un pourcentage en croissance de 13 points par rapport à 2010. Une traduction concrète, dans les représentations, de la panne de l’ascenseur social mais aussi d’une fragilisation économique touchant de nombreux Français.

Résignation face à l’inégalité et au déclassement personnel ou sentiment que finalement tout est plus difficile pour tout le monde, le sentiment de déclassement ne débouche pas pour autant sur une insatisfaction accrue à l’égard de sa position au sein de la stratification sociale. 57% des Français se disent ainsi satisfaits de la position qu’ils occupent au sein de l’échelle sociale, 43% étant d’un avis inverse, dans un rapport d’opinion qui évolue peu par rapport au début des années 2010. Dans le détail, l’insatisfaction prédomine largement chez ceux qui se situent au sein des catégories défavorisées (82%) et modestes (64%) mais y est en léger reflux par rapport au début des années 2010. La satisfaction l’emporte nettement chez ceux qui se positionnent au sein des classes moyennes inférieures (66%), des classes moyennes véritables (72%) et des classes moyennes supérieures (91%).

Dans Économie et société4Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 2003 [1921]., Max Weber proposait une définition des classes sociales basée non seulement sur la détention des moyens de production (sur le modèle marxiste), mais aussi sur les capacités de « possession ». Le sociologue allemand distinguait ainsi les classes de possession « positivement privilégiées », « négativement privilégiées » et « moyennes ». Pour Weber, la caractéristique principale des classes de possession positivement privilégiées réside dans leur capacité à « édifier une fortune » grâce à leurs possibilités d’épargne et de réserve (« les surplus inemployés »), quand celle des classes de possession non privilégiées est d’être dans l’obligation de vendre leur force de travail à de mauvaises conditions de rémunération. Entre les deux, se situe la classe moyenne, définie par Weber comme « ces couches sociales nanties de biens ou d’instruction et qui en tirent profit », sans toutefois avoir assez de réserves pour espérer faire fortune. Le ni/ni, ni pauvre, ni riche, fondateur des classes moyennes. Et c’est bien cette notion de capacité économique qui en entrave et en fragilise une partie aujourd’hui.

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Face à la perte de capacité économique, les stratégies d’adaptation

Au cours des cinq dernières années, 29% des Français ont le sentiment que les revenus de leur foyer ont augmenté, 33% qu’ils sont restés stables et 38% qu’ils ont diminué. Cette perception de l’évolution du revenu du foyer est linéairement corrélée à la position au sein de la stratification sociale : plus on est pauvre, plus on a le sentiment de s’appauvrir, plus on est riche, et plus on ressent une forme d’enrichissement. Ainsi, 22% des catégories défavorisées, 23% des catégories modestes, 31% des classes moyennes inférieures, 34% des classes moyennes véritables, et pas moins de 47% des classes moyennes véritables et 48% des classes aisées déclarent avoir vu leurs revenus progresser au cours des cinq dernières années.

Si une large majorité de Français déclare avoir vu ses revenus stagner (33%) ou diminuer (38%), le sentiment que la contrainte budgétaire est de plus en plus difficile à assumer ne progresse pas toutefois dans la population. Dans des proportions similaires à celles du début des années 2010, 42% des Français disent s’en sortir « difficilement » avec leurs revenus, 47% « correctement » et 11% « facilement »5Si le rapport d’opinion reste stable sur l’ensemble, le sentiment de s’en sortir difficilement est toutefois en hausse notable au sein des classes moyennes inférieures (38%, +5 points).. Ce paradoxe apparent entre une perception majoritaire d’une dégradation ou d’une stagnation des revenus et le fait que la proportion de Français déclarant s’en sortir difficilement ne progresse pas s’explique en partie par le fait que de nombreux concitoyens ont, au fil des ans, intégré cette situation qu’ils perçoivent aujourd’hui comme durable et ont donc développé des comportements nouveaux, comme nous le verrons ci-après.

Ces nouveaux comportements ne passent pas cependant par un recours accru au crédit. Les Français ne semblent pas, en effet, s’adapter à la nouvelle donne inflationniste par l’argent facile et le crédit. La proportion de ceux qui disent avoir un endettement élevé et/ou être régulièrement à découvert reste similaire à celle qu’elle était au début des années 2010 : elle concerne environ un Français sur cinq, et un sur quatre chez les catégories populaires6Depuis la loi Lagarde de 2010 sur le surendettement, différents textes ont été adoptés pour prévenir et limiter les cas de surendettement avec manifestement un certain effet.. De fait, les stratégies d’adaptation sont ailleurs : dans la réduction de la capacité d’épargne, dans l’essor de l’économie de la débrouille et les nouveaux arbitrages dans les pratiques de consommation. Bref, dans les petits renoncements quotidiens, plutôt que la fuite en avant.

Une plus faible propension à épargner

On ne s’endette pas davantage pour faire face à la baisse de capacité économique, mais on rogne en revanche sur sa propension à épargner et ceci constitue la première stratégie d’adaptation. En longue période, la capacité d’épargne perçue des Français se réduit en effet. Ils étaient 54% en septembre 2010 à déclarer avoir la possibilité d’épargner une fois leurs dépenses contraintes effectuées, 47% en octobre 2013… ils ne sont plus que 44% aujourd’hui. Cette réduction de la propension à dégager un « surplus » touche particulièrement les catégories les moins bien dotées. Par rapport à septembre 2010, la capacité déclarée à pouvoir épargner a reculé de sept points chez ceux qui se classent au sein des catégories modestes, de cinq points chez ceux qui se situent au sein des classes moyennes inférieures et de six points chez ceux qui se positionnent au sein des classes moyennes véritables. Elle n’a en revanche diminué que de deux points chez ceux qui disent appartenir à la classe moyenne supérieure et a même gagné cinq points parmi ceux qui se définissent comme « favorisés ». La baisse ressentie de la capacité d’épargne dit donc l’accroissement de la contrainte budgétaire pesant d’abord sur les classes moyennes et les milieux les plus modestes.

La vitalité de l’économie de la débrouille 

De la seconde main aux aides des proches, les Français ont recours à tous les expédients pour préserver leur pouvoir d’achat, comportements rentrant dans le champ de ce que nous avons appelé avec Jean-Laurent Cassely « l’économie de la débrouille »7Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux, Paris, Seuil 2021.. Un Français sur cinq (un sur deux au sein des catégories défavorisées, un sur quatre au sein des catégories modestes) dit ainsi être aujourd’hui régulièrement aidé par des proches.

À cette économie de la sociabilité proche et de l’entraide s’ajoutent également toutes les stratégies pour acheter moins cher sur le marché de l’occasion ou pour vendre certains objets. D’après une enquête Ifop réalisée au printemps dernier, pas moins de 9% de la population vend des objets ou des vêtements au moins une fois par semaine via des plateformes et 11% au moins une fois par mois8Romain Canler, Les Français face à la précarité matérielle, Fondation Jean-Jaurès, 2021.. C’est donc au total un Français sur cinq qui pratique régulièrement, via LeBoncoin ou Vinted – deux sites qui se classent dans le top 5 des sites les plus visités en France – notamment, une forme d’économie informelle à l’image des paysans du XIXe et du début du XXe siècle qui vendaient une partie de leur production sur des marchés locaux ou à des voisins, pour récupérer un peu d’argent leur permettant de payer leurs dépenses courantes. Le marché français représente aujourd’hui près de 7 milliards d’euros9Selon un rapport du cabinet Enov, Marché de la seconde main 2023 : résultats de notre étude (enov.fr). et les perspectives de croissance du marché européen sont… vingt-cinq fois supérieures à celles du e-commerce dans son ensemble, selon une étude de marché réalisée par la start-up Tripartie. Comme un retour en grâce de ces marchés paysans d’antan, on constate d’ailleurs depuis quelques années un très fort développement des vide-greniers, braderies et autres « foires-à-tout », qui sont fréquentés par un public fourni achetant à des prix bradés certains objets d’occasion qu’il ne peut ou ne veut pas acheter neufs, mais aussi par de nombreux vendeurs qui cherchent à gagner quelques dizaines d’euros en proposant des objets (jouets, équipements pour bébé, vêtements, ustensiles de cuisine, etc.). Ce phénomène a pris aujourd’hui une ampleur considérable, puisque l’on compte près de 50 000 braderies et vide-greniers organisés chaque année en France10L. Delion, N. Fleury, O. Combe, L. Klethi, F. Fort, « Pouvoir d’achat : le succès des brocantes », France Info, 16 avril 2023.. Trois Français sur quatre ont d’ailleurs déjà acheté un produit d’occasion. D’écologique (ne pas sur-consommer), le marché de l’occasion devient de plus en plus économique, comme une manière de concilier accroissement de la contrainte budgétaire et accès maintenu à la société de consommation.

D’autres pratiques s’inscrivent également dans cette « économie de la débrouille ». Il peut s’agir de la montée en puissance des garages automobiles associatifs ou collaboratifs, dans lesquels le propriétaire du véhicule va pouvoir faire une réparation ou un entretien de son automobile à moindre coût en participant lui-même aux travaux. Dans de nombreuses régions, on note également un regain du chauffage au bois, tendance qui n’a pas échappé à la sagacité d’une élue locale de la Nièvre interviewée dans Le Monde11Jordan Pouille, « Face à la flambée des prix, près de Nevers, le vide-grenier offre un rempart fragile, Le Monde, 26 septembre 2023. et qui déclarait qu’aujourd’hui on entendait « davantage les tronçonneuses qu’il y a quelques années ».

Dans son étude des sociétés et de leurs économies12Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979., Fernand Braudel distinguait ce qu’il appelait la civilisation matérielle – qui regroupait toutes les activités de l’économie domestique et informelle (troc, économie de subsistance…) –, l’économie – terme désignant l’ensemble des relations marchandes à l’échelle locale et nationale – et enfin le capitalisme – règne des échanges internationaux et des flux financiers. Pour Braudel, au cours des siècles derniers, la modernisation des sociétés s’était notamment traduite sur le plan intérieur par l’essor du domaine de l’économie et donc du marché, avec notamment, d’une part, le développement du nombre de clients monétairement solvables et, d’autre part, la sophistication et la multiplication de l’offre marchande proposée par de nombreux entreprises et commerces. Cette extension impressionnante du marché et du commerce s’était accompagnée de la rétraction concomitante de la sphère de l’économie informelle et de subsistance. La vitalité actuelle de l’économie de la débrouille, rendue possible par les nouvelles technologies (plateformes de vente entre particuliers, circuits logistiques optimisés avec des dizaines de milliers de points d’envoi ou de réception des paquets/colis…) et dopée par des tensions aiguës et persistantes sur le pouvoir d’achat de millions de Français fréquentant les « foires-à-tout » et les braderies, interpellerait sûrement le grand historien quant à la signification profonde à donner à ce retour en grâce de la civilisation matérielle et des activités situées « sous le marché ».          

Fréquentation du hard discount : les effets contrastés du descenseur social et de la montée en gamme de Lidl, enseigne leader du secteur

Pour faire face à la tension croissante sur leur pouvoir d’achat, toute une partie des Français a limité voire supprimé certains postes de dépenses et adopté des comportements rentrant dans le champ de « l’économie de la débrouille ». Le recours aux enseignes de hard discount en fait partie. Et les résultats de notre enquête en la matière sont également assez parlants. La proportion de nos concitoyens effectuant une « part importante » de leurs achats de produits alimentaires et d’entretien dans ce type de magasins est ainsi passée de 43% de la population en 2010 à 49% aujourd’hui. Comme en témoigne le maillage serré de ces enseignes sur tout le territoire national, cette pratique est aussi répandue en province (49% de réponses « une part importante des achats effectuée dans ces magasins ») qu’en Île-de-France (53%).

Si le prisme géographique n’est donc pas clivant, la part des achats effectuée dans ces enseignes est en revanche fortement corrélée avec le milieu social. Fréquenter Lidl, Neto, Aldi ou Action13Dernier venu de cet univers dans l’Hexagone, avec une implantation initiale en France en fin d’année 2012 et près de 760 magasins aujourd’hui. constitue le lot quotidien des défavorisés ou des catégories modestes, dont près de deux tiers des membres y réalisent une part importante de leurs achats de produits alimentaires ou d’entretien. Cette proportion passe symboliquement sous le seuil des 50% (48%) quand on pénètre au sein des classes moyennes inférieures, qui fréquentent donc assez régulièrement ce type de magasins. Une nouvelle fois, la frontière se situe entre classes moyennes inférieures et classes moyennes véritables qui ne sont que 32% à effectuer une importante part de leurs achats en hard discount. Ce taux est quasi identique parmi les classes moyennes supérieures (32%) ou les favorisés et aisés (35%).

Dans son rapport au hard discount, la population française se segmente donc schématiquement en trois blocs :

  • les défavorisés et les catégories modestes dont les deux tiers des membres y effectuent une part importante de leurs achats ;      
  • les classes moyennes inférieures dont la moitié des membres y effectuent une part importante de leurs achats ;      
  • les classes moyennes véritables et supérieures et les favorisés ou aisés dont seulement un tiers des membres y effectuent une part importante de leurs achats.      

En termes d’évolution par rapport à l’enquête de 2010, les dynamiques sont contrastées avec, d’une part, une baisse significative de la part de marché de ces enseignes parmi les défavorisés (moins 15 points sur la réponse « part importante des achats ») et, d’autre part, une hausse parmi les catégories modestes et les classes moyennes inférieures, mais aussi au sommet de la pyramide sociale.

Ces évolutions contrastées renvoient à des phénomènes de nature différente. Dans la partie inférieure de la société, ces mouvements illustrent la poursuite du vaste mouvement de « descenseur social », théorisé il y a déjà plus de quinze ans maintenant par Alain Mergier et Philippe Guibert14Alain Mergier et Philippe Guibert, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris,Plon / Fondation Jean-Jaurès. 2006.. La baisse très significative de la proportion du groupe des défavorisés effectuant une part importante de leurs achats en hard discount s’explique ainsi par un décrochage de cette population, dont une partie n’est plus en capacité de fréquenter ce type de magasins et a dû se rabattre sur le recours aux associations caritatives. Le signal d’alarme tiré à la rentrée de septembre par Patrice Douret, président des Restos du cœur, qui déclarait sur TF1 : « Aujourd’hui, nous ne sommes pas suffisamment solides pour absorber le flux de personnes qui ont besoin d’aide alimentaire »15« Restos du cœur : le gouvernement promet 15 millions d’euros d’aide supplémentaires à l’association en difficulté financière », Le Monde avec AFP, 3 septembre 2023., s’inscrit dans ce contexte. Dans les étages situés juste au-dessus des défavorisés (dont une partie a donc glissé vers le recours aux ONG), à savoir les catégories modestes et les classes moyennes inférieures, le descenseur social frappe également et se matérialise par le fait qu’une part croissante de ces groupes s’approvisionnent désormais en hard discount plutôt que dans les enseignes traditionnelles, qui sont devenues trop chères pour une part significative des milieux modestes et des classes moyennes inférieures.             

À l’autre extrémité de la pyramide sociale, la hausse de fréquentation du hard discount parmi les classes moyennes supérieures et les favorisés et aisés ne doit pas être interprétée, selon nous, comme une conséquence du fait que ces groupes sociaux aient à leur tour pris place à bord du descenseur social. Ce recours plus fréquent aux hard discount par les classes moyennes supérieures et les ménages favorisés ou aisés renvoient sans doute bien davantage à la stratégie de montée en gamme poursuivie depuis 2012 par Lidl, l’enseigne leader sur ce marché16On rappellera que la précédente enquête de l’Ifop date de 2010, soit avant le changement de positionnement de Lidl, enseigne leader du hard discount en France.. Du fait de son changement d’image, Lidl est parvenu progressivement à capter une clientèle socialement plus diversifiée et à toucher des consommateurs de milieux relativement aisés souhaitant « consommer malin » et payer le « juste prix ». Le slogan de l’enseigne – « Lidl : le vrai prix des bonnes choses » – adopté et martelé depuis 2015 dans de nombreuses campagnes publicitaires s’inscrit dans ce mouvement.

Le fait que le hard discount séduise à la fois, et pour des raisons différentes, des ménages très modestes et une clientèle plus aisée, renvoie ainsi à l’un des adages de Bernardo Trujillo, gourou qui enseignait dans les années 1950 les bases du commerce moderne dans des séminaires aux États-Unis, que suivirent beaucoup de dirigeants des grandes enseignes occidentales : « Les pauvres ont besoin de prix bas. Les riches adorent ça ».   

Parallèlement à la diminution de la capacité d’épargne, à l’entraide entre proches, au recours à la seconde main et à la vente entre particuliers, à la fréquentation accrue du hard discount, l’arbitrage sur les différents postes de dépenses et le renoncement à certaines dépenses de consommation constituent, comme nous allons le voir, une autre forme d’adaptation à la nouvelle donne économique chez de nombreux concitoyens.

Extension du domaine du renoncement

Un Français sur deux renonce souvent à acheter certains produits ou certaines marques du fait de leur prix…

53% des sondés déclarent renoncer « très souvent » ou « assez souvent » à acheter certains produits ou certaines marques en raison de leur prix, quand 32% le font de « temps en temps ». Seuls 15% des Français ne sont jamais ou rarement confrontés à cette situation.

Le renoncement à certains produits ou marques est donc aujourd’hui massivement répandu dans la population française, mais cette expérience est très inégalement vécue dans les différentes catégories de la population et elle constitue ainsi un marqueur social très segmentant dans notre société de consommation.

Comme le montre le graphique ci-dessous, le renoncement à l’achat de certains produits ou marques en raison de leur prix apparaît comme le lot commun des défavorisés (84% de réponses « souvent ») et des catégories modestes (70% de « souvent »). Une majorité absolue (50%) des classes moyennes inférieures pratique également souvent ce renoncement à l’achat, 35% s’y résolvant « de temps en temps ». Le renoncement fréquent devient minoritaire (32% de « souvent » tout de même) lorsque l’on pénètre dans la classe moyenne véritable. On touche ici sociologiquement un point très important. Dans notre société de consommation, le seuil d’accès à la classe moyenne véritable se matérialise par le fait que le renoncement fréquent à l’achat de produits ou de marques en raison de leur prix devient minoritaire. Les classes moyennes véritables se caractérisent par ailleurs par le score le plus élevé de réponses « de temps en temps » (46%). Elles se situent donc symboliquement dans une situation de pivot puisque, que parmi les classes moyennes supérieures, la réponse la plus observée est « rarement » (39% contre 32% « de temps en temps »), ce taux grimpant à 67% parmi les favorisés et les aisés, qui ne sont que 17% à devoir renoncer souvent pour des raisons de prix à effectuer des achats.

Si l’on voulait résumer d’une formule : le renoncement fréquent à des achats en raison du prix constitue une expérience majoritaire pour les défavorisés, les modestes et la classe moyenne inférieure. La classe moyenne véritable le pratique de temps en temps et, quand on pénètre dans l’univers des classes moyennes supérieures et au-delà, cette pratique devient rare.

… ce qui vient alimenter le sentiment de déclassement social

Le renoncement à des achats ne constitue pas qu’un marqueur statistique objectif de l’appartenance à tel ou tel univers social. Il génère et alimente également des représentations très puissantes. 53% des personnes à qui il arrive de devoir renoncer à des achats envisagés en raison de la barrière du prix ressentent « souvent » une forme de déclassement social, la consommation étant bien devenue dans l’imaginaire collectif un critère de positionnement social de premier ordre.   

Assez logiquement et comme le montre le graphique ci-dessous, ce sentiment de déclassement social est le plus fréquemment ressenti dans les milieux dans lesquels le renoncement à l’achat est le plus récurrent. 78% des défavorisés et 49% des catégories modestes éprouvent « souvent » ce sentiment à l’occasion du renoncement à un achat, ce taux n’étant que de 20% dans la classe moyenne véritable et marginal parmi les favorisés et aisés (12%).

Les arbitrages et les renoncements se sont également étendus aux sorties et aux vacances

Durant la crise des « gilets jaunes », de nombreuses personnes interrogées sur les ronds-points et dans les manifestations déploraient que, bien que bénéficiant d’un salaire, elles avaient dû progressivement renoncer au fil des ans à aller au restaurant ou au cinéma, la disparition de ces « petits extras » (pour reprendre une expression souvent employée par ces personnes) signant à leurs yeux leur déclassement et leur douloureuse mise à l’écart de la vie sociale. Nous avons voulu tenter d’objectiver ce phénomène en introduisant dans le questionnaire une question sur la fréquence de sortie au restaurant. Les chiffres que nous avons recueillis sont très nets et viennent corroborer les propos des « gilets jaunes ».

En un peu plus de vingt ans, la part des Français qui ne vont jamais au restaurant est ainsi passée de 8% à 25%, quand celle de ceux qui fréquentent souvent ce type d’établissements chutait de 19% à 8%, la fréquentation occasionnelle cédant six points (de 73% en 2002 à 67% aujourd’hui). Ce recul tendanciel de la fréquentation des restaurants par rapport au début des années 2000 s’est produit alors même que cette période a pourtant été marquée par le développement des enseignes de restauration rapide, établissements dont le ticket d’entrée est moins élevé que dans la restauration traditionnelle. McDonald’s comptait ainsi par exemple 1000 restaurants en 2003 contre près de 1600 aujourd’hui.  

Certains verbatims recueillis dans notre enquête montrent que le renoncement peut même aller plus loin. Plusieurs interviewés nous disent « ne plus inviter personne » chez eux, de peur des frais engagés pour la préparation du repas. Et si on les invite, ils sont également un certain nombre à dire qu’ils « trouvent une excuse » et déclinent poliment pour ne pas avoir à inviter en retour. Derrière le « nous restons le plus souvent chez nous » brandi comme un nouveau mantra, s’exprime en creux la peur de l’isolement, du décrochage et de la marginalisation. Chez eux, la tentation contemporaine du repli sur soi ne revêt pas les vertus protectrices du cocon mais prend plutôt les contours de la punition et de l’exclusion.

On constate la même tendance pour la fréquentation des cinémas. Même si le développement des offres de vidéos à la demande (VOD), proposées notamment par Netflix ou Amazon Prime, peut en partie expliquer le phénomène, les chiffres de fréquentation des salles obscures connaissent eux aussi une baisse significative. D’après les données du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), en juin 2023, les entrées en salles s’inscrivaient en recul de 26% par rapport à juin 2019 (période pré-Covid-19)17« La fréquentation des cinémas en baisse pour le mois de juin », Le Figaro, 3 juillet 2023. et indiquaient qu’à l’instar de la fréquentation des restaurants, une partie de la population avait renoncé ou réduit ses « petits extras ».   

Ces sorties au restaurant ou au cinéma se rattachent plus globalement à un volet d’activités très important de notre société (à côté de la consommation) qui est l’univers des loisirs, qui englobe également le tourisme et les vacances. Les vacances d’été constituent en effet un moment très spécifique et très valorisé dans notre imaginaire collectif. Or là aussi, les chiffres de notre enquête indiquent une baisse significative de la proportion de Français partant tous les étés en vacances. Comme on peut le voir sur le graphique suivant, si en 2010 (période marquée, on le rappelle, par une crise économique liée à la déflagration des subprimes aux États-Unis) 35% de nos concitoyens déclaraient partir tous les ans en vacances d’été, cette proportion n’est plus que de 24% aujourd’hui, la proportion de ceux partant quasiment chaque année ou une année sur deux demeurant stable, quand la part de ceux partant « moins souvent » ou « jamais » grimpait de 31% à 42%.

Traditionnellement, la propension à partir en vacances l’été varie selon le lieu de résidence et notre enquête le montre de nouveau. Quand « seuls » 30% des habitants de l’agglomération parisienne ne partent jamais en vacances l’été ou moins souvent qu’une année sur deux, cette proportion s’établit à 42% parmi les résidents d’une agglomération de province et à 49% chez les ruraux, qui disposent souvent de logements plus spacieux, de jardins et d’un accès à la nature plus direct que les Franciliens. 

Mais la propension à partir en vacances l’été ne renvoie pas qu’au type de logement occupé. Elle est également puissamment indexée sur l’appartenance sociale. Comme l’illustre le graphique suivant, le renoncement aux vacances d’été ou le départ peu fréquent (moins d’une année sur deux) constitue la norme pour les défavorisés et pour les catégories modestes et ces taux sont en augmentation très nets par rapport à 2010.

Au regard du poids des vacances d’été dans notre imaginaire collectif, qu’on pense aux publicités pour les crèmes solaires et les tenues de bain, aux campagnes promotionnelles des différentes destinations, à la météo des plages ou aux sempiternels reportages sur la grande transhumance et ses inévitables bouchons au moment du grand chassé-croisé entre juilletistes et aoûtiens, on mesure le sentiment de marginalité qu’éprouvent, et de plus en plus, les défavorisés et les catégories modestes qui sont de moins en moins nombreux à pouvoir communier dans le grand pèlerinage annuel de notre société des loisirs. 

Cette exclusion est moins fréquente dans l’univers des classes moyennes, quoique touchant désormais entre un tiers des classes moyennes inférieures et un gros quart des classes moyennes véritables. Dans ce noyau central de la société française, les vacances d’été avaient longtemps été sanctuarisées. Mais on constate aujourd’hui une augmentation du renoncement ou de l’espacement des départs (ceux ne partant jamais l’été ou moins d’une fois tous les deux ans passant de 18% en 2010 à 29% désormais), cette augmentation du renoncement aux vacances d’été dans le cœur de la société étant sociologiquement lourde de sens, même si elle y demeure nettement minoritaire.

Dans les échelons les plus élevés de l’échelle sociale, ce phénomène est pour l’heure inexistant ou marginal, les départs en vacances d’été constituant toujours une pratique évidente et banale du mode de vie des classes moyennes supérieures et des catégories favorisés ou aisés. Le président de la SNCF a ainsi annoncé que la compagnie nationale avait transporté 24 millions de passagers durant l’été 202318« 24 millions de voyages sur les grandes lignes de la SNCF cet été, nouveau record », Le Parisien avec AFP, 7 septembre 2023., un record. Le groupe ADP indiquait parallèlement que le transport aérien avait quasiment retrouvé son niveau d’avant Covid-19, toute une partie de la population ayant repris comme avant ses habitudes de voyages et de vacances.    

Sur un autre registre que les vacances, les verbatims recueillis témoignent aussi d’une forte diminution de toutes les dépenses « esthétiques », qu’il s’agisse de l’habillement avec un recours accru au marché de la seconde main (applications de revente entre particuliers, friperies, vide-greniers, etc.), mais aussi de l’achat de produits cosmétiques et des visites chez le coiffeur, mentionnées à de nombreuses reprises. Cette situation fait écho aux prises de parole du président de l’Union nationale des entreprises de coiffures (Unec). Dans un article du Point du 12 août dernier, Christophe Doré revenait sur le « moment difficile » traversé par le secteur, reconnaissant que, le coût de la vie ayant augmenté, le passage chez le coiffeur devenait moins systématique. Ce constat est corroboré par des données chiffrées qui mettent en lumière le développement de ce type de phénomènes. Ainsi, à l’automne 2022, le baromètre Ifop/Dons solidaires montrait que 37% des femmes renonçaient « souvent » ou « de temps en temps » à s’acheter du maquillage, proportion en hausse de neuf points par rapport à 2020, soit avant le déclenchement de la crise inflationniste. De la même façon, 36% des Français avaient réduit significativement leur recours aux coiffeurs, ce taux n’étant « que » de 26% deux ans plus tôt. La difficulté financière déjà ancienne d’une partie de la population à se rendre chez le coiffeur n’avait pas échappé à Franck François, qui créa la chaîne de salons de coiffure Tchip en 199619Le fait que Franck François soit originaire de Maubeuge, ville du Nord touchée de longue date par les difficultés sociales, n’est pas sans doute pas pour rien dans son intuition précoce de créer une offre low cost sur ce marché.. Le positionnement low cost de cette enseigne affirmée par son nom comme par son slogan (« La coiffure à petits prix ») a assuré son succès, puisqu’elle aligne aujourd’hui plus de 500 salons en France. Toutefois, même en dépit de l’essor de cette chaîne à petits prix, une part croissante de la population a réduit, ces dernières années, sa fréquentation d’un salon de coiffure, cette raréfaction de la clientèle s’accélérant depuis deux ans.

Après la suppression des « petits extras » et des vacances, la santé et la consommation alimentaire deviennent à leur tour des variables d’ajustement pour les milieux modestes dans un contexte inflationniste

Si, du fait des difficultés de pouvoir d’achat, une partie des Français a renoncé à s’offrir des « petits extras » voire à partir en vacances d’été, la persistance du processus de descenseur social a conduit une frange de la population à tailler désormais dans des postes de dépenses beaucoup plus essentiels, au premier rang desquels la santé. Comme on peut le voir sur le tableau suivant, la proportion de personnes déclarant renoncer « souvent » ou « de temps en temps » pour des raisons financières à des soins médicaux en général est passée de 23% en 2010 à 30% cette année. Alors que l’on présente souvent la France comme le pays ayant le modèle social le plus généreux au monde, près d’un tiers des Français renonce « souvent » ou « de temps en temps » à des soins médicaux pour des raisons financières20D’après une étude de l’Ifop pour l’association Dons solidaires réalisée en novembre 2022, la même proportion (34%) de Français déclare avoir réduit ou limité leurs achats de produits d’hygiène pour des raisons financières.

Cette proportion est encore un peu plus élevée en ce qui concerne les achats de lunettes (35%) ou les soins dentaires : 38%, en progression de quatre points par rapport à 2010. La fréquence de renonciation à des soins dentaires est très inégalement répartie dans les différentes strates sociales. Elle est ainsi généralisée parmi les défavorisés (73% de réponses « souvent » ou « de temps en temps ») et est majoritaire au sein des catégories modestes (53% de réponses « souvent » ou « de temps en temps »). Quand on pénètre dans l’univers des classes moyennes, la propension à renoncer à des soins dentaires est nettement moins fréquente, mais concerne tout de même 33% des classes moyennes inférieures et 24% des classes moyennes véritables21Parmi lesquelles la proportion de personnes n’y renonçant « jamais » franchit le seuil des 50% (53%). Symboliquement, cette proportion de « jamais » n’est que de 44% parmi les classes moyennes inférieures et ce n’est donc qu’à partir des classes moyennes véritables que l’absence de renoncement à des soins dentaires devient majoritaire.. Ce taux de renoncement fréquent ou occasionnel s’établit ensuite autour de 15% parmi les classes moyennes supérieures et les favorisés et aisés.  

Parallèlement au renoncement à des soins médicaux et à l’achat de produits d’hygiène, le budget alimentaire fait aujourd’hui manifestement également partie des postes de dépense « arbitrables ». En France à l’été 2023, le volume des dépenses alimentaires en euros constants affichait un recul de 17% par rapport à janvier 2022, soit une baisse jamais observée depuis 198022Savinien de Rivet, « Face à la flambée des prix de l’alimentation, les Français se sont largement serré la ceinture », Libération, 5 juillet 2023.. Le contexte de forte inflation des prix des produits alimentaires a ainsi généré un « véritable tsunami de déconsommation » selon la formule d’Alexandre Bompard, patron du groupe Carrefour. Ce phénomène s’observe très concrètement dans les résultats de notre enquête. Ainsi, ce ne sont pas moins de 42% de Français qui ont réduit les portions ou la quantité de leurs repas. 24% ont même supprimé certains repas (petits-déjeuners, goûters, dîners). Fait marquant, la réduction des portions et des quantités servies s’établit à 48% dans les ménages ayant des enfants contre 39% parmi les familles sans enfant au foyer.

Une majorité des défavorisés (55%) a adopté ce type de comportement, ce qui vient confirmer la paupérisation de ce segment de la population (dont on a vu notamment qu’il fréquentait moins le hard discount que par le passé et qu’il s’était rabattu sur les associations caritatives). Au sein des milieux modestes, la suppression de certains repas concerne encore une forte minorité (38%, 57% ayant par ailleurs réduit les portions servies chez eux). Quand on pénètre dans l’univers des classes moyennes, cette pratique devient plus rare, mais touche toutefois 19% des classes moyennes inférieures (38% des membres de ce groupe ayant réduit la quantité des repas pris à domicile). Cette proportion chute à 11% au sein de la classe moyenne véritable et s’établit à moins de 10% parmi les classes moyennes supérieures et les favorisés et aisés.

L’inflation historique enregistrée sur l’alimentation (près de 25% de hausse du prix des produits alimentaires en deux ans) a donc eu des effets très contrastés dans les différentes strates de la pyramide sociale. Si le cœur de la classe moyenne et les catégories supérieures n’ont été affectés que marginalement, toute une partie des catégories modestes et des défavorisés et près d’un cinquième de la classe moyenne inférieure ont basculé dans une forme de précarité alimentaire, situation inédite en France depuis des décennies.

Alimentaire : l’adieu contraint aux marques patrimoniales

Dans ce contexte, pour certains « faire ses courses devient un luxe » et, dans de nombreux verbatims recueillis, il est fait référence à des caddies peu (ou mal) remplis et très coûteux. Face à cette situation, tous ne sont évidemment pas armés de la même façon. Certains décrivent des situations très tendues, dès le milieu du mois. D’autres mentionnent une restriction des « dépenses plaisir » et un recentrage sur les « dépenses essentielles », quand les plus aisés reconnaissent être moins impactés, même s’ils font davantage attention à ce qu’ils dépensent.

Chez les plus contraints économiquement, les verbatims recueillis rendent compte des stratégies mises en place : « la chasse au superflu », « la fin des petits plaisirs » pour se concentrer sur ce qui est « vital ». Cela n’est pas sans impact sur les pratiques d’achat. Un certain nombre se tourne vers les applis du type Too good to go ou vers les paniers antigaspi et les produits frais à dates courtes ou en limite de péremption. Une nouvelle offre s’est d’ailleurs développée en la matière dans les supermarchés, avec des rayons dédiés à ce type de produits23La grande distribution illustre une nouvelle fois sa capacité à bien percevoir les évolutions socio-économiques et à s’y adapter très rapidement. Le développement de ce type de rayons n’est pas la seule réponse au décrochage socio-économique d’une partie des consommateurs. Carrefour est ainsi en train de déployer en France l’enseigne Atacado, chaîne d’ultra discount que la multinationale exploite avec succès depuis plusieurs années au Brésil, pays dont toute une partie de la population est en proie à des difficultés économiques structurelles., mais beaucoup des interviewés nous disent que ces rayons de produits bradés, car à la limite de la péremption, sont souvent pris d’assaut.

En matière d’alimentation, la question des marques revient également à maintes reprises : « sur l’alimentation, les grandes marques sont à des prix vraiment très chers » ; « J’arrête la nourriture de marque », « je n’achète plus de marques plaisir, comme les chocolats Kinder, la viande Charal, le lait de marque Lactel, etc. », « j’ai arrêté les marques plaisir, je ne prends que des sous-marques »24On notera de la même façon que les références aux marques alimentaires avaient été très présentes dans les vidéos postées par certains jeunes ayant pris part aux pillages de supermarchés lors des émeutes de l’été dernier..

Au fond des caddies, les MDD (marques de distributeurs) ont remplacé les marques patrimoniales, avec une prime croissante pour les « premiers prix », « les promos » : « je reconnais que mes repas sont faits d’après les promotions existantes. Je calcule davantage et fais le drive, comme ça je m’en tiens à ma liste et je ne vais plus dans les rayons pour ne pas être tentée », nous raconte une interviewée. Selon l’institut Circana, jamais l’écart de ventes entre les deux catégories de produits n’avait été aussi important qu’en juillet 2023. Les ventes en volume des MDD ont progressé de 4,2% depuis un an, quand celles des articles de marque nationale chutaient de 7,3%. L’institut précise d’ailleurs que ce sont les produits de MDD premier prix (Eco+ chez Leclerc, Simpl à Carrefour…) qui rencontrent le plus de succès, avec des ventes en volume en croissance de 23,3% sur un an, contre 3,2% seulement pour les MDD « classiques ». Dans ce contexte très tendu, on comprend que le gouvernement vienne d’annoncer qu’il prolongeait, pour l’année 2024, la possibilité d’acheter tout type de produits alimentaires avec les tickets-restaurants, dispositif dont bénéficient cinq millions de salariés. 

La recherche accrue (presqu’experte) des consommateurs pour les « premiers prix » et les « promotions » s’accompagne d’une crainte sur la qualité de leur alimentation et plus globalement sur le développement d’une « alimentation à deux vitesses », avec d’un côté ceux qui ont les moyens de consommer « moins mais mieux » et de l’autre ceux qui sont contraints de consommer « moins… et moins bien ». Ce qui se passe pour la consommation de viande, dont la diminution voire la disparition des assiettes est soulignée par de nombreuses personnes interrogées, est particulièrement emblématique du fossé qui peut se creuser entre les différentes classes sociales. Un nombre très important d’interviewés reconnaît acheter moins ou ne plus acheter de viande, compte tenu de l’augmentation des prix : « la viande est rayée des achats courants, sauf si je reçois mes petits-enfants ». Mais là où les plus aisés valorisent les bénéfices à la fois monétaires, sanitaires et environnementaux de leur baisse de consommation, les plus défavorisés se sentent contraints, condamnés à rogner sur la qualité s’ils veulent continuer à consommer de la viande : « adieu la viande rouge, ça fera plaisir aux végans et aux écolos. »

Pour les plus défavorisés, c’est la double peine. Non seulement leurs caddies sont moins remplis mais la qualité nutritive de ce qu’ils achètent se trouve aussi dégradée. Tous ne faisaient pas forcément très attention à cet aspect des choses avant, mais le fait de ne pas avoir le choix, de ne plus pouvoir acheter « leurs marques préférées », de rogner sur les produits tels que la viande, le poisson, les produits laitiers, les fruits et légumes, suscite un sentiment de relégation : « je me demande jusqu’où ça va aller et si je vais pouvoir continuer à me nourrir correctement ; le panier anti-inflation est une horreur, par curiosité j’ai regardé les produits dont Carrefour indiquait avoir bloqué les prix, franchement, c’est la malbouffe. » Dans ce contexte, toutes les injonctions à adopter une meilleure alimentation, bénéfique pour la santé et vertueuse pour l’environnement, deviennent totalement inaudibles… voire génèrent un sentiment de colère : « comment manger cinq fruits et légumes pour soi-disant rester en bonne santé, c’est impossible. Avec une retraite de 1350 euros, je n’y arrive plus. Il m’arrive en fin de mois de ne faire qu’un repas. J’aurais aimé vieillir dans de meilleures conditions ». Parmi les interviewés, ils sont aussi quelques-uns à s’agacer de l’image protectrice qu’endosse la grande distribution, dans sa « bataille pour le pouvoir d’achat », à laquelle ils ont du mal à croire : « dans la mesure où c’est la grande distribution qui choisit les produits concernés, j’ai le pressentiment qu’ils vont se débrouiller pour que cela ne leur coûte pas grand-chose ! Quant à la grande distribution désignée bienfaiteur du pays, quelle blague ! ».

Une illustration spectaculaire de cette précarisation alimentaire d’une partie de la population réside dans le vol de denrées dans les magasins en raison de l’augmentation de leur prix. En effet, ce ne sont pas moins de 10% de nos concitoyens qui avouent se livrer « souvent » ou « de temps en temps » à des vols de ce type. De quoi augmenter singulièrement ce que les professionnels de la grande distribution appellent la « démarque inconnue ». Si l’augmentation des vols de denrées alimentaires demeure un sujet tabou dans les grandes enseignes, les remontées de terrain et les témoignages en off de certains responsables de magasins semblent accréditer la thèse d’un développement de cette pratique25César Compadre, « Inflation : y a-t-il davantage de vols de produits alimentaires dans les grandes surfaces ? », Sud Ouest, 7 avril 2023.. Les résultats de notre enquête viennent corroborer cette hypothèse avec un Français sur dix (soit près de cinq millions d’individus adultes) s’adonnant « souvent » ou « de temps en temps » à des vols de produits alimentaires.    

Cette pratique est plus répandue dans les catégories sociales les plus frappées par les difficultés économiques et la précarité alimentaire, même s’il s’agit toujours d’un comportement très minoritaire. Ainsi, 22% des défavorisés et 13% des modestes déclarent recourir à ce type de pratiques. Cette attitude concerne moins de 10% des classes moyennes et 1% des favorisés ou aisés.

Mener une vie au rabais : un sentiment qui étreint toute une partie de la population

Les verbatims recueillis témoignent d’une systématisation des comportements de vigilance dans toutes les strates de la société. Les dépenses sont de plus en plus réfléchies et calculées. De nouvelles habitudes semblent prises dans de nombreux secteurs de dépenses : loisirs/vacances, habillement, énergies, mais aussi alimentation. Cette vigilance accrue qui confine pour les moins favorisés au « calcul de tout, pour tout » s’inscrit dans un contexte où la grande majorité est persuadée que, quoiqu’il arrive, les prix ne baisseront pas. « Maintenant que les prix ont augmenté, ils ne vont plus jamais redescendre », « les prix actuels deviendront la norme », il n’y aura pas de « retour à la normale ». Ce point est particulièrement important à avoir en tête pour comprendre les possibles dynamiques d’opinion dans les prochains mois. En effet, si l’inflation venait à être jugulée, le gouvernement sera probablement tenté de communiquer abondamment sur « cette bonne nouvelle ». Or, de nombreux Français jugeront sans doute très déplacée cette autosatisfaction gouvernementale, car le ralentissement de l’inflation ne se traduira pas pour eux par une baisse des prix ni par un retour à leur niveau antérieur. 

Dans ce contexte, plusieurs tendances s’observent. La première repose sur ce que nous pourrions appeler la shrink-consommation, avec une tendance à réduire ou contrôler sa consommation « un peu sur tous les postes » : « des vacances plus courtes », « moins de sorties », « des portions moins importantes », « moins de gaspillage », « plus de seconde main, de réparations », etc. Le souhait est d’adopter une consommation raisonnée et mieux contrôlée pour ne pas avoir à se priver, de façon trop restrictive, de telle ou telle dépense. Chez les plus favorisés, cette posture de sobriété amène souvent à une relecture écologique. Les bénéfices de ces nouveaux comportements d’un point de vue environnemental sont souvent induits. Ils constituent rarement l’unique ou le principal moteur. Les études qualitatives menées l’hiver dernier montraient, par exemple, que c’était souvent la crainte anticipée de factures exorbitantes qui avait d’abord contribué à la très bonne mémorisation et à l’adoption des comportements prônés par le gouvernement en matière de sobriété énergétique et de chauffage (le chauffage à 19°C la journée et à 17°C la nuit).

Si certains sondés cherchent à lisser leurs dépenses sur quelques postes de leur budget, tout le monde ne peut évidemment pas se permettre ce genre de stratégie. Pour une partie de la population, la liste des restrictions semble au contraire s’allonger au fil des mois, dessinant des vies qui, pour reprendre leurs termes, « se rétrécissent ». Déjà, avant la crise inflationniste, ils ne partaient pas en vacances, sortaient peu au restaurant ou au cinéma, souffraient de précarité énergétique. Mais, depuis un an, un nouveau seuil semble franchi, avec l’augmentation des prix de l’alimentation : « j’essaie de préserver le plus longtemps possible l’alimentation en me privant de tout le reste ». Ainsi en janvier 2022, alors que nous n’étions que dans la première phase d’augmentation des prix alimentaires, un sondage Ifop réalisé pour Interfel indiquait que 41% des Français (53% des milieux modestes et 60% des pauvres) déclaraient déjà qu’ils n’avaient pas les moyens d’acheter autant de fruits et légumes qu’ils le souhaiteraient.

Se développe ainsi dans les classes les plus défavorisées, mais aussi auprès d’une partie du bas des classes moyennes, le sentiment de mener désormais une vie au rabais, marquée par des arbitrages permanents, des renoncements quotidiens et l’adieu aux petits plaisirs de la vie comme aller au cinéma, donner des aliments de marque à ses enfants ou s’offrir une coupe chez le coiffeur. Le beau livre de Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions26Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions, Paris, Albin Michel, 2023., décrit bien ces vies au rabais.  

Des classes moyennes qui s’estiment insuffisamment aidées et anticipent de moins bonnes situations pour leurs enfants

La contrainte budgétaire accroît le sentiment d’une inassistance publique au sein des classes moyennes

Réduction de la capacité d’épargne, économie de la débrouille, renoncements… ces stratégies d’adaptation des classes modestes et moyennes ne sont pas sans impact sur les représentations à l’égard de l’action publique. Le sentiment de « payer beaucoup » pour la collectivité sans « avoir droit à rien » se développe au sein des classes moyennes, constituant à l’évidence un carburant pour nourrir la défiance à l’égard du politique. En dix ans, le sentiment que l’impôt sur le revenu est « excessif ou élevé » a crû de cinq points au sein des classes moyennes véritables (63%), de quatre points au sein des classes moyennes supérieures (51%) et de cinq points parmi les favorisés et aisés (64%). Il a en revanche décru au sein des classes moyennes inférieures (31%, -5 points) et dans les catégories modestes (18%, -7 points), comme le montre le graphique suivant.

Ce sentiment d’accroissement de la pression fiscale sur les classes moyennes et moyennes supérieures est d’autant plus problématique qu’il s’accompagne d’une progression particulièrement forte de la perception de ne bénéficier en retour d’aucune contrepartie. 71% de ceux qui se situent au sein de classe moyenne inférieure (en hausse de 28 points par rapport à 2010), 62% de ceux qui disent appartenir à la classe moyenne véritable (+25 points) et 47% de ceux qui se positionnent au sein de la classe moyenne supérieure (+26 points) disent ne pas être assez aidés par l’État et les pouvoirs publics27Outre la pression significative des prélèvements obligatoires exercée sur les classes moyennes et les favorisés et le fait que ces catégories ne soient pas éligibles à certaines aides et dispositifs publics, le sentiment de ne pas être suffisamment soutenu par l’État s’explique sans doute aussi en partie par le fait que ces publics se disent nombreux à aider des proches. 45% des classes moyennes supérieures disent ainsi aider financièrement des proches contre 29% des membres des catégories modestes..

Monte ainsi, de manière spectaculaire, au sein des classes moyennes les mieux dotées en capital culturel et économique, et de fait les plus exposées à la pression fiscale, le sentiment délétère de payer toujours plus sans en tirer de bénéfices. Cet effet de ciseau crée une forme de ressentiment, propice à la défiance et aux populismes, et est de nature, à terme, à fragiliser le consentement à l’impôt et à nourrir le ressentiment contre « l’assistanat » et « l’excès d’aides sociales » qui ne profiteraient qu’à ceux situés tout en bas de la pyramide sociale. Le sentiment d’être surexposés fiscalement, de payer pour les autres, sans en tirer la moindre contribution pour soi, est sans doute une bombe politique à retardement. Beaucoup de politiques en ont fait le diagnostic, force est de constater que le problème perdure et structure fortement les représentations des classes moyennes.

Les études qualitatives que l’Ifop a menées au cours des derniers mois montrent ainsi que les actions mises en place par les pouvoirs publics en matière de pouvoir d’achat peinent à être clairement identifiées. Beaucoup d’interviewés mentionnent, de façon générique, l’existence d’« aides » mais n’en connaissent pas toujours les contours précis. Quand certaines mesures sont restituées (repas à un euro pour les étudiants, chèques énergie, trimestre anti-inflation, etc.), ce qui frappe c’est leur caractère additionnel mais aussi éphémère (l’idée d’un chèque / le temps d’un trimestre). Ces éléments alimentent chez beaucoup l’impression de « rustines », en décalage avec l’importance de l’enjeu. Et cela, d’autant plus, que tous anticipent les effets durables de la crise inflationniste.

Par ailleurs, les critères d’éligibilité des aides mises en place sont le plus souvent mal maîtrisés, d’où l’impression partagée par un grand nombre de ne pas pouvoir en bénéficier et d’être exclus des mesures de protection mises en place. Cette situation réactive le sentiment d’appartenir à la « classe moyenne », qui « gagne trop pour toucher les aides » mais « pas assez pour vivre bien et se faire plaisir ». Cette classe moyenne, à laquelle beaucoup se sentent appartenir quelle que soit la réalité de leurs revenus, est perçue comme la « grande oubliée » de l’État et des pouvoirs publics, frappée par la double peine d’avoir à payer des impôts sans pouvoir toucher les aides : « tu bosses, tu paies, tu te tais ». Comme nous le dit un interviewé : « j’estime que lorsque l’on a travaillé toute sa vie, on ne devrait pas être obligé de se priver de nourriture, de chauffage et d’un peu de loisirs. L’action du gouvernement me révolte car ce sont encore les classes moyennes qui pâtissent le plus et deviennent plus pauvres en ne bénéficiant que de peu d’aides ou voire pas du tout ». Les classes moyennes constituent, on l’a vu, une catégorie hétérogène, en termes de catégories socio-professionnelles, de niveau de diplôme ou de revenu. Mais ce qui les réunit aujourd’hui, c’est sans doute cette représentation structurée et structurante d’une sur-contribution à la collectivité et d’une forme d’inassistance publique en retour. Trop de devoirs, pour pas assez de droits.

Deux tendances de fond travaillent donc la société française et contribuent à y accroître les tensions :

  • parmi les milieux les plus modestes et jusqu’aux franges inférieures des classes moyennes, le descenseur social poursuit ses effets au long cours et vient précariser ces publics qui jonglent entre renoncements, arbitrages quotidiens et recours à l’économie de la débrouille. La crise inflationniste des deux dernières années a encore accru leurs difficultés et beaucoup éprouvent désormais le sentiment douloureux de mener une vie au rabais ; 
  • Parallèlement, dans la grande classe moyenne et parmi les favorisés, les difficultés sont beaucoup moins aiguës, mais s’est développé depuis une dizaine d’années le sentiment de ne pas être assez aidé par les pouvoirs publics et de devoir toujours contribuer davantage au financement de notre modèle social et des services publics. Cet accroissement perçu de la contribution de ces groupes sociaux est d’autant moins bien accepté que ceux-ci voient, d’une part, se multiplier les dispositifs d’aides auxquels ils ne sont pas éligibles et, d’autre part, se dégrader la qualité de services publics qui ont toujours été essentiels aux yeux des classes moyennes : la santé et l’éducation (qui assure la promotion pour ses enfants).    

Une majorité des classes moyennes anticipent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux

57% des Français anticipent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux demain. Si le pourcentage demeure majoritaire, il est toutefois en repli significatif de huit points en treize ans, la proportion de ceux anticipant une amélioration progressant de quatre points (18%) et celle de ceux pronostiquant un statu quo gagnant quatre points également (25%).

Le recul des anticipations pessimistes sur les conditions d’existence de ses enfants est particulièrement marqué au sein des classes moyennes inférieures (54%, -7 points) et plus encore parmi les classes moyennes véritables (54%, -20 points). Comme le montre le tableau suivant, ce reflux des anticipations de déclassement pour ses enfants au sein de la classe moyenne véritable s’accompagne, certes, d’une progression des projections positives (+ 7 points sur l’item « ils vivront mieux que nous »), mais plus fortement encore d’une augmentation (+ 13 points) des anticipations d’une stabilité sociale pour ses enfants.  

2010-2023 : évolution des anticipations des conditions de ses enfants
 Vivront mieuxPareilVivront moins bien
Défavorisés et pauvres+6 pts-1 pt-7 pts
Modestes=+3 pts-3 pts
Classes moyennes inférieures+7 pts=-7 pts
Classes moyennes véritables+7 pts+13 pts-20 pts
Classes moyennes supérieures+4 pts+ 1pt-5 pts
Favorisés ou aisés+2 pts-6 pts+4 pts

Alors que l’inscription de la société française dans une situation de chômage de masse avait plombé le moral de la population au cours des dernières décennies, la diminution tendancielle du taux de chômage depuis 201528Les Français ont bien intégré cette nouvelle réalité économique sur le front de l’emploi. Plusieurs sondages de l’Ifop ont ainsi montré que l’item de la lutte contre le chômage avait nettement rétrogradé ces dernières années dans la hiérarchie des priorités des sondés. joue sans doute un rôle dans le recul partiel des anticipations négatives quant à l’avenir de ses enfants.

Il n’en demeure pas moins que, en dépit de cette embellie sur le marché du travail, une large majorité des Français (57%) continue de pronostiquer une dégradation des conditions de vie pour leurs enfants quand ils seront adultes.

Ce pessimisme majoritaire se nourrit notamment d’une expérience très largement ressentie d’avoir subi soi-même un déclassement par rapport à la situation de ses propres parents. 55% des Français (en hausse de quatre points par rapport à 2010) considèrent ainsi, à tort ou à raison, que leurs parents à leur âge vivaient mieux qu’eux-mêmes aujourd’hui.

Quand on met en regard l’auto-déclassement ressenti par rapport à la génération de ses parents et l’anticipation d’un déclassement pour ses propres enfants, on constate que les différentes composantes de la population ne sont pas toutes situées sur les mêmes trajectoires transgénérationnelles. Comme l’illustre le graphique suivant, les défavorisés, les catégories modestes et la classe moyenne inférieure semblent majoritairement avoir pris place à bord du descenseur social, puisqu’une majorité absolue de leurs membres se vivent dans une situation de déclassement par rapport à leurs propres parents. Happés eux-mêmes par le descenseur social, ils anticipent également majoritairement que leurs propres enfants seront frappés à leur tour par une nouvelle dégradation de leur situation.

La situation et la trajectoire intergénérationnelle des classes moyennes véritables et supérieures et des favorisés ou aisés diffèrent. Les membres de ces groupes n’ont pas pour eux-mêmes majoritairement fait l’expérience d’une dégradation de leurs conditions d’existence par rapport à celles dont bénéficiaient leurs propres parents. S’ils ont été tendanciellement épargnés par le descenseur social, ils craignent en revanche majoritairement que leurs propres enfants y prennent place demain.

Le fait que cette anticipation négative, bien qu’ayant reflué, demeure majoritaire parmi les classes moyennes, qui ont bénéficié pour elles-mêmes de l’ascenseur social et qu’elles estiment que ce processus est désormais grippé et ne fonctionnera plus pour leurs enfants constitue un défi politique majeur.

En effet, si le cœur central de la société ne croit plus majoritairement en la possibilité pour ses enfants de s’élever29Et anticipe, pour une minorité, un décrochage., c’est tout le pacte social et démocratique qui pourrait à terme être remis en cause par les groupes sociaux qui en assuraient historiquement la stabilité.  

  • 1
    Valéry Giscard d’Estaing, Deux Français sur trois, Paris, Flammarion, 1984.
  • 2
    Très vaste groupe que nous avons, dans un second temps, subdivisé informatiquement sur la base des revenus et du nombre de personnes dans le foyer, entre « la classe moyenne inférieure » (regroupant 31% de la population) et « la classe moyenne véritable » (19%).
  • 3
    Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
  • 4
    Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 2003 [1921].
  • 5
    Si le rapport d’opinion reste stable sur l’ensemble, le sentiment de s’en sortir difficilement est toutefois en hausse notable au sein des classes moyennes inférieures (38%, +5 points).
  • 6
    Depuis la loi Lagarde de 2010 sur le surendettement, différents textes ont été adoptés pour prévenir et limiter les cas de surendettement avec manifestement un certain effet.
  • 7
    Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux, Paris, Seuil 2021.
  • 8
    Romain Canler, Les Français face à la précarité matérielle, Fondation Jean-Jaurès, 2021.
  • 9
  • 10
    L. Delion, N. Fleury, O. Combe, L. Klethi, F. Fort, « Pouvoir d’achat : le succès des brocantes », France Info, 16 avril 2023.
  • 11
    Jordan Pouille, « Face à la flambée des prix, près de Nevers, le vide-grenier offre un rempart fragile, Le Monde, 26 septembre 2023.
  • 12
    Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979.
  • 13
    Dernier venu de cet univers dans l’Hexagone, avec une implantation initiale en France en fin d’année 2012 et près de 760 magasins aujourd’hui.
  • 14
    Alain Mergier et Philippe Guibert, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris,Plon / Fondation Jean-Jaurès. 2006.
  • 15
  • 16
    On rappellera que la précédente enquête de l’Ifop date de 2010, soit avant le changement de positionnement de Lidl, enseigne leader du hard discount en France.
  • 17
  • 18
  • 19
    Le fait que Franck François soit originaire de Maubeuge, ville du Nord touchée de longue date par les difficultés sociales, n’est pas sans doute pas pour rien dans son intuition précoce de créer une offre low cost sur ce marché.
  • 20
    D’après une étude de l’Ifop pour l’association Dons solidaires réalisée en novembre 2022, la même proportion (34%) de Français déclare avoir réduit ou limité leurs achats de produits d’hygiène pour des raisons financières.
  • 21
    Parmi lesquelles la proportion de personnes n’y renonçant « jamais » franchit le seuil des 50% (53%). Symboliquement, cette proportion de « jamais » n’est que de 44% parmi les classes moyennes inférieures et ce n’est donc qu’à partir des classes moyennes véritables que l’absence de renoncement à des soins dentaires devient majoritaire.
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  • 23
    La grande distribution illustre une nouvelle fois sa capacité à bien percevoir les évolutions socio-économiques et à s’y adapter très rapidement. Le développement de ce type de rayons n’est pas la seule réponse au décrochage socio-économique d’une partie des consommateurs. Carrefour est ainsi en train de déployer en France l’enseigne Atacado, chaîne d’ultra discount que la multinationale exploite avec succès depuis plusieurs années au Brésil, pays dont toute une partie de la population est en proie à des difficultés économiques structurelles.
  • 24
    On notera de la même façon que les références aux marques alimentaires avaient été très présentes dans les vidéos postées par certains jeunes ayant pris part aux pillages de supermarchés lors des émeutes de l’été dernier.
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  • 26
    Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions, Paris, Albin Michel, 2023.
  • 27
    Outre la pression significative des prélèvements obligatoires exercée sur les classes moyennes et les favorisés et le fait que ces catégories ne soient pas éligibles à certaines aides et dispositifs publics, le sentiment de ne pas être suffisamment soutenu par l’État s’explique sans doute aussi en partie par le fait que ces publics se disent nombreux à aider des proches. 45% des classes moyennes supérieures disent ainsi aider financièrement des proches contre 29% des membres des catégories modestes.
  • 28
    Les Français ont bien intégré cette nouvelle réalité économique sur le front de l’emploi. Plusieurs sondages de l’Ifop ont ainsi montré que l’item de la lutte contre le chômage avait nettement rétrogradé ces dernières années dans la hiérarchie des priorités des sondés.
  • 29
    Et anticipe, pour une minorité, un décrochage.

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